Horrortale : Pomme Pourrie
Sans se figea à l'entrée de Snowdin, nerveux. Jusqu'à il y a peu, il pensait connaître la ville sur le bout des doigts, mais toutes ses certitudes semblaient avoir pris leur indépendance. Quelle idée il avait eu de dire à Grillby qu'il viendrait ce matin. Il prit une grande inspiration et fit quelques pas dans la neige. Il avait préféré se téléporter loin afin d'assurer ses arrières et éviter les problèmes, mais le bar avait l'air si loin qu'il regrettait déjà sa décision.
Son regard se porta en premier lieu sur l'énorme tas de débris qui fut un jour sa maison. Le rez-de-chaussée était plus ou moins intact, mais tout ce qui se trouvait dessus s'était effondré à l'intérieur. La puissance de l'explosion se ressentait dans les alentours. Plusieurs arbres avaient été soufflés et gisaient au sol, brisés en deux. Le « chenil » de son frère avait aussi été démoli entièrement. Il n'en restait que les grilles censées retenir les prisonniers à l'intérieur, toujours debout par miracle. Il ressentit un drôle de pincement en regardant ce désastre.
Cette maison, il l'avait payée à la sueur de son front. Pendant longtemps, son frère et lui avaient vécu dans la rue. Sans avait enchaîné de nombreux boulots pour se permettre de payer le loyer. Il y avait moins cher du côté de Nouvelle Maison, surpeuplée, mais Sans avait insisté pour s'installer ici afin de permettre à Papyrus de réaliser son rêve d'entrer dans la garde royale, ce qui passait forcément par Undyne. Il ne restait plus rien, à l'exception d'un vieux tupperware de spaghettis qui traînait dans la neige. Le squelette soupira. Il savait que la reine trouverait une solution, peut-être même les fonds pour rebâtir, mais cela prendrait des semaines.
Sans contourna les débris pour atteindre l'arrière de la maison. Des escaliers, peu cachés à présent, descendaient vers le sous-sol. Il sortit la clé de sa poche et entra. La lueur familière de l'imposante machine qui s'y trouvait l'accueillit. Hormis une grande fissure au plafond, rien n'avait bougé ici. Par mesure de sécurité, il récupéra cependant tous les papiers qui se trouvaient dans le bureau. La dernière chose dont il avait envie étaient que ses recherches tombent entre de mauvaises mains. Il enfourna tout dans le sac qu'il avait emporté avec lui et quitta la pièce. Il prit quelques minutes pour fouiller les décombres et récupéra en plus une couverture humide et quelques vêtements qui avaient été propulsés en dehors de l'habitation, ceux qui n'étaient pas troués ou brûlés en tout cas.
Alors qu'il revenait dans la rue principale, il s'aperçut qu'il était observé plus loin, devant la librairie. Plusieurs monstres discutaient à voix basse. Sans passa prudemment devant eux. Hormis un regard noir qui lui arracha un frisson, ils ne firent rien, à son grand soulagement. À grandes foulées, il poursuivit sa route vers l'échoppe de Grillby.
Il marqua le pas devant l'état de la façade. Les vitres, brisées, avaient été remplacées par des sacs plastiques. La porte était couverte d'insultes qu'on avait essayé de frotter sans succès et plusieurs lettres de l'enseigne avaient disparues sous les jets de cailloux. Sans eut un pincement au cœur. Grillby n'avait rien fait pour mériter ça. Ce n'était pas juste de lui faire payer ses propres décisions.
Malgré la chaleur, ce fut un silence glacial qui l'accueillit. Les sentinelles n'étaient pas là, hormis Dogaressa, qui somnolait sur sa table, le bras bandé. Les autres habitués des lieux le saluèrent mollement, mais le cœur n'y était pas. Seul le tenant des lieux esquissa un sourire chaleureux et l'invita à s'asseoir à sa place habituelle devant le comptoir. Sans s'avança. Il donna une petite tape amicale dans le dos de Dogaressa, qui lui rendit son sourire, puis s'installa sur un des tabourets devant le bar. Grillby se retourna, puis posa une assiette avec un hamburger et une bouteille de ketchup devant lui.
— Cadeau de la maison, dit le tenancier avec un air malicieux. Tu es en retard, je peux le remettre un peu à chauffer s'il est froid.
— Il est très bien comme ça. Et puis...
Grillby leva les yeux au ciel quand Sans versa la moitié de sa bouteille de ketchup sur le pain, avant de boire cul sec ce qui restait dans le contenant. Il ricana devant l'air désespéré du tenancier. Au moins, il se sentait mieux. Le bar de Grillby le faisait se sentir comme hors du temps. Le monde bougeait tout autour de lui, mais rien ne changeait jamais ici. Il s'agissait d'une des raisons pour lesquelles Sans était tant attaché à ce lieu.
— Tu as l'air plus en forme qu'hier. Mieux dormi ?
— Oui, avoua Sans d'une petite voix. Je ne sais pas si les tensions ont vraiment été apaisées hier soir, mais je me sens un peu plus prêt à faire face à ce qui arrive. Les choses se tassent.
— Je l'espère. Tu ne mérites pas ce qui arrive. Et j'espère que tu as conscience que tu n'es pas seul dans cette galère. Si tu as besoin de parler, je suis là. Ne... Ne garde pas tout pour toi, Sans. Je sais que tu as une sale habitude de mentir pour garder la face, mais des jours compliqués s'annoncent et plus que jamais, nous avons besoin de compter les uns sur les autres. D'accord ?
Sans détourna le regard et ne répondit pas, ce que Grillby prit heureusement pour un « D'accord. ». Après ça, la discussion dévia sur des sujets plus légers : la fille de Grillby, Papyrus, le travail. Le squelette retrouva presque le sourire, ravi que sa vie retrouve enfin un semblant de normalité. Malheureusement, cet instant était condamné à se finir abruptement.
Le son de la cloche précéda l'ouverture de la porte. Plusieurs monstres entrèrent dans un silence pesant. Ce n'était pas les habitués de Snowdin, et Sans comprit de suite qu'ils ne venaient pas pour boire un verre. Sans continua de manger en silence et de les ignorer, dans l'espoir que cela suffise à le rendre invisible à leurs yeux. Il pouvait voir que Grillby était tendu, mais il refusait de se retourner. Il savait déjà pourquoi ils étaient là. Les monstres s'installèrent au comptoir sur les tabourets, de chaque côté de Sans. Le squelette aurait aimé disparaître.
— Qu'est-ce que je vous sers ? demanda Grillby d'un ton froid.
— Je ne sais pas, répondit un des monstres. Pourquoi pas le squelette, là, sur un plateau ?
Les autres éclatèrent de rire, et l'un d'eux donna une pichenette sur le crâne de Sans. Le squelette sursauta. Grillby sourit avec mépris.
— Si vous ne commandez rien, merci de quitter le restaurant. La salle est réservée à la clientèle.
— D'accord, on s'en va.
Du coin de l'œil, Sans vit le monstre à sa droite faire un signe de tête, puis il se releva. Il crut son calvaire terminé quand sa vision s'obscurcit brusquement. Surpris, le squelette fut violemment tiré en arrière, un sac sur la tête, et traîné sur le sol. Paralysé par la peur et sous le choc, il ne parvint pas à se téléporter. Il entendait Grillby crier, tout comme Dogaressa. On le relâcha brusquement. Dans le brouhaha, Sans sentit des boules de chaleur passer au-dessus de lui. Terrifié, il se recroquevilla sur lui-même, les mains sur la tête, et attendit que la tempête passe, le cœur battant à tout rompre. Un coup de pied lui comprima le torse et il sentit son unique point de vie dégringoler à toute vitesse. Un autre coup et il était fini. Il l'espérait, presque. Un autre coup et il aurait enfin la paix.
— Et que je ne vous revois plus ici ! hurla Grillby.
La porte claqua, faisant vibrer les murs de l'auberge. Sans sentit une main douce se poser sur son bras. Ce n'était pas Grillby, il pouvait l'entendre marcher à côté de lui, au téléphone.
— Votre Majesté ? C'est Grillby. Sans vient de se faire agresser dans mon établissement par quatre monstres. Ils sont en fuite. J'ai leur description et des témoins, si Undyne peut passer. Oui... Oui, il a l'air d'aller bien. Physiquement en tout cas. Mais avec son unique point de vie, l'avis du docteur Alphys serait bienvenue. Très bien. On vous attend.
Dogaressa tira lentement le sac de la tête de Sans. Le squelette ne bougea pas, les bras cachant toujours ses orbites.
— Sans, tu m'entends ? demanda-t-elle gentiment. C'est terminé, ils sont partis.
— Quelle bande de sauvages ! grogna un des clients. Snowdin, c'est plus ce que c'était.
— Que tout le monde garde son calme, demanda Grillby. La garde royale arrive. Si vous pouviez rester encore quelques instants, le temps qu'on puisse prendre vos témoignages, ce serait gentil.
Sans n'entendait que du bruit. Le souffle court, il refusait de se remettre debout. Il entendit vaguement Grillby demander de ne pas le toucher pour l'instant, au cas où il avait quelque chose de cassé. Dogaressa retira son manteau et le posa sur ses épaules. Elle souleva sa tête avec précaution et la posa sur ses genoux. Et elle parla. Elle lui parla de tout et de n'importe quoi, de son frère, de Toriel, de Grillby, de souvenirs du passé et de bâtons après lesquels Papyrus courait. Sa voix calme et bienveillante le calma peu à peu, mais il se tendit de nouveau quand la porte s'ouvrit et qu'une voix qu'il avait tout sauf envie d'entendre à ce moment retentit.
— J'ai fait aussi vite que j'ai pu, lâcha Undyne dans un souffle.
— T-Tu peux me poser maintenant.
— Oh oui ! Il y a d'autres blessés à part Sans ?
— Non, tout le monde va bien. En revanche, j'ai touché un des agresseurs à l'épaule, dit Grillby. J'ai... J'ai été obligé d'attaquer, ils allaient traîner Sans dehors.
— D'accord, ça nous aidera à le retrouver. Al', tu t'occupes de Sans ? Je vais m'installer à une table et prendre les dépositions. Dogamy, Lesser, surveillez la porte. Je ne veux aucun curieux dans le coin. La reine et Papyrus arrivent dans une quinzaine de minutes.
Alphys s'accroupit à côté de Sans et de Dogaressa, qui continuait de lui parler à voix basse. La femme lézard toucha légèrement le bras de Sans, le squelette sursauta et le recula hors de sa portée.
— Il a p-parlé depuis l'attaque ? demanda Alphys.
— Non. Je pense qu'il est conscient, mais il ne répond pas.
— Il d-doit être en état de c-choc. Il est blessé quelque part ?
— Je ne sais pas, je n'ai pas osé le toucher.
— D'accord. S-Sans ? Tu m'entends ? Je v-vais ouvrir ton gilet. Ne t'inquiète p-pas.
Plus facile à dire qu'à faire. Alphys repoussa lentement son bras. Sans ne réagit pas plus, alors elle se dépêcha d'ouvrir son gilet et de soulever son T-shirt. Les deux femmes émirent un souffle qui lui indiqua que quelque chose n'allait clairement pas.
— Je ne p-peux pas r-réparer ça ici. Il faut l'évacuer à N-Nouvelle Maison. Je vais le s-stabiliser et ensuite on l'emmène.
— Il doit souffrir le martyr.
— Je ne crois pas. Il est en é-état de choc, il ne s-sent sans doute rien pour l'instant. Et j'espère q-que ça restera comme ça jusqu'à Nouvelle M-Maison parce qu'il faut qu'il reste c-conscient. Undyne ? Il me f-faut une civière en u-urgence et un matelas g-gonflable.
— J'envoie un message à Papyrus pour qu'il les récupère au magasin de madame Pompon.
Alphys tira le bras de Sans vers elle. Le squelette suivit son mouvement des yeux. Elle posa une main sur sa poitrine, et lentement fit glisser son âme hors de son torse. Comme elle le craignit, Sans ne réagit pas non plus malgré l'offense qu'elle venait de commettre en faisant sortir son âme sans demander la permission.
— Maintiens-lui les b-bras, demanda Alphys à Dogaressa. Il est peut-être en é-état de choc, mais il r-risque de sentir ça.
Sans sentit son âme battre plus fort lorsqu'elle approcha une énorme aiguille de son organe vital. Ses instincts de survie se manifestèrent enfin et il rua soudainement, avant de se rendre compte qu'il était entravé de ses mouvements. Il paniqua, supplia, mais Alphys enfonça malgré tout l'aiguille. Le squelette poussa un hurlement déchirant, qui fit sursauter Undyne et Grillby. Soudainement, ce fut comme si toutes les sensations qu'il avait refoulées depuis le début de l'attaque lui revenaient. Il sentit une douleur lancinante à sa poitrine, mais Dogaressa le maintenait fermement au sol pour l'empêcher de toucher.
Vulnérable et paniqué, le squelette fit la seule chose qu'il savait faire : fuir. Sa magie se déclencha de manière incontrôlée, et malgré les cris d'alertes d'Alphys et Dogaressa, il se téléporta.
Il ne comprit que ce n'était pas une si bonne idée que lorsque son corps tout entier s'enfonça dans la neige et que le froid et l'humidité transpercèrent son gilet resté ouvert. Sans tomba sur le dos et gémit de douleur, les mains serrant ses côtes. Il se sentait épuisé, vidé de son énergie. Il avait mal. Il décida d'abandonner, comme toujours, et ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes.
**********
Undyne cria pour se faire entendre devant le brouhaha qui s'était élevé après la subite disparition de Sans. Tout le monde se tut et se tourna vers elle. La capitaine souffla pour se calmer. Toute cette affaire commençait à lui prendre la tête. Elle monta sur une table.
— Tout le monde se calme ! Alphys, un point sur son état.
— Il v-va mal ! Je n'ai p-pas eu le temps d-de le s-stabiliser et il p-pourrait t-tomber en c-cendres à n'importe q-quel moment ! C'est d-de ma faute, il a eu p-peur de l'aiguille et m-maintenant il r-risque de m-mourir et j-je suis une t-terrible scientif-fique et P-Papyrus va me d-détester et t-tout le m-monde va p-penser que...
— Al', tout va bien, se radoucit la guerrière. On va le retrouver.
— Avec s-son énergie, il n'a p-pas p-pu aller loin. Il est s-sûrement encore dans S-Snowdin.
— C'est une bonne nouvelle. Les sentinelles, les gardes, on se disperse dans la forêt. Grillby, vous restez ici pour expliquer la situation à Papyrus et la reine. Alphys, tu restes ici aussi, garde ton téléphone à portée de main au cas où. Gardez tous vos téléphones allumés et faites-moi des rapports toutes les cinq minutes. Si vous le trouvez, criez et appelez-moi aussi vite que possible, d'accord ?
Dogaressa et les quelques gardes présents hochèrent la tête. Sans plus de discussion, Undyne quitta le bar. Elle donna des directions approximatives aux différents groupes de recherches qui s'étaient formés, puis emprunta la route qui menait vers l'est, seule.
La jeune femme ne se l'avouerait jamais, mais elle l'avait fait aussi pour éviter Papyrus. Depuis leur altercation, elle n'arrivait plus à savoir comment réagir avec lui. Et avec Sans qui s'était évanoui dans la nature ? S'il lui était arrivé quelque chose, elle ne se le pardonnerait jamais. Papyrus ne lui pardonnerait jamais. Sa gorge se serra.
La guerrière progressa dans la forêt. Le prénom du squelette retentissait partout autour d'elle. Sans ne pouvait pas le manquer. Elle espérait qu'il soit encore conscient, ne serait-ce que pour appeler à l'aide. La poudreuse était épaisse dans la forêt proche des Ruines, et il pourrait facilement passer inaperçu s'il s'était enfoncé dans la neige. Silencieuse, elle prit le temps d'inspecter chaque nouveau lieu où elle se trouvait, à la recherche de traces de pas, d'un souffle, de quelque chose.
Une piste retint rapidement son attention. Il s'agissait de petits pas, irréguliers. Le monstre à qui elles appartenaient devait être blessé, ce qui collait à ce qu'elle cherchait. Cependant, la piste s'enfonçait dans la forêt, là où Sans aurait sans doute emprunté le chemin inverse. Elle remonta la piste pendant cinq minutes, jusqu'à ce qu'un mouvement attire son attention. Allongé dans la neige, un monstre orange était allongé, respirant bruyamment. Ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'il aperçut la garde royale.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda la guerrière. Qui t'as attaqué ?
Le monstre sua un peu plus fort et paniqua subitement. Il poussa sur ses jambes et piqua un sprint vers la forêt. Undyne tendit la main et fit virer son âme au vert, le figeant sur place. La capitaine put alors l'observer plus attentivement. Ses vêtements avaient des traces de brûlure, et il n'y avait qu'un monstre dans les environs qui contrôlait ce type de magie : Grillby. Elle ne mit que quelques secondes à faire le rapprochement entre l'attaque de Sans et lui.
— Tu étais chez Grillby, dit-elle, glaciale. Tu es en état d'arrestation, mais avant ça, je vais te laisser une chance de réduire ta peine. Est-ce que tu as vu Sans dans le coin ?
— J'ai plus rien à perdre ! cria le monstre. Je sais ce qui m'attend ! Le squelette, je l'ai tué ! Il est mort, ça ne sert à rien de courir après ! Trop tard !
— Ne te fous pas de ma gueule !
— Mais c'est la vérité ! Regarde.
Il sortit un morceau de tissu bleu. Undyne sentit son âme faire un bond lorsqu'elle y reconnut la couleur du hoodie de Sans. Non... Il mentait. Sans ne pouvait pas être mort ! La guerrière serra les poings pour s'empêcher de trembler. Devant son trouble, le monstre se mit à ricaner hystériquement. Undyne avança vers lui et l'attrapa au cou. Elle le souleva du sol et l'écrasa contre l'arbre le plus proche. La créature sursauta et chercha à se débattre, les mains sur sa gorge.
— Où est Sans ? hurla-t-elle. Qu'est-ce que tu en as fais ?
— Peux... Plus... Respirer...
— Parle !
— ... Mort ! insista le monstre.
La guerrière perdit pied. Ses mains se refermèrent sur son cou et serrèrent. Le monstre s'agita et tenta de se débattre, griffant et frappant son bras avec désespoir. Undyne ne relâcha pas sa prise, ses mouvements ne firent qu'exciter ses instincts de prédatrice. Et il y eut ce "Pop !", surprenant. Le monstre cessa brusquement de bouger, le cou orienté étrangement. La guerrière se figea.
— N... Non ! Réveille-toi !
Elle reposa le monstre au sol, le secoua, appela à l'aide, mais rien n'y fit. La petite créature se dissout en cendres fines entre ses doigts. Undyne, abasourdie, recula d'un pas, les mains plaquées sur la bouche. Qu'est-ce qui n'allait pas chez elle ? Elle venait de tuer un monstre de sang-froid ! Ses mains tremblèrent alors qu'elle regardait le tas de poussière qui s'envolait déjà au fil du vent.
Un bruit de branche qui craque la fit sursauter. Elle fit volteface. Sans se tenait là, les jambes tremblantes, une main tenant ses côtes brisées. Ses pupilles avaient disparu, mais elle savait ce qu'il regardait, là, derrière elle. Il avait tout vu. Elle pouvait le sentir au plus profond de son âme.
Coup de la chance ou blague du destin, le squelette s'effondra dans la neige. Undyne n'eut même pas le temps de lui demander ce qu'il avait vu. Elle se reprit. Elle avait une mission à accomplir. Elle s'occuperait de ses actes plus tard. Avec délicatesse, elle ramassa le squelette. Ses yeux balayèrent une dernière fois le tas de cendres qui disparaissait doucement sous le vent, puis elle partit en courant vers Snowdin.
**********
Toriel toqua gentiment à la porte de la chambre. Aucune réponse. Elle hésita à rebrousser chemin et se rendre seule à Snowdin, mais elle savait que Papyrus avait le droit de savoir. L'appel de Grillby n'avait pas été rassurant. Sans s'était fait agresser et avait été blessé dans l'attaque. Elle était en colère et frustrée. Malgré l'apparent retour au calme, les tensions restaient vives.
La situation de Sans n'était pas la seule préoccupante. Elle ouvrit la porte. Papyrus était toujours allongé dans son lit, dos à elle. Depuis le débat houleux de la veille, il n'avait pas bougé. La reine l'avait entendu pleurer plus tôt, à vrai dire presque aussitôt que Sans était parti, mais elle n'avait pas osé le déranger. Elle plus que personne savait que l'on avait parfois besoin d'être seul pour évacuer le trop plein d'émotions. Pour autant, elle savait aussi que tout garder pour soi était destructeur.
— Papyrus ?
La tête du squelette bougea légèrement pour se tourner vers la direction de sa voix. Il resta silencieux, mais attentif.
— Il... Il y a eu un problème avec Sans. Des monstres l'ont agressé chez monsieur Grillby.
— Q...Quoi ?
Papyrus se redressa dans l'instant, les yeux brillant d'inquiétude.
— Il va bien. Le docteur Alphys est en route pour l'examiner. Mais je pense que nous devrions y aller sur le champ, ne serait-ce que pour montrer que nous n'avons pas peur.
— D'accord. Je m'habille et j'arrive, répondit-il précipitamment.
Toriel le laissa seul. Elle enfila une robe plus chaude, mieux adaptée au climat de Snowdin. Papyrus la rejoignit quelques secondes plus tard. Les deux monstres traversèrent rapidement New Home, puis les Hotlands, où le mystérieux homme de la rivière semblait déjà les attendre. Ils n'eurent même à demander, l'étrange créature encapuchonnée les fit monter à bord de son bateau.
— Tra la la, tout feu un jour s'éteint.
Le squelette et la reine échangèrent un regard confus et choisirent d'ignorer ses paroles. Après quelques minutes de route, ils accostèrent à Snowdin. Comme ils s'y attendaient, la ville était agitée. Les sentinelles royales couraient dans tous les sens, debout ou à quatre pattes, reniflant le sol frénétiquement. Doggo s'avança vers Papyrus et le pointa triomphalement à ses camarades.
— Squelette !
— On cherche le plus petit, Doggo ! cria Dogamy, déjà fatigué.
— Pourquoi le cherchez-vous ? demanda la reine, suspicieuse. Il n'était pas chez Grillby ?
— Il y était, en effet, répondit Dogamy. Alphys a tenté de le soigner et il s'est évaporé dans les airs. Personne ne sait où il est, capitaine Undyne nous a dit de retourner Snowdin pour le retrouver.
— Sans a disparu ? réagit Papyrus.
Le squelette passa entre les deux chiens et avança d'un pas décidé vers l'établissement de monsieur Grillby. Dès qu'il ouvrit la porte, des regards nerveux se tournèrent dans sa direction. Alphys courut immédiatement se cacher derrière l'homme de feu, les jambes tremblantes. Le barman soupira, et s'approcha de lui et de la reine, qui l'avait suivie.
— Ne paniquez pas. Undyne pense qu'il est encore dans Snowdin, il était trop faible pour se téléporter sur une longue distance, on va le retrouver.
— Qu'est-ce qui s'est passé ici ? demanda Toriel, qui inspectait les tables fracassées et les traces de combat évidents.
Pendant que Grillby expliquait les derniers événements, Papyrus erra dans la pièce. Il ne se sentait pas très bien, les jambes tremblantes, et se força à s'asseoir pour se calmer. Il posa une main sur sa cage thoracique. C'était comme si un étau s'était refermé sur son âme. Il avait du mal à respirer, et une soudaine envie de pleurer. Qu'est-ce qui lui arrivait ? Plus il essayait de se calmer et plus le contrôle de son propre corps lui échappait. Il n'aimait pas ça.
Toriel remarqua immédiatement son agitation. Elle s'accroupit à hauteur de regard, inquiète, puis posa ses deux mains sur les épaules du squelette.
— Papyrus, respire. Tout va bien. Tu es en train de faire une crise de panique. Je suis sûr qu'il n'y a pas matière à s'inquiéter. Les gardes vont le retrou...
La porte vola en éclat lorsqu'Undyne donna un grand coup de pied dedans. Grillby grogna, consterné, mais se calma lorsqu'il aperçut Sans inanimé dans ses bras. Papyrus s'était relevé d'un bond, et avant que personne ne put faire quoi que ce soit, il arracha son frère des mains d'Undyne, peut-être un peu trop brusquement, ce qui surprit la guerrière. Un voile passa dans son regard quelques secondes, mais se dissipa lorsque le squelette s'accroupit avec son aîné, en larmes, le secouant pour le réveiller.
Toriel échangea un regard avec la capitaine. Elles n'eurent pas besoin de mots pour comprendre ce qu'elles attendaient l'une de l'autre. Undyne s'approcha avec précaution de Papyrus et posa une main sur son épaule. Le squelette se dégagea d'un grand coup. Undyne soupira. Elle aurait aimé faire autrement, mais elle savait qu'il était têtu quand il le voulait. Elle l'attrapa sous les bras et le tira en arrière. Papyrus se mit à se débattre et à hurler alors qu'elle le traînait difficilement dehors.
Toriel en profita pour porter Sans dans la cuisine avec Grillby, pour avoir plus d'intimité. Elle apposa un rapide sort de soin. Sans était vraisemblablement tombé inconscient comme un mécanisme de défense après le choc psychique qu'il avait reçu.
— Il a juste besoin de repos, expliqua Toriel à l'aubergiste, qui était resté près d'eux, nerveux. Je ne crains de pouvoir faire plus pour ses côtes, mais le docteur Alphys sera sans doute plus apte à les consolider.
— Tant mieux. Je suis désolé, votre Majesté. J'ai essayé d'intervenir mais...
— Je n'en doute pas. Tu as fait ce qu'il fallait, mon vieil ami. C'était un accident isolé, mieux vaut ne pas remettre de l'huile sur le feu. Nous nous occuperons de punir les responsables, mais ça en restera là.
— Je suis d'accord.
Sans grogna et leva faiblement la tête. Affolé, ses yeux balayèrent le plafond avant de se poser sur Grillby et Toriel.
— ...By ? souffla-t-il pitoyablement.
— Je suis là, répondit l'aubergiste. Tu nous as fait une sacrée peur.
— Ils... partis ?
— Oui, répondit Toriel. Tu es en sécurité, tout va bien maintenant. Nous allons t'évacuer vers le laboratoire, tu as plusieurs côtes brisées. Je peux faire entrer le docteur Alphys ? Je crains qu'elle ne pense déjà avoir enterré ces vieux os, dit-elle malicieusement.
Le squelette tenta de sourire, mais son visage se déforma pour former une grimace de douleur. Toriel décida d'appeler Alphys, qui s'approcha timidement. Elle tirait derrière elle un épais drap bleu gonflable, pour le maintenir en place. Sans n'était pas ravi de retourner au laboratoire, mais il devait avouer qu'il n'avait plus la force de résister. Son regard balaya la salle.
— Pyrus ? appela-t-il.
— Il est dehors, il sera là dans un instant, répondit Toriel. Papyrus a juste besoin d'un peu d'air pour l'instant.
— ... va bien ? s'alarma Sans.
— Il va bien ! Il va bien, le calma Toriel. Tu l'as juste inquiété et il a eu très peur. Il n'est pas tout seul, quelqu'un s'occupe de lui.
Elle jugea bon d'éviter de mentionner qu'il s'agissait d'Undyne, étant donné les derniers événements. Soulagé, Sans s'autorisa quelques secondes de répit, pendant qu'Alphys installait un masque à oxygène autour de son nez et sa bouche, en silence.
**********
Undyne, à bout de souffle, relâcha Papyrus dans la poudreuse. Le squelette, toujours aussi paniqué, resta en position fœtale sur le sol, les membres tremblants et la respiration sifflante. La capitaine de la garde royale s'assit doucement à côté de lui et commença à lui frotter le dos. Elle fit de son mieux pour ignorer les « Je ne peux plus respirer... Je ne peux plus respirer... Je ne peux plus respirer... » que son ami répétait en boucle depuis qu'elle l'avait sorti de chez Grillby. Il lui rappelait cette expérience désagréable vécue dans la forêt quelques minutes plus tôt à peine.
Papyrus se tendit à son contact et enfouit son visage dans ses bras. Il refusait de la regarder. Undyne, désemparée, ne savait pas vraiment comment l'aider. Conforter les gens n'était pas exactement son fort. Encore moins dans ce genre de situation.
— Eh, punk, il va s'en sortir, d'accord ? Il est vivant, tout va bien. Il est juste fatigué, comme d'habitude. Il n'est pas en train de tomber. Allez, reprends-toi.
Le squelette dégagea son épaule et s'assit, visiblement plus calme. Son visage, ravagé par les larmes, serra le cœur de son amie. De grandes poches noires étaient visibles sous ses yeux. Depuis quand n'avait-il pas dormi ? Elle avait terriblement envie de le serrer contre elle, mais Papyrus n'était visiblement pas d'humeur, alors elle préféra s'écarter d'un pas et lui laisser un peu d'espace.
— Parle-moi, Pap'. Je sais que... Que je n'ai pas été une très bonne amie dernièrement, mais... Je m'inquiète pour toi, tu sais ?
— Je ne sais plus où j'en suis, soupira Papyrus. Tout le monde devient fou, et j'ai peur constamment, et je... je veux juste que tout redevienne comme avant. Je n'en peux plus, je n'en peux plus, je n'en peux plus...
Un sanglot s'échappa de sa gorge. Undyne ne tint plus et ouvrit ses bras. Papyrus se jeta contre elle et la serra de toutes ses forces. Elle pouvait sentir ses os trembler contre elle, et se sentit terriblement coupable. Tout ce qui se passait était de sa faute. Elle voulait faire mieux, mais à chaque fois qu'elle prenait une décision, il lui paraissait que c'était une mauvaise. Elle ne contrôlait plus rien.
— Les choses vont finir par s'arranger, dit-elle, autant pour se rassurer que rassurer le squelette. Ils vont se calmer.
— Comment ? C'est de pire en pire.
— Après la cérémonie de départ d'Asgore, les gens devraient... passer à autre chose. J'espère. Je te promets que je vais essayer d'être meilleure et de collaborer avec la reine. Je suis désolée que ça te soit retombé dessus en premier lieu, tu n'as rien à voir là-dedans, Papyrus.
Le squelette ne répondit pas. Il finit par s'écarter et effaça les dernières larmes d'un geste de la main. La porte de l'établissement de Grillby s'ouvrit pour laisser passer des chiens de la garde royale. Sur la civière qu'ils portaient, Sans, enfoncé dans un matelas qui l'immobilisait, discutait faiblement avec Alphys derrière son masque à oxygène.
Papyrus se remit sur ses jambes et accourut. Il fut immédiatement soulagé de voir son frère conscient. Sans lui sourit faiblement et lui prit la main.
— Tu as mal ? demanda Papyrus.
— Ira mieux après sieste, grogna son frère. Vais bien, 'cord ? Pas inquiéter.
— Il a plusieurs côtes cassées, reprit Alphys. On l'emmène au laboratoire pour pouvoir le soigner plus efficacement, mais il est stabilisé. Ça va aller. Tu peux venir avec nous ou attendre avec la reine, elle a encore des choses à régler ici. C'est comme tu veux.
— Je... Je viens, répondit le squelette. Merci, docteur Alphys.
Elle sourit gentiment. Papyrus se retourna vers Undyne, qui lui fit signe d'y aller. La jeune femme regarda le cortège s'éloigner et regagna le bâtiment.
Avant d'entrer, elle se retourna une dernière fois. Sur son brancard, Sans la dévisageait avec intensité. Undyne sentit un frisson remonter le long de son dos. Elle en était certaine. Il se souvenait.