Le silence du djinn
BARTIMÉUS
L’univers n’est que souffrance. L’argent resserre ses crocs autour de ma pauvre Essence sans défense.[1] Il l’a fait! Cet idiot de magicien de seconde zone l’a fait! Et pourtant, un sort de Confinement illimité n’est pas à la portée du premier venu, surtout d’un blanc-bec dans son genre, aux mains tremblantes et au nez dégoulinant de morve, sans parler des pellicules sur ses vêtements.
Mais voilà, moi, le grand Bartiméus d’Uruk, d’Al-Arish et d’Alexandrie, je suis bel et bien enfermé dans une boîte à cigares en argent. Je songe que j’aurais peut-être pu éviter cette situation, en donnant au blanc-bec ce qu’il voulait: le nom de naissance de mon maître. Seulement, mu par un absurde sentiment de loyauté - sans compter les conséquences promises au cas où je le révélerais - je me suis tu. Et voilà où ça m’a mené. Tout droit dans cette abominable prison! [2]
Pour nous autres djinns, êtres composés d’Essence, l’argent est toxique. Heureusement, ce métal est banni dans notre monde, l’Autre lieu, où nous coulons des jours heureux, sauf quand nous en sommes sauvagement arrachés par des magiciens. A ce moment-là, nous sommes asservis et devons exécuter leurs quatre volontés.
Actuellement, la boîte de cigares doit être en train de couler tranquillement au fond de la Tamise, où le magicien l’a jetée. Je ne peux que le deviner, parce que je ne vois que du noir autour de moi. Eloignant au maximum mon Essence des parois en argent, j’essaie de ne pas prier pour la seule chose qui puisse me tirer d’ici: que mon maître Nathaniel m’invoque. J’ai bien tenté de le prévenir via le foliot qui m’accompagnait. Malheureusement, avant que je n’aie eu le temps d’articuler autre chose que « Va chercher de l’aide… », ce sombre idiot s’était transformé en bouteille à la mer et a pris la poudre d’escampette. Il ne sait donc même pas auprès de qui il doit se rendre. Magnifique.[3]
Un instant infini s’écoule. J’avais oublié à quel point le temps peut être long après un sort de Confinement illimité.[3] Mais soudain, voilà que j’entends un bruit, une sorte de tapotement. Je tends l’oreille. Le tapotement se rapproche. Qu’est-ce que ça peut bien être? Je sais que les fonds de la Tamise sont peu ragoûtants, c’est
peut-être un crustacé ou un animal de ce genre. Peuh, de toute façon, ma boîte à cigare me protégera. Le sortilège qui m’emprisonne est inviolable - c’est bien ça le problème. Reste que le tapotement est du genre persistant et fait bientôt résonner les murs de ma prison, tel un marteau-piqueur. Je lancerais bien une Détonation pour faire cesser ce boucan, si seulement c’était possible. Seulement voilà que…
… Un rayonnement aveuglant troue les ténèbres. Mon esprit engourdi met quelques secondes à comprendre ce que cela veut dire. Ma prison vient d’être percée. Je suis vraiment très affaibli, pour ne pas avoir remarqué que le sortilège avait une faille. J’aperçois une grosse pince puis les yeux noirs d’une grosse écrevisse, l’air toute heureuse d’avoir réussi à percer la boîte à cigares.
Tout est désormais une question de vitesse. C’est elle ou moi. Soit je me transforme assez vite, soit elle me boulotte tout cru, djinn ou pas. Il va sans dire que sans mon état de faiblesse actuel, guère amélioré par la proximité de l’argent (ahem), je ne vous aurais même pas gratifié de ces quelques commentaires.
Alors que je rassemble mes dernières forces pour lancer une Détonation de tous les Enfers, je sens un tiraillement familier au niveau mon Essence.
Une invocation.
Le foliot aurait-il été plus malin que prévu?
Rengainant ma Détonation, je me laisse aller et….
[1] Pour nous autres djinns, êtres composés d’Essence, l’argent est toxique. Heureusement, ce métal est banni dans notre monde, l’Autre lieu, où nous coulons des jours heureux, sauf quand nous en sommes sauvagement arrachés par des magiciens. A ce moment-là, nous sommes asservis et devons exécuter leurs quatre volontés.
[2] Cela me rappelle le proverbe: « Mieux vaut vendre sa mère que de faire confiance à un foliot ». Au moins, la mère vous rapportera une certaine somme.
[3] Ce pauvre Honorius, un afrit enfermé dans les restes de l’ancien premier ministre Gladstone, en était même devenu fou. Bon, il était resté prisonnier pendant plusieurs centaines d’année, et je n’en suis pas encore là, mais mon état de faiblesse est tel que je dois serrer les dents.
Hé! Ne fermez pas cette fenêtre, l'histoire continue juste là-dessous. Si, si, promis, scrollez un peu =D
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… Ah non! Non! Non! Non!
Au lieu de la tronche familière et pâlotte de mon maître, je me retrouve à nouveau nez à nez avec le freluquet. Il a essuyé la morve qui lui coulait du nez, mais on se demande s’il n’a pas lavé ses cheveux à l’huile de moteur, et comme tout à l’heure, il dégage une telle odeur qu’on dirait qu’il s’est vidé un flacon de parfum sur la tête[4]. Il me regarde en essayant de prendre l’air menaçant. Je lui ris au nez en prenant l’apparence d’une pin-up à la tenue plus que suggestive, ce qui fait son petit effet. Ah, ces magiciens sont parfois si prévisibles… Je vois bien que l’autre fait des efforts pour se reprendre, alors je me trémousse de plus belle.[5]
- Bartiméus, je te somme d’arrêter, sinon je t’envoie un Feu réducteur! bêle le freluquet.
En guise de réponse, je lui fais un signe évocateur, ce qui me vaut quelques douleurs dans l’arrière-train. Aïe. Le Feu réducteur n’était donc pas une plaisanterie.
- C’est bon petit, pas la peine de t’énerver.
- J’espère que ce petit avant-goût t’aurait donné le temps de réfléchir, réplique l’autre.
Et bla bla bla bla bla. La rengaine qu’il m’a déjà servie juste avant de m’envoyer faire plus ample connaissance avec la boîte à cigares. Je retiens un petit soupir en pensant que ces magiciens londoniens sont tous pareils: leur but est d’obtenir un maximum de pouvoir et pour cela, ils doivent écraser leurs semblables. Apprendre le nom de mon maître est la promesse de gravir des (nombreux) échelons[6]. Entre nous, je comprends, car je ne vois pas de quelle autre manière ce freluquet nauséabond pourrait progresser - non mais regardez-le.
-… Hein? je demande.
L’autre secoue une toute petite boîte en argent comme s’il préparait un cocktail. Je crois qu’il vient de finir sa harangue.
- Si tu ne me donnes pas le nom de naissance de ton maître, je t’enferme pour l’éternité là-dedans.
Je prends le temps de regarder l’objet. Il est vraiment très petit, encore plus petit que la boîte à cigares et semble réellement en argent massif. En clair, ça ne donne pas très envie. Je pèse le pour et le contre, et me souviens de toutes les épreuves que Nathaniel m’a fait subir. Déjà, il y a belle lurette qu’il aurait dû me renvoyer dans l’Autre Lieu pour me refaire une santé, car un escargot asthmatique me vaincrait probablement à la course… Quant aux conséquences promises si je révélais son nom, elles ne pourraient pas être pires que la mort dans cette boîte.
- Le problème, c’est que je ne peux pas, je réponds pour gagner du temps.
- Quoi?
Puis il marmonne pour lui-même, si bas que j’arrive tout juste à l’entendre: « Evidemment… Nicolas Flammel ». Il paraît se concentrer intensément, puis prononce une formule. C’est rigolo, je sens soudain des chatouillis invisibles monter à l’assaut de mes mollets.
- Bien essayé, djinn, mais malheureusement pour toi, tu n’es pas soumis à un sort de mutisme. Si tu ne me révèles pas le nom de naissance de ton maître, je te jure que tu vas finir dans cette boîte!
- Très bien, je capitule levant les mains. Je vais te le donner.
L’autre a l’air surpris. Il ne s’attendait pas à ce que ce soit si facile, mais il faut dire qu’il ignore dans quel état je me trouve - j’arrive tout juste à maintenir ma forme actuelle. Vais-je vraiment révéler ce secret à un ahuri dans son genre? Je crains que oui.
- Mais à deux conditions, je précise. Tu me congédieras pour l’Autre Lieu et tu feras en sorte de neutraliser immédiatement mon maître[7].
Frétillant comme un poisson, le magicien opine. Je m’incline en avant, révélant un décolleté digne de celui de Mata Hari[8] et génère une bonne quantité de fumée pour ménager mes effets. Puis je prends mon air le plus mystérieux pour articuler quelques petites syllabes:
- Il s’appelle…
A ce moment-là, un fracas brise le silence et le suspense. Les murs tremblent alors qu’un nuage de poussière tombe en nuage du plafond. Mon oreille capte le bruit de pierres qui se fracassent et un hurlement aigu, poussé par un être de sexe féminin ayant à vue d’ouïe la soixantaine.
Le blanc-bec semble être dans tous ses états. La sueur dégouline par tous ses pores et son teint pâle est devenu cadavérique.
- Si j’étais toi, j’irais voir ce qui se passe, je susurre.
Il se pose évidemment la même question, se demandant s’il arrivera à m’extorquer le nom avant cela. La voix féminine tranche la question:
- RODOOOOOOLPHE!!!!!
Ah oui, Rodolphe doit être le nom de magicien du freluquet[9], car ce grossier personnage n’a pas eu la décence de se présenter, quand il m’a invoqué. Quant à la femme en détresse, je parie sur sa mère. Qu’est-ce qui peut bien se passer en bas? On dirait qu’un objet aussi massif que rapide a embouti la façade…
Le gringalet pousse un juron dont je ne l’aurais jamais cru capable. Il jette des coups d’œil à la porte et à mon cercle d’invocation, aussi efficace qu’un essuie-glace, l’huile de moteur en bonus.
Puis la porte s’ouvre. Une matrone aux cheveux gris arborant un tablier à carreaux rouge et blanc se découpe dans l’encadrement. Son visage paniqué se transforme dès qu’elle m’aperçoit: on dirait qu’elle a avalé un citron au piment. Ses yeux lancent de tels éclairs que le freluquet se liquéfie sur place.
- C’est du propre! hurle-t-elle. Tu invites une… une… (les mots lui manquent, manifestement, alors elle enchaîne) … dans ma propre maison!!!
Bon, je ne saurai pas ce qui s’est passé en bas. Reste que j’ai ma petite idée: le foliot a peut-être essayé de m’aider en créant une diversion. Je me concentre à nouveau sur la conversation.
- Mère, ce n’est pas une vraie personne, c’est un djinn, est en train de protester le magicien.
Je saisis la balle au vol, prends un air scandalisé et lance d’un ton indigné:
- Comment ça un djinn? C’est quoi un djinn? Tu ne veux pas plutôt me présenter à ta mère, mon cœur? Depuis le temps qu’on se… fréquente.
Le magicien semble sur le point de faire une crise d’apoplexie[10].
- Non, c’est un djinn, éructe-t-il. Et je peux le prouver!
Je me retiens de frénétiquement hocher la tête en poussant des petits cris ravis. Il ne va quand même pas me congédier? Il n’est quand même pas assez bête pour ça?
- Bartiméus, je te congédie, déclare-t-il.
Hélas, la pause dans l’Autre Lieu est de courte durée, car je sens à nouveau une invocation planter ses griffes dans mon Essence.
[4] Il se peut que j’exagère un tantinet, mais il n’avait qu’à pas m’énerver. En réalité, je soupçonne qu’il essaie tout simplement d’être à l’image de la clique des magiciens dirigeant l’Angleterre, toujours tirés à quatre épingles.
[5] Tout en regardant les pentacles que le freluquet a tracé par terre pour m’invoquer. Le sien comme le mien semblent hélas toujours aussi parfaitement exécutés, je ne décèle pas de faille qui permettrait de m’échapper.
[6] Ne serait-ce que parce que Nathaniel est ministre, à même pas 18 ans. Ne croyez pas que je l’admire pour autant, c’est simplement qu’il a été retors beaucoup plus vite que les autres.
[7] Si Nathaniel est privé d’ustensiles magiques, il ne pourra jamais me faire subir ses fameuses « conséquences ».
[8] J’avais croisé Mata Hari au cours d’une mission dans les Indes néerlandaises. Un beau brin de plébéienne, à l’aura très puissante.
[9] Les noms de naissance sont soigneusement cachés, en raison du pouvoir qu’ils donnent, comme vous vous en êtes rendu compte.
[10] Ce qui serait plutôt bienvenu, car sa mort me libérerait.
Voilà, là, c'est vraiment fini, rendez-vous au chapitre suivant, pour tordre le cou à ce cliffhanger de malheur^^
Pour en savoir plus sur le défi et cette fic, c’est par ici ;) Regardez le post avec les deux illustrations que j’ai dessinées pour l’occasion.
https://forum.fanfictions.fr/t/defi-une-bouteille-a-la-mer-juillet-aout-2023/5203/55
Et un glossaire, au cas où:
- Djinn = démon
- Autre Lieu Le monde où vivent les djinns, foliots, gnomes, afrits et marids (des esprits que les magiciens peuvent invoquer) pouvant changer de forme à volonté. Il est vital qu’ils puissent y retourner de temps en temps, car rester trop longtemps invoqués sur Terre les affaiblit et peut les tuer.
- Sort de Confinement illimité Sortilège consistant à enfermer un djinn dans une boîte fermée, théoriquement pour l’éternité.
- Essence Ce en quoi sont faits les djinns.
- Argent Matériau toxique pour les djinns.
- Plébéiens Les non magiciens, autrement dit, le 90% des gens, qui ne sont donc pas au pouvoir.
- Foliot Esprit mineur, vivant dans l’Autre Lieu. Comme les djinns, il a le pouvoir de se transformer à volonté.