On achève bien les vivants
Chapitre 2 : Pater Noster - La première hérésie de Carlisle Cullen
9551 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 01/11/2024 22:40
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : "La Boucle Temporelle (septembre - octobre 2024)".
Avant-propos : M'étant égarée dans une boucle infernale de perpétuels remaniements, j'arrive avec un jour de retard pour rendre ma copie… à moins qu'on ne soit encore le 31 octobre et que je sois juste perdue dans ma propre chronologie ;)
Le côté très axé religion qui transpire du texte était un passage obligé, vu le personnage sur lequel j'ai tenté une caractérisation (j'espère que mon manque initial de connaissances sur le sujet ne rendra pas le propos inconsistant) : je trouvais très intéressant d'imaginer le, très croyant et très vampire, Carlisle Cullen piégé dans une boucle temporelle : verra-t-il la fin du tunnel sans pécher ? Bref, quoi qu'il en soit, je me suis bien amusée avec ce défi et j'espère que vous apprécierez le résultat. Très bonne lecture ! ^^
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« L’enfer est vide, tous les démons sont ici. »
William Shakespeare – La tempête
26 octobre 1918 – 18h32
Carlisle Cullen jeta un dernier regard triste au corps d’Edward Masen, se penchant sur la silhouette sans vie de l’adolescent pour clore ses paupières. Les yeux verts ne verraient plus jamais la lumière. Le visage du garçon restait froissé par la douleur, même dans la mort et – pensée inappropriée s’il en est – Carlisle regretta un instant de ne pas avoir été à son chevet, quelques minutes plus tôt, pour pouvoir lui accorder l’extrême-onction. L’adolescent était catholique ; peut-être que recevoir le dernier sacrement aurait pu le soulager un peu de sa peine… Se faisant, Carlisle aurait fait un bien mauvais anglican mais – dans ces circonstances – il était convaincu que Dieu lui aurait pardonné ces quelques négociations avec les limites de son ancien mandat.
Mais c’était fini. Le garçon était mort. Seul. Sa mère emportée par la maladie quelques heures avant lui. Il n’y avait plus rien à faire si ce n’est le recouvrir d’un linceul et prier que l’enfant ait bien atteint le Royaume des cieux. Carlisle ne savait pas pourquoi – il avait assisté au décès de quarante-deux personnes sur la dernière semaine écoulée – mais quelque chose dans la mort de l’adolescent l’avait étrangement touché. Peut-être parce qu’il lui ressemblait un peu. Peut-être parce qu’il semblait si jeune et abandonné. Fraîchement orphelin, il avait paru déserté par l’envie de vivre dès qu’il avait été informé de la mort de sa mère.
Il se releva en soupirant, poursuivant sa tournée. L’après-midi approchait de son terme et déjà à l’extérieur la lumière dure et froide du soleil hivernal déclinait. Il était presque dix-huit heures trente et les lueurs crépusculaires mourantes projetaient une lumière blafarde à travers les vitres sales de l’hôpital du Cook County de Chicago. L'air était lourd, chargé de relents d’antiseptique, saturé de l'odeur métallique du sang et des effluves des divers fluides perdus par les corps mourants : la senteur piquante et ammoniaquée de l’urine se mélangeait à celles acides et rances du vomi et de la sueur, se confondant dans un remugle écœurant. S’il s’était écouté, Carlisle, pourtant depuis longtemps accoutumé au parfum mortifère du milieu hospitalier, aurait fui l’endroit pour trouver un peu d’air frais et courir dans la forêt. Il se sentait moralement harassé. Le prédateur sanguinaire, bien tapi quelque part au fond de lui, n’était pas ravi lui non plus : ce n’était pas un vivier où trouver de la chair fraîche, c’était un cloaque où seul un charognard aurait pu espérer prospérer.
Les lieux entiers suintaient la mort, la saleté et le désespoir collaient à la peau de ceux qui y erraient. Voilà des jours que le sanatorium subissait de plein fouet la seconde vague de l’épidémie de grippe espagnole et devait faire face à une arrivée toujours plus massive de patients. Il y avait pu y avoir une dizaines de décès certains jours et la morgue au sous-sol, qui ne pouvait plus être évacuée au fur et à mesure à cause des mesures de quarantaine, débordait de corps. Par manque de place, une trentaine d’entre eux avaient déjà dû être incinérés, à la demande des autorités et sans accord des familles, la semaine précédente. Tout le Nord du pays était sévèrement touché par l’épidémie et l’Illinois entrait dans le dur du pic pandémique. Le directeur de l’institution avait été contraint par la situation à accueillir bien plus de malades que l’établissement n’aurait normalement dû en contenir et, même ainsi, ils avaient commencé à trier les personnes prises en charge. Les afro-américains étaient maintenant systématiquement redirigés vers l’hôpital de la Providence… hôpital qui était le plus saturé et insalubre de l’État depuis que le conseil sanitaire du comté avait déclaré le confinement des lieux publics quatre jours plus tôt. Les écoles fermées ne pouvaient plus légalement être utilisées pour accueillir les populations noires.
À Chicago, ils avaient depuis plus d’une semaine dépassé le stade critique : plus de 60 % des foyers étaient, à présent, touchés par la grippe et près de 18% comptaient au moins un membre dont les symptômes dégénéraient vers une forme létale. La surpopulation engendrait des problèmes d’hygiène, un encombrement complet de l’espace et un épuisement des soignants. Les « infirmières » étaient majoritairement non formées, recrutées sur le tas pour palier la pénurie de personnel qualifié : c’était pour beaucoup des filles d’ouvriers sans instruction – là pour toucher une rente ou par altruisme – ; des mères de famille esseulées dont les maris et fils étaient partis faire la guerre en Europe, qui se lançaient à corps perdu dans le soin des mourants pour s’occuper les mains et l’esprit. Ils faisaient tous front ensemble, mais ils perdaient invariablement la bataille. Chaque jour c'était le même cycle qui recommençait : les vagues de malades se succédaient ; dès qu’un patient mourrait ou, plus robuste, montrait des signes de rémission spontanée et pouvait rentrer chez lui, un autre prenait sa place ; des soignants – contaminés alors qu’ils tentaient de venir en aide aux autres – prenant de plus en plus souvent place sur les brancards et lits d’appoints. Aucun traitement efficace n’avait été trouvé, pas de vaccin efficace mis au point, et toutes les thérapeutiques qu’ils pouvaient prodiguer, soulageaient à peine les symptômes, n’agissant pas au-delà de l’effet placebo. Le travail consistait essentiellement à garder les malades au chaud, à essayer de calmer les symptômes de ceux souffrant de complications respiratoires et à les empêcher de continuer à propager la maladie à l’extérieur en les conservant sous cloche.
Alors qu’il mélangeait de l’huile de ricin à de la quinine, injectant le produit obtenu en sous-cutanée, puis passait ses mains glacées sur le front des patients pour leur donner l’impression qu’il pouvait – au moins l’espace d’un instant – faire chuter leur fièvre, Carlisle se sentait davantage comme le Pasteur qu’il avait été des siècles auparavant que comme un médecin. Il passait de longues minutes au chevet des malades et essayait d’apaiser leurs douleurs plus par ses mots plus que par les remèdes inefficaces qui leur dispensait. Et il priait pour eux. Dès qu’il avait un interstice de vide, il priait pour que la souffrance des mourants s’achève et que les vivants se relèvent de leurs pertes.
C’était tout ce qu’il pouvait faire et, en certains instants tortueux, l’espace d’une seconde ça le frustrait. Presque immédiatement après l’avoir éprouvé, la sensation le désertait et faisait place à la honte. Son orgueil ne devait certainement pas le mener à remettre en cause le Grand Plan. Depuis que Dieu avait empêché qu’il ne succombe à ses instincts monstrueux et se nourrisse d’humains, Carlisle n’avait plus jamais remis sa foi en question : il croyait profondément au repos éternel et à la prédestination. Malgré tout, dans certains instants comme ceux-ci, pendant lesquels, il voyait de jeunes gens comme Edward Masen mourir ; fauchés par la maladie ou par la guerre, avant d’avoir eu l’occasion de vivre quoi que ce soit de significatif ; il ne pouvait s’empêcher d’être saisi par un sentiment d’impuissance et de découragement. L’impression d’un gâchis.
C’est cette impression de gâchis, s’installant en lui depuis plus jours, alors que la seconde vague de l’épidémie ne semblait pas vouloir finir, qui le faisait présentement se sentir si exténué. Carlisle passa machinalement une main lasse sur son visage et adressa un sourire doux à la jeune infirmière épuisée, marchant à ses côtés, quand elle s’enquit vivement de sa fatigue, soulignant sa pâleur et s’inquiétant qu’il ne soit en train de couver la maladie à son tour. La pauvre avait peur qu’il se tue à la tâche ou se soit contaminé. Elle ne savait pas qu’il était la seule personne de tout l’hôpital n’ayant aucun risque d’attraper le mal – il en avait déjà un autre type, bien installé en lui – et qu’il ne pouvait pas se fatiguer, peu importe le nombre d’heures par jour qu’il passait à s’occuper des patients. Petit miracle de la physiologie d’un immortel.
Il la rassura par une boutade, forçant plus que d’habitude sur son accent de Westminster et précisant qu’il était rare que les londoniens soient autre chose que « pâles ». C’était toujours amusant de voir la manière dont sa blancheur maladive n’était remarquée par les humains que dans des circonstances aléatoires : voilà quatre jours qu’il travaillait aux côtés de la jeune fille et elle n’avait jusque-là jamais paru s’étonner de l’aspect blafard de sa peau. Carlisle supposait qu’il s’agissait d’un mécanisme de défense dicté par l’instinct de survie. Quelque chose qui dissuadait les humains de s’approcher de lui suffisamment ou de le fixer assez longtemps pour prendre la mesure de son apparence surnaturelle. Comme si leur inconscient leur soufflait de ne pas l’examiner trop attentivement.
Au loin, il entendit résonner l’Angélus et s’excusa. Il était temps de quitter son office au Cook pour entamer son second service. Il devait aller se sustenter, en attrapant une biche ou un coyote dans la forêt voisine et se rendre dans un hôpital de fortune – installé pour les noirs, depuis sept jours au sein l’Église Sud de la troisième rue – pour une nouvelle nuit de labeur.
Dans ces circonstances particulières, Carlisle pouvait à la fois bénir son état de médecin vampire et – étonnement – les mesures ségrégationnistes : non seulement il était à même de traverser la ville en un temps record – pouvant utiliser sa vitesse pour parcourir les 25 km séparant les deux lieux en l’espace de quelques minutes –, les rues presque désertées grâce au confinement et aux entraves de circulation mises en place par les autorités, rendant plus aisé de se déplacer à un rythme immortel sans se faire repérer ; et le fait que les populations blanches et noires au Nord et au Sud de la ville ne se croisent pas et ne communiquent jamais entre elles, faisait qu’il était facile pour lui d’assurer un double service sans que personne ne puisse réaliser ce qu’il faisait. Le vieux révérend gérant l’église n’avait été que trop heureux d’accueillir un médecin qualifié désirant travailler de nuit, auprès de noirs et dans la clandestinité, pour une bouchée de pain. Il ne lui avait posé aucune question lorsqu’il était venu proposer ses services, saluant sa venue comme s’il avait été une apparition divine. Ainsi, aucun de ses employeurs ne remarquait qu’il œuvrait jour et nuit et il pouvait paisiblement remplir une charge double à celle d’un médecin humain.
Même si les soins qu’il pouvait apporter étaient limités, sa suractivité lui donnait au moins l’impression de pouvoir se rendre utile en apportant un peu de réconfort. Loué soit le Seigneur pour les quelques bénéfices apportés par sa condition !
La nuit fut presque paisible : un seul mort à déplorer et une vingtaine de patients, dans un état stable, à soulager. Peut-être l’épidémie allait-elle enfin sortir de sa phase la plus rude et le nombre de cas commencer à décroître ? Carlisle, comme chaque jour depuis une semaine, travailla jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Il fut tiré de sa tâche par les cloches de l’Angélus, s’excusa auprès des sœurs qui l’assistaient, et il prit congés. Il alla se laver et changer de vêtement pour rafraîchir son apparence. Il se rendit alors jusqu’au Cook, prêt à entamer une nouvelle journée. Tandis qu’il approchait de l’établissement une drôle d’impression monta en lui, comme un détail imperceptible qui clochait et sur lequel il ne parvenait pas à mettre le doigt.
Il passa les portes extérieures du Cook et atteint la loge du personnel. Il enfila une blouse et des gants propres. Tout lui semblait tourner au ralenti tout à coup. Lorsqu’il croisa le directeur de l’hôpital, celui-ci lui adressa une salutation fatiguée; un sourire usé jouant sur ses lèvres, passant un doigt nerveux dans sa moustache en faisant tomber ce qui ressemblait à quelques miettes de pain sur la cravate verte, tâchée, qui pendait mollement autour de son cou. L’homme avait exactement la même allure négligée que la veille. Le même sourire harassé, les mêmes miettes tombant exactement de la même manière sur la même cravate, déjà tâchée la veille, qu’il n’avait pas pris la peine de changer. C’était le début de la journée et Carlisle avait déjà hâte qu’elle se termine, tant elle lui paraissait tristement identique à la précédente. Il colla un sourire factice à ses lèvres, secoua la tête, et pénétra dans le hall principal.
Il aperçut Edward Masen, allongé sur l’un des brancards du fond, ses yeux verts à demi-clos tandis qu’il était secoué de violentes quintes de toux qu’il cherchait à étouffer. Sa mère, Élisabeth, l’observait d’un regard fiévreux, mais vigilant, recroquevillée dans un lit d’appoint à quelques mètres du sien, elle agonisait mais tentait encore de veiller son fils.
Élisabeth Masen était morte à 16 h 09 le 26 octobre, sous les yeux de Carlisle ; Edward Masen à 18 h 26, selon l’infirmière du secteur ; Carlisle avait de lui-même pu constater le décès du garçon à 18 h 32, le 26 octobre 1918.
Carlisle sentit ses mains se crisper violemment et retint difficilement un cri de stupeur. Il se figea et eut envie de rebrousser chemin, de sauter par une fenêtre et s’enfuir au loin : même le prédateur en lui semblait effrayé. C’est dire si la situation était mauvaise. Un vampire pouvait-il perdre l’esprit ? Il demanda à l’infirmière la plus proche de lui confirmer l'heure et la date du jour ; celle-ci lui adressa un regard interloqué avant de s’exécuter.
26 octobre 1918 – 8 h 06
Carlisle repoussa fermement sa peur et s’approcha – aussi vivement qu’il le pouvait sans que ce soit suspect pour des yeux humains – du lit du garçon, ne prenant pas la peine de commencer sa tournée par l’ordre habituel et ne demandant pas l’identité des cas « prioritaires » à l’infirmière assurant les soins matinaux. Désarçonnée par son attitude étrange, la fille lui avait embrayé le pas sans poser de questions, n’osant heureusement pas contester son changement de mode opératoire.
Carlisle n’avait cœur à préserver les apparences, tout subjugué par cette étrange résurrection et le mystère se cachant derrière la répétition du jour. Quel type de diablerie était à l’œuvre ? Devenait-il fou ou était-ce un miracle ? Il repassa le fil de la journée du 26 octobre au crible de sa mémoire parfaite, en analysant chaque menu détail sous tous les angles. Il n’avait aucune explication à ce qui venait de se produire mais si l’homme de foi était profondément troublé – et plus qu’un peu horrifié –, l’homme de science en lui exultait presque, son esprit scientifique vivement aiguillonné par la situation inédite. Mais, tandis qu’il auscultait Edward – les constantes de l’adolescent étaient presque parfaitement identiques à celles de la veille lorsqu’il les avait relevées vers 8 h 47 – son cerveau ne parvenait à formuler la moindre hypothèse probante sur le phénomène incongru qu’il vivait.
Comme l’aurait déclamé le dramaturge : « il y avait plus choses sur Terre et dans le Ciel que ne peuvent en concevoir la philosophie » Carlisle supposait que ça s’appliquait également à la science, à la religion et à l’ensemble des connaissances qu’un vampire curieux avait pu amasser en plus de deux siècles.
- Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie…
Les mots d’Edward sortirent dans un toussotement, ses yeux brûlaient de fièvre, mais leur vert violent semblait vouloir transpercer Carlisle, sondant une âme possiblement absente.
- Qu’avez-vous dit mon garçon ?
Sa voix s’éleva de manière déraisonnable, sous le coup de la panique, sonnant moins douce qu’à l’accoutumée. Et il avait sursauté violemment, fissurant le guéridon posé à côté du brancard dans un geste malencontreux. Heureusement les trois personnes autour de lui n’avaient pas paru noter l’incident, ne remarquant pas que le léger coup de genou qu’il avait donné à la table en avait fissuré le bois. Il était surpris au point d’être hors de contrôle et ne maîtrisait même plus sa force vampirique, Carlisle ne s’était pas aussi senti aussi dangereusement imprévisible depuis l’année de sa transformation : il aurait pu blesser quelqu’un. Si le monstre paraissait proche de la surface face à l’incertitude de la situation, la peur qui s’emparait de lui avait quelque chose de très humain.
Le garçon ne répondit pas agité par une nouvelle quinte de toux, sa mère le fit, lançant un drôle de regard à Carlisle.
- Je vous prie de bien vouloir excuser mon fils, Docteur Cullen. Il délire certainement à cause de la fièvre. Shakespeare est son auteur préféré… N’avez-vous aucun moyen de le soulager ?
Une pure coïncidence ? Dans des circonstances différentes, Carlisle aurait pu y croire ; là, il avait la nette impression qu’Edward Masen n’était pas ordinaire et qu’il y avait une raison au fait qu’un adolescent humain semble corriger ses pensées et que ce soit la journée de sa mort qui se répète sous ses yeux immortels.
Mme Masen tremblait et avait le visage blême, mais elle soutenait son regard et s’exprimait encore d’une voix claire et forte. Il n’avait pas eu l’occasion de beaucoup lui parler la veille – trop occupé par les dizaines de patients qu’il devait visiter pour s’attarder – mais il savait qu’elle avait plaidé auprès des infirmières de longues minutes pour qu’elles essaient des traitements impossibles, de la dernière chance, sur son fils. Jusqu’à ces derniers instants, elle avait réussi – ne tenant que par les nerfs – à exiger des soins miraculeux pour son enfant et à ignorer sa propre agonie.
Carlisle avait capté, via son audition vampirique, les vives discussions entre les infirmières ayant suivi la mort. Elles s’étaient à demi-mots réjouies que Dieu ait finalement rappelé la mère, qui semblait pourtant en bien meilleure santé, avant le fils. Carlisle pouvait facilement comprendre la notion : il n’avait jamais eu d’enfant – c’était sans doute l’un de ses pires regrets en tant qu’immortel – mais il avait côtoyé assez de parents en deuil au fil des décennies pour réaliser que perdre un enfant était certainement la pire souffrance que puisse connaître un être humain. Il n’y avait même pas de mot pour l’exprimer. Comme si aucun terme ne pouvait être suffisant pour qu’on lui accole cette perte indicible.
D’un autre côté, perdre ses parents aussi jeune était également une source de souffrance : le père du garçon était mort lors de la première vague de l’épidémie, à peine plus d’un mois plus tôt, maintenant la maladie lui arrachait sa mère quelques heures avant qu’il ne sombre à son tour. C’était une drôle de cruauté du destin. Carlisle avait passé de longues minutes la veille à essayer – sans succès – de réconforter Edward pour sa perte. Du fond de sa fièvre, l’adolescent avait été secoué par le deuil, encore juste assez lucide pour verser des larmes sur sa mère ; assez lucide pour lui parler de sa jeune vie et des espoirs d’avenir, désormais impossibles, qui l’avaient tiraillé. Edward paraissait plein d’humanisme et pacifiste, pourtant il avait voulu s’engager avant d’être majeur et partir faire la guerre en Europe pour honorer la mémoire de son père – un homme dur qui ne l’avait jamais reconnu pour ce qu’il était et qui voulait qu’il prenne sa suite en tant qu’avocat d’affaire alors que l’adolescent se rêvait en pianiste ou en médecin –, il avait été stoppé in extremis dans son projet par la maladie. C’était un garçon intelligent, curieux de tout, qui aimait la science presque autant que la littérature. Et il adorait la musique presque autant qu’il adorait Dieu. À de nombreux niveaux Carlisle pouvait s’identifier à lui.
Le vampire s’était « la veille » promis d’être aux côtés de l’adolescent pour l’accompagner dans ces derniers instants, mais, perdu dans le fil de la journée et devant s’occuper d’une foule d’autres patients, il avait eu quelques minutes de retard. Ratant de très peu le départ de l’adolescent pour le Royaume des cieux.
C’est ce qui avait sans doute autant perturbé Carlisle et l’avait mené à être si marqué par le décès du garçon. Cette fois, Carlisle allait prendre le temps de parler à Mme Masen et de donner les derniers sacrements à la mère et à l’enfant. Peut-être était-ce qu’il avait raté la veille et qu’il devait corriger. Peut-être cette répétition du 26 octobre était un cadeau pour lui permettre de réparer sa faute et d’être fidèle à la promesse qu’il s’était faite à lui-même.
- Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, Madame.
Son serment sembla apaiser la féroce petite femme qui lui adressa un sourire fatigué avant de se repositionner dans son lit et de succomber au sommeil. Carlisle continua sa journée, assistant au mieux les divers patients dont il s’était occupé la veille, refaisant les mêmes gestes, mais espérant modifier suffisamment ses paroles pour leur apporter davantage de réconfort.
Quelques minutes avant la mort de Mme Masen, il était présent à ses côtés pour lui proposer de lui donner les derniers sacrements… plaisantant que, dans une autre vie, il avait manqué d’être prêtre. Les infirmières le regardèrent comme s'il avait perdu l’esprit, mais il ne s’en soucia pas et la mourante s’accrocha à sa main avec ferveur, hochant gravement la tête et acceptant qu’il se prête à cet ersatz de cérémonial.
-S’il vous plaît, Docteur. Ainsi, je pourrai partir en paix.
Elle serra son bras glacé et dur comme le marbre avec presque assez de force pour se blesser elle-même pendant qu’il prononçait des mots qui lui semblaient terriblement déplacés sur sa langue d’ancien pasteur. Il étala un peu d’huile de ricin sur son front et pria pour elle. Mais, tandis qu’il priait pour le salut de son âme, Mme Masen ne se tut pas et ne se laissa pas bercer par l’oraison ; à la place, elle se mit à le questionner.
-Le mensonge est-il un péché, mon père ?
Il y avait un jugement si tranchant dans le murmure que ça foudroya presque Carlisle. Il n’était pas père. Il avait renvoyé la question, un vague malaise montant en lui qui passait sa vie à prétendre être un autre.
-Qu’en pensez-vous ?
-Je crois que ça dépend de la nature du mensonge. De sa gravité. Et si c’est un mensonge destiné à protéger les autres ou à se protéger soi-même.
-C’est une réponse sage…
-Quand vous avez dit plus tôt que vous feriez tout ce qui était en votre pouvoir pour sauver mon fils, étiez-vous sincère ?
Carlisle avait l’impression de se transformer en statue de sel au fur et à mesure qu’elle prononçait les mots. Ça ne s’était pas passé comme ça la veille : il n’avait pas pris d’engagement qu’il était incapable de tenir. Un drôle de sentiment enserrant sa poitrine, il se força néanmoins à lui répondre.
-Bien sûr.
Elle eut un hochement solennel et lui adressa un étrange sourire en coin. Paraissant soudain plus jeune que son âge et pleine d’espoir en dépit de son apparence maladive.
-Merci Docteur. Vous avez le pouvoir de le sauver, n’est-ce pas ? Si vous n’êtes pas un menteur, il vivra. J’ai confiance en vous : je remets sa vie entre vos mains.
La sentence l’avait presque foudroyé. Ce furent les derniers mots prononcés par Mme Masen avant que sa respiration devienne erratique et que son cœur ne lâche.
Avoir le pouvoir de le sauver ?
Non.
Le vampire resta perdu dans ses pensées un long moment après le décès de la femme, le regard enfiévré, mais plein de certitude qu’elle lui avait adressé les quelques minutes avant sa mort – comme si elle avait pu voir à travers lui – le hantait. Plus tôt Edward avait quasiment semblé capter ses pensées ; maintenant, c'est sa mère qui faisait montre d’une intuition désarmante. Peut-être étaient-ils ce qu’Aro appelait des humains avec « des prédispositions » ? Des mortels ayant d’étranges pouvoirs qui se révéleraient pleinement si on choisissait de les transformer en vampire. La transformation volontaire d’humains en vampires… la perspective avait toujours profondément dérangé Carlisle. S’il pouvait comprendre qu’un vampire obéissant à ses instincts consomme du sang humain et, par erreur – comme son propre créateur – n’achève pas la victime et conduise à sa transformation ; il ne pouvait admettre qu’on condamne délibérément d’autres à cette semi-existence maudite. Cette soif incessante, insatiable, qui les rongeait nuit et jour tandis qu’ils erraient éternellement sur terre.
Ce n’était pas ce que Mme Masen lui avait demandé. Il se faisait des illusions : si la femme avait vraiment su ce qu’il était, elle ne lui aurait pas demandé ça. Elle n’aurait pas voulu qu’il condamne son fils à cette existence. Peu importe ce qu’elle avait cru percevoir en lui, la femme se trompait : il faisait déjà tout ce qui était en son pouvoir pour aider l’adolescent. Tout ce qui était humainement possible. La vie du garçon n’était pas entre ses mains, mais dans celles de Dieu.
Essayant d’oublier l’impression pesante que les derniers mots de Mme Masen avait installée en lui, Carlisle ignora son angoisse et alla passer un long moment avec Edward. Les quelques minutes avant sa mort, il était, cette fois, à ses côtés. Le garçon était au-delà de tout secours, mais le médecin pouvait faire de son mieux pour le réconforter. Il se permit même, un instant de passer ses bras autour de lui, à un moment où les autres soignants ne l’observaient pas. Il se sentait plus proche de l’adolescent qu’il ne l’avait été d’un humain depuis des décennies : presque comme s’il avait s’agit de son propre enfant, plutôt que d’un patient. À lui aussi, il donna l’extrême-onction. La conversation fut plus légère qu’avec sa mère. Et le garçon paru presque apaisé, malgré la douleur gravée sur ses traits, lorsqu’il rendit son dernier soupir.
Carlisle lui n’était pas apaisé. Il n’avait qu’un mot en tête.
Mensonge.
L’Angélus du soir sonna, mais Carlisle se sentit physiquement incapable de quitter le Cook County pour rejoindre son office dans l’Église Sud. Il demanda à rester sur place et alla se terrer dans une salle réservée aux soignants.
Dans la chambre, il y avait une croix. Il la fixa longuement. Alors qu’il adressait des mots de repentir, il ne savait pas très bien s’il les adressait à Dieu, à Edward ou à Mme Masen.
27 octobre 1918 – 6 h 47
Carlisle s’était relevé de la salle allouée aux soignants quelques dizaines de minutes avant que les cloches de l’Église voisine ne carillonnent. Il retourna dans le grand hall, encore plongé dans la peine ombre, – les rares lampes à huile, éclairant faiblement les bureaux des veilleuses – et le traversa, fébrile, ignorant les râles et toussotements des malades. L’odeur de mort était partout. Il se rendit directement au pied de l’enveloppe funéraire où reposait le corps d’Edward Masen : les derniers défunts n’avaient pas encore pu être acheminés en bas à la morgue, celle-ci ayant visiblement atteint sa saturation maximale ; dans l’attente, les morts les plus récents avaient été sortis des lits – pour laisser la place à de nouveaux malades – et leurs corps avaient directement été alignés le long d’un des murs du fond, soigneusement enveloppés dans leurs linceuls.
Carlisle retira précautionneusement le tissu recouvrant le visage d’Edward et soupira à la fois de soulagement et de regret en contemplant le visage fin et blafard, déjà tiré par la rigidité cadavérique. Il avait fait ce qu’il fallait. Le cauchemar était apparemment fini. Carlisle soupira et adressa une prière au Seigneur ; soudain l’Angélus retentit et quelque chose dans la réalité sembla se distordre.
26 octobre 1918 – 7 h 05
Carlisle avait vécu plus de 101 105 jours depuis sa venue au monde, il avait passé aux alentours de 93 075 nuits, éveillé depuis sa transformation ; pourtant, il n'avait jamais connu une journée strictement identique à la précédente, aucune nuit qui ne se soit dissipée sur une aube nouvelle. Jamais. C'était impossible. Pourtant, le 26 octobre recommençait pour la troisième fois. La maudite journée identique en tout point à celle qui venait de s'achever. Carlisle n'avait pas cligné des yeux, n'avait pas bougé, néanmoins — comme pris dans une étrange fantasmagorie — il avait pu voir comme un enrayement quasi imperceptible dans son environnement. Un instant, il contemplait le cadavre d'Edward Masen, blanc comme un linge, rigide comme un cadavre, son beau visage à jamais figé dans un rictus de douleur ; la seconde suivante, il était revenu au petit matin du 26 octobre et le jeune homme était encore bien vivant, essayant de tousser le plus discrètement possible alors que sa mère — mourante, elle aussi, — tenait son chevet, le couvant d'un regard enfiévré.
Carlisle avait vécu des milliers de journées, passé des milliers de nuits à s'interroger sur la condition d'une créature qui n'avait même pas droit au repos. Il avait été transformé en une créature de cauchemar, subissant des décennies de solitude à lutter contre une irrépressible soif de sang. Il n'avait jamais plus vacillé dans sa foi en Dieu depuis qu'il avait compris ne pas être totalement damné et pouvoir subsister sans prospérer sur des meurtres ; pourtant, il se sentait pris d'une terreur indicible à l'idée de connaître une quatrième occurrence de cette journée. Peu importe que ce soit Dieu ou le Diable qui soit en train de le mettre à l'épreuve, il ne savait combien de répétitions de la mort d'Edward Masen, il pourrait encore endurer.
Il erra toute la journée dans l’hôpital, laissant son corps en pilote automatique. Il reproduisit presque à l’identique les actions qu’il avait entreprises lors de la première occurrence du 26 octobre, n’approchant cette fois pas du chevet de Mme Masen avant qu’il ne soit trop tard. Il ne se parjurerait pas de nouveau. Une force irrésistible le poussa néanmoins à chercher à consoler Edward après que celui-ci ait – de nouveau, même si Dieu merci, il ne se le rappelait pas – perdu sa mère. Il s’installa à son chevet et caressa les cheveux du garçon pendant qu’il pleurait, lui racontant des bribes de sa propre histoire pour essayer de l’apaiser.
Quand Edward mourut pour la troisième fois, Carlilse eut l’impression que son cœur mort se brisait.
Il ne pouvait pas attendre pour fuir les lieux : cette fois, il quittait Cook County avant même que l’Angélus ne puisse sonner, se dirigeant résolument vers l’Église Sud. La nuit fut assez calme et identique à celle vécue deux jours auparavant ; de minuit à sept heures quatre, il était bien rendu au 27 octobre et le passage de la nuit s’effectuait… Il partit pour le Cook avec lassitude, percevant déjà que la boucle n’était pas rompue.
Au son de l’Angélus du matin tout s’enraya et la journée du 26 octobre recommença.
26 octobre 1918 - 7 h 57
En arrivant au Cook, cette fois, Carlisle passa par la porte arrière, veilla à ne croiser personne et s’enferma dans un local inoccupé se laissant choir au sol. Un vampire pouvait-il faire une névropathie ? Un épisode de neurasthénie ? Une démence à teneur hallucinatoire ? Carlisle secoua la tête et se mit à implorer Dieu. Priant de longues minutes, les mains jointes, cherchant n’importe quel signe sur la marche à suivre. Une voie qui lui indiquerait la nature de ce piège temporel et lui donnerait n’importe quelle porte de sortie. Au fond de lui, la sensation d’avoir failli était de plus en plus prégnante.
Il n’avait pas la sensation de devenir fou. Il avait l’impression de manquer une donnée essentielle du problème et d’échouer à remplir une mission divine. Il avait la sensation de devoir sauver Edward Masen, mais il n’avait aucune idée de comment si prendre. Était-ce seulement possible ? Il n’était pas dieu.
Quand bien même le jour se répéterait-il des milliers de fois et aurait-il le temps de comprendre la maladie au point de pouvoir concevoir un remède que ce serait trop tard. Ce n’était pas de la grippe espagnole que l’enfant était en train de mourir, mais de ses séquelles. Le pronostic vital était engagé bien avant le 26 octobre : le corps du garçon était épuisé, ses poumons trop abîmés pour fonctionner correctement depuis plusieurs jours. À ce stade les traitements qu’ils lui prodiguaient étaient de purs soins de confort, destinés à le soulager, pas à le guérir.
Carlisle secoua la tête et s’admonesta lui-même : il n’y avait qu’une unique possibilité qui lui permettrait d’aider le garçon et ce serait certainement le pire péché qu’il puisse commettre. Il ne tomberait pas si bas. Il pouvait à peine l’envisager sans trembler. Ça ne pouvait pas être le dessein de Dieu. Le fait même qu’il l’envisage montrait sa faiblesse. Il ne créerait par une vie aussi absurde, ne condamnerait pas un adolescent aussi honorable à une éternelle damnation parce qu’il était bouffi d’orgueil et essayait de donner un sens à cette interminable journée. Il ne se saisirait de cette insupportable situation répétitive comme d’une excuse pour rompre sa solitude.
Si c’était une ordalie, il la subirait. Encore et encore.
Sa résolution raffermie, Carlisle sortit de sa cachette pour aller affronter le jour. Pourtant, quand Edward mourut pour la quatrième fois ; l’idée de céder et de le « sauver » avait été si tentante qu’il avait senti ses canines s’allonger pendant qu’il prodiguait pour la deuxième fois le dernier sacrement à l’adolescent.
Ne nous soumets pas à la tentation et délivre-nous du mal.
Il n’était pas sûr de pouvoir supporter de perdre le garçon une fois de plus. Il quitta de nouveau le Cook de manière brusque avant la fin de son service, après s’être excusé de manière laconique auprès des infirmières.
Il avait l’impression d’être poursuivi par le diable tandis qu’il sautait de toit en toit pour rejoindre l’hôpital de fortune du quartier Sud.
À moins que le diable ce ne soit lui.
Quand il pénétra dans la chapelle de la troisième Église Sud, il était presque submergé par le soulagement. Là aussi la soirée se répétait, mais elle était étonnement moins dure. C’était injuste à dire, mais le seul décès enregistré cette nuit-là était un homme ayant atteint l’âge plutôt respectable de soixante-deux ans : ça restait une tragédie, bien sûr, mais pas une qui bouleversait Carlisle. Il ne semblait pas avoir autant d’enjeu de ce côté. Pas de grands yeux verts pour le transpercer, ni de mère trop intuitive pour le traiter de menteur et le pousser à renier tout ce qu’il croyait juste.
26 octobre 1918 – 18 h 26
Carlisle avait besoin d’une journée sans les Masen, de faire une pause dans la boucle.
Il ne s’était pas rendu au Cook ce jour-là, décidant d’instaurer une petite nouveauté dans son enfer répétitif en sortant à nouveau du scénario préétabli. Il resta à la chapelle, soignant quelques malades supplémentaires et – quand il dut finalement prétendre être fatigué – se contenta d’aller admirer les livres de la bibliothèque du révérend. Celui-ci lui avait courtoisement proposé de rester se reposer dans sa loge quand Carlisle avait évoqué son manque de désir de quitter les lieux.
À l’heure habituelle de la mort d’Edward, Carlisle ne pouvait penser à rien d’autre qu’à l’orphelin, en train de mourir sans que personne ne soit là pour lui tenir la main. La lâcheté était une faiblesse moins grave que le mensonge. Pourtant, la plus grande tristesse qu’il ait ressentie depuis sa transformation, lui comprimait la poitrine.
Le garçon était-il réellement mort cette fois ou allait-il encore être tiré du royaume éternel par une énergie impie ?
Carlisle en était rendu à se morfondre, la tête plongée entre les mains, quand l’Angélus sonna et que le révérend monta le voir dans ses appartements, venant prendre de ses nouvelles, visiblement inquiet de son état. L’homme de dieu hésita quelques instants, le fixant d’un air grave, mais avec un doux sourire.
-Puis-je vous parler sans détours, Docteur Cullen ?
Le vieil homme noir était replet mais énergique et avait un regard qui débordait de bonté. Même si Carlisle n’était – évidemment – pas raciste, le révérend maintenait une certaine distance avec lui, ayant toujours peur de l’offenser d’une quelconque manière. Carlisle ne pouvait pas lui reprocher sa réserve : bien sûr, pour lui qui n’était même pas humain, la notion de race était absurde; mais l’esclavage et la guerre de sécession avaient laissé des marques profondes dans le pays et, même le conflit fini, le racisme n’avait pas miraculeusement disparu. Au contraire. Les déplacements massifs d’afro-américains du Sud vers le Nord avaient créé de nouveaux problèmes structurels dans un système à bout de souffle : les populations blanches pauvres ou de la classe moyenne se liguaient contre les nouveaux venus, les accusant d’importer de l’insécurité, les blâmant de voler leur travail et leurs logements. Sur la dernière décennie, les mesures ségrégationnistes se rependaient et durcissaient partout dans anciens états de l’union. Le climat de tensions raciales dans certaines villes comme Chicago, où la population noire avait augmenté de manière exponentielle en l’espace de quelques années, était tangible et la situation – proche d’un point de non-retour – semblait pouvoir dégénérer à tout moment. Carlisle était plutôt pessimiste sur la tournure qu’allait prendre cette brûlante question qui, son expérience le lui suggérait, ne serait pas pacifiquement réglée pour le siècle à venir.
Des fois, son statut de créature immortelle lui donnait une curieuse sensation de détachement face au dilemme que vivait l’humanité et à son histoire qui semblait vouée à se perdre dans des errances : les guerres, les famines, les épidémies, etc... Tout semblait se répéter de manière cyclique sans que de grands enseignements soient tirés des catastrophes vécues les siècles précédents. Il pouvait comprendre comment des vampires venant de l’aube des temps pouvaient se sentir complètement indifférents face à une humanité faillible et en perpétuel état de recommencement, malgré son évolution. La circularité de l’histoire humaine n’était, cependant, pas ce qui lui pesait présentement et une discussion avec un homme de foi était peut-être exactement ce dont Carlisle avait besoin pour se sortir de la tête la tempête de pensées impies qui y tournait.
Il essaya d’apaiser les craintes du révérend sur sa potentielle intolérance en les mettant sur un pied d’égalité en l’appelant mon père.
-Bien sûr, mon père. Je suis votre obligé et vous pouvez me parler franchement !
Carlisle ne put s’empêcher d’être envahi par la pensée fugace que son propre père – pasteur intolérant et colérique, pratiquant avec assiduité la chasse aux esprits démoniaques – aurait été parfaitement outragé en le voyant, devenu un vampire en constante crise existentielle, en train de rechercher le conseil d’un révérend noir et catholique de surcroît, en lui donnant du « mon père ». Cadell Cullen aurait été furieux et, étrangement, la perspective réjouissait un peu Carlisle. Il était impie dans tous les sens du terme en ce moment : la pensée le fit sourire, un peu malgré lui, et le détendit. L’usage du mot avait eu l’effet escompté et le sourire du révérend s’était agrandi tandis qu’il se rapprochait un peu.
-Vous semblez troublé, mon fils. Voudriez-vous me confier ce qui vous tourmente ?
Carlisle ne savait comment vraiment exposer son problème à l’homme sans se dévoiler, alors il dansa autour.
-Vous avez raison. Depuis quelques jours, il y a un adolescent que je veux absolument guérir. Il a dix-sept ans, sa vie vient de commencer… c’est réellement un bon garçon qui a beaucoup souffert ; il vient de perdre sa mère, alors qu’il était déjà orphelin de père. Je me sens responsable de lui et il agonise. J’ai l’impression de devoir le sauver, mais je suis impuissant à faire quoi que ce soit pour lui. Chaque jour, j’ai la sensation d’être pris dans un cycle infernal où je suis condamné à le voir dépérir.
Le révérend fronça les sourcils, essayant de comprendre la teneur du propos. Après quelques instants, il le regarda avec compassion, haussant les épaules et lui adressant un pauvre sourire.
-Eh bien, en tant que médecin, vous devez être très conscient que vous ne pouvez pas sauver tout le monde. Si vous avez déjà fait tout ce qui était en votre pouvoir, vous n’avez rien à vous reprocher.
-C’est tout le problème, mon père. Je ne suis pas sûr d’avoir vraiment fait tout ce qui était en mon pouvoir pour l’aider.
-Que voulez-vous dire, mon fils ?
-C’est compliqué. J’ai l’impression qu’une partie de la situation m’échappe, que le sort de l’enfant est déjà déterminé ; pourtant, je crois qu’il y a quelque chose de plus que je pourrais faire pour l’aider. Mais si je faisais cette chose, ce serait en quelque sorte un péché et j’aurai peur d’abîmer son âme immortelle et de l’empêcher d’accéder au Paradis.
Carlisle ne savait pas à quel point son propos devait paraître obscur à l’humain : le froncement de sourcil de l’homme s’accentuait à mesure qu’il parlait, son esprit s’activant visiblement pour cerner ce dont il était question. Mais les vrais hommes de foi avaient tendance à essayer d’aider leurs ouailles à résoudre leurs dilemmes moraux, quand bien même une partie des données de ceux-ci leur était cachée.
-Vous êtes protestant, n’est-ce pas ? Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais il me semblait qu’il y avait chez vous une notion de prédestination… comment pourriez-vous abîmer l’âme d’un adolescent, simplement en cherchant à lui venir en aide, si c’est Dieu qui a déjà décidé de son sort ?
-Je suis anglican, en fait, mais vous avez raison. Il a bien chez nous une notion de prédestination. Cela ne fait pas pour autant qu’il n’y ait pas d’importance au libre-arbitre : même si Dieu est responsable de nos bonnes actions et que nous sommes élus pour le rejoindre dans son Royaume avant même notre naissance; nous pouvons nous écarter du chemin tracé et, corrompus par le monde et nos propres faiblesses, commettre des péchés. Si ma seule manière de sauver le garçon dont je vous parle était de commettre un péché, quelle valeur aurait sa survie et quel impact aurait ce geste sur lui ?
-Vous parlez par énigme, mon fils. Mais dans ce cas, même si vous commettiez effectivement une mauvaise action pour sauver l’enfant, cela aurait un impact sur votre âme et non directement sur la sienne. Et, même si ce n’est pas à moi de parler à la place du Tout Puissant, je pense pouvoir affirmer qu’un péché qui permettrait de sauver une vie n’en est pas vraiment un !
Le révérend hésita un instant et se rapprocha de lui dans un geste brusque, presque au point de frôler ses mains. Carlisle se tendit un peu, ayant peur que l’homme ne remarque son aspect surnaturel à cette proximité : il n’avait pas besoin que l’homme perçoive soudain quelque chose d’incongru et prenne peur. Mais le prêcheur s’arrêta à quelques centimètres de lui, continuant à lui parler avec ferveur, le regard concerné et vif.
-Nous n’avons pas grand-chose ici, comme vous êtes bien placé pour le savoir. Mais si nous pouvons d’une quelconque manière vous aider, nous le ferons ! Si vous êtes forcé de voler des médicaments ou de commettre un autre larcin de ce genre, dites-le et nous pourrons peut-être trouver ensemble une autre solution !
Un vol de médicaments ? Cela aurait été un dilemme bien plus simple à résoudre. L’homme était perspicace mais, évidemment, pas au point de penser à l’inenvisageable.
Carlisle secoua à la tête et se força à lui adresser un sourire rassurant.
-Il ne s’agit pas de cela. Mon problème n'est pas matériel, mais je vous suis plus que reconnaissant pour votre bonté, mon père. Merci pour vos mots. Ils ont apaisé mon chagrin.
Et c'était vrai. Carlisle se sentait l'esprit un peu plus clair. Si la boucle n’était pas brisée et qu’il choisissait finalement de commettre un péché, grave au point d’être absurde, le révérend avait raison, même s'il ne pouvait envisager la situation dans sa pleine complexité : la faute serait sur son âme et non sur celle d'Edward.
L'humain secoua la tête, apparemment troublé par leur conversation.
-Dans ce cas, j’espère que vous pourrez sauver le garçon. Et si vous deviez réellement commettre un péché pour l’aider, je prierais pour votre âme, ainsi que pour la sienne, mon fils.
-Merci, mon père.
Carlisle s’éloigna, prêt à commencer sa nouvelle nuit de labeur identique dans la chapelle, mais capta parfaitement le murmure de l’homme d’Église.
-Il faut se garder de trop sévèrement juger les hommes, même les plus saints sont des pécheurs.
Le lendemain matin, tandis que l’Angélus sonnait, Carlisle se planta devant les portes du hall du Cook à 7 h 05 précises et retint inutilement son souffle alors qu’il pénétrait le hall. Il ne savait même plus pourquoi il priait.
26 octobre 1918 – 7 h 06
Edward Masen était vivant, essayant de tousser le plus discrètement possible alors que sa mère — mourante elle aussi — tenait son chevet, le couvant d'un regard enfiévré. Carlisle Cullen expira de soulagement, il sourit et se dirigea résolument à ses côtés.
Il savait pourquoi il avait prié : il n’était pas un saint et il ne lui avait finalement fallu que six 26 octobre pour renoncer à tous ses principes.
Quand Madame Masen le confronta de nouveau, il pouvait enfin dire la vérité. Il se sentait en paix quand il lui répondit pour la seconde fois qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir. Cette fois, il était prêt à honorer son serment.
Il ne savait si cette boucle dans laquelle ils avaient été coincés était l’œuvre du Malin ou de Dieu mais, malgré son âge et sa nature, Carlisle n’était qu’un homme. Et les hommes étaient faillibles. Et orgueilleux.
La journée passa de nouveau et Carlisle cessa de prétendre qu’il n’allait pas succomber. Il resta au chevet du garçon dès que sa mère fut décédée. Il n’avait toujours pas les bons mots pour le réconforter, mais c’était sans importance, il n’était ni un médecin essayant d’aider son patient, ni un homme de foi tentant de guider un condamné vers la lumière. Il était un père veillant son fils et, ma foi, le rôle lui convenait.
Il était presque dix-huit heures et déjà les lueurs crépusculaires mourantes projetaient une lumière blafarde à travers les vitres sales de l’hôpital du Cook County de Chicago. L'air était lourd, chargé de relents d’antiseptique, saturé de l'odeur métallique du sang et des effluves des divers fluides perdus par les corps mourants : la senteur piquante et ammoniaquée de l’urine se mélangeait à celles acides et rances du vomi et de la sueur, se confondant dans un remugle écœurant. Carlisle voulait prendre l’air, fuir l’endroit et aller courir dans la forêt. Mais il ne voulait pas fuir seul et, cette fois, il s’écoutait.
C’était plus qu’un péché, c’était une folie, une hérésie ; pourtant à chaque minute se rapprochant du terme, sa résolution se consolidait. Il ne pouvait pas le laisser mourir une fois de plus. Ne le laisserait pas encore partir. Il allait damner Edward Masen… Ce ne serait ni un acte de foi, ni un sacrilège, juste un pur instant de faiblesse humaine.
Si Dieu ne lui pardonnait pas, il ne pouvait qu’espérer, qu’un jour, l’enfant lui pardonnerait.
L’heure fatidique sonna et les derniers doutes qu’il aurait encore pu nourrir s’effacèrent. Pour la sixième fois la mort d’Edward allait avoir lieu et un sombre pressentiment soufflait à Carlisle que c’était sa dernière chance.
Il n’y aurait pas de septième occurrence.
Il se pencha vers le garçon, posa une main glacée sur son front et, plutôt que de lui donner l’extrême-onction, il prononça le Pater Noster. Le garçon n’était pas forcé d’être un démon : même transformé en vampire, il lui resterait son libre-arbitre et cette bonté que Carlisle percevait en lui, en cet instant. Il pouvait le guider pour qu’il fasse le bien. Et, s’il s’égarait et décidait d’œuvrer pour le mal, Carlisle en assumerait la pleine responsabilité. Il le pardonnerait et le remettrait sur le droit chemin. Parce qu’il serait son Père.
Alors, profitant d’un moment de distraction où aucun de ses collègues ne regardait dans leur direction, il mordit le cou fragile, avalant une gorgée de sang. Et tandis que, l’espace d’un instant, le monstre exultait, pouvant enfin se nourrir de sa source naturelle d’alimentation après 255 années d’abstinence ; l’homme de foi le repoussa avec rage, le réduisant au silence. Il s’écarta presque facilement de sa proie : cette ordalie-là, il pouvait la remporter.
Sentant ses crocs se rétracter, Carlisle se fit la promesse d’aimer et de protéger le garçon qu’il venait de condamner à l’éternité, scellant le destin d’Edward. Et le sien.
Quelques heures plus tard, tandis que l’adolescent était toujours pris par la douleur du feu de la transformation et hurlait comme s’il était brûlé par les flammes de l’enfer. Carlisle, de nouveau tiraillé par ses doutes, sentait son cœur mort se déchirer à l’entente des cris.
Une telle souffrance ne pouvait pas être le dessein de Dieu.
Était-ce le Diable qui avait guidé sa main ? Peut-être avait-il commis une terrible erreur et qu’il ne lui restait qu’à prier pour s’être trompé sur la fin de la boucle. Peut-être aurait-il dû implorer le ciel pour un nouveau 26 octobre. Pourtant, il n’en fit rien.
Et il se repentait alors qu’il contemplait son pire péché prendre vie.
Il se repentait, mais n’arrivait pas à éprouver des regrets sincères, ni ne priait pour une répétition supplémentaire du 26 octobre : Carlisle attendait fébrilement que se lève une aube nouvelle et avec elle son miracle personnel.
Il attendait que son fils ouvre les yeux.
27 octobre 1918 – 7 h 06
Au loin, on sonnait l’Angélus.
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Notes de fin : le pourquoi du comment Carlisle a cédé à une impulsion et transformé Edward en vampire me semble faiblement justifié dans la saga. Avec cette histoire de boucle temporelle, c'était plus facile d'imaginer son reniement, piégé dans un dilemme moral à consonance "mystique".
J'essaierai d'étoffer plus tard les notes de fin à ce propos, mais, pour information :
En 1918, à Chicago, l'épidémie de grippe espagnole en était à la fin de sa seconde phase vers la fin du mois d'octobre : le pic de décès a eu lieu entre le 21 et 27 octobre, le 31 octobre le nombre de décès liés à la maladie avait drastiquement baissé et les mesures de confinement – assez légères par rapport à d'autres communes – ont en bonne partie été levées le 1er novembre.
Le contexte de "tensions raciales", que j'évoque ici en filigrane, s'est soldé par l'Été rouge, durant lequel de violentes émeutes raciales ont éclaté dans plusieurs villes des Etats-Unis : Chicago a été spécialement touchée par le conflit.