Le Ouitcheur
Comme à son habitude, Gérard de Rives parcourait l'Isère, à la recherche de monstres à pourfendre et de créatures à soigner (ce qui revenait généralement au même). Il parcourait justement un de ces vastes champs vallonnés à moitié en friche qui composaient la magnifique nouvelle région d'Auvergne-Rhône-Alpes (créée après la glorieuse invasion de la prospère plaine du Rhône par l'avide empire d'Auvergne allié au mystérieux royaume des Alpes – du moins était-ce le point de vue de Gérard).
Soudain, à sa plus grande horreur, il aperçut une horde de terribles monstres en plein milieu d'un pré...
Ils étaient là, broutant de l'herbe, le suivant de leur regard placide et dénué de la moindre trace d'intelligence. Leurs corps hideux, recouverts d'une fine fourrure noirâtre, dissimulaient dans leurs entrailles un appareil digestif des plus sordides, composé de quatre estomacs difformes où se produisaient des réactions contre-nature ; sur leurs têtes cornues comme autant de diables, les naseaux et les orbites étaient envahis des mouches, émissaires de Belzébuth en personne ; quatre pattes décharnées soutenaient leurs disgracieuses silhouettes ; enfin, un peu partout autour d'eux, leurs déjections fétides pervertissaient l'herbe de leur abjecte souillure.
Voyant cela, Gérard n'eut d'autre choix que d'agir...
« AAAARGH ! hurla-t-il en se saisissant de sa kalash et de son chargeur. MOUREZ, ABOMINABLES CRÉATURES ! »
Et il commença à tirer en rafale, à s'en déchirer les tympans. Des mugissements d'outre-tombe s'élevèrent aussitôt du troupeau infernal, lui glaçant le sang, mais il continua. Il devait sauver l'humanité de ces abominations. La vie de milliards d'individus en dépendait.
Il ne s'arrêta que lorsque le dernier démon cornu fut abattu et s'écroula avec un bruit de steak écrasé.
« MAIS BORDEL ! QU'AVEZ-VOUS FAIT, ESPÈCE DE MALADE ?! » retentit soudain une voix féminine derrière Gérard.
Le Oui-tcheur se retourna pour tomber nez-à-nez avec une femme habillée en fermière, portant un seau et accompagnée d'un chien berger. En parvenant à son niveau, elle lâcha tomber le seau et se prostra face au carnage qu'il avait commis, la mâchoire tombante, incapable de faire le moindre mouvement.
« J'ai tué tous les monstres qui vous menaçaient, madame. Vous pouvez aller en paix, à présent. Et me payer mes honoraires par la même occasion : ça vous fera quatre cent francs.
« Vous... vous... vous avez tué toutes les vaches du vieux Duriff... Qu'est-ce qui vous a pris ?! »
Elle ne semblait pas comprendre ses nobles intentions. Ça arrivait, parfois : Gérard était habitué à être un éternel incompris.
« Payez quatre cent francs, madame, et je peux vous promettre que nul monstre n'osera plus jamais s'attaquer à vous...
« C'ÉTAIENT DES VACHES, ESPÈCE DE GROS MALADE ! DANS QUEL PUTAIN DE MONDE VIVEZ-VOUS ?! explosa la fermière, hors d'elle.
« Humpfr » , répliqua Gérard avec emphase.
Non, décidément, ça n'allait pas le faire, cette dame ne semblait pas en bonnes dispositions pour récompenser décemment son dur labeur : il se décida au repli stratégique. Après tout, il ne faisait qu'agir pour le bien de l'humanité, pas pour un quelconque bénéfice personnel...
Pendant ce temps, à Paris...
Jennifer avait sacrément les boules.
Enfin non, pas vraiment en l'occurence, si on prenait la phrase aux pieds de la lettre : elle avait les boules de ne pas avoir assez de boule. Alors que cette pute de Fringilla avait un cul énorme. Et bien sûr, devinez qui avait invité Fringilla à danser pour le bal de promo ? Ce beau gosse d'Ethan ! Et tout ça parce qu'elle avait de plus gros seins !
Ah çà non, ça c'était injuste ! Puisque le destin s'acharnait ainsi sur la moche qu'elle était, Jennifer décida de lui faire un coup de pute : elle allait se payer une chirurgie esthétique ! Na ! Plus personne n'oserait contester la supériorité de son boule sur tous les autres boules du monde, fût-ce même celui de Fringilla !
Avec ces revendications en tête, elle entra chez son médecin traitant et se planta devant lui en frappant son bureau de ses poings.
« Bon, toi, doc, tu vas me servir à quelque chose pour une fois, déclara-t-elle d'un ton sans appel. Tu vas chirurgiquer mon corps ce soir-même et me rendre aussi magnifique que Beyoncé.
« Mais mademoiselle... je suis médecin généraliste, se défendit le malheureux en bafouillant.
« M'en fous. Indique-moi une clinique de chirurgie esthétique alors. »
Quelques minutes plus tard, elle ressortait du cabinet avec une adresse, vers laquelle elle se dirigea résolument. C'était effectivement une petite clinique de chirurgie esthétique : elle entra directement et se planta devant le bureau d'accueil avec un air si vindicatif que personne n'osa lui faire remarquer qu'elle venait de dépasser tous les gens qui patientaient là depuis des heures.
Lorsque la petite secrétaire assise à son bureau leva timidement son regard vers elle pour s'enquérir à propos de ses intentions, Jennifer plaqua quatre cent euros sur le comptoir et déclara en la fixant droit dans les yeux :
« Quatre cent balles. Quatre cent boules. Voilà, c'est ce que je vous donne pour que vous me refassiez le boule – et les boobs au passage. Vous avez six heures pour m'organiser une opération, je n'ai pas plus de temps. Et croyez-moi, vous ne voulez sûrement pas me contrarier... »
Ses yeux violets – comme toute Mary-Sue qui se respecte – luisaient d'un éclat si flippant que la secrétaire jugea de bon ton de se chier littéralement dessus. Avec une vitesse absolument remarquable pour une membre du corps administratif, elle passa quelques coups de fil sous le regard implacable de la jeune fille et finit par hocher la tête et murmurer d'une voix tremblante.
« Voilà mademoiselle, c'est réglé : votre opération aura lieu dans une heure dans la salle numéro huit...
« Parfait ! Merci connasse ! »
Et sans plus de cérémonie, Jennifer s'en fut vers la salle indiquée.
Il y avait là un chirurgien en blouse blanche, l'air impassible et fatigué ; le regard-qui-tue de Jennifer ne semblait pas avoir plus d'effets sur lui ; il la salua néanmoins assez poliment et lui fit signe de s'allonger sur la couchette en vue de l'opération.
« Au fait désolé mademoiselle, mais comme votre opération était quelque peu inattendue, nous n'avons pas encore reçu notre livraison de sédatifs...
« Pas grave, je peux rester éveillée.
« Ok, alors let's go ! »
Et, comme un vrai professionnel, il entreprit de la charcuter vivante avec son scalpel, tout en ricanant comme un maniaque. Heureusement, Jennifer étant hématophobe, elle s'évanouit à la vue de la première goutte de sang.
Lorsqu'elle se réveilla plusieurs heures plus tard, elle ressentit une douleur suspecte au niveau du bas-ventre. Par ailleurs, elle se rendit pourtant compte avec satisfaction que ses vœux avaient été exaucés : elle avait des boobs et un boule énormes, qui rebondissaient au moindre geste.
Le chirurgien s'avança vers elle, l'air mal à l'aise. Voyant qu'elle le fixait de ses yeux perçants, attendant des explications au sujet de son opération, il se gratta nerveusement la tête, soupira et finit par parler :
« Bon, ben, l'opération d'implants mammaires et des fessiers a parfaitement réussi, mademoiselle. En revanche... »
Il déglutit.
« En revanche, vous n'avez plus d'utérus. »
Jennifer cligna des yeux. Plusieurs fois.
« Hein ? finit-elle par dire.
« Un regrettable accident médical, mademoiselle, veuillez accepter mes plus plates excuses...
« Comment ça, « plus d'utérus » ? Qu'est-ce qui s'est passé, bordel ?
« Vous savez, c'est des choses qui arrivent durant ce genre d'opérations...
« Quel rapport entre des nichons et un utérus ? C'est pas du tout au même endroit du corps !
« Disons que je me suis un peu planté...
« Ah bah effectivement, je confirme ! En l'occurence, c'est surtout moi que vous avez plantée !
« C'est pas de ma faute, hein ! explosa le chirurgien. C'est la faute de l'infirmier, il m'a mal indiqué l'endroit à inciser ! Et puis bon, ne sommes nous pas tous humains ? »
Jennifer le fixa avec des yeux ronds.
« Vous êtes sûr que vous êtes médecin ?
« Non...
« Bordel... je peux me faire rembourser mes quatre cent boules ?
« Non.
« Fais chier... »
Pendant ce temps, à Grenoble...
Colanthe était la reine des cintres. Accessoirement la patronne de la maffia, mais principalement la reine des cintres. Vous savez, tous ces cintres dans les boutiques de vêtements ou dans les supermarchés, trop fragiles pour être sérieusement utilisés chez soi mais où vous vous dites quand même que vous n'allez pas les jeter, que c'est du gâchis, quand bien même ils sont complètement détruits ? Eh bien, Colanthe était leur reine. Plus précisément, c'était elle qui créait leur design et qui imposait les normes de leur fabrication, c'était elle qui les rendait aussi fragiles et aussi merdiques, exprès pour faire chier les gens : en un sens, c'était une vraie déesse du mal. Et elle adorait ça.
Alors qu'elle était assise à son bureau, trop occupée à mettre en œuvre sa nouvelle machination démoniaque – des cintres prétendument biodégradables, qui tombent progressivement en miette dès qu'ils entrent en contact avec la peau humaine afin de libérer de la poudre à gratter contenue dans des microcapsules qui se fixe ensuite aux vêtements pour procurer tout un panel de souffrances inédites aux clients – son portable vibra. Jetant un coup d'œil à la notification, ses yeux luisirent d'un intérêt tout nouveau.
Gérard de Rives arrivait à Grenoble.
À SUIVRE...