Une dernière promesse
Papyrus poussa un grognement sous l'effort et força son pied à avancer. Le geste lui avait coûté beaucoup d'énergie, mais il n'abandonna pas pour autant. Il concentra le reste de ses forces sur son autre jambe et appuya sur son genou pour la faire aller en avant à son tour. Son genou lâcha et le squelette s'effondra lamentablement sur le tapis de rééducation, bras et jambes en étoile. Frisk applaudit timidement, et donna un coup de coude à Asriel, qui en fit tout autant.
La balle avait causé plus de dégâts que prévu. Papyrus s'était retrouvé entièrement paralysé des deux jambes pendant deux longues semaines avant qu'Alphys ne repère un mouvement. Depuis le squelette se battait pour remarcher. Cela ne faisait que deux mois, mais ses progrès restaient impressionnants. Il tenait déjà debout, et les médecins pensaient qu'il ne s'agissait que d'une question de semaines avant qu'il ne puisse utiliser les béquilles à la place du fauteuil, pour se déplacer avec plus de liberté.
Les médecins lui attrapèrent les bras et l'aidèrent à se rasseoir sur son fauteuil. Épuisé mais heureux, Papyrus adressa aux deux enfants un sourire éclatant. Frisk s'approcha pour le récupérer et le poussa vers la sortie.
« Sans va être impressionné quand il saura ! s'enthousiasma le squelette, que rien ne pouvait décidément briser. Je suis sûr que ce n'est plus qu'une question de jours avant que le grand Papyrus ne se retrouve de nouveau sur ses deux jambes !
— Je suis sûr que tu vas y arriver, approuva Frisk. Tu tenais presque debout.
— Nyeh eh eh ! »
Frisk se tourna vers Asriel, qui traînait des pieds. L'enfant s'éclaircit la gorge pour attirer son attention. Le prince sursauta et sourit timidement. Il n'avait pas l'air dans son assiette, perdu dans ses pensées. L'adolescent aurait sans doute dût l'être aussi, mais il avait choisi de ne pas se laisser abattre malgré l'heure fatidique qui approchait. Tout allait réussir et tout le monde allait enfin pouvoir profiter d'une nouvelle vie à la Surface sans difficultés, sans attentats. Un futur rempli de compassion et d'espoir.
« C'est le grand jour alors ? intervint Papyrus, comme s'il lisait dans ses pensées. Je ne sais toujours pas comment tu as réussi à convaincre Sans de faire cette opération.
— Une promesse est une promesse, répondit l'adolescent en le poussant vers l'ascenseur. Je ne reviens plus en arrière, et lui non plus.
— Je ne sais pas comment tu peux être aussi calme, grogna Asriel. Tu vas perdre un morceau de ton âme, c'est dangereux.
— Moins que de regarder Sans mourir sans rien faire. Tu as vu comme moi ce qui s'est passé la semaine passée, nous n'avons plus le temps d'attendre. »
Le rappel de ce qui s'était passé quelques jours plus tôt fit tomber un froid dans la cabine de métal qui commençait à descendre vers le rez-de-chaussée. Alors qu'ils étaient en train de prendre le soleil autour de la piscine, le squelette avait eu une nouvelle crise. Avec les réunions politiques qui s'étaient enchaînées, Frisk n'avait eu que peu de temps pour s'assurer que Sans se portait bien, et cet événement l'avait rappelé à la dure réalité. S'ils ne se dépêchaient pas, Sans serait condamné sous peu.
Ils avaient eu une longue discussion, et décidé d'une date. Et cette date était aujourd'hui. L'opération aurait lieu dans la soirée, ce qui leur laissait toute la journée pour se préparer à l'idée. Frisk avait fui avec Papyrus dès que possible pour éviter l'inquiétude de Toriel, qui tournait en rond comme un lion en cage depuis l'aube. Elle craignait une issue dramatique, et elle n'était pas la seule. Sous son apparence jovialité, Frisk s'était bien aperçu que Papyrus était nerveux. Il avait passé la nuit dans le lit de son frère, et s'était décroché de lui à contre cœur pour aller à sa séance de rééducation. Frisk priait pour ne pas lui faire revivre un deuxième traumatisme.
Les portes s'ouvrirent. Frisk poussa Papyrus vers la sortie, faisant de son mieux pour ne pas regarder les caméras braquées sur eux. Certaines choses ne changeaient pas. Plusieurs journalistes tentèrent de les prendre à partie, mais Undyne, qui patientait dehors, s'interposa avant qu'ils ne blessent le squelette, qui essayait d'éviter les micros du mieux qu'il le pouvait. Une fois tout le monde à bord de sa voiture, Undyne démarra en trombe direction leur maison. Pour l'instant, les monstres habitaient dans les environs de Mont Ebott. Ils avaient eu l'autorisation récente de voyager, ce qui expliquait ce que Undyne, Asriel et Papyrus faisaient si loin de la montagne, mais pas encore celle d'emménager ailleurs. Toriel, Asgore, Asriel, Frisk, Undyne, Alphys, Sans et Papyrus partageaient une habitation en attendant de pouvoir avoir leurs maisons individuelles. Ils avaient privilégié le confort des autres monstres aux leurs. De toute manière, vu leur charge de travail, ils passaient le plus clair de leur temps ensemble.
Après quelques minutes de route, la voiture se gara devant l'imposante bâtisse. Il s'agissait d'une vieille maison d'hôtes qu'on leur avait cédé gracieusement. De pierres rouges et blanches, elle se trouvait juste au pied de la montagne et permettait à Asgore d'aller et venir entre les Souterrains, où des monstres se trouvaient encore, effrayés par la luminosité, et entre le centre-ville où se tenaient la plupart des réunions concernant les affaires entre humains et monstres. Frisk sourit en apercevant le roi penché sur un parterre de fleurs jaunes, son arrosoir à la main, bien occupé. Derrière lui, au soleil, Alphys prenait une pause sur un transat, un sourire satisfait sur le visage. Elle superviserait l'opération ce soir, et Toriel avait insisté pour qu'elle se repose le reste de la journée. Undyne se dirigea vers elle immédiatement et tira un transat pour s'installer à côté d'elle. Frisk et Asriel aidèrent Papyrus à se rasseoir sur son fauteuil, puis les enfants le ramenèrent à l'intérieur où une bonne odeur de bolognaise flottait dans l'air. Frisk sentit son estomac gargouiller. Depuis que sa mère cuisinait les spaghettis, les enfants (et Sans) étaient bien plus excités pour en manger.
Dès qu'ils entrèrent, Papyrus gigota sur son fauteuil et Frisk le laissa repartir de lui-même. Le squelette insistait pour rester indépendant malgré tout. Il avait horreur d'être materné, en particulier par Toriel et Sans, qui avaient du mal à se faire à l'idée. Le squelette rejoignit l'ancienne reine dans la cuisine pour aider, comme à son habitude. Frisk resta à l'entrée avec Asriel.
« Tu vas voir le sac poubelle souriant ? demanda le prince.
— Tu avais dit que tu arrêterais de l'appeler comme ça, le taquina Frisk.
— Ouais, mais ça, c'était avant qu'il ne téléporte des coussins péteurs dans toute la maison, et comme par hasard à chaque fois là où je compte m'asseoir. Il le fait exprès, j'en suis sûr.
— Ce n'est pas comme s'il n'avait pas de raisons de le faire. »
Le prince grogna. Il se dirigea vers le salon et sauta dans le canapé. Un son de pet retentit immédiatement, lui arrachant un soupir mélodramatique. Amusé, Frisk se moqua gentiment de lui, avant de le laisser pour rejoindre l'étage. Comme au rez-de-chaussée, la décoration était chaleureuse, montagnarde. Les murs et le sol étaient de bois. Un épais tapis mauve, recouverts ici et là des symboles de la Deltarune, couvrait en partie le sol. Toriel l'avait posé pour éviter les échardes. Asgore, Alphys et elle marchaient pieds nus, et les petits morceaux de bois s'étaient rapidement logés partout. L'enfant traversa le couloir, ponctué de photographies de leur famille décousue et de portraits de Chara et Asriel, et s'arrêta devant la porte de Sans, située juste en face de la sienne.
L'adolescent frappa deux fois et entra. Couché dans son lit, encerclé par des machines, Sans se frotta les orbites et s'assit faiblement dans son lit, à peine éveillé. Frisk frissonna à la vue des nombreux tuyaux qui passaient sous sa cage thoracique et rejoignaient son âme, le plus impressionnant étant celui planté dans une de ses orbites et qui mesurait l'activité cérébrale. Après sa dernière crise, Alphys n'avait pas voulu prendre de risques et l'avait cloué au lit pour être certaine qu'il soit assez stable le jour de l'opération. Elle l'avait mis sous anti-douleurs, ce qui rendait Sans apathique. Il dormait la plupart du temps, et passait ses rares périodes d'éveil à fixer le mur.
« Déjà rentré ? demanda Sans d'une voix affaiblie.
— Oui ! Papyrus a presque réussi à faire quelques pas aujourd'hui. Les médecins disent qu'il devrait bientôt pouvoir remarcher.
— C'est bien. Il va s'en sortir. Mon frère, c'est le plus fort. »
Le squelette soupira d'aise et s'appuya contre le gros coussin qui lui permettait de tenir assis. Frisk le remonta pour qu'il soit plus à l'aise, puis s'installa au bout du lit. Un silence gêné prit place entre eux. L'adolescent jouait avec ses mains, les yeux rivés sur l'âme fragile du squelette. Sans suivit son regard.
« C'est le grand jour, hein ? demanda-t-il. Tori' est stressée. Elle n'a pas arrêté de venir me voir ce matin pour s'assurer que je voulais toujours le faire.
— Les médecins m'ont fait visiter la salle d'opération ce matin. Il y aura une équipe de quinze personnes sous les ordres d'Alphys. Ils ont dit que tout devrait bien se passer.
— On verra. Trifouiller des organes et jouer avec des âmes, c'est pas le même domaine de compétences.
— Ça va fonctionner, répliqua Frisk, plus déterminé. Et ce ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir.
— Si tu le dis. »
Frisk soupira. Sans refusait d'y croire malgré tous ses efforts pour lui assurer que l'opération allait fonctionner. Il n'aidait pas à rendre la situation moins oppressante. Les autres le sentaient aussi. Le squelette n'osait même pas le regarder dans les yeux. Ses orbites se fermaient toutes seules et il peinait à rester éveillé. L'adolescent ne l'avait encore jamais vu aussi mal. Pour autant, il ne perdait pas espoir. Sans n'avait pas besoin d'y croire. Il était assez déterminé pour eux deux.
L'adolescent entendit les assiettes se poser sur la table. Il se releva. Sans lui agrippa fermement le bras. L'humain se figea et dressa la tête pour rencontrer son œil.
« On a... On a toujours notre promesse, n'est-ce pas ? Même si ça se passe mal, tu...
— Non, je ne reviendrai pas en arrière. J'ai promis, non ?
— Ne t'en veux pas trop si ça ne fonctionne pas, d'accord ? De petits drames arrivent tous les jours, le monde ne peut pas arrêter de tourner à cause d'eux. Ce n'est pas à nous de décider. »
Frisk baissa les yeux, et posa sa main sur la sienne.
« Alors faisons de notre mieux pour que le moins de gens possible ne soit blessé, d'accord ? »
Sans hésita, puis hocha la tête. Frisk se rapprocha, puis le prit dans ses bras. Le squelette sursauta, surpris, puis referma doucement ses bras autour de son corps.
« Je te ramène une assiette. Tu as intérêt de manger si tu ne veux pas que Maman ou Papyrus revienne te nourrir à la petite cuillère encore une fois. »
Le squelette grogna et le laissa partir, un sourire en coin sur le visage.
********
Frisk ferma sa valise après une dernière vérification et la descendit jusqu'à la porte, à côté de celle de Sans. Dans un fauteuil roulant semblable à celui de son frère, Sans paraissait plus serein que lorsqu'il l'avait vu le matin. Il avait toujours l'air faible et épuisé, mais il se forçait à sourire. Alphys était derrière lui et réglait les différents capteurs pour s'assurer que rien n'avait bougé lorsqu'Asgore l'avait transporté jusqu'en bas.
L'adolescent, au contraire, commençait à angoisser. C'était une chose d'encourager Sans à garder la motivation, c'en était une autre d'appliquer ses propres conseils. La main de Toriel le ramena sur terre. Elle l'attira à lui et l'étouffa dans un câlin. Frisk lui serra la taille et enfouit sa tête dans sa robe. Il était déjà l'heure de se dire au revoir.
« Sois sage, mon grand, lui dit-elle. Et n'oublie pas de m'appeler en arrivant. Et fais attention à toi. Et...
— Ça va aller, maman. Tout va bien se passer, répondit-il mécaniquement. »
Il releva la tête pour la regarder dans les yeux. Elle n'avait pas l'air d'y croire, mais pour lui, elle ferait un effort. L'adolescent fut brusquement arraché à elle lorsqu'Undyne le saisit pour lui frotter vigoureusement le crâne. Frisk rit, même si sa poigne tremblait, signe qu'elle aussi n'était pas sereine. L'enfant termina son tour dans les bras de Papyrus, étrangement silencieux. Il tenait toujours la main de Sans, comme s'il craignait qu'il s'évapore dans l'air une nouvelle fois.
Frisk se tourna enfin vers Asriel. Il n'osait pas croiser son regard. L'adolescent s'approcha, puis le prit dans ses bras.
« Occupe-toi bien de maman pendant que je ne suis pas là, d'accord ?
— ... D'accord... Mais toi, tu as intérêt à revenir. Ne sacrifie pas tout pour lui. Il n'en vaut pas la peine.
— Je dois essayer, Asriel. Comme... Comme avec toi. C'était votre plan, n'est-ce pas ? À Chara et à toi. Recommencer jusqu'à ce que tout le monde soit heureux pour de bon. Je ne suis pas Chara, mais on n'a jamais été aussi proches de réussir. J'ai confiance. On peut le faire.
— J'espère que tu as raison. Je ne sais pas si je supporterais de... Perdre un autre frère. Prends soin de toi, parce qu'il y a des personnes, ici, qui tiennent vraiment à toi.
— Pour quelqu'un qui ne peut pas supporter Sans, il t'inspire beaucoup. D'abord les blasters, maintenant ses phrases...
— Oh, la ferme !
Asriel le repoussa, un sourire taquin aux lèvres. Frisk ricana, avant de lui rendre un petit coup dans l'épaule. Les deux adolescents se sourirent, puis l'humain se retourna vers Sans. Le squelette enlaçait son frère et lui frottait le dos pour le rassurer. Si tout se passait bien, ils se reverraient dans quelques heures. Asgore tapota gentiment l'épaule de Papyrus pour indiquer qu'il était temps de partir.
Frisk ramassa les deux valises et se dirigea vers la sortie. Il les empila dans le coffre de l'énorme mini-bus d'Asgore, l'une des seules voitures capables pour le moment de soutenir sa carrure. Alphys monta à l'avant, à côté du roi. Frisk attendit qu'Asgore charge le fauteuil de Sans pour s'installer à côté de lui. Les portes se refermèrent, scellant leur destinée.
« Prêts ? demanda Asgore, la clé sur le contact.
— Prêt, approuva Frisk, déterminé.
— Finissons-en, répondit Sans après un silence, le regard ailleurs. »
Le roi mit le contact et la voiture démarra. Sans poussa un soupir, et ne quitta pas son frère des yeux, qui agitait les bras avec Toriel, Undyne et Asriel, avant de tourner au bout de la rue. Frisk lui prit timidement la main, le faisant sursauter. Il regarda ses doigts quelques instants, avant de relever la tête vers lui. Il lui adressa un bref sourire, mais l'adolescent savait qu'il n'était pas réel. Sans était persuadé qu'il s'agissait de la dernière fois qu'il voyait son frère. Frisk aurait voulu alléger sa peine et le réconforter, mais il savait que seuls les actes avaient de la valeur aux yeux du squelette. Tant que l'opération ne serait pas terminée, il n'y croirait pas.
Le voyage se fit en silence. Sans s'assoupit rapidement, épuisé par l'agitation qui avait précédé le départ. Asgore sifflotait, concentré sur la route. Seuls les doigts d'Alphys sur le clavier de son téléphone venaient troubler le silence. La scientifique n'avait pas l'air très détendue non plus. Il y avait de quoi. La dernière fois qu'elle avait joué avec des âmes, les événements avaient pris une tournure dramatique. Frisk savait qu'elle voyait cette opération comme une seconde chance, mais aussi comme une pression supplémentaire. Elle n'avait pas le droit à l'erreur. Toriel et Papyrus ne lui pardonneraient jamais si ça se terminait mal.
L'imposant immeuble ne tarda pas à apparaître au loin. La voiture se retrouva rapidement encerclée par un cordon de journalistes. Il s'agissait de la première opération de ce genre, et l'hôpital n'avait pas hésité à leur en parler, vantant les mérites d'une association entre science monstre et science humaine. Les vitres teintées protégeaient les occupant, mais les flashs et le bruit réussirent tout de même à sortir Sans de son état de somnolence. Frisk avait hâte d'entrer pour leur échapper. Il n'était pas d'humeur à subir leurs sarcasmes et questions indécentes. Quelques jours plus tôt, un article avait été publié, disant que les monstres envisageaient d'expérimenter sur lui pour transformer Sans en arme. Même s'il n'y faisait pas attention, plusieurs questions à ce sujet réussirent à percer la barrière protectrice de la voiture.
Asgore, impassible, gara la voiture à l'entrée et patienta, le temps que les gardes royaux leur libèrent la voie. Si Undyne n'était pas là, les chiens de Snowdin avaient reçu l'ordre de les faire entrer sans encombre. Frisk sourit lorsque la langue râpeuse de Lesser Dog vint lui lécher le visage pour le saluer, alors qu'il s'extirpait du véhicule. Le chien avait enroulé son cou tout autour de l'entrée, pour garder les journalistes à l'écart. Les médecins humains patientaient à l'entrée. Dès qu'Asgore posa le fauteuil de Sans à terre, ils vinrent prendre le relai et le pousser à l'intérieur. L'adolescent les suivit avec Alphys, après un dernier coup d'œil à Asgore, qui rentrait soutenir les autres. Il les salua d'un grand geste de la main, puis remonta dans la voiture.
Frisk prit une grande inspiration puis passa les portes à son tour. Les médecins l'attendaient devant les portes de l'ascenseur, le sourire aux lèvres, probablement à cause d'une mauvaise blague de Sans à en juger par son sourire satisfait. Les portes de la cabine s'ouvrirent et ils entrèrent tous à l'intérieur. Dès qu'elles se refermèrent, Frisk sentit un poids tomber sur sa poitrine. Ils y étaient. L'enfant posa les yeux sur le squelette, qui fixait le vide. Il avait l'air nerveux, lui aussi. Frisk hésita, puis lui prit la main. Sans sursauta, puis lui adressa un regard interrogateur, avant de comprendre ce qu'il essayait de faire et de resserrer sa prise autour de ses doigts.
Les médecins les guidèrent jusqu'à leur chambre, où de nombreuses machines patientaient, éteintes. Tout était blanc, du sol au plafond, y compris les deux lits proches qui allaient les accueillir. Pendant que les médecins installaient le squelette dans son lit, Frisk poussa les valises devant les placards.
« Bien, annonça un des médecins, une fois Sans branché sur les machines de l'hôpital et confortablement installé. Comme vous le savez, l'opération aura lieu ce soir. Une infirmière viendra dans une ou deux heures pour faire une prise de sang... À Frisk, se reprit-il après un moment à fixer les os du bras de Sans, puis nous vous préparerons pour le bloc. D'ici-là, le docteur Alphys et mon équipe allons faire en sorte que tout se passe au mieux. Essayez de vous reposer d'ici-là, vous en aurez besoin.
— Merci, docteur, répondit timidement Frisk. »
Il sourit, puis quitta la pièce, les laissant seuls. Frisk se pencha sur les valises presque immédiatement. Il rangea ses affaires dans son armoire, et plaça les quelques bibelots que ses amis lui avaient laissé sur la table de chevet : une lance bleue miniature, un os enveloppé d'un ruban jaune, un morceau de tarte à la cannelle et au caramel, des fleurs dorées et un papier, soigneusement replié, où quelques mots étaient griffonnés :
Hey,
Je n'osais pas le dire ce matin avec tout le monde autour, mais, Frisk, reste déterminé, d'accord ? Quoi qu'il arrive.
J'ai beaucoup réfléchi ces derniers temps, et je pense que c'est ce qui a coûté la vie à Chara. Lorsqu'elle a choisi de s'empoisonner, je pense qu'elle avait abandonné sur tout, elle était trop obnubilée par son plan. Mais toi, tu as le choix. On a toujours le choix.
Alors choisis de te réveiller après l'opération, s'il te plaît. Je ne sais pas ce que je vais faire si je perds mon deuxième frère.
Je t'aime.
Asriel.
Frisk comprit alors pourquoi Asriel semblait aussi agité pendant la séance de rééducation de Papyrus. La dernière fois que sa sœur avait atterri sur un lit d'hôpital, elle n'en était jamais redescendue. Le traumatisme restait ancré. Frisk sortit son téléphone. Il envoya un court message à Toriel pour la prévenir qu'il était bien arrivé, puis en envoya un à Asriel pour lui promettre de se réveiller. Il grimaça. Une promesse était peut-être de trop. Il commençait à comprendre pourquoi Sans ne les appréciaient pas vraiment.
L'adolescent déposa le message sur sa table de chevet, puis se tourna vers la valise de Sans. Il adressa un regard au squelette, qui lui fit signe de l'ouvrir. Frisk grimaça lorsqu'il s'aperçut qu'il n'y avait presque rien à l'intérieur. Son vieux hoodie, deux shorts, une paire de pantoufles roses qui avait vu de meilleurs jours, deux bouteilles de ketchup neuves et un livre d'histoire que Frisk reconnut comme appartenant à Papyrus. Il rangea les vêtements sous l'étagère d'en dessous, puis ramena le ketchup et le livre à côté de Sans. Le squelette regarda les bouteilles d'un air vide. Il n'avait même plus assez de forces pour les attraper.
« Elles viennent de chez monsieur Grillby, remarqua Frisk. Il y a même des messages des habitués dessus.
— Hum.
— On ne peut pas les ouvrir maintenant, parce qu'on doit rester à joint ou quelque chose comme ça, mais après l'opération...
— Hum. »
Frisk perdit son sourire et reposa la bouteille. Il s'installa au bord du lit du squelette et le dévisagea, inquiet. Sans ne le regardait même pas, les yeux perdus sur l'extérieur. L'adolescent posa sa main sur la sienne pour le faire réagir. Il sursauta.
« Sans, tu es sûr que tout va bien ? Tu n'as rien dit depuis qu'on est parti.
— Hum.
— Sans... »
Le squelette soupira et tourna enfin la tête pour le regarder dans les yeux.
« Je veux y croire, gamin. Je veux vraiment y croire, mais... Je ne sais pas si je vais y arriver.
— Tu vas te réveiller, Sans. Tu dois y croire, on en a déjà parlé. Les autres comptent sur toi. Tu n'as pas le droit d'abandonner maintenant, pas si près du but. Dans quelques heures, tout ira mieux.
— Si tu le dis.
— Tu as promis d'essayer, lui rappela l'enfant. C'était ce qu'on avait convenu, dit-il d'un ton de reproches. Tu n'as pas le droit d'abandonner, reprit-il d'un ton déterminé.
— Je n'abandonne pas, grogna Sans, agacé. Mais je pense que tu places tes espérances trop haut, gamin. Je n'ai qu'un seul point de vie. S'ils se foirent, même juste un peu, je n'aurais pas de seconde chance. Et dans une opération sur mon âme ? Tout peut aller mal, très vite. Alors... Ne m'en veux pas si je ne suis pas très optimiste. Ce qui arrivera... Arrivera. »
L'adolescent lui serra la main. Il hésita, mais répondit tout de même à sa sollicitation. Sans força un sourire qui n'avait rien de très enthousiasmant.
« Je vais essayer de me reposer un peu, maintenant. Tu peux mettre la télé. Tu me connais. Lorsque je dors, je scie des os.
— Je suis presque sûr que l'expression, c'est scier des bûches.
— Vraiment ? Tu refuses de croire une vieille branche ? Ça me laisse de bois. »
Frisk tenta d'arracher son coussin pour lui lancer à la figure. Même alité, Sans l'évita sans difficulté. Faussement vexé, l'adolescent retourna dans son lit et alluma la télévision. Presque toutes les chaines d'information parlaient de l'opération à venir, ce qui ne l'aida pas vraiment à se détendre. C'était une première mondiale, et si elle réussissait, elle ouvrirait la porte à plus de liberté pour la médecine humaine et monstre, notamment dans la guérison du SIDA et des cancers. Frisk voulait déjà guérir Sans, le reste attendrait.
Perdu dans ses pensées, il revint à lui près d'une demi-heure plus tard lorsque la porte s'ouvrit sur l'infirmière venue lui faire sa prise de sang. Frisk lança un regard vers le squelette. Couché dos à lui, il dormait paisiblement. L'adolescent grimaça quand l'aiguille se planta dans son bras, et préféra ne pas regarder avant que ça ne soit terminé. L'infirmière le remercia et lui indiqua qu'ils devraient venir dans quelques heures pour l'anesthésie.
Frisk prit son mal en patience et décida de copier Sans. Il se coucha et s'endormit en quelques minutes, encore secoué par les récents événements. On lui avait toujours dit que les événements passaient plus rapidement en dormant, il n'imaginait pas à quel point.
Il fut tiré du sommeil par de petites secousses sur son bras. L'adolescent se frotta les yeux et s'assit sur le lit. Alphys lui sourit gentiment, et rejoignit les médecins qui attendaient dans l'entrée. Quelqu'un devait avoir réveillé Sans également. Il avait les yeux ouverts, quoique toujours à moitié endormi, et peinait à garder sa concentration sur le groupe de personnes.
« Désolé de vous tirer de votre sieste, dit le docteur qui les avait accueilli. Nous allons nous mettre en route vers le bloc. Je suis le docteur Folhope, c'est moi qui serais en charge de l'ensemble de l'opération, avec le docteur Alphys, que vous connaissez déjà. Nous avons revu ensemble les dernières procédures, et nous sommes prêts. Est-ce que tout est bon de votre côté ? Nous savons qu'il s'agit d'une opération risquée, et s'il vous reste des questions...
— Je suis prêt ! répondit Frisk avec détermination. »
Il tourna la tête vers Sans, tout comme les docteurs. Il n'avait pas l'air très à l'aise, mais il finit par hocher la tête. Presque immédiatement, deux docteurs vinrent retirer les freins de leurs lits respectifs pour les guider vers la sortie. Ils passèrent devant toute une série de couloirs, dont le grand hall, où Frisk sourit en repérant Toriel, Papyrus et Undyne, déjà en position dans la salle d'attente. L'adolescent leur adressa de grands signes, qu'ils lui rendirent. Il put ensuite entendre Undyne siffler et crier :
« Tu es la meilleure, babe ! Tu vas tout défoncer ! Montre-leur à quel point tu es douée ! »
Alphys, qui avait tenté de l'éviter, rougit furieusement sous le compliment, ce qui détendit l'atmosphère.
Ils ne tardèrent pas à arriver dans un couloir plus étroit et qui ressemblait étrangement à ceux des séries télévisées hospitalières. Frisk prit une grande inspiration lorsqu'il passa les grandes portes. On lui posa une charlotte stérile sur la tête presque immédiatement, tout comme à Sans, ce qui était franchement ridicule vu la taille de son crâne. Le chapeau ne tenait pas vraiment droit. Ce n'était de toute façon pas comme si Sans pouvait perdre ses cheveux.
Les deux lits furent positionnés côte à côte. Frisk n'avait qu'à tendre la main pour atteindre Sans, ce qu'il finit par faire en entendant un discret bruit venant de sous les draps et qu'il identifia vite comme étant un tremblement d'os. Sans lui sourit difficilement, clairement bien plus paniqué qu'avant, mais il tint bon. Les médecins se mirent en position.
« Qu'est-ce qui va se passer ? demanda Sans d'une petite voix.
— Nous allons vous endormir tous les deux, expliqua le médecin. Ensuite, nous allons prélever un morceau de l'âme de Frisk et le transférer sur votre âme, dans une entaille qui sera faite immédiatement après. Le trou dans l'âme de Frisk sera comblé avec de la détermination et... d'autres choses. C'est le docteur Alphys qui s'en occupera. Si tout se passe bien, dans deux ou trois heures, tout sera terminé.
— D'accord... Et si ça se passe mal ?
— Nous aviserons en temps réel. Vous êtes prêts ?
— Oui, répondit Frisk, toujours déterminé.
— Allons-y, approuva Sans. »
Alphys s'avança vers le squelette et fit sortir son âme, comme dans une confrontation. Frisk ne put s'empêcher de regarder, ce qui le divertit lorsqu'une énorme aiguille se planta dans son bras, le faisant sursauter. Très vite, sa vision se troubla, mais, dans ses derniers moments de conscience, il appuya un peu plus sur la main de Sans, qu'il tenait toujours. Le squelette lui rendit la pareille, puis tout devint noir.
*********
Groggy, Frisk se sentait étrange. Il flottait dans l'obscurité, plus ou moins conscient. Il ressentait certaines émotions, mais c'était comme si quelque chose l'empêchait pleinement d'expérimenter son existence. Il regarda autour de lui, un peu perdu, à la recherche de quelque chose à quoi se raccrocher. Une lueur.
Peut-être était-ce son imagination, mais il lui sembla qu'il y en avait une non loin de lui, minuscule, mais bien présente. Frisk tenta d'avancer vers elle, troublé par l'absence de matière sous ses pieds. Il marchait, sans avoir l'impression de toucher le sol. C'était effrayant et grisant à la fois.
Plus il s'approchait, plus la lueur lui parut familière. Il connaissait cette autre âme, minuscule, brûlant d'une magie bleu pâle.
« Sans ? appela-t-il. »
Sa voix se répercuta en écho dans l'infini. La petite âme bougea, révélant bientôt aux yeux de l'adolescent une tête et une cage thoracique. Sans ouvrit un œil, puis sursauta. Il regarda partout autour de lui, complètement paniqué.
« Gamin ? Où... Qu'est-ce que... Où est-ce qu'on est ?
— Je ne sais pas. C'est... Je crois que l'on se trouve entre les mondes. C'est là que je vais quand je.... Quand je reviens en arrière.
— D'accord, mais qu'est-ce que moi je fais là ?
— Quel idiot. Pour quelqu'un supposé connaître les lignes temporelles, je pensais qu'il avait au moins un brin d'intelligence. »
Frisk fit volte-face. Dans le noir, une petite fille au pull rayé de vert et de jaune les observait curieusement, un sourire poli plaqué sur le visage. Sans réagit immédiatement.
« C'est... Chara Dreemur ?
— Salutations, comédien. Le plaisir n'est pas partagé. Qu'est-ce qu'il fait ici, Frisk ? Il n'est pas supposé être ici. Tu sais bien que personne n'est censé être ici à part nous.
— Je ne sais pas, c'est... C'est sans doute l'opération, répondit l'adolescent. Nos âmes sont en train de se connecter, et je pense que c'est pour ça qu'il a pu...
— Se quoi ?
— Je lui donne un morceau de mon âme, expliqua Frisk.
— Je vois. Je vais devoir m'opposer à ce projet, dans ce cas. »
Frisk se figea, alors que le sourire de la petite fille s'élargissait. À côté de lui, Sans se tendit légèrement.
« C'est elle, n'est-ce pas ? Celle du hall.
— Oui, avoua Frisk. C'est elle qui a voulu te tuer. C'est elle qui a tué tout le monde.
— Pardon ? demanda Chara, en éclatant de rire. Ce n'est pas moi qui ai tué tout le monde. Je n'ai fait que donner un coup de pouce au destin. Ce n'est pas moi qui ai attaqué Toriel, ni Papyrus, ni Undyne. Je suis intervenue parce que tu te pensais au-dessus des conséquences. Tu pensais que tout effacer réglerait tout, après tout, tout ça n'est qu'un jeu pour toi ? N'est-ce pas ? Tout n'a toujours été qu'un jeu. Tu aurais pu arrêter après Toriel, mais tu ne l'as pas fait. Je t'ai prévenu que Papyrus ne tiendrait pas un coup, mais tu as choisi délibérément de lui couper la tête quand même. C'est toi le cinglé dans cette affaire. Une personne normale ne décide pas du jour au lendemain de tuer sa famille parce qu'elle s'ennuie. Ose me regarder dans les yeux et me dire que ce n'est pas vrai.
— C'est vrai, avoua Frisk. J'ai fait des erreurs. Mais j'ai appris d'elles et je tente de rendre les choses meilleures, toi, tu es juste coincée dans ta vengeance, Chara. Tu n'es pas fatiguée ? On pourrait enfin s'arrêter, redevenir amis comme avant.
— Non ! hurla-t-elle. Non, ce n'est pas juste ! Tu ne mérites pas de fin heureuse ! Tu ne mérites rien de ce qui t'arrive. C'est moi qui devrais être à ta place ! C'est moi qui devrais tous les sauver, puisque tu es incapable de les garder en vie ! Je n'en peux plus de tout ça, Frisk, je n'en peux plus des retours en arrière, des morts, de l'humanité ! Il est temps d'en finir, une bonne fois pour toute, pour que je puisse enfin avoir la paix pour de bon. »
Elle tourna un regard fou vers Sans et dégaina un couteau luisant d'une couleur rouge éclatante.
« Tout ce que j'ai à faire, c'est couper la connexion. Ton âme est mon âme, et je peux voir clairement les liens en train de se tisser. Son âme n'y survivra pas, et toi, tu devras vivre avec les conséquences de ce que tu as fait toute ta vie. Toute ta vie, tu regarderas Papyrus dans les yeux en sachant que c'est de ta faute si son frère est mort ! C'est tout ce que tu mérites. Si seulement il pouvait te détester, mais malheureusement, nous savons tous les deux qu'il est bien trop gentil pour ça. Qu'est-ce que tu feras une fois que tu n'en pourras plus de la culpabilité dans ses yeux ? Tu vas le tuer, lui aussi ?
— Arrête ! Arrête ! hurla Frisk. Je ne comprends pas pourquoi tu t'acharnes comme ça !
— Je t'ai prévenu, non ? Lorsque tu as reset. Ma détermination grossit alors que la tienne faiblit. Si je le tue, je pourrais enfin prendre le contrôle et reprendre ma vie là où je l'ai laissé. Tu es insignifiant, personne ne te regrettera. Quand Maman et Papa verront que je suis revenue, ils oublieront tous ton existence et nous pourrons enfin avancer. J'espère que tu t'es bien amusé, Frisk, la partie est terminée. »
Elle se retourna et, à la vitesse de l'éclair, lança son couteau sur Sans. Le squelette écarquilla les yeux. Frisk hurla.