Sans retour
C'est alors que tout commença. Mon ventre me fit soudain mal et se tordit avec un grondement sourd. Azami, quand à elle, rit de plus belle, une larme au coin de l'oeil. J'entendis les battements de son coeur, son sang circuler dans ses veines, je sentis son haleine délicieuse que je humai à pleins poumons. J'avais faim. Nous pouvions entendre les voix bruyantes à l'étage mais les escaliers, eux, étaient déserts. Tout mon corps se tendit, mes doigts se crispèrent, je serrai les poings. Je sentis des sueurs froides le long de ma colonne vertébrale et m'arquai, prête à bondir sur Azamie. A la place, tel un robot avec les engrenages rouillés, je m'approchai d'elle mécaniquement et la plaquai contre le mur. J'enroulai délicatement mes doigts autour de ses poignets pâles, et plongeai ma tête dans son coup. Son parfum fut tel une claque, me montant à la tête et m'engourdissant les sens. Son petit coeur battit la chamade aussi rapidement que les ailes d'un colibri, je vis des marques de rougeur s'étaler du haut de son cou jusque sur ses joues, et une goutte de transpiration perla en-dessous de sa mâchoire.
<< To-Toto, qu'est-ce que tu fais, couina-t-elle.
On aurait dit une souris prise au piège, ce qui me provoqua une sorte de montée d'excitation. Mais sa voix me sortit tout de même de ma torpeur, et je réussis à me redresser tant bien que mal.
- Excuse-moi, parvins-je à dire entre mes dents serrées, c'est que...tu sentais tellement bon.
Je ne sais pas si elle perçut la douleur dans ma voix, toujours est-il qu'elle ne fit pas de commentaire et me répondit simplement :
- Allons-y, sinon nous allons être en retard. >>
Elle s'éloigna rapidement, fuyant notre proximité. Je la suivis comme hypnotisée jusque devant la salle de classe, puis filai à ma place ou je m'étalait sur la table la tête dans mes bras, le visage bien caché par mes cheveux. J'essayai de ne pas penser à ce qui venait de se passer, mais le rouge ne me quittait pas les joues et je pouvais encore sortir l'odeur d'Azami sur ma chemise. Azami...je ne réussis pas à me la sortir de la tête jusqu'à midi. J'imaginai mille et une façon de l'attirer dans un recoin sombre, sans personne aux alentours. Cela me parut normal en fait, un manège habituel et instinctif. Je sentais sa présence dans mon dos, j'avais l'impression qu'elle essayait de m'aspirer, que son souffle me chuchotait des mots doux dans le coin de l'oreille. Je réussis à me persuader qu'elle me provoquait, qu'elle me désirait, qu'elle m'attendait, qu'elle faisait tout cela exprès pour me rendre folle. Comment, COMMENT pouvais-je me retenir de lui sauter dessus ?! Je pris ma tête entre mes mains. Evidemment je savais que quelque chose clochait.
<< Mlle Yun-ji ! Quelque chose ne va pas ? Vous voulez aller à l'infirmerie ? >>
Je redressai subitement la tête. M.Usijato notre professeur de philosophie me regardait avec inquiétude, je remarquai rapidement que mes camarades affichaient une expression à peu près similaire. Un goût de sang me parvint dans la bouche, je regardai ma table et y découvris mon pauvre stylo bic gisant, cassé en deux. Je l'avais sans m'en rendre compte mordu si fort qu'il s'était brisé net, et un éclat de plastique s'était logé dans la chair de ma joue. Je palpai la blessure, et elle me fit un mal de chien ! Je me levai, bredouillant quelques mots pour lui signifier que j'allai, en effet, à l'infirmerie. Le professeur aquiesca avec énergie, puis dit :
<< Mlle Otomo, accompagnez Mlle Yun-Ji à l'infirmerie.
Azami se leva, se concentrant sur le professeur et évitant mon regard. Quand à moi, je fixai M.Usijato avec panique.
- Excusez-moi Monsieur, mais je peux y aller toute seule ça sera plus rapide. >> formulai-je avant de détaler comme un lapin sans attendre sa réponse.
Je dévalai les marches jusqu'au palier, passai devant l'infirmerie sans m'y arrêter, continuant tout droit jusque dans la cour. Je passai devant le stade de basket, celui de foot et de baseball, me dirigeai vers les toilettes de sport puis entendis la sonnerie de midi avec soulagement. Ce n'était pas trop tôt ! J'avais une heure et demie de pause avant la course, et j'avais besoin de manger. J'entrai sans y penser dans les toilettes, ouvris l'un des robinet à fond et m'aspergai le visage, éclaboussant ma chemise blanche. Je posai mes mains sur les rebords du lavabo, me penchai vers la glace. Je n'étais pas idiote, j'avais bien compris que ce n'était pas un simple sandwich jambon-fromage qui rassasierait mon appétit. Je fixai mes yeux, les scrutant avec attention. Un nouveau grondement de la part de mon estomac se fit entendre, ma pupille se rétrécie et je reculai brusquement. Je me rapprochai ensuite à nouveau du miroir en tremblant, et fixai ma pupille qui avait désormais viré au rouge sombre. Ma joue engourdie me rappela ensuite de ma blessure, et j'ouvris la bouche tant bien que mal, saisis le morceau de plastique entre mon pouce et mon index, respirai un grand coup et le retirai d'un coup sec. La blessure n'était pas trop profonde heureusement, mais je restai là devant le miroir, attendant quelque chose que j'espérai ne pas voir arriver. Hélas je vis l'entaille se cicatriser au bout d'une dizaine de secondes. La vérité s'imposa à moi de force : j'étais devenue une goule. Je ne savais pas par quel moyen cela était arrivé, toujours est-il que le fait ne changeait pas. Une goule. Une simple goule affamée par la chair des humains, haïe par la population toute entière, chassée par des hommes fous furieux provenant d'une organisation appelée CCG. Mais qu'est-ce que j'allai devenir ?! Et surtout, qui allai-je devoir tuer à cause de mes instincts bestiaux ? Je tombai à genoux, les poingts serrés sur le carrelage froid. Pourquoi...pourquoi moi ? J'avais toujours mené une vie banale de lycéenne sans rien demander à personne, sans faire de mal à qui que ce soit. J'allai m'asseoir contre le mur côté lavabo. Je n'avais aucune piste, je ne pouvais rien raconter à personne. Que devais-je faire ? Pour le moment j'avais extrêmement faim, et cela commençait même à devenir une torture. Je me redressai rapidement, m'aidant du lavabo. Azami m'aiderait sans aucun doute à faire passer ma douleur, elle qui est si gentille n'hésiterait pas une seconde n'est-ce pas ? Elle me suivrait quoi que je dise cette idiote. Je ferai vite promis, elle ne comprendra même pas ce qui se passe que ça sera déjà finit. Le lavabo émit un grincement étrange qui attira mon attention, et je remarquai les renfoncements que mes doigts avaient causé sur la céramique. Je ricanai, bien sûr que ça irait vite avec une puissance pareille, elle ne sentirait rien. Il fallait que je la bouffe ! Je me tournai vers mon reflet. J'avais une mine hideuse, une expression qui me fit prendre peur et reculer. J'avais l'air...folle, complètement folle. Des larmes chaudes coulaient sur mes joues, et j'arborai un sourire qui ferait fuir même le plus sadique des criminels. Mais le pire restait mes yeux, noirs d'encre, et mes iris rouge vif, ayant au centre une pupille bordeau très sombre.
<< Mon dieu...mais qu'est-ce que je suis devenue ?
Je posai mes doigts sur mon visage, juste en-dessous de mes yeux. Une voix s'éleva subitement dans les airs.
- Une goule. C'est ce que tu es devenue.
Je me retournai en direction de la source de la parole. Une jeune femme qui devait avoir environ trente-cinq ans se tenait bien droite devant moi, les cheveux tirés en un chignon strict. Elle portait une chemise blanche repassée à l'extrême qui menaçait de craquer au niveau de la poitrine, une jupe violet foncé et des petits talons noirs.
- Mlle Mukai ! Que-que faites-vous là ? m'exclamai-je.
Elle m'adressa un petit sourire doux et maternel digne d'une infirmière.
- Mlle Yun-ji, je suis désolée de ce qui vous est arrivé, sincèrement. Je ne peux hélas pas rentrer dans les détails. Nous devons nous en aller maintenant, dépêchons-nous !
Je la fixai, indécise, oubliant ma faim.
- Pourquoi nous en aller ? fis-je, les lèvres pincées. Il n'est pas question que je vous suive sans savoir où vous m'emmenez !
Un homme musclé en costume apparut dans l'embrasure de la porte, et je reculai, prenant peur.
- Qu'est-ce que vous comptez me faire après tout ça ?! hurlai-je presque, paniquée.
Mlle Mukai se rapprocha, tendant son bras fin vers moi.
- Toto, Toto, calme-toi ! Nous n'allons rien te faire ! Je veux seulement te protéger, d'accord ? Je sais ce qui t'arrive, et je veux t'aider.
J'hésitai. Peut-être disait-elle la vérité. Son expression protectrice m'incita à cesser de reculer.
- Je ne veux que ton bien je t'assure, suis-moi et tu auras les réponses à toutes tes questions !
Ce fut l'argument dont j'avais besoin. Mlle Mukai représentait depuis le début ma seule chance de comprendre ce qui m'arrivait.
- D'a-d'accord, je vous suis.>>
Je vins vers elle et elle m'empoigna le bras. C'est qu'elle en avait de la force tout de même, ainsi qu'un parfum délicieux ne pus-je m'empêcher de penser. Elle m'entraîna dehors en courant à moitié. L'homme en costume était pressé contre Mlle Mukai et un deuxième surgit à mes côtés, me collant tout autant. Il passa une main dans mon dos, tandis qu'il tournait la tête dans tout les sens, comme s'il cherchait une menace invisible. Je froncai les sourcils et jetai des coups d'oeil autour de moi, tout me semblait pourtant normal. On pouvait voir les lycéens affluer de l'enceinte du bâtiment scolaire, au fond à droite. Je remarquai soudain une anomalie. Quelqu'un courait vers nous, à une allure très rapide, presque surhumaine. Les deux hommes en costard semblèrent l'avoir remarqué également car ils nous poussèrent tout d'un coup vers l'avant, nous forçant à courir. Nous nous dirigâmes vers la barrière séparant le lycée de la rue, cela signifiait donc que nous allions devoir l'escalader. L'homme qui était à mes côtés, le plus grand, l'escalada en cinq secondes et fit signe au second, le plus baraqué. Ce dernier souleva Mlle. Mukai, qui s'assit sur la barrière et retomba dans les bras du grand. Le baraqué se retrouva bien vite de l'autre côté également. L'infirmière me fit signe de me dépêcher. Je me retournai vers la cour et vis que la silhouette n'en était plus vraiment une, et qu'elle s'était rapprochée dangeureusement. Dans une élan de panique je bondis et agrippai le haut de la barrière. Sans trop savoir comment, je m'étais retrouvée debout dessus, et je me laissai ensuite tombée au sol, accroupie. Je regardai mes mains avec étonnement et une pointe d'admiration.
<< Toto, dépêche-toi ! cria Mlle Mukai.
Je me remis debout, la cherchai du regard et la vis près d'une volvo noire sur le trottoir opposé. Je courus vers elle et m'engouffrai dans le véhicule, claquant la portière derrière moi.
- Attache ta ceinture, m'ordonna-t-elle.
Je m'exécutai et la voiture démarra en trombe, me faisant sursauter. La jeune femme me pris la main.
- Tu permets ? me dit-elle.
Je hochai la tête sans trop comprendre et elle attira ma main vers elle, posant son index et son majeur sur mon poignet. Elle resta comme cela sans bouger environ vingt secondes puis me lâcha et redressa la tête vers moi, une lueure de fierté dansait dans ses pupilles.
- C'est vraiment impressionnant, chuchota-t-elle.
Remarquant mon froncement de sourcil elle redressa le menton.
- Ton poul. Il bat à un rythme normal comme si tu n'avais fait aucun effort, alors que nous venons à peine de courir et d'escalader une barrière.
Elle avait raison. De son côté elle respirait assez fort, et je pouvais voir une fine pellicule de transpiration sur son front.
- D'ailleurs, continua-t-elle, ton saut était plutôt pas mal, je te félicite !
- Hem...heu, oui. Merci. Je ne comprends pas vraiment moi-même comment je m'y suis prise, c'était...un truc de dingue.
Elle me regarda sérieusement, son regard s'assombrit.
- Est-ce que tu as faim ?
- Comment ça ?
- Est-ce que tu as faim ! De chair humaine ! Ne serait-ce qu'une fois depuis hier soir ?
J'eus un mouvement de recul. Elle me fit bizarrement peur, et je sentis que ma réponse avait un enjeu important.
- Je n'ai pas eu une seule fois faim de chair humaine, mentis-je.
Elle ouvrit la bouche, béate, puis éclata de rire pendant deux bonnes minutes. Enfin elle s'arrêta, et me dévisagea longuement.
- Je vais te raconter, me dit-elle.
Je retins mon souffle et la fixai avec insistance pour qu'elle ne s'arrête pas. Elle commença :
- Je ne suis pas qu'une infirmière, mais aussi un docteur. Je travaille également en collaboration avec un très grand médecin : le docteur Akihiro Kano du CCG.
Je la coupai :
- Du CCG ? Vous allez me tuer ?!
- Non ! Bien sûr que non ! Laisse-moi continuer.
Je me tus, sur le qui-vive.
- Le plus grand fléau de notre société sont les goules comme tu le sais. Elles nous sont supérieures physiquement en tout point, et le seul moyen de parvenir à leur résister nous est finalement apparut comme une évidence : nous devions nous servir d'elles. A partir d'une partie typique des goules nous avons pû créer de nouvelles armes, les quinque. Il est cependant difficile d'avoir toujours le dessus sur elle uniquement avec ces armes. Nous avons donc continué nos recherches, sans relâche, croyant qu'il existait un quelconque moyen d'abattre les goules plus facilement, en limitant nos pertes humaines.
Elle planta ses yeux dans les miens :
- Si modifier l'arme d'un combattant ne fonctionnait pas, c'était donc le combattant lui-même que nous devions modifier.
Elle détourna la tête et je retins ma respiration.
- Nous avons donc fait des essais génétiques dans un premier secteur, multipliant les échecs, pour que l'homme possède la force et la régénération d'une goule sans pour autant son appétit. Trois cent quatre-vingt sept sujets y sont passés sans que nous n'ayons obtenu de résultats convaincants. Parallèlement nous développions un second secteur permettant de renforcer la musculature et la résistance des goules et des humains, et finalement six ans après nous sommes enfin aboutis à ce que nous voulions. Hélas, notre recherche première concernant la fusion d'un être humain et d'un goule ne portait toujours pas ses fruits. Le début de notre succès commença lorsque nous avons combiné le secteur un et deux. Les résultats étaient incroyables !
Mlle Mukai parlait d'une voix passionnée, agitant les bras, se retenant parfois au siège lorsque la voiture tournait trop brusquement. Autour de moi le monde extérieur était devenu flou, seul l'infirmière comptait.
- Nous avons réussi à concocter neuf mélanges différents, contenant chacun plus ou moins la substance du secteur un ou deux. De plus, au lieu des habituels prisonniers que l'on nous fournissait, nous avons décidé de prendre des personnes jeunes, qui seraient encore en croissance et en pleine forme, donc plus forts, et sans passé violent au cas où les choses tourneraient mal. Nous avons sélectionné au hasard des personnes de notre arrondissement, cinq garçons et quatre filles - dont toi. Nous vous avons kidnappé le temps d'une journée, l'un de vous tout les dix jours. Les deux premiers sont morts rapidement, ce qui nous a effrayé, puis nous avons rapidement remarqué une chose : plus le mélange était concentré à partir du secteur deux renforcant la musculature, plus les sujets survivaient longtemps. Le gène de goule, lui, trouvait rapidement sa place et engloutissait le corps, le tuant petit à petit. Nous avons donc dès le sujet trois modifié les doses, mais cet appétit...les sujets devenaient a chaque fois des goules ! Des goules ayant un besoin de nourriture plus élevé, que ça soit de la chaire humaine ou de la chaire de goule, car si elles ne mangeaient pas elles redevenaient humaines et mouraient... Notre petite entreprise secrète avait cependant été découverte par une organisation de goules, qui tente en ce moment même de nous stopper.
Elle prit le sac qui était à ses pieds et en sorti une petite malette noire de la taille de deux mains. Elle la posa sur ses genoux délicatement et l'ouvrit. Je vis deux seringues remplies d'un liquide épais et orangé. Elle se tourna vers moi en souriant, une petite flamme de folie dans les yeux :
- Tu étais le sujet numéro sept, et il reste encore deux injections ! Vu ce que tu es devenue je sens que celles-ci sont la clé de tout !
- ATTENTION ! >> s'écria subitement un des deux hommes en costume.
La voiture tournoya deux ou trois fois provoquant les hurlements de chacun, puis se retrouva sur le dos.