Le silence du djinn

Chapitre 2 : NATHANIEL

1306 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/08/2023 20:01

NATHANIEL

 

Nathaniel réajusta pour la dixième fois les manches de sa chemise et passa sa main dans ses longs cheveux bouclés. Le but était de les peigner, mais en réalité, il les décoiffa davantage. Il tenta de ne pas penser à ce qui s’était passé, au fait que Mlle Jeanne Farrar avait failli réussir à le faire parler. Certes, elle était particulièrement jolie, ce matin-là, et sa visite avait semblé si innocente… Nathaniel - ou plutôt John Mandrake, son nom de magicien - avait bien failli tomber dans le panneau avant de voir clair dans son jeu. Il vérifia pour la millième fois que sa chemise était bien reboutonnée, puis prononça les formules pour convoquer Bartiméus.

   Il avait cruellement besoin de nouveau renseignements. Depuis le désastre de Gorregan, sa fonction de ministre ne tenait plus qu’à un fil, et il devait frapper un grand coup. Le djinn aurait peut-être trouvé de quoi démanteler le réseau de plébéiens qui s’attaquait au gouvernement.

  Bartiméus apparut sous une de ses formes préférées, celle d’un jeune Egyptien. Dans son pentacle, il avait un air curieusement détaché. Pas de récriminations, pas d’insultes, aucune des protestations habituelles… Curieux.

-    Pas trop tôt, commenta le djinn, les paupières mi-closes.

  Puis son regard s’éclaira:

-    Mais si j’en crois ce que je vois… Je comprends pourquoi!

  Nathaniel piqua un fard. Il regretta aussitôt de ne pas s’être muni d’une lance en argent pour punir ce djinn impertinent. Ce dernier en profita, avec un sourire de plus en plus large:

-    Ce sont bien des traces de rouge à lèvres que je vois là! Alors, on s’est enfin dégourdi? Je n’aurais pas parié que tu réussirais à allumer autre chose que des bougies incantatoires, Nath…

-    Tais-toi ! Et puis cesse de m’appeler comme ça!

-    Et ces cheveux décoiffés. Oh la la, que va dire le premier ministre, si tu folâtre à la place de faire… » Bartiméus prit une voix que Nathaniel espéra ne pas être une mauvaise imitation de la sienne. «… Ton travail de la plus haute importance.

-    Ça suffit j’ai dit! Réponds plutôt à mes questions, démon!

-    Est-ce que j’ai découvert quelque chose de nouveau? Non. Est-ce que j’ai glané de précieuses informations? Non plus. Désolé.

   Nathaniel se sentit soudain las, très las. Il se frotta les yeux, puis se demanda ce qu’il serait devenu si ses parents ne l’avaient pas confié à des magiciens, alors qu’il n’était qu’un petit garçon. Calculer, anticiper, avancer ses pièces sur l’échiquier politique… A quoi bon au fond? Il se cramponnait à sa place depuis trop longtemps, sans pour autant se sentir heureux. Une phrase lui fit soudain relever la tête:

-    Pas de défaitisme, gamin. Je pense que j’ai enfin trouvé une solution pour ton petit tracas de nom.

   Qu’est-ce que cette histoire venait faire là-dedans? Certes, c’était une des raisons pour lesquelles Nathaniel révoquait rarement Bartiméus - parce qu’il craignait que le démon dévoile son nom de naissance -, mais il n’arrivait pas à voir le lien avec la résistance plébéienne.

-    Cherche pas, il n’y a pas de lien, répliqua le jeune Egyptien, comme s’il lisait dans ses pensées. Je veux juste te dire que je sais comment faire pour que tu puisses enfin enterrer tes inquiétudes.

  Nathaniel se rappela une des premières leçons que son ancien maître, magicien, lui avait inculquées: les démons mentaient toujours. Cependant, une petite part de lui l’encourageait à entendre ce que le djinn avait à dire.

  Le jeune Egyptien donna le nom de Nicolas Flammel. Apparemment, ce magicien avait trouvé un sort permettant de garder le silence sur un nom de naissance.

  Nathaniel congédia le djinn puis se mit à fouiller dans sa bibliothèque. Enfin, il mit la main sur un traité de l’alchimiste, qui se servait de démons pour transformer le plomb en or, mais qui avait aussi fait une autre découverte, beaucoup moins connue… Bartiméus avait dit vrai. Il existait vraiment un sortilège capable d’astreindre un djinn à garder un secret.

   Nathaniel pesa le pour et le contre. Bartiméus lui avait demandé quelque chose en échange de son serment: ne plus jamais le convoquer et le laisser en paix dans l’Autre Lieu. Nathaniel n’aurait même pas dû hésiter, et pourtant… Il savait qu’il ne gardait pas le djinn sous la main uniquement pour protéger son nom de naissance. Bartiméus représentait aussi le dernier lien avec son enfance, avant qu’il ne devienne le redouté John Mandrake. Mais au fond, lui-même se rappelait encore qui il avait été. Un jeune garçon plein d’idéaux et d’intrépidité. Peut-être était-il temps de creuser dans les ruines de son passé et d’en sauver ce qui pouvait encore l’être? Et au moins, il aurait réglé ce problème de nom une bonne fois pour toutes.

 

Quelques minutes plus tard, il était de retour dans le pentacle et convoquait à nouveau Bartiméus. Les événements suivant se déroulèrent comme s’il ne les vivait pas vraiment, peut-être parce qu’il n’arrivait pas à croire qu’il ne reverrait plus jamais le djinn. Ce dernier semblait tout aussi mal à l’aise. Lui faire prononcer le sort de mutisme fut d’une facilité déconcertante. Aucune blague, aucun commentaire sarcastique, aucune remise en doute.

Quand le djinn eut articulé la dernière syllabe, Nathaniel se balança d’un pied sur l’autre, ne sachant que dire. Il aurait voulu prendre le ton froid qu’il employait quasiment continuellement, sans y parvenir.

-    Bon, allez, tu me congédies ? finit par s’impatienter Bartiméus.

   Mais son ton sonnait creux, aussi creux que l’esprit de Nathaniel. C’est alors que des mots inattendus montèrent aux lèvres du jeune magicien, si absurde qu’il voulut les retenir avant qu’ils ne s’échappent. Peine perdue.

-    Merci. Merci pour tout.

   Là, le djinn eut un petit sourire.

-    Ouais, tu vas me manquer aussi, gamin. Il nous est arrivé de former une bonne équipe, malgré ton caractère insupportable, ton ego surdimensionné, ta tendance à...

-    C’est bon, j’ai compris ! Bartiméus, je te congédie…

Le sourire malicieux du petit Egyptien fut la dernière chose qui se dissipa.

Le creux se remplit de vide, alors Nathaniel se racla la gorge. Il promena son regard sur les pentacles, sur les bougies à la flamme vacillante et sur la pièce désormais noyée d’obscurité, puis il prit une grande inspiration.

Il était temps de faire le ménage. D’abandonner le rôle de John Mandrake pour retrouver celui de Nathaniel. Il s’empara d’une plume, d’une feuille de papier. Sa lettre de démission serait le premier pas.

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