En attendant la pluie
Disclaimer : Jasper, Alice et les autres sont la propriété de Stéphanie Meyer.
Bêta : KillerNinjaPanda que je remercie encore pour son travail méticuleux !
Voici le second chapitre, j'espère que vous l'apprécierez ! N'hésitez pas à donner vos impressions en commentaire :)
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Parce que Carlisle pour répondre à ta dernière question, celle que tu avais décidé de poser avant de changer d’avis. C’est grâce à toi. Grâce à toi si nous ne tuons plus d’humains et si nous nous nourrissons d’animaux. C’est toi qui m’a appris le mode de vie végétarien au travers de mes visions, ce qui m’a permis de le faire découvrir à Jasper. Et pour cela, je te serai éternellement reconnaissante.
« Je n'ai pas de goût, je crois, pour l'héroïsme ou la sainteté. Ce qui m'intéresse, c'est d'être un homme. »
La Peste– Albert Camus.
Les paroles douces d’Alice résonnèrent longtemps dans le silence de l’après-midi, chacun des Cullen faisant tourner les mots dans son esprit. Les deux nomades étaient étranges mais semblaient étonnement pacifiques et sincères, ils étaient végétariens « grâce à Carlisle » et la fille avait un don absolument incongru. Elle leur avait affirmé qu’elle observait leur famille depuis des années au travers de ses visions et elle et son compagnon couvert de cicatrices, Jasper -qui était effrayant comme l’enfer malgré son apparente courtoisie- avaient l’air de vouloir les rejoindre de manière durable… C’était beaucoup d’informations à traiter et la situation dans son ensemble était pour le moins inattendue. Les Cullen ne savaient pas encore comment gérer cette perturbation majeure de leur routine.
L’esprit de Carlisle s’emballait déjà à la perspective d’accueillir les deux végétariens inconnus dans son clan. C’était un mode de vie très particulier et le pratiquer en étant en constante errance devait être terriblement compliqué. Les propos d’Alice sur son implication dans son choix d’alimentation l’avaient ravi au-delà de toute mesure : que des visions de leur vie et de leurs choix aient pu la guider, alors qu’elle était esseulée, amnésique et sans créateur, pour qu’elle respecte assez la vie humaine pour tourner le dos à sa nature et l’enseigner à Jasper alors qu’il s’était nourri d’humains durant près d’un siècle… c’était incroyable et ça le rendait plus fier et heureux qu’il ne pouvait l’exprimer. Presque extatique en vérité. Son instinct lui criait de les accepter immédiatement parmi eux mais il se forçait à rester prudent pour le bien de sa famille. La fille était adorable et son histoire fascinante ; le garçon était assurément dangereux mais il y avait quelque chose chez lui, une sorte de douceur enfouie, qui l’intriguait et lui donnait envie de lui tendre la main. Il jeta un regard à son épouse et il sut instantanément à son sourire affectueux qu’elle était déjà conquise par la pétillante Alice et peut-être même par les manières curieuses mais polies de Jasper, elle ne s’opposerait pas une seconde à l’installation des deux nomades.
Il restait que l’idée était risquée et Carlisle s’attendait à une hostilité franche de la part de Rosalie et d’Edward si la question de leur intégration devait vraiment être discutée. Ils n’en étaient de toutes façons pas à ce stade, Carlisle avait encore besoin de multiples éclairages sur les deux étrangers avant de les inviter à rester de manière durable ; même si son instinct lui soufflait qu’ils finiraient, d’une manière ou d’une autre, par leur ouvrir leur porte.
« Edward, je veux les inviter au moins quelques heures pour faire plus ample connaissance… qu’en penses-tu ? »
Edward haussa les épaules, incertain mais un sourire résigné jouant sur ses lèvres : il savait que Carlisle demandait son avis de manière rhétorique. Il avait déjà vu clignoter dans l’esprit d’Alice, la décision de son père quelques instants plus tôt et celle-ci attendait impatiemment qu’il prononce les mots, son expression débordant de joie anticipée, Jasper à ses côtés affichant un étrange sourire comme s’il était contaminé par l’enthousiasme de sa compagne. Fatalité. Pour être honnête, Edward était quelque peu charmé par le caractère de la voyante et fasciné par son pouvoir, une part de lui n’était pas totalement en désaccord avec l’inclinaison de son père à lui ouvrir sa porte. Jasper restait un tout autre problème, son apparence hérissant toujours les instincts d’Edward dans le mauvais sens et la litanie incompréhensible qui filtrait de son esprit commençant déjà à lui donner une sévère migraine.
-Si vous le voulez bien, rentrons à l’intérieur pour poursuivre cette discussion, offrit Carlisle d’un ton amical et se tournant vers la porte d’entrée restée ouverte pour leur désigner le manoir.
-Tu ne peux pas être sérieux, souffla Rosalie en secouant la tête, toujours tendue depuis sa presque altercation avec le nomade.
-N’oublie pas ton sens de l’hospitalité ma chérie, lui murmura Esmée d’un ton doux mais ferme, Jasper et Alice ont visiblement fait un long chemin pour nous rencontrer, nous pouvons au moins leur offrir un peu de notre temps et les accueillir correctement.
Il y eut un instant de flottement où Jasper eu l’air de mener une brève mais intense lutte contre lui-même pour se décider à traverser le patio et ainsi tourner le dos à Edward, Rosalie et Emmett mais il finit par le faire, suivant tranquillement sa compagne qui sautillait déjà en remorque de Carlisle et Esmée à l’intérieur de la demeure Cullen.
Quelques secondes plus tard, ils étaient tous installés dans le salon, Alice enfoncée dans le canapé moelleux que leur avait désigné Esmée, regardant partout autour d’elle d’un air émerveillé tandis que Jasper semblait confus et nerveux sur l’attitude à adopter,. Figé à côté du canapé dans une posture incroyablement rigide comme s’il était incapable de se résoudre à s’asseoir et à se mettre en position de faiblesse mais qu’il ne voulait pas risquer d’offenser la maîtresse de maison en exprimant un refus clair, son regard semblait scanner les angles de la pièce. Il y avait quelque chose d’étrange dans son attitude qui ne semblait pas tout à fait correspondre à celle d’un nomade sauvage d’une centaine d’années et la pensée frappa subitement Carlisle que la manière d’être de l’homme était davantage celle d’un militaire. Un militaire humain en territoire hostile.
-Vous n’êtes pas obligé de vous asseoir, dit calmement Carlisle en s’asseyant lui-même dans l’un des fauteuils faisant face au canapé.
Le nomade secoua la tête en haussant les épaules et l’un des coins de sa bouche se tordit dans un étrange sourire contrit alors qu’il rejoignait Alice sur le canapé d’un brusque mouvement gracieux et inhumain.
-Toutes mes excuses, Monsieur. Vous avez une très belle maison et nous sommes vraiment reconnaissants de votre hospitalité. Veuillez pardonner mon manque de manières, ça fait longtemps que nous n’avons pas rencontré autant d’autres vampires et été dans… un lieu clos.
« Quel charmant garçon, tellement poli… et il semble si jeune quand il sourit. Je me demande qui a pu le blesser à ce point et lui faire toutes ces cicatrices. Pauvre petit. »
Edward retint un ricanement incrédule face aux pensées de sa mère. Faites confiance à Esmée et à son cœur tendre pour se remplir de sollicitude en quelques minutes pour un vampire à l’apparence purement meurtrière.
-Ne vous inquiétez pas, dit Carlisle en ayant un léger rire, l’un de mes vieux amis n’a même jamais voulu franchir le seuil d’une maison avec moi alors que nous nous connaissons depuis plus de deux-cent ans. Je ne sais pas le nombre de renseignements que les visions d’Alice vous ont apportés sur nous mais si ça vous intéresse, je peux partager un peu de mon histoire avec vous.
Alice hocha la tête avec enthousiasme et Jasper eu un sourire poli avant de darder sur Carlisle un regard attentif.
-Je suis sans doute né vers l’année 1640 à Londres. Ma mère était morte en couches et j’étais, et c’est rétrospectivement une étrange ironie du destin, le fils d’un pasteur Anglican qui s’était spécialisé dans l’éradication des créatures sombres… Avec ses amis, il pratiquait l’exorcisme, chassait ceux qu’il pensait être des démons, traquait les loups-garous, les sorcières et les vampires. C’était un homme borné et colérique qui s’était lancé à corps perdu dans une quête de justice divine et je crains qu’il n’ait jamais éliminé une seule créature surnaturelle durant son mandat… Lui et ses collègues prédicateurs ont en revanche fait du mal à de nombreux innocents, torturant ou tuant des humains qu’ils croyaient être « possédés ». Quand j’ai eu dix-huit ans, il m’a demandé de lui succéder. J’étais assez critique sur son activité et je n’étais même pas convaincu à l’époque de l’existence des monstres que mon père pourchassait. J’ai néanmoins accepté, je ne sais si c’était par faiblesse ou par piété filiale, de prendre son mandat. Durant les trois premières années, je n’ai trouvé aucune trace de magie démoniaque ou de sorcellerie chez mes contemporains qu’on m’adressait pour exorcisme ou qui étaient supposément des créatures. J’essayais de limiter les dégâts des autres prédicateurs en pratiquant de faux exorcismes et en prétendant que je guérissais les « patients ». A l’époque, je pressentais déjà qu’il s’agissait en vérité de personnes souffrant de maladies encore inconnues. J’ai découvert des années plus tard que mon intuition était bonne et que la plupart des « exorcisés » de mon temps souffraient en vérité d’épilepsie ou de pathologies de l’esprit.
Carlisle soupira avant de poursuivre son récit, peiné par les dommages que certains de ses contemporains avaient infligés au nom de la « foi ».
-Les croyances de mon père m’ont néanmoins rattrapé, en étudiant des textes sur les légendes locales et en m’intéressant aux crimes et faits divers, j’ai, en 1663, fini par tomber sur une vraie créature surnaturelle : un vampire qui faisait des ravages dans les environs de Whitechapel*. Bien entendu, je n’avais aucune idée de la réelle manière de tuer un vampire. Avec ma congrégation nous avons organisé une battue et tenté de piéger le vampire pour l’éliminer en lui jetant de l’eau bénite. Comme vous pouvez le deviner, ça s’est avéré être une catastrophe : plusieurs hommes sont morts et j’ai accidentellement été mordu et laissé en vie. J’ai réussi à ramper et à me cacher dans une cave juste avant que la brûlure de la transformation ne me consume complètement. En me réveillant, j’avais terriblement soif, je savais ce que j’étais et je ne voulais blesser personne… j’étais désespéré. Je ne sais pas comment j’ai réussi à m’éloigner du centre-ville sans commettre un meurtre ou me nourrir mais j’y suis parvenu. Une fois dans la forêt, j’ai cherché à me suicider mais je n’avais aucune idée de la manière de procéder.
La voix de Carlisle était basse et assez lointaine, comme à chaque fois qu’il partageait cette partie de son histoire. Il eut un rire sans joie.
-J’ai essayé de me mettre en plein soleil, de psalmodier des incantations en Latin et de me planter un crucifix dans la poitrine mais ça s’est révélé être des échecs cuisants. Je me suis finalement enfoncé le plus loin possible dans la forêt en espérant que ça mettrait une distance suffisante entre moi et mes potentielles victimes, j’espérais pouvoir mourir de faim si je refusais de me nourrir. Je suis tombé par hasard sur un troupeau de cerfs et pris d’une frénésie sanglante, je me suis jeté sur eux. Quand j’ai finalement réalisé ce que j’avais fait, je me suis également rendu compte que la soif avait presque disparue. C’est ainsi que j’ai découvert la possibilité pour un vampire d’être végétarien, si on peut dire. Je suis resté seul quelques années après cet événement, me nourrissant exclusivement de sang animal, j’ai tenté d’améliorer suffisamment mon contrôle pour pouvoir côtoyer de nouveau des humains. Après quelques années, j’avais assez maîtrisé ma soif de sang pour revenir à la civilisation sans risquer de blesser qui que ce soit et j’ai pu fréquenter, au fil des années, diverses universités pour étudier la théologie, la chimie, la philosophie et enfin, la médecine. Lors de mes études en Italie, j’ai par hasard rencontré le clan des Volturi et ai découvert l’existence des lois vampiriques : ils étaient intrigués par mon mode de vie et m’ont invité à résider quelques temps à la cours.
Les mains de Jasper avaient tressailli au nom des Volturi. Même s’il s’efforçait de conserver une expression neutre Edward et Rosalie n’avaient pas raté le mouvement. L’homme était bien un criminel.
-Les Volturi étaient des hôtes charmants à un certain niveau. Ils étaient des érudits, ils appréciaient l’art, la littérature et avaient accumulé une quantité formidable de connaissances sur de nombreux sujets. Je pourrais prétendre que je pensais pouvoir les transformer de l’intérieur et convaincre certains d’entre eux de s’essayer à mon mode de vie mais après à peine quelques semaines à Volterra, j’avais admis qu’ils ne changeraient jamais de perspective sur notre nature et n’auraient jamais davantage d’égards pour la vie humaine. J’ai un peu honte de l’avouer mais, avec le recul, c’est mon incapacité à supporter la solitude et ma pulsion épistémologique qui m’ont poussé à rester avec eux durant près de deux décennies alors même que je désapprouvais leurs méthodes et leur manière d’être. J’étais lassé de leurs tentatives constantes de me faire goûter au sang humain et j’ai fini par quitter Volterra en 1716. J’ai alors vécu seul durant plus de deux siècles, liant juste amitié avec quelques nomades et clans rencontrés au fil de mes voyages. En 1918, j’ai rencontré Edward alors que j’exerçais en tant que médecin. Il était en train de mourir de la grippe espagnole et sa mère semblait avoir compris que je n’étais pas vraiment humain. Elle m’a supplié de le sauver. Et je n’ai pas pu résister à la tentation d’avoir un fils, un ami, à mes côtés pour affronter cette existence immortelle qui devenait bien trop solitaire.
Le regard de Carlisle s’éclaira et Jasper pu sentir toute l’affection et la fierté que l’homme éprouvait pour son fils.
-En 1921, j’ai trouvé Esmée alors qu’elle était mourante, je l’avais déjà croisée lorsqu’elle était adolescente et une étrange attraction s’était produite alors mais nos chemins s’étaient séparés, lorsque je l’ai rencontré pour la seconde fois dans des circonstances tragiques, je l’ai transformée comme sur une impulsion… nous avons vite réalisé que nous étions compagnons et sommes rapidement tombés amoureux. Nous nous sommes mariés en 1923. Ma route a croisé celle de Rosalie en 1933, elle ne pouvait être sauvée par la médecine et j’ai choisi de la transformer. En 1935, Rosalie a trouvé Emmett alors qu’il avait fait une mauvaise rencontre avec un ours, ses blessures étaient également trop graves pour être soignées et Rosalie m’a demandé de le transformer… le lien d’attraction entre compagnons devait déjà être à l’œuvre là aussi. Ils sont très vite tombés amoureux et se sont mariés en 1936. Voilà comment s’est constituée notre famille. Malgré mon entrée chaotique dans la vie d’immortel, je suis plus qu’heureux de mon sort aujourd’hui et je n’aurais pu espérer rencontrer de meilleures personnes pour partager cette longue existence. Et maintenant, vous voilà tous les deux ici avec cette étrange histoire de prémonitions et de destin… on dirait que l’immortalité me réserve encore quelques surprises !
Il y avait maintenant un doux sourire sur le visage de Carlisle. L’amour que l’homme éprouvait pour sa soi-disant famille était tout ce qu’il y a de sincère et Jasper le regardait avec une expression vaguement incrédule. Toutes les affirmations d’Alice ne l’avaient pas préparé à ça. Un vampire ne s’étant jamais nourrit d’humain alors même qu’il s’était réveillé en plein centre de Londres ? Une ville grouillante, agitée et surpeuplée, qui au milieu du 17ème siècle devait sans aucun doute regorger d’enfants des rues blessés, de filles de joie molestées et de mendiants aux plaies purulentes. Tous les ingrédients d’un massacre étaient réunis et Carlisle avait réussi à l’éviter, dieu sait comment, par sa simple volonté de ne faire de mal à personne, par sa simple bonté d’âme. Et il avait passé vingt ans chez des buveurs d’humains sans pour autant lui-même jamais succomber à la tentation d’en consommer. Cet homme devait être une sorte de saint.
Et lui était définitivement un assassin.
Jasper ne voyait pas vraiment comment le futur qu’Alice avait perçu pouvait se concrétiser. Il avait une confiance aveugle en elle et en ses visions et il la suivrait au bout du monde ou à Volterra même, si c’est qu’elle exigeait de lui. Il n’avait jamais douté d’elle depuis leur rencontre, son cœur mort réchauffé par la lumière chaleureuse dont elle avait inondée son existence. Lorsqu’elle lui avait raconté par une pluvieuse nuit à Philadelphie, l’histoire de cet extravagant clan Cullen, il n’avait pu s’empêcher d’être charmé par la fable qu’elle lui offrait. « Une famille » de vampires végétariens et pacifistes vivant en harmonie avec les humains et qui allaient les accueillir chez eux et leur permettre de les rejoindre pour une éternité paisible, sans guerres, torture, ni bains de sang. Il s’était laissé bercer comme un enfant par la douceur de son espoir ; absorbant tout ce qu’elle lui promettait et le faisant sien.
Quand il avait rencontré Alice et qu’elle lui avait pour la première fois parlé de la possibilité pour un vampire de se nourrir de sang animal, il avait été émerveillé. Le soulagement que lui avait apporté cette perspective aurait pu le mettre à genoux. Depuis qu’il avait quitté Peter et Charlotte, la dépression provoquée par le souvenir des massacres auxquels il s’était livré, les meurtres qu’il continuait à perpétrer et la terreur qu’il ressentait de ses victimes à chaque fois qu’il devait s’alimenter n’avait jamais cessé de croître. La douleur était sourde mais permanente et elle était entrain de progressivement le rendre fou. Peter n’avait pas menti : la vie était bien plus douce dans le Nord, il n’y avait pas de combats incessants et tout aurait dû sembler paisible à un vampire ayant déserté les guerres du Sud. La vie était agréable mais pas pour lui ; le désespoir, la colère et la peur le suivaient comme un linceul, partout où il errait sans but. La vacuité de continuer une vie douloureuse et vide de sens, tout en continuant à allonger sans fin la liste de ses victimes lui pesait. Chaque minute de liberté se transformant en calvaire. Il avait longuement joué avec l’idée du suicide mais avait finalement été incapable de passer à l’acte.
Son existence lui paraissait encore plus insupportable que celle qu’il avait connue dans le Sud, là où les combats et les planifications stratégiques occupaient l’essentiel des journées. Là où tout ce qui comptait c’était de survivre un jour de plus et où il n’y avait que peu d’occasions de se laisser aller à des états d’âme. Là où la soif, la haine, la terreur et l’exaltation diffuses des nouveau-nés le remplissaient toujours d’un maelstrom confus d’émotions ne lui appartenant pas, lui faisant oublier qui il était. Là où la luxure, l’avidité et la haine de Maria le laissaient dans un brouillard de sensations qui lui permettait d’être l’ombre de lui-même et de se nourrir sans grands remords ni questionnements existentiels.
Jasper avait, entre 1947 et 1948, joué avec l’idée d’y retourner pour mettre fin à son agonie. D’y retourner et de supplier Maria de le reprendre ou de l’exécuter. Quelques bribes d’honneur et le souvenir à vif des hurlements de douleur et du bruit métallique des corps des nouveau-nés se déchirant sous ses mains l’en avaient empêché.
Et il avait finalement rencontré Alice par un soir de tempête à Philadelphie où elle avait ramassé les lambeaux de son âme pour le faire ressembler à l’homme qu’il avait été près d’un siècle auparavant; lui offrant une émotion qu’il n’avait plus éprouvée depuis près de quatre-vingt-dix ans. Avant même sa transformation en vampire, avant même de s’être engagé dans la guerre de sécession ou lancé à corps perdu dans une journée de batailles sans fin : l’espoir.
Mais alors qu’ils touchaient au rêve promis et qu’ils se trouvaient enfin dans la demeure des Cullen après près de deux ans à revenir lentement à la vie au contact d’Alice et à s’entraîner au régime végétarien, il ne voyait pas bien comment lui-même pouvait s’intégrer au tableau final. Il ne voulait pas réduire à néant les chances d’Alice de rejoindre cette famille qu’elle avait si longtemps désirée. Alice méritait le monde mais il n’était pas sûr de pouvoir lui offrir. Surtout alors qu’elle avait exigé qu’il soit honnête lorsqu’il raconterait son histoire. Car il n’y avait aucun doute dans l’esprit de Jasper que c’était son histoire que Carlisle attendait pour savoir s’il était ou non opportun de leur permettre d’intégrer sa famille. Et, vraiment, qu’est-ce que Jasper Whitlock entre tous pouvait dire d’honnête à Carlisle Cullen ? Il ne pouvait pas se sentir plus inadéquat que le corps couturé de cicatrices et portant des vêtements sales au milieu du salon cossu des élégants et très civilisés Cullen. Il ne pouvait pas se sentir plus indigne, après des décennies de tueries, que face au sourire plein de compassion d’un homme qui n’avait jamais mis fin à une autre vie.
Il essaya d’absorber le maximum de la confiance heureuse irradiant d’Alice, se rappelant les promesses qu’elle lui avait murmurées la veille.
« Ne t’inquiète pas, il te suffit juste d’être complètement honnête quand tu parleras de ton passé et tout se passera bien. Fais moi confiance, même si les débuts sont durs, ils finiront tous par nous aimer et toi aussi tu les aimeras. Ce sera vraiment bien.
-Et si tu te trompes ?
-Tu aurais tort de parier contre moi, mon chéri. Je ne me trompe jamais. Mais si j’ai tort, si juste une fois dans ma vie je fais erreur et qu’ils nous rejettent ou que nous ne sommes pas heureux avec les Cullen… si toi tu n’es pas heureux, alors nous partirons et resterons simplement tous les deux. Et nous serons heureux parce que nous serons ensemble. Parce que tu es la seule personne dont j’ai réellement besoin à mes côtés Jasper et que je t’aimerai jusqu’à la fin des temps. »
Jusqu’à la fin des temps.
Après sa fuite des guerres du Sud, Jasper était à la recherche d’une raison de vivre, Alice lui avait donné la plus belle : l’aimer jusqu’à la fin des temps.
Alors pour le fol espoir d’Alice, pour son envie d’une famille et pour son amour immérité, il ferait ce qu’elle lui avait demandé. Il serait complètement honnête et peu importe où ça les mènerait. Il caressa la main de sa compagne et essaya d’instiller le plus de calme possible dans la pièce tout en sachant que le climat deviendrait, quoi qu’il en soit, chaotique dès qu’il aurait entamé son récit.
Il regarda Carlisle droit dans les yeux et essaya de conserver son expression la plus neutre possible.
-Merci d’avoir partagé votre histoire avec nous, Monsieur. Je suppose qu’il est juste, puisque vous nous avez ouvert votre porte, que je vous rende la pareille. Comme vous devez vous en douter, il ne s’agit pas d’une histoire légère et il est compliqué pour moi de la partager sans perdre le fil. Avant de commencer, j’aimerai que vous me donniez votre parole que vous me laisserez parler sans interruption jusqu’à ce que j’arrive au terme.
Carlisle hocha la tête solennellement, un pic de curiosité et d’inquiétude prenant le devant de ses émotions.
-J’aimerai également votre parole que, peu importe ce que j’aurai pu dire, vous n’essaierez pas de nous attaquer Alice et moi. Nous n’avons aucune envie de nous battre. Si vous souhaitez que nous partions quand j’aurais fini de vous raconter mon histoire, nous le ferons immédiatement et vous n’aurez plus jamais à croiser notre route.
L’inquiétude de Carlisle grimpa encore d’un cran, même s’il n’en montra rien, acquiesçant avec un nouveau hochement de tête. La sincérité émanant de lui était absolue.
-Je vous donne ma parole. Quoi que vous puissiez dire, personne ne vous attaquera dans cette maison.
Jasper souffla et se recula au fond du canapé, s’éloignant légèrement d’Alice à laquelle il était jusque là collé, il balaya la pièce du regard puis se focalisa sur un point invisible. Les prochaines paroles faisant tomber une chape de plomb sur le salon.
-J’ai tué 29 173 personnes…
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Remarques : Par rapport au côté ultra-pacifiste du clan Cullen dans la saga, on peut tout de même s’interroger sur comment l’intégration de Jasper et Alice a pu se faire, considérant le passé très particulier de Jasper. Je me suis amusée à faire un calcul rapide, et si on estime que les vampires se nourrissant d’humains font au minimum deux victimes par semaine (ce qui ne semble pas du tout abusif au regard des habitudes des nomades et des clans non végétariens rencontrés tout au long de la saga), Jasper en serait donc forcément à plus de 7500 victimes humaines avant de rencontrer Alice. En ajoutant à cela le fait qu’il ait activement participé aux guerres du Sud durant quatre-vingt-cinq ans avec des combats toutes les semaines, de ce qu’il en raconte à Bella dans le livre, j’ai postulé qu’il tuait en moyenne 4 ennemis par semaine et exécutait chaque année pendant cette longue période des cheptels de 10 à 20 nouveau-nés (j’ai tranché la poire en deux et ai opté pour 15)... on en arrive vite à un total de victimes absolument hallucinant. Et ce, sans même compter les gens qu’il aurait pu tuer en tant qu’humain, durant les deux années où il a participé à la guerre Civile. Bref, avec les quelques éléments donnés de son histoire, il est suggéré que Jasper est l’un des vampires les plus dangereux et meurtriers de l’univers de Twilight. Je trouve ça intéressant de le faire atterrir chez Carlisle (le chantre du pacifisme), mais ça mérite tout de même un peu de mélodrame et de réflexion sur comment lui et Alice ont réellement été reçus et acceptés chez les Cullen en 1950, alors que Jasper était végétarien depuis moins de deux ans et avait des milliers de victimes à son actif.
*Whithechapel est le quartier de Londres où a sévi Jack L'éventreur... juste une boutade ;)