Le masque, l'art de cacher
En cette nuit noire d’hiver, dans le vingtième arrondissement de Tokyo, Nerima-shii, la neige a, subitement, commencé à tomber.
La chute continuelle de milliers de flocons parvient à mettre un peu de couleur en ce ciel si obscur. Le ciel se teinte progressivement en gris, de part la présence de nombreux nuages dont la couleur blanche se mélange aux diverses couleurs scintillantes des nombreux immeubles de la ville. Et c’est dans ce décor harmonieux, dans cette harmonie de couleur, qu’à présent, coure à vive allure le jeune homme à la chevelure violette. Chacun de ses pas précipités laisse une empreinte dans le tapis de neige déjà nettement formé sur le trottoir.
Nous observons la goule s’éloigner au loin, éclairé par la lumière des lampadaires. Et nous la suivons.
Son comportement hâtif nous préoccupe quelques peu, car nous savons tout à fait ce qui, depuis déjà quelques minutes, le pousse à presser ainsi le pas. Or, nous ne nous pressons pas, car il nous plaît tout de même à observer le jeune homme ainsi courir.
Nous nous contentons seulement, comme à notre habitude, de nous soulever dans les airs, profitant cette sensation de fraîcheur du vent qui nous coltine, afin de pouvoir suivre tranquillement ce jeune homme si pressé.
Nous flottons à présent au dessus de sa tête, et nous observons encore, chacune de ses actions, sans que cette pauvre goule ne s’en rende compte.
Si nous regardons au sol, chaque empreinte qu’il laisse derrière lui se recouvre presque aussitôt.
Si nous regardons sa tête, nous voyons, par-dessus son crâne tomber puis fondre sur le champ, à chaque seconde, des petits flocons de neige, rendant la couleur de cette chevelure violette plus scintillante qu’elle ne l’ait été. Et nous trouvons en tout cela quelque chose de beau.
Oui, cela a bien quelque chose de beau. Ce n’est pas beau seulement par ce que nous voyons, mais ça l’est, réellement, si de plus nous tendons l’oreille. En effet, le son qui s’extirpe de chaque instrument dressant ce décor est unique, puis, ce son, si nous l’entremêlons à ce que nous voyons en même temps, cela produit alors quelque chose d’incroyablement beau.
C’est d’abord le son de chacun de ses pas qui crépite faiblement lorsqu’il enfonce son talon dans la neige. Ce son si discret se fond ensuite dans un brouhaha lointain qui s’émane de la ville, du bruit de la circulation incessante de voitures, de bruits de freinages, de musiques, et de klaxons de temps en temps, ainsi que d’autres sons plus faibles encore, tels que le claquement perpétuel de talons de jeunes femmes marchant dans les rues voisinantes, ou de diverses voix qu’on entend sans savoir d’où elles proviennent. S’ajoute maintenant à tout cela un continuel soupir, qui, sous la lumière des lampadaires, dessine de fins nuages. C’est la jeune goule que nous ne cessons de suivre, depuis maintenant une vingtaine de minutes, qui halète inlassablement.
Chaque soupir, au sortir de ses fines lèvres, s’élève dans les airs, puis, comme si cela prenait vie, prend une forme diverse, et se teint en blanc jaunit au contact du puissant éclairage fournit par chaque lampadaire.
Puis, il s’arrête de marcher soudainement, comme s’il semblait lui aussi épris du spectacle des choses plus élémentaires que nous offrent la nature. Il halète encore, et il frisonne de tout son être, car la fraîcheur de l’hivers l’atteint tout entier. Malgré le froid et la fatigue de sa petite course, il prend le temps de s’arrêter rien qu’un instant, afin d’observer, ce qui, pour lui, a toujours traduit l’art de manière plus explicite que n’importe quel autre phénomène naturel. C’est pour cela, notons-nous, qu’il lève à présent la tête; il la lève vers le ciel d’un noir profond, parsemé d’épais nuages cotonneux, et le regarde si fixement, si amoureusement, qu’il nous semble à tous que son âme pourrait s’extirper de son corps par les orbites pour s’en aller rejoindre les étoiles.
Nous faisons alors en sorte d’avoir nos pieds posés sur le trottoir enneigé, pour ainsi se disposer à proximité. Nous nous approchons davantage.
Si nous le touchons, si nous touchons sa peau, à n’importe quel endroit, nous pouvons, sentir, à son contact, le sang colorant sa peau et parcourant les milliards de chemins qui animent son corps bouillonner.
C’est en l’observant que nous parvenons finalement à comprendre.
Oui, nous comprenons, enfin, nous pensons-donc, enfin, peut-être, si nous ne faisons pas fausse route, la vérité telle qu’elle nous la paraît, simple, et ironique. L’ironie de l’existence est un des premiers indices qui nous met sur la voie, pensons-nous.
C’est l’ironie de l’existence, c’est cette expression, cet infime début de réponse qui s’explique d’elle-même à nous après avoir observé le comportement de cette goule.
C’est en effet parce qu’elle nous a, pendant un moment, semblé sensible aux mêmes charmes. Le fait que cette créature nous semble si proche, que son comportement, aussi, paraisse si humain est ironique. Le fait que cette créature raffole autant de toute activité, ou des oeuvres humaines n’était pas juste qu’un détail ou une infime préoccupation, c’était une passion bien réelle, au fond. Et il nous semble alors que c’est ironique. Le fait qu’il se plaise à manger les êtres qui ont créé ce qu’il arbore le plus l’est, et prouve davantage à quel point le destin peut être fatal.
Un bruit soudain nous tire de notre rêverie. C’est le craquas qui se produit lorsque le talon du jeune homme écrase machinalement les morceaux de glaces dissimulés dans l’épaisse couverture de neige qui recouvre le trottoir sur lequel nous marchons. Il nous semble revenir en enfance et s’être épris des joies de l’innocence, ce qu’il peine à contenir en lui.
La neige fond au contact de sa peau. Elle semble s’infiltrer dans chacune de ses pores, puis en dessous de sa peau-même, y refroidir le sang si chaud, sans pour autant déteindre sa couleur si pourpre. Le sang qui circule dans ces veines est bien semblable au sang des humains, mais il n’est indéniablement pas le même. Ce liquide organique que nous méprendrions de loin comme étant le notre, à cause de la couleur qui en est semblable, paraît circuler dans les veines de ces êtres de façon à ne jamais décolorer leur peau, qui demeure alors fraîche et douce comme celle de l’humain aux premières années de sa vie. C’est pourquoi la jeune goule dispose de cette bonne mine aux joues rosies. Ce n’est pas le froid qui rougie son nez et ses joues alors, non, cela de même serait la caractéristique d’une beauté qu’il posséderait dans sa nature même de goule. C’est ce que nous pensons encore en l’observant, car il nous plaît, finalement, à l’observer en cet instant même.
En cet instant même, il se meut enfin, et sort de ses pensées, comme s’il avait été sous leur emprise un moment, et comme si de ce fait il avait été, en plus, dans l’incapacité de bouger.
Ainsi de sa main gauche, il s’agrippe au tronc du lampadaire, puis, s’y adosse et lentement, il clos les paupières. A ses côtés, nous nous asseyons sur le parterre qu’a formé l’empilement de la blanche neige, sans qu’elle nous ne mouille le derrière, car si nous ne sommes pas présents en ce monde physiquement alors nous n’obéissons pas à ses moindres lois.
Nous ne nous asseyons pas, donc, à vrai dire, nous flottons, nous flottons à quelques centièmes de millimètres de la neige qui recouvre le rebord du trottoir sur lequel nous envisagions d’y poser le derrière, mais la différence d’espace qui sépare notre derrière du trottoir est indiscernable à l’oeil nu, à tel point que l’on pourrait dire, de manière grossière que nous y sommes actuellement assis.
La goule, que nous commençons enfin à cerner, demeure dans notre champ d’observation, et étonnamment, il sourit.
Puis, comme s’il nous avait communiqué la mimique, nous aussi, car finalement, nous ayons été amenés à croire qu’il ne nous n’est plus si différent. Il nous semble que nos pensés l’aient atteint, comme s’il semblait lui aussi conscient de la fatalité de sa propre existence.
Il est vrai qu’il est dans l’ordre des choses de pouvoir vivre si on existe. Il n’est donc pas un monstre, pas plus que nous, ou que tout humain n’en est un, et c’est ce qui, à présent, nous pousse à comprendre où Mae Lin voulait en venir.
Une minute de plus ainsi à regarder la neige tomber s’écoule, et c’est durant cet instant de silence que nous lui semblons plus proche que tout. Dès lors, il se relève d’un bond, se rappelant sans doute le but de la course folle qu’il avait entrepris, quelques minutes avant de succomber au charme de la pluie de flocons. Sans doute l’odeur alléchante de la jeune fille, la petite Mae Lin a dû le sortir de sa rêverie enfantine, lui rappelant le nom qu’il porte si bien, le Gourmet.
A cela près, cette fois, nous ne sommes plus offusqué par ses manières ni par sa faim immense de goûter toujours plus à l’espèce à laquelle il désirait tant ressembler.
Durant sa course soudainement précipitée, chacun de ses pas pressés balayent la neige au contact du sol, en envoyant valser des morceaux de cette matière cotonneuse et qui se grisaille; car ayant épongé la saleté du trottoir ou des semelles de ses grandes chaussures; avant de disparaître. Alors notre poursuite reprend de plus belle, mais un léger soupçon d’inquiétude nous regagne peu à peu, au fur et à mesure que le paysage défile, au travers de maisons et d’arbres morts, car nous nous propulsons derrière lui maintenant à une vitesse inhumaine.
Nous ne sommes pas dupes… Il est bon de réfléchir, nous ne le dénions pas, en prenant conscience des enjeux de l’existence. Il est alors logique, si nous restons si sages, d’accorder un peu de bonté à toutes les créatures qui se battent pour vivre, mais enfin, il y a un moment où, quand même, il faudrait aussi revoir nos priorités et les passer au devant de nos principes. Nous concevons maintenant, bien tristement quand même, à quel point il est innocent de penser que chaque espèce puisse coexister sans toucher à l’autre, puisque c’est impossible. Notre priorité, ici-même, ici et maintenant, ce serait bien de s’assurer que Mae Lin vive un peu plus longtemps encore plutôt que de la laisser se faire ingurgiter par la goule qui salive sous nos yeux.
Il nous faut un dixième de secondes de concentration afin de nous fournir l’énergie nécessaire à produire un effort suffisant pour nous propulser bien plus vite et plus loin que la goule qui courait auparavant devant nous. En un éclair, pour ainsi dire, nous nous matérialisons, si le mot est plus juste, devant notre chère protégée, sans pour autant avoir su où elle se trouvait exactement… Il se pourrait que notre désir nous ait communiqué la force nécessaire à la dématérialisation, et c’est assez chic.
Mae Lin, l’humaine que nous chérissons tant sans que nous ne sachions trop pourquoi, se trouve être sur le point de traverser la rue qui longe son logis, plutôt l’immeuble de son appartement. Elle marche calmement, gaie, insouciante, et comme à son habitude, profite de l’instant présent en ne se doutant pas le moins du monde qu’une goule affamée la poursuit non loin derrière elle en cette nuit d’hiver.
Une voiture passe et dans un fortuit hasard manque de la percuter.
Enfin…Elle avait dévié sa trajectoire avant, sans quoi elle aurait manqué de la percuter. Et cette voiture freine, et s’arrête le long du trottoir, à proximité de la jeune humaine ébahie.
La jeune femme se retourne alors et se dirige à petits pas vers le modèle Honda, qui, au passage lui semble quelques peu familier, et qui avait manqué de la renverser. Les traits de son visage se durcissent, ses lèvres sont pincées et elle serre le poing gauche car de l’autre, elle toque énergiquement contre la vitre teintée de la porte avant de l’automobile.
La vitre s’abaisse et laisse à découvert le visage du chauffard.
La surprise se lit tout aussi bien sur son visage que sur le notre…Mais aussi sur celui d’un troisième énergumène que nous reconnaissons à notre plus grande peine, maintenant dissimulé à quelques mètres derrière un arbre de la résidence.
Le bougre…Nous ne pouvons nous l’empêcher de penser, il attend sans doute le moment adéquat pour surprendre Mae et la manger, caché derrière l’arbuste que voilà, mais l’irruption de ce troisième personnage dans la scène a fait que le scénario n’ait pu se dérouler comme prévu. En effet, Tsukiyama Shuu ne s’attendait sans doute pas à ce que Mae Lin rencontre cette personne avant de rentrer chez elle… Pas plus que nous ou elle ne l’attendions de même tout compte fait… Car à notre plus grand étonnement à tous, le chauffeur peu prudent se trouve qu’être « une bonne vielle connaissance », qui à présent, au dehors de la voiture, s’élève devant la jeune fille et lui présente ses excuses.
« Tu crois vraiment que c’est comme ça que tu vas t’en tirer ? Gémit la jeune fille.
- Je suis vraiment désolé, je t’ai dit… Je…
- Mais enfin, il faut faire plus attention ! J’ai bien cru y passer tu sais ! S’énerve t-elle de plus belles.
- Je sais, je sais… Dit-il, l’air gêné, en essayant de rajuster ses lunettes de soleil. Mais…
- Non ! Mais non ! Crie t-elle alors qu’il sursaute. Tu roulais beaucoup trop vite et ce n’est pas parce qu’il y avait personne dans la rue que tu pouvais te le permettre ! Et si tu crois que je vais t’excuser comme ça, là hein, en un claquement de doigts, juste parce qu’on se connait, tu te trompes. Tu peux pas savoir ce que ça fait, hein, j’ai envie de vivre un peu plus longtemps tu sais !
- Ecoute Mae…
- Non ! Non ! Putain, essaie un peu, mais rien qu’un peu de te mettre à ma place quoi !
- Toi aussi bordel ! »
Ce de la goule nous avait tous fait tressaillir, et Mae Lin, se sentant soudainement honteuse, se met à présent se tortiller les doigts nerveusement. Elle ne savait pas ce qu’il l’a pris à s’énerver comme ça, elle avait juste peur et elle avait paniqué.
« Je…Je ne sais pas ce qui m’a pris à m’énerver comme ça… J’avais juste peur, et …j’ai paniqué. » Balbutie t-elle, à notre grande surprise.
Le jeune homme, qui l’avait déjà aperçu, en se remémorant la confession que la jeune femme lui avait faite la veille, se rapproche pas à pas, et de ses mains tatouées, dénuées de gants, qui ne craignent pas le froid, saisit son fin visage.
Il demeure quelques instants ainsi, en posant ses grandes mains sur les joues rosie de la jeune humaine dont les yeux expriment à présent une gêne telle que l’on n’en puisse jamais discerner de même dans aucun regard.
Ils savourent quelques secondes le bruit du vent frais qui fait « vooh-vooh » et qui nous glace les membres.
Un regard est alors partagé entre les deux individus, sans que nous ne puissions affirmer sa signification, tant il leur semble à eux-mêmes énigmatique.
La seule chose que nous comprenions de ce qu’il se passe maintenant est le fait que Tsukiyama Shuu s’excite dernière l’arbuste, caché dans l’ombre, soit à attendre inlassablement que cela se finisse ou bien à envier l’autre goule.
Une voix couvre enfin de son timbre grave le bruit du vent et des branches qui grincent alors que celui-ci parle :
« Ecoute… Il se trouve que cette journée passée en ton absence a vraiment été merdique et que ça m'a plutôt crevé, assez pour ne pas faire gaffe à ce que je faisais pendant quelques minutes. Mais crois-moi, ce n'était pas dans mon intention de te foncer dessus. Comme tu as pu le voir aussi, j’ai pu te contourner au dernier moment.
- Oui, je sais, excuse-moi… Chuchote t-elle.
- Ne t’excuse pas, enfin, c’est de ma faute quand même. Sourie la goule.
Et puis… C’est normal d’avoir réagi comme tu l’as fait. Tu as eu très peur, c’est tout.
- Um… », acquiesce alors la jeune humaine alors que la goule retire ses mains de son visage.
La jeune femme alors s’écarte et se frotte les mains et souffle, elle peine à se procurer un peu de chaleur à son pauvre corps fébrile.
Elle fait peine à voir, la petite humaine, devant les deux robustes que sont les deux goules, si bien que l’une s’en amuse.
Le sourire en coin, le jeune homme ajuste ses lunettes et s’en va ouvrir le coffre de la Honda.
« Qu’est-ce qui te fait rire ? » demande la jeune femme, dont le regard interrogateur suit les mouvements du jeune homme.
- Oh rien, rien… »
Mae se rapproche et l’observe, elle regarde la goule avec étonnement.
« Je peux savoir ce que tu fais, Uta ? »
A ces mots, nous pouvons voir des mèches violettes virevolter derrière l’arbuste. Il nous semble que l’autre goule apprécie moins la présence de son congénère…
Uta tend un sac plastique à Mae Lin, puis, tout sourire, lui répond : « Tiens. Voilà, en dédommagement. Je suis encore désolé pour tout ça ».
Mae, curieuse, attrape le sac qui lui est tendu et s’empresse de découvrir ce qu’il contient.
Un magnifique masque, et par un heureux hasard, il se trouve être celui qu’elle admirait autant l’autre jour dans la vitrine…
Tout sourire elle aussi, de ses deux petites mains agiles saisit le poignet de la goule qui s’apprête à regagner sa voiture pour partir, et lui propose de boire un thé chez elle, tandis que la goule à la chevelure violette, ne pouvant plus se contenir, s’apprête à s’extirper de sa cachette.