Le Ouitcheur
Comme tous les matins depuis maintenant quelques années, Gérard se réveilla vers midi et demeura longtemps dans son lit, comme le gros flemmard qu'il était. Il se remémora péniblement son rêve – un rêve très bizarre, où il était un genre de sorcier-mercenaire dans un monde pseudo-polonais pseudo-médiéval – puis l'oublia presque aussitôt. Son nom était Gérard (enfin son prénom, pour le nom il n'était plus trop sûr de lui), habitant de la charmante commune de Rives, dans l'Isère, et vétérinaire (à peu de choses près) renommé (ça pour le coup, c'était vrai : il y avait même une magnifique pancarte à son effigie au bureau de la police municipale ! Même s'il n'avait jamais compris pourquoi ils l'avaient renommé « Wanted », vu qu'il s'appelait Gérard – peut-être était-ce son nom de famille qu'il avait oublié ?). Bref, tout le monde le connaissait sous le surnom de « Gérard de Rives » – Gégé du 38 pour les intimes. Et ça sonnait plutôt classe.
En parlant de sonnerie, Gérard s'aperçut très vite, perspicace qu'il était, que quelqu'un sonnait à sa porte depuis à peu près une demi-heure. Encore vêtu de son pyjama – c'était un très beau pyjama, avec une photo de loup blanc trop kawaii sur le haut – il sauta hors de son lit et alla ouvrir à ce visiteur impromptu, non sans avoir émis un « Humpfr » guttural de bon ton (c'était son onomatopée préférée !). Au passage, il manqua de trébucher sur sa magnifique kalashnikov, outil indispensable pour son métier.
Atteignant enfin la porte, il l'ouvrit sur une gamine d'une dizaine d'année, avec un couteau de cuisine dans la main droite, un rat éviscéré dans la gauche, le visage maculé de sang et lui adressant un immense sourire plein de bonté et d'innocence. La petite Marilka, la fille des voisins.
« Bonjour Gérard !!! Regarde mon rat, j'ai fait exactement comme tu as dit pour le soigner !!! Et effectivement, je l'ai guéri !!! Je l'ai guéri de la vie, de l'existence !!! »
Il est de notoriété commune que les individus dont le triple point d'exclamation est perceptible à l'oral sont à éviter absolument.
« Oui.
« C'est trop cool, hein ? Dis, tu m'apprendras à guérir mon chien s'il te plait ?
« Oui. »
Ce n'était pas pour rien qu'on l'appelait le « Oui-tcheur ».
« Merci Gérard, t'es trop sympa ! Ah et au fait, y a Stégosaure qui veut te parler !
« Oui... attends, quoi ?! »
Mais la gentille petite fille était déjà partie en chantonnant une adorable comptine (dont nous tairons ici les paroles afin d'épargner à nos lecteurs des cauchemars abominables). Gérard soupira, se demandant pourquoi Marilka parlait d'un stégosaure (après tout, il s'était jadis personnellement assuré que tous les dinosaures se retrouvassent à six pieds sous terre – peut-être encore un coup de ces connards de paléontologues ?), mais refusant catégoriquement de la suivre pour lui demander (il connaissait cet air sur son visage : elle était affamée).
Poussant un deuxième soupir agrémenté d'un « Humpfr » de circonstances, notre charmant vétérinaire se détourna de l'extérieur, claqua la porte et partit s'habiller (comme d'habitude : pantalon en cuir noir, t-shirt en cuir noir et surtout gilet en cuir noir qui pue. Le sang se voit relativement peu sur la couleur noire. En plus, ça lui allait remarquablement bien au teint). Avant de ressortir de sa piaule, il n'oublia pas de fixer avec classe sa kalash dans son dos, bien en évidence : les gens dans la rue devaient comprendre au premier coup d'œil qu'il exerçait la respectable profession de vétérinaire !
Une fois dehors, il hésita quelque peu : devait-il aller à droite, ou plutôt à gauche ? Il ne savait rien de ce « stégosaure » – peut-être que de plus amples recherches s'imposaient ? Trifouillant nerveusement sa poche, il en ressortit son portable (noir avec des paillettes – les paillettes servaient à montrer qu'il ressentait des émotions humaines, contrairement à ce que prétendaient les psychiatres) et pianota dans sa barre de recherches :
« Stégosaure »
Quelques images dudit animal s'affichèrent.
« Oui », grommela-t-il (pour changer).
Il fit défiler les images. Le contenu de Google Images devenait de plus en plus... disons... particulier...
« Oh oui » souffla-t-il malgré lui en tombant sur un article décrivant en détails la queue remarquable du stégosaure.
Malgré son intérêt de plus en plus stimulé, son intuition lui dictait que ce n'était pas exactement ça qu'il était censé chercher.
Afin d'obtenir des résultats pertinents, il changea sa recherche en :
« Stégosaure dark web »
Aussitôt, une page particulièrement intéressante s'afficha devant son regard ébaudi :
« Profitez d'une réduction de 20% sur le prix de vos drogues préférées chez Stégosaure, le meilleur dealer de Rives ! »
« Oh... » lâcha Gérard.
C'était ça. Il avait trouvé. Entrant l'adresse dans Google DarkMaps (l'équivalent de Google Maps, mais sur le dark web), il s'en fut d'un pas guilleret à la recherche de sa destinée.
Une ellipse plus tard (oui parce que bon, comprenez-moi : je n'ai jamais foutu les pieds à Rives, comment voulez-vous que je vous la décrive ? En utilisant Google DarkMaps, peut-être ?), notre vétérinaire préféré se retrouva, sans trop comprendre comment, dans un endroit très étrange, rempli de femmes nues. Un vieil homme habillé en costume-cravate impeccable et s'appuyant sur une canne élégante sculptée (certainement une canne-épée), s'avança parmi toutes ces nudistes complètement indifférentes à la présence de deux hommes habillés.
« Ah ! Bonjour, cher ami, cher Oui-tcheur ! s'exclama l'homme – de toutes évidences Stégosaure, car Gérard avait du mal à imaginer qu'une des femmes nues puisse vouloir faire affaire avec lui (d'expérience, il savait qu'il n'était pas vraiment le type des femmes nues – sans doute à cause de l'odeur de son gilet, ou de son regard fixe injecté de sang, ou encore de sa fâcheuse tendance à oublier parfois qu'il était un être humain et pas un genre d'émeu qui exécute une danse bizarre lors de sa parade nuptiale).
« Oui » , déclara-t-il – fidèle à sa réputation.
Malgré lui, il se sentit tout de même un peu déçu de constater que Stégosaure n'avait pas de queue de stégosaure...
« C'est si agréable de discuter avec des gens de votre espèce : vous ne savez pas dire non !
« Oui...
« Bon. J'imagine sans peine que vous vous demandez pourquoi je vous ai convié ici...
« Euh... permettez, juste une question » , l'interrompit poliment Gérard.
Stégosaure eut l'air surpris.
« Oui ? demanda-t-il (piquant ainsi la réplique favorite du Oui-tcheur).
« Pourquoi il y a des femmes nues partout ?
« Aah ça ? C'est une hallucination collective très cher, ne vous en préoccupez pas ! Bref, où en étions-nous ?
« Oui.
« Ah oui, c'est vrai ! Je disais donc : vous vous demandez certainement pourquoi je vous ai convié ici.
« Oui.
« Eh bien... vous n'allez pas me croire mais malgré cette apparence d'homme tout à fait respectable, j'ai un bien sombre passé. »
Il avait pris une pose théâtrale et louchait à présent de biais en direction de Gérard pour voir si son ton mélodramatique avait de l'effet. Gérard fit mine d'être intrigué et ému.
« Je vois... oui..., bafouilla-t-il en tapotant maladroitement l'épaule de son interlocuteur (on lui avait expliqué que c'était ce qu'il fallait faire pour consoler les gens – il s'était depuis toujours imaginé que les humains avaient un genre de bouton sous-cutané permettant de les faire switcher d'un état triste vers un état heureux, et qu'en leur tapotant l'épaule on appuyait sur « On »).
« Je vais vous confier un lourd secret, Gérard de Rives... »
Toujours aussi mystérieux, il se pencha vers Gérard comme pour lui murmurer à l'oreille:
« J'AI MANGÉ DES BÉBÉS MORTS ! AU MOINS UNE SOIXANTAINE DE BÉBÉS ! JE LES AI SACRIFIÉS POUR LA GLOIRE DE SATAN ! »
Silence. On pouvait entendre une mouche voler.
« Et j'ai aimé ça, précisa-t-il.
« Oh... je... euh... vois... Ce... ce n'est pas très moral de faire ça, je me trompe ? »
Stégosaure devint rouge comme une pivoine et l'attrapa par son gilet avant de le secouer comme un prunier :
« MAIS J'AVAIS PAS LE CHOIX, VOUS COMPRENEZ ? SI CES BÉBÉS ÉTAIENT NÉS, ILS AURAIENT DÉTRUIT LA PLANÈTE, ILS AURAIENT POLLUÉ, ÉMIS DES GAZ À EFFETS DE SERRE, BOUSILLÉ LES ÉCOSYSTÈMES ET PISSÉ SUR LES TROTTOIRS ! C'ÉTAIT LE SEUL MOYEN D'EMPÊCHER ÇA, LE SEUL, VOUS COMPRENEZ ? »
Il le relâcha et recula d'un pas, enfouissant son visage dans ses mains avec emphase.
« Vous ne pouvez pas constamment demeurer neutre, Gérard : à un moment donné, il faut choisir votre camp, celui du moindre mal. Moi, je l'ai fait. Aurez-vous le courage d'en faire autant ?
« Euh... ben c'est à dire que je pensais juste que vous vouliez me vendre de la drogue, pas me pousser à manger des bébés morts...
« Mais il n'y a aucune différence, ne voyez-vous donc pas ?! s'impatienta Stégosaure, le front moite de sueur, les yeux fous. Gérard de Rives, je sais que ce ne sont que des animaux que vous tuez habituellement, mais laissez-moi vous engager pour un autre type de mission... prenez-le comme la traque d'un animal plus dangereux : un humain.
« Pour être tout à fait exact, je ne tue pas les animaux : je les soigne. Et je n'ai pas les qualifications requises pour pratiquer ma médecine sur des humains. »
Stégosaure cligna des yeux, quelque peu interloqué.
« C'était nettement plus long que « oui », cette réponse !
« Sûrement parce que ce n'est pas un « oui ».
« Sauf que vous ne pouvez pas dire « non » ! Ha !
« Oui... Je suis un Oui-tcheur, pas un humain.
« Et c'est pour ça que je vous engage !
« Mais attendez, pourquoi voulez-vous que j'aille tuer quelqu'un ? Et qui ? Et pour combien, surtout ? »
Stégosaure lui colla une photo sous le nez. C'était une jeune femme très sexy.
« Voici Renfri. Il faut absolument l'éliminer, elle a un prénom de merde.
« Quoi, juste pour ça ?
« Et elle me doit 15 balles. Rho et puis merde, t'as pas besoin de savoir t'façons ! Tu vas le faire ou pas ?
« J'ai mes conditions : d'abord, vous devez me laisser refuser, ensuite je vais la baiser dans les bois, ensuite je la pousserai à vous tuer, ensuite elle s'amènera avec ses potes pour vous tuer et enfin je la tuerai elle et ses potes gratuitement et devant toute la ville comme ça, ça me foutra une sale réputation en plus de me rendre pauvre. Vous en dites quoi, deal ?
« Deal ! »
Et les deux hommes se séparèrent en très bons termes.
La suite se déroula exactement comme prévu par les bons soins de Gérard (sauf qu'il n'y a plus assez de budget pour décrire la scène, donc allez cordialement vous faire voir et rematez la série à la place. Elle n’est pas si nulle qu’il n’y paraît.).
À SUIVRE...