Sans faiblesse
Papyrus rentra tard ce soir-là. Il avait passé la journée à déblayer et donner des ordres aux soldats. L'éboulement n'avait causé que deux morts, et une dizaine de blessés légers sans gravité, si l'on écartait le cas de Grillby. Épuisé, il claqua enfin la porte de chez lui et se débarrassa de son armure, couverte de poussière. Elle avait besoin d'un bon nettoyage. Il la replaça soigneusement sur son stand à l'entrée.
— Sans, tu es là ? appela-t-il.
— Ouais, répondit une voix fatiguée depuis le canapé.
Papyrus se retourna vers son frère. Affalé dans le canapé, il regardait une vieille rediffusion de Mettaton, sans grand intérêt. De toute évidence, il avait trouvé un moyen de réparer la télévision malgré les récents évènements.
Toutefois, Sans n'avait pas bonne mine.
Papyrus jura mentalement. Il savait qu'il aurait dû insister plus tôt pour discuter. Sans avait eu une grosse frayeur, et il le connaissait assez pour savoir qu'il peinait à les gérer. Le squelette alla s'asseoir à côté de lui.
Doomfanger était allongée sur les genoux de son frère et ronronnait paisiblement. Papyrus tendit la main vers elle. Le chat se frotta contre lui et le gratifia d'un petit miaulement, contente de le revoir.
Le regard de Papyrus, cependant, dévia rapidement sur les mains de Sans. Elles tremblaient de manière incontrôlable. Son frère remarqua immédiatement son manège et chercha à les couvrir avec les manches de sa veste.
— Tu connaissais les deux qui sont restés sous les décombres ? commença Papyrus, à voix basse.
— Ouais. L'un d'eux élevait une gamine, tout seul. La garde était en train de l'emmener à l'orphelinat quand je suis rentré.
— Je suis désolé. J'y suis allé aussi vite que j'ai pu, mais c'était déjà trop tard.
— T'aurais rien pu faire. Le rocher leur est tombé dessus immédiatement.
Papyrus soupira. Il releva les yeux vers le visage de Sans. Le squelette faisait tout pour éviter son regard.
— Est-ce que ça va ? Pour de vrai.
— Non, répondit Sans, sans détour. J'ai failli crever, Papyrus. Le rocher... J'étais en dessous. J'étais en dessous, si j'avais pas... Si j'avais pas réussi à me barrer, j'étais foutu.
— Mais tu l'as fait. Tu es en vie, d'accord ? C'est tout ce qui importe.
— Je sais... Je crois que j'ai juste besoin d'un peu de temps pour me calmer.
Papyrus hocha la tête, compréhensif. Au moins, il ne semblait pas avoir paniqué cette fois-ci. D'ordinaire, au moindre bruit fort, Sans se jetait dans un placard ou une armoire et se faisait tout petit. Peut-être qu'il y avait un peu d'amélioration de ce côté-là ?
Papyrus décida de ne pas pousser davantage le sujet. Trop y penser risquait de raviver les crises de panique de son frère. Il dévia la conversation.
— Il y a eu des dégâts dans les ruines ?
— Rien de grave. Quelques briques de la maison de Tori ont sauté, mais j'ai tout réparé. Frisk t'a réclamé.
Les épaules de Papyrus s'affaissèrent. Il n'y avait pas que Sans qui fuyait.
— J'irai demain, affirma-t-il sans grande conviction. Est-ce que Toriel...
— Oui, elle sait. Je ne vais pas te mentir, elle était furax. Elle pense que Frisk n'avait pas à voir ça, mais elle est également reconnaissante que tu l'aies protégé pendant l'attaque. Le gamin ne t'en veut pas, tu sais. Je pense qu'il était juste sous le choc. Je te l'ai dit : ils oublient vite à cet âge. Tu es toujours son héros, alors arrête de faire la tronche comme ça.
— Eh ! Je ne fais pas la tronche !
Il poussa la tête de son frère dans le canapé et le tint dans cette position. Sans grogna et s'agita, avant de lui donner un coup de pied dans le pelvis qui lui fit lâcher prise. Papyrus lui attrapa le pied et l'envoya voler avec sa magie au-dessus de la tête de Sans, le forçant à faire un salto improvisé. Il rit lorsque deux yeux faussement colériques le regardèrent d'entre ses jambes.
Les deux frères n'étaient pas franchement doués pour montrer à l'autre qu'il tenait à lui. Ces petites sessions de bagarres restaient ce qu'il y avait de plus proche d'un « Je t'aime » que ni l'un ni l'autre n'oserait jamais dire à voix haute. Dans un monde où l'on pouvait disparaître à chaque seconde d'inattention, ça ne se disait plus depuis fort longtemps.
Doomfanger, qui s'était réfugiée sur la table basse, les jugeait du regard en silence.
Les deux frères se calmèrent et tombèrent dans un silence confortable. Ils n'avaient pas besoin de mots. Ils se comprenaient très bien comme ça.
— Je vais préparer le dîner. Plateau télé ce soir ? proposa-t-il.
— Comme tu veux, répondit Sans sans quitter l'écran des yeux.
Le cadet se leva et se dirigea vers la cuisine, son chat sur les talons. Doomfanger sauta sur le comptoir. Elle commença à faire sa toilette, en apparence désintéressée, mais Papyrus la connaissait bien. Elle attendait que quelques restes tombent « accidentellement » entre ses pattes pendant que Papyrus préparait le dîner.
Le squelette sortit une quiche du réfrigérateur et la glissa dans le four. Pendant qu'elle chauffait, il coupa quelques algues pour se faire une salade. Il n'en fit que pour lui, son frère n'étant pas un grand adorateur de « brouterie des rivières » comme il les surnommait. Papyrus hésita à cuire un peu de viande dans une poêle, mais se ravisa. La denrée était trop rare pour être gâchée sur un plateau télé. De plus, ils devaient encore tenir quatre jours avec les maigres réserves qu'ils avaient. Plus de la moitié d'entre elles avaient été pillées pendant l'attaque de sa maison, ils étaient donc en rationnement jusqu'à la prochaine paie.
Ce n'était malheureusement pas inhabituel. La nourriture coûtait cher, et si Papyrus pouvait se permettre d'en acheter pour la semaine grâce à son rang dans la garde royale, de nombreux monstres sautaient régulièrement des repas, jusqu'à la famine pour les plus pauvres. Les frères squelettes avaient connu ça, eux aussi, il y avait longtemps. Sans lui avait raconté qu'il avait manqué d'y passer lorsqu'il avait trois ans, lors d'une passade où Sans ne pouvait pas encore travailler. Nourrir un enfant lorsqu'on a soi-même dix ans relevait du miracle. Il admirait son frère pour sa dédication. Il aurait pu l'abandonner dans une poubelle comme tant d'autres avant lui, mais il avait tenu bon et l'avait élevé tant bien que mal à la place de leur bon à rien de père, qui avait fini par crever comme un rat de la main d'Asgore pour son incompétence. Papyrus ne l'avait pas pleuré. Il en voulait beaucoup à ce tas de cendres au pied de l'échafaud qui ne l'avait jamais vraiment reconnu comme son fils.
Sans était sa seule famille. Ils ne s'entendaient pas toujours, c'était vrai, mais ils s'aimaient à leur manière et prenaient soin de l'autre dans les pires épreuves. Papyrus reconnaissait qu'il n'avait pas été un gamin facile à élever, tête brûlée et têtu comme jamais, mais s'il avait survécu et atteint l'âge adulte, c'était bien parce que Sans l'avait protégé jusque-là. C'était aussi une des motivations de Papyrus pour rejoindre la garde royale. Outre l'acte de rébellion contre son frère qui ne voulait pas qu'il rejoigne l'armée, Papyrus s'était engagé pour pouvoir le protéger à son tour, et lui montrer que lui aussi pouvait subvenir aux besoins de la famille maintenant.
Son travail avait brisé quelque chose dans leur relation. Papyrus n'avait pas anticipé que son rôle, loin d'uniquement les protéger, finirait par les mettre en danger tous les deux. Il était jeune et naïf quand il était entré en formation, à peine quinze ans, baigné dans la propagande d'Asgore depuis le berceau. Ce n'était que pendant l'entraînement qu'il avait réalisé que, loin d'être les héros qu'il pensait, les soldats de la garde royale étaient corrompus et imbus d'eux-mêmes. Il s'était juré de changer ça, avec des résultats limités, mais il avait réussi à devenir capitaine, puis général, en seulement quelques années. Peu pouvaient se targuer d'avoir fait la même chose.
Dans son ascension, cependant, il avait perdu Sans.
Pas au sens littéral du terme. C'était plus subtil que ça. Sans s'était résigné à vivre dans son ombre et avait abandonné tout ce qui le rendait heureux : la science, la mécanique, la programmation... Depuis qu'il était capitaine, il ne quittait plus son canapé, et il passait le reste du temps enfermé dans sa chambre. Papyrus ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter. Ces signes, il les avait déjà vus chez des tas et des tas d'autres monstres : la dépression, qui, si elle s'aggravait, finissait par la mort. Papyrus essayait de le garder actif autant qu'il le pouvait, pour ne pas qu'il pense trop à la solitude et à ses idées noires. Il ignorait si Sans l'avait remarqué. Ils peinaient à parler de ça depuis quelque temps. Dès qu'il abordait le sujet, Sans se refermait sur lui-même et cessait de répondre. Papyrus ne savait plus quoi faire pour l'aider.
Papyrus sortit la gamelle de Doomfanger du placard et la remplit de quelques morceaux de jambons. Le chat les engloutit en quelques secondes, puis vint se frotter à lui en se léchant les babines. Le squelette la caressa dans le sens du poil.
Elle aussi venait de loin. Il se rappelait encore du jour où cette boule de poils minuscule était tombée du ciel, juste à ses pieds. Il avait d'abord cru à un déchet humain comme il y en avait parfois qui tombaient depuis la Surface, mais ce déchet-là avait bougé. Le premier réflexe de Papyrus avait été d'essayer de le tuer, mais au moment où deux yeux bleus s'étaient posés sur lui... Il n'avait pas pu.
Il l'avait ramené chez lui, un peu perdu, puis l'avait nourri. Le chat s'était mis à ronronner, ce qui l'avait un tout petit peu effrayé tout d'abord, jusqu'à ce que le chat vienne se frotter contre lui pour le remercier. Depuis, elle faisait partie de la maison. Il avait imposé sa présence à Sans, qui avait râlé presque immédiatement, avant de subir le même sort que lui. Dès que Doomfanger s'était couchée sur ses genoux en ronronnant, son frère avait cédé.
Et puis, Papyrus n'était pas dupe. Même si Sans prétendait qu'il n'en avait rien à faire, Papyrus remarquait bien comment il lui ouvrait sa porte pour la laisser dormir avec lui le matin. Il l'avait aussi surpris plus d'une fois en pleine conversation avec elle également.
Doomfanger faisait autant partie de sa famille que son frère, depuis.
Il régla un minuteur, puis retourna auprès de Sans, perdu dans ses pensées.
— Tu es allé voir à l'étage s'il y avait des dégâts ? Je n'ai pas eu le temps d'aller voir avec tout ça.
— Il y a un trou dans le toit, dans le couloir, répondit Sans. J'ai mis un seau en dessous. Je réparerais demain.
Papyrus hocha la tête, puis s'installa plus confortablement. Il tâcha de se concentrer sur la télévision. Mettaton rediffusait encore l'une de ses comédies musicales, L'histoire tragique d'un robot tueur mélancolique. Papyrus l'avait déjà vu des dizaines de fois, et ce n'était clairement pas l'une de ses meilleures. Non pas qu'il n'ait jamais été un amateur des shows de Mettaton, bien sûr ! Il se trouvait simplement là au bon moment quand il les diffusait, ça n'avait rien à voir.
Malgré les images rythmées et les chansons entraînantes, la fatigue des derniers jours ne tarda pas à le rattraper. Sa tête dodelina. Il tenta de lutter, mais la voix envoûtante de Mettaton et les « tics tics » du minuteur finirent par avoir raison de lui. Il croisa les bras sur sa poitrine, et se sentit partir.
Il ferma les yeux quelques instants.
Sans doute plus longtemps que ce qu'il n'avait cru.
Son frère le réveilla en posant la quiche sur la table basse. Il n'avait même pas entendu le minuteur sonner.
Papyrus se redressa d'un coup, surpris, avant de remarquer qu'une couverture couvrait ses jambes. Il jeta un regard interrogatif à Sans, qui fit tout pour ne pas croiser son regard. Papyrus en fut gré. Il n'aimait pas rester en position vulnérable trop longtemps. Ce monde le forçait à rester sur ses gardes constamment.
Il attrapa son assiette et commença à manger en silence. À peine avait-il porté une première fourchette à sa bouche que l'écran grésilla pour afficher la Deltarune royale.
Une allocution du roi ? Maintenant ?
— T'étais au courant ? demanda Sans.
— Non, pas du tout.
Papyrus se tendit légèrement. Il posa son assiette alors qu'Asgore apparaissait à l'écran. Même en se sachant protégé par la télévision, Papyrus peina à tenir son regard.
Le roi portait sa tenue des grands jours : une grande cape mauve, des vêtements nobles et, surtout, il portait son légendaire trident. Papyrus rêvait d'être capable d'invoquer une attaque comme celle-ci plus jeune. Plus maintenant. Cette arme avait coûté la vie à trop de monstres.
— Monstres des Souterrains, merci de votre attention. J'aimerais débuter cette allocution par un hommage aux morts et blessés de l'éboulement de Snowdin cet après-midi, et remercier la garde royale pour leur gestion exemplaire de la situation. Nous assurons la population que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter qu'un tel accident se reproduise à l'avenir.
— Connard d'hypocrite, cracha Sans à côté de lui. Il n'a même pas bougé son cul de son trône !
Papyrus adressa un signe de main à son frère pour le faire taire.
— Cependant, ce n'est pas pour cette raison que je vous parle ce soir. J'ai une grande nouvelle à vous annoncer. Dès demain, et pour une durée de deux semaines, les activités les moins importantes seront suspendues, à l'exception de la garde royale et des services de soin. Tous les membres de la communauté sont conviés à deux semaines de festivités, qui se solderont par une union et le couronnement d'une nouvelle reine.
Papyrus se tendit, pris d'un très mauvais pressentiment. Il lança un regard à Sans, dans le même état d'hébétude que lui.
— Approche, très chère, demanda Asgore en invitant quelqu'un derrière la caméra à le rejoindre.
Une figure féminine entra dans le cadre. Papyrus sentit son estomac, bien qu'inexistant, tomber jusque dans ses chaussures.
— C'est une blague ? s'exclama Sans. C'est n'importe quoi !
Mais Papyrus ne répondit pas. Il avait compris au mot « union », mais rien ne l'avait préparé à ça.
Undyne se tenait à côté d'Asgore, la tête basse et le regard éteint. De sa vie, Papyrus ne l'avait jamais vu dans cet état. Ses cheveux rouges lui tombaient sur les épaules, masquant une partie de son visage. Ce n'était pas sa coiffure, ça ne lui allait pas. Elle paraissait avoir vieilli de dix ans.
Elle portait une robe blanche qui lui tombait jusqu'aux pieds. Undyne détestait porter des robes. Papyrus ne l'avait jamais vu en porter une seule, même lors d'évènements officiels.
Ce qu'il avait devant lui, ce n'était pas Undyne.
Undyne n'aurait jamais accepté d'être traitée comme ça.
Alors comment ?
— Papyrus ?
Le regard du squelette dévia sur les poignets de la jeune femme.
Les poings de Papyrus se serrèrent de colère. Cette fois-ci, il en était certain.
Elle n'était pas là de son plein gré.
Les bras d'Undyne étaient couverts d'ecchymoses.