Rétribution Sanglante

Chapitre 4 : Le Reflet des Cicatrices

4474 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/11/2024 16:22

Le parking du diner était plongé dans le calme du matin, encore désert à cette heure, baigné dans une lumière douce. Quelques néons rouges et bleus clignotaient au-dessus de la façade, leur éclat terne jetant une ambiance nostalgique sur le lieu. C’était un de ces endroits où les habitués défilaient chaque jour, attendant un café brûlant et une attention simple, un sourire distrait de la serveuse derrière le comptoir.

Frank coupa le moteur et se tourna vers Sharon, observant le diner avec un calme résolu. « Je parie que c’est ici qu’on trouvera le meilleur café en ville, » lança-t-il, dans un ton qui semblait faire peu de place à l’incertitude.

Elle suivit son regard, sceptique. Les néons, l’air un peu usé de l’endroit, tout ça lui semblait à la fois familier et inconfortable. Elle avait la sensation que s’asseoir dans cet endroit, comme deux personnes ordinaires, l’obligerait à baisser sa garde, même pour quelques minutes. Mais la fatigue martelait son corps. Une nuit comme celle-là avait un prix, et pour tenir encore quelques heures, elle savait qu’elle devait lâcher prise – même un bref instant.

À l’intérieur, le diner sentait le café fraîchement moulu et le bacon grillé. Sharon ne pouvait pas s’empêcher de jeter un coup d’œil rapide autour d’elle, passant en revue les clients déjà installés dans leurs cabines. Une vieille habitude, un réflexe de survie. Elle savait que chaque instant passé ici était un risque — et malgré toute la confiance qu’elle accordait à Frank, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux hommes de l’organisation qui, s’ils la trouvaient, n’hésiteraient pas à détruire ce lieu et ses occupants pour l’atteindre. L’image fugace d’une explosion violente et du chaos qui en suivrait traversa son esprit, et son regard se durcit.

Ils s’assirent dans une cabine près de la fenêtre, loin de l’entrée, offrant une vue dégagée sur le parking. Frank attrapa le menu et le tendit à Sharon avec un léger sourire.

La serveuse approcha avec deux tasses de café, son sourire teinté d’un mélange de chaleur et de sympathie. « Eh bien, on dirait que vous avez eu une nuit mouvementée, » dit-elle en déposant les tasses avec douceur. Elle posa un regard bienveillant sur Sharon, scrutant ses traits fatigués et le bleu qui pointait sur sa pommette. Quant à Frank, il n’avait pas meilleure allure : un coin de sa lèvre portait la trace d’un coup récent, et une fine coupure sur sa joue avait rougi, lui donnant cet air encore plus revêche, comme s’il venait de sortir d’un champ de bataille. Sa chemise était froissée, et une tache de sang séchée ornait le revers de sa manche.

« Choisis ce que tu veux. C’est moi qui régale, » ajouta-t-il.

Elle hocha la tête, essayant de se détendre. Pour une fois, elle laissa son regard se poser sur le menu, appréciant l’apparente simplicité du moment. Elle finit par opter pour un sandwich jambon fromage, quelque chose de simple mais consistant. Frank ajouta des pancakes à la commande.

La serveuse hocha doucement la tête, une étincelle de compassion dans le regard. « Prenez votre temps, je m’occupe de tout, » ajouta-t-elle avec un clin d’œil avant de s’éloigner.

Sharon se força à sourire, murmurant un rapide merci, mais ses yeux revenaient sans cesse vers la porte, puis aux fenêtres, guettant tout mouvement à l’extérieur. Frank le remarqua sans un mot, notant l’agitation subtile qui persistait sous son apparente tranquillité. Il resta silencieux, la voyant balayer la salle du regard avec cette vigilance instinctive. Ses doigts effleuraient sa tasse de café sans y toucher, comme si chaque sens était concentré sur l’environnement.

Il se rappela la veille, le chaos du bar, ce moment où elle s’était redressée, le visage fermé, presque indifférente à la douleur de sa blessure. Une seconde, elle paraissait vulnérable, et la suivante, elle était transformée, animée d’une précision glaciale et d’une force contenue. Elle s’était lancée dans la bagarre avec une maîtrise qui l’avait frappé.

Il fronça légèrement les sourcils, repassant mentalement les gestes de Sharon, les coups bien placés, les mouvements efficaces et déterminés. Tout dans son attitude rappelait l’entraînement d’un professionnel, quelqu’un pour qui chaque mouvement avait un but, et chaque risque une contre-mesure. Ce n’était pas le genre de réflexes qu’on apprenait dans la rue ou par simple nécessité.

Il rompit finalement le silence, posant calmement sa tasse tout en prenant soin de ne pas la fixer trop directement. « Hier soir, au bar… » Sa voix était posée, presque douce, mais un éclat curieux perçait. « Ce que tu as fait, c’était pas juste bien. T’as été… calculée. Méthodique. C’est pas ce qu’on apprend dans une simple bagarre de ruelle. »

Elle releva les yeux vers lui, une tension palpable dans son regard. Frank, sans insister, esquissa un sourire en coin, cherchant à atténuer l’intensité de sa question. Mais son regard restait fermement ancré dans le sien, cherchant des réponses qui, il le devinait, ne seraient pas facilement offertes.

Des éclats de son passé resurgirent avec une intensité presque douloureuse : les mains rugueuses de Royce, son mentor, guidant les siennes pour corriger sa prise sur le manche d’un couteau ; le poids du pistolet qu’il lui avait appris à manier avec calme et précision ; et ces heures silencieuses passées à observer, à anticiper, à se fondre dans l’ombre pour mieux attaquer. Elle se rappelait la fatigue, les muscles brûlants, et cette voix résonnant dans son esprit, devenue son mantra : Lis la pièce. Repère les sorties. Prépare chaque mouvement. Elle n’avait que 18 ans à l’époque.

Puis, la nuit où tout avait basculé : l’explosion qui avait scellé son destin, effaçant Royce de sa vie et la plongeant dans une solitude glaciale. Elle n’avait alors plus eu qu’une seule issue : se battre pour ne jamais redevenir vulnérable.

Revenant au présent, Sharon pinça légèrement les lèvres avant de lui adresser un regard lourd de significations qu’elle n’avait pas la force d’exprimer. « Quand ta vie s’effondre, tu as deux choix : tu te bats ou tu crèves. » Le ton n’était ni amer ni mélodramatique ; c’était une simple vérité, crue et définitive.

Frank resta silencieux, mais dans ses yeux, elle perçut quelque chose de rare : une compréhension profonde, presque intime. Il reconnaissait en elle cette ténacité brute, forgée dans la douleur. Un fragment de sa propre histoire sembla s’éveiller à travers ce regard partagé, comme une blessure jamais refermée qui trouvait enfin un écho. Elle sentait ce lien fragile mais puissant, un terrain commun où leurs fêlures se rejoignaient, sans qu’aucun mot supplémentaire ne soit nécessaire.

Sharon plongea ses yeux dans ceux de Frank, cherchant au-delà de son silence. « Et toi ? » demanda-t-elle doucement, sa voix dévoilant une curiosité honnête. Elle l’avait vu, lui aussi, se battre avec une précision presque clinique, des gestes affinés par des années d’expérience. Ce n’était pas le hasard ni la rue qui pouvaient modeler un combattant ainsi.

Un silence s’installa, Frank pesant ses mots comme s’ils cachaient un monde. Puis, d’un ton laconique, il répondit, « Marines. » Un seul mot, mais il portait en lui tout un vécu, une vie modelée par la violence, les liens brisés, la loyauté perdue et les souvenirs qui collaient à la peau comme des cicatrices invisibles.

Elle acquiesça en silence, ses yeux se voilant d’une compréhension tacite. Elle n’avait pas besoin d’en savoir davantage pour saisir ce que ce mot représentait. Leurs regards restèrent suspendus, chacun trouvant dans l’autre une résonance inattendue. Ce n’était pas de la pitié ni même une simple reconnaissance ; c’était une connexion brute, forgée par des épreuves similaires, un respect qui allait bien au-delà des mots.

La serveuse revint avec leur commande, le sourire bienveillant et les gestes rapides qui rappelaient la réalité de leur situation. Elle déposa les plats, un clin d’œil complice pour les deux « aventuriers fatigués » qu’elle avait pris en sympathie. Le moment fragile qu’ils partageaient se dissipa, les ramenant à la réalité du diner.

Frank détourna les yeux, brisant le lien, mais pas sans que ce bref échange ait laissé une empreinte. Sharon attrapa son sandwich. Il la regarda croquer dedans, une satisfaction tranquille s’installant sur son visage. Ce n’était pas grand-chose, mais il avait l’air d’en être soulagé.

Elle grignota quelques bouchées, et au bout d’un moment, elle se rendit compte qu’il n’avait toujours pas touché à ses pancakes. Il les poussa doucement vers elle, un geste qui aurait pu paraître autoritaire, mais qui n’avait rien de forcé. « Allez, prends-en aussi. Tu as besoin d’énergie. »

Elle haussa un sourcil, vaguement amusée par son insistance. Il n’avait rien d’un protecteur collant ou paternaliste, et pourtant, il se souciait d’elle, d’une manière qui la déconcertait. Après une brève hésitation, elle coupa un morceau de pancake, le goût sucré se diffusant doucement, apportant une accalmie bienvenue. Elle sentit ses épaules se relâcher, presque malgré elle, comme si cette douceur inattendue parvenait à fissurer, l’espace d’un instant, les murs qu’elle avait bâtis autour de son cœur.

Frank observait le calme apparent de Sharon, notant la manière subtile dont elle scannait la pièce à intervalles réguliers. Même au repos, elle semblait tendue, aux aguets, comme une proie trop longtemps traquée.

Après un moment, il rompit le silence, ses mots tombant doucement. « Ça doit pas être facile d’avoir toujours un œil derrière soi. » Il se pencha légèrement en avant, cherchant son regard. « Je me doute que c’est pas qu’une bande de bikers que tu fuis, pas vrai ? »

Sharon baissa les yeux, se mordant la lèvre un instant avant de relâcher un léger soupir. Il avait deviné, et elle savait qu’il serait inutile de prétendre. Mais parler de sa situation la mettrait en danger, lui aussi peut-être. Alors elle se contenta de hocher la tête, un geste à peine visible, mais suffisamment clair pour que Frank comprenne qu’il avait touché juste.

Il pencha la tête, observant son visage, attentif à chaque infime réaction. « J’ai pas besoin de tout savoir, » murmura-t-il, comme pour l’encourager sans la forcer. « Mais si ça se complique, t’as pas besoin de gérer ça toute seule. »

Sharon releva légèrement la tête, son regard passant brièvement sur le visage de Frank, mesurant le poids de ses mots, avant qu’elle ne détourne de nouveau les yeux. « Tu peux rien faire pour m’aider. » Sa voix était calme, mais il y avait dans son ton quelque chose de lourd, presque fataliste.

Il fronça légèrement les sourcils, cherchant à comprendre l’ampleur de ce qu’elle laissait sous-entendre. Elle hésita un instant, puis reprit, la voix plus basse, presque un murmure. « Tu l’as dit toi-même… Ce ne sont pas des bikers. Ces types-là… ils font passer les Losts pour des enfants de chœur. » Elle inspira lentement, comme pour évaluer la portée de ce qu’elle allait dire. « Et ils sont plus nombreux. Beaucoup plus. »

Frank haussa un sourcil, son regard se faisant pensif, presque calculateur, avant qu’un éclat ironique n’éclaire son expression. Ses traits durs s’adoucirent à peine, mais suffisamment pour que Sharon le remarque. D’un ton faussement admiratif, il déclara : « Attends… tu te mets déjà le gang des Losts à dos, tu réussis à faire déplacer la moitié de leur bande en colère, et ça, c’est juste l’échauffement ? Et en plus, t’arrives à attirer une bande encore plus tarée ? Sérieux, va falloir m’expliquer comment tu fais. »

Un demi-sourire amusé étira ses lèvres, la lumière crue de la pièce accentuant les lignes fatiguées de son visage.

Sharon releva la tête, un peu prise au dépourvu par cette remarque inattendue. Une pause s’installa alors qu’elle scrutait Frank, cherchant à comprendre ce qu’il cherchait à dire. Moquerie ? Curiosité ? Ou simplement une tentative maladroite d’alléger l’atmosphère ? Mais il n’y avait pas de malveillance dans son regard, seulement une ironie crue, presque complice.

Elle sentit un rire nerveux monter en elle, échappant à ses lèvres avant même qu’elle puisse l’arrêter. D’un geste instinctif, elle secoua légèrement la tête. « On va dire que j’ai un don. Une vraie emmerdeuse professionnelle, si tu veux tout savoir. »

Le ton sarcastique n’échappa pas à Frank. Il leva un sourcil, clairement surpris. Il s’était attendu à une réponse plus cinglante ou au silence glacial auquel elle l’avait habitué. Mais ce sarcasme, ce moment de légèreté inattendu... ça le désarmait.

Il esquissa un sourire – un vrai, cette fois. Pas une grimace d’ironie, ni un masque cynique. Un sourire honnête, subtil, mais bien là. « Ouais, ça se voit. T’es douée. Mais, attention, ça devient presque un talent de compétition, là. »

Ils échangèrent un sourire, fugitif mais lourd de sens. C’était une connexion silencieuse, le genre qui se passe de mots : deux survivants, deux âmes usées par la vie, se comprenant sans avoir à se raconter. Ce moment de complicité inattendu, fragile, sembla suspendre le temps.

Mais la légèreté de l’instant avait une ombre, et Sharon en fut rapidement consciente.

Son sourire s’effaça. Elle détourna légèrement le regard, son esprit s’emballant. Elle se rendait compte qu’elle avait laissé tomber sa garde, ne serait-ce qu’un instant. Cette proximité, bien qu’inattendue et étrangement réconfortante, la mettait mal à l’aise.

Sharon inspira lentement, cherchant à reprendre le contrôle. Ne te laisse pas aller, se dit-elle. Pas encore, pas ici.

Elle releva les yeux vers Frank, qui l’observait toujours, comme s’il attendait qu’elle parle ou qu’elle fasse un mouvement. Mais au lieu de ça, elle redressa brusquement les épaules, comme si elle tentait de rejeter cette idée avant qu’elle ne s’ancre en elle.

« Je vais récupérer ma voiture et m’en aller, » déclara-t-elle, d’un ton ferme. Mais il y avait une légère hésitation dans sa voix, presque imperceptible, qui trahissait son trouble.

Frank inclina la tête, une ombre passant dans ses yeux. « Et tu comptes aller où ? » demanda-t-il, sa voix basse, presque un murmure, comme s’il pressentait ce qu’elle s’apprêtait à faire.

Elle baissa les yeux, les émotions bouillonnant en elle, cherchant à regagner son calme. « Je ne sais pas… » Elle inspira, ses doigts crispés sur le rebord de la table. « Très loin. » Elle lâcha ensuite, sur un ton amer, presque à mi-voix : « Les gens ont tendance à mourir quand je suis dans les parages. »

Frank la regarda un moment, absorbé par ce qu'elle venait de dire. La lumière qui filtrait à travers la fenêtre éclairait son visage avec une douceur étrange, presque irréelle. Il y avait quelque chose dans sa réponse, dans cette lueur fugace qu’il avait perçue dans ses yeux, qui le gênait. Sharon s’efforçait de maintenir sa distance, mais lui, il ne pouvait pas s’empêcher de ressentir que, peut-être, juste peut-être, elle se laissait un peu aller à cette petite fragilité qu’elle dissimulait si bien.

Ce n'était pas qu'il voulait qu'elle reste, non… enfin, si, en un sens, peut-être. Mais ce n'était pas aussi simple. Il n’avait pas l’habitude de jouer au sauveur, et il ne croyait pas que Sharon en ait besoin. Pourtant, il persistait à vouloir l’aider, comme si, contre toute logique, ça pouvait effacer une partie de l’ombre qui pesait sur elle.

Il la regarda encore un instant, puis, dans un geste détendu qui trahissait néanmoins un certain agacement qu’il ne voulait pas laisser paraître, il posa une question, cherchant à désamorcer cette tension sans insister.

« Tu veux que je te dépose au garage ? » demanda-t-il, comme si c’était la chose la plus banale du monde, son ton faussement détaché. Il laissa échapper un petit sourire, bien que l’idée de la voir partir le dérangeait plus qu’il n’aurait voulu l’admettre.

Elle prit une grande inspiration, puis tourna lentement la tête pour le regarder, cherchant à lire son visage. Elle voulait refuser, partir seule, mais quelque chose dans l’atmosphère, dans cette conversation improbable, l’en empêchait. Elle n’avait jamais voulu laisser personne l’approcher de cette façon. Mais il y avait quelque chose de rassurant dans sa présence, et ça… ça la perturbait. Elle hocha finalement la tête, mais sa voix était devenue plus douce, presque distante. « Ouais, pourquoi pas. »

Une nouvelle tension s’installa entre eux, aussi légère qu’une brise, mais tout de même palpable. Sharon ne savait pas ce qu’elle recherchait, ni pourquoi elle se sentait prête à accepter son aide, même si, au fond, elle savait que ce n'était qu'une question de temps avant qu’elle ne reparte seule, une fois de plus.

Ils quittèrent le diner en silence. Sharon, les bras croisés, s’était calée contre la portière, le visage tourné vers la fenêtre. Elle semblait absorbée dans un tourbillon de pensées, des fragments de doutes, de colère et de quelque chose qu’elle n’arrivait pas encore à nommer.

Frank, les mains fermement agrippées au volant, gardait les yeux fixés sur la route devant eux. Il ne disait rien, mais son esprit, lui, ne cessait de tourner en boucle. La tension entre eux était palpable, un silence trop lourd pour être apaisant, mais qu’aucun des deux ne semblait vouloir briser.

De temps à autre, Frank risquait un coup d’œil dans sa direction. Elle semblait aussi détachée que pensive, son regard perdu dans le paysage. Ce n’était pas l’absence de mots qui le gênait, mais ce qu’elle ne disait pas. Il voulait croire que ce silence lui donnait l’espace dont elle avait besoin, mais il savait qu’il s’en servait aussi comme une barrière. Mieux valait ne pas poser de questions. Pas maintenant.

La route vers le garage s’étirait comme si le temps lui-même avait décidé de ralentir. Chaque feu rouge semblait durer une éternité.

Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin, le moteur se tut dans un dernier souffle rauque. Sharon prit une inspiration lente, comme pour se donner du courage, avant de poser la main sur la poignée de la portière. Elle l’ouvrit, hésitant une seconde avant de bouger.

Au moment où elle allait descendre, Frank tendit la main, son geste presque imperceptible, et ses doigts effleurèrent son bras. C’était un contact si léger qu’elle aurait pu le manquer, mais elle s’immobilisa instantanément, figée.

« Tu es sûre que tu veux y aller seule ? » demanda-t-il. Sa voix, basse et grave, portait une sincérité désarmante. Ce n’était pas une question anodine. Il lui offrait une issue, une chance d’alléger le poids qu’elle portait. Ses yeux, pleins d'une compassion muette, la regardaient avec une intensité qui la bouleversa.

Sharon se tourna lentement vers lui, son regard se posant sur sa main encore posée sur son bras. La chaleur de son contact tranchait avec la froideur qu’elle avait essayé de maintenir entre eux. Elle sentit son masque se fissurer, juste un peu. Quand leurs regards se croisèrent, elle lut dans ses yeux une promesse silencieuse, une compréhension qu’elle n’avait jamais osé espérer. Il voyait en elle, au-delà de ses défenses, et cela la déstabilisait plus qu’elle ne voulait l’admettre.

« Je… » Elle tenta de répondre, mais sa voix se brisa. Elle n’arrivait pas à trouver les mots. Un instant, elle faillit se laisser aller à cet étrange sentiment de confiance. Mais elle secoua légèrement la tête, détournant les yeux, et retira doucement son bras de sous sa main.

« C’est mieux comme ça. Pour nous deux. » Sa voix était douce, presque comme un aveu qu’elle ne voulait pas formuler. Elle lui jeta un dernier regard, plus tendre, presque triste.

Frank hocha la tête, respectant son choix même si chaque fibre de son être semblait s’opposer. Elle descendit et referma la portière, mais il ne détournait pas les yeux, suivant chacun de ses mouvements comme pour graver ce moment dans sa mémoire. Alors qu’elle s’éloignait, elle ressentit ce regard, comme une ombre bienveillante la suivant, un dernier fil les reliant encore.

Au dernier moment, elle se retourna vers lui, leurs regards se retrouvant une fois de plus. Ce bref échange valait toutes les paroles qu’ils ne s’étaient jamais dites. Pas besoin de mots. Ils se comprenaient.

Frank resta immobile alors qu’elle entrait dans le garage, jusqu’à ce que la porte se referme sur elle, la coupant de sa vue. Un vide étrange se propagea en lui, comme si quelque chose s’était arraché. Il se sentit tiraillé, partagé entre l’envie de la retenir et le besoin de la laisser aller. Mais, cette fois, il savait qu’elle devait choisir sa propre route.

Après un dernier regard vers le garage, il inspira profondément et mit le contact, les yeux fixés sur la route devant lui. Puis il s’éloigna, laissant derrière lui un morceau de silence qui, étrangement, le suivrait longtemps.

Sharon poussa la porte lourde du garage, où l’odeur de l’huile et du métal lui fit l’effet d’une vieille habitude retrouvée. L’endroit était plongé dans une activité modeste, ponctuée par les coups de marteau et les sifflements de perceuses, mais Sharon marchait comme en silence, un peu absente, l’esprit ailleurs. Ses pas résonnaient contre le sol bétonné, guidée par l’envie de reprendre la route, même sans savoir encore où elle irait.

Le garagiste, occupé sous le capot d’un vieux pick-up, leva la tête à son arrivée et lui adressa un signe de tête. Son visage buriné s’éclaira d’un sourire bref, presque imperceptible. Un homme bourru, aux gestes assurés, qui ne perdait pas de temps en formalités, mais dont Sharon avait appris à apprécier la sincérité brute.

« Ah, te voilà. » Il sortit de sous le capot, s’essuyant les mains avec un chiffon déjà bien tâché. « Ta caisse est prête. J’ai dû remplacer quelques pièces usées, t’as eu de la chance de pas rester bloquée en pleine brousse. Le radiateur chauffait tellement que j’ai cru qu’il allait rendre l’âme. »

Sharon hocha la tête, écoutant ses explications avec un intérêt silencieux. Elle aimait ce langage direct, cette façon de ne pas tourner autour du pot. Le garagiste posa une main sur le toit de la voiture, tapotant doucement le métal comme s’il faisait les présentations.

« J’ai aussi changé tes essuie-glaces. Pas un cadeau, mais disons… une petite réparation gratos pour rouler tranquille sous la pluie. » Il lui lança un clin d’œil complice, ce genre de geste simple qui révélait une gentillesse dissimulée sous des couches de réserves et d’habitude.

Un sourire passa brièvement sur le visage de Sharon. « Merci, vraiment. »

Il hocha la tête sans rien dire, respectant ce non-dit qui planait entre eux, comme un pacte implicite.

Il tapota doucement le capot de la voiture avant de s'éloigner, la laissant à son moment de silence. Sharon monta dans l’habitacle, refermant la portière en douceur, comme pour retarder l’inévitable départ. Une fois au volant, elle posa ses mains sur le cuir usé, laissant son regard se perdre au-delà du pare-brise. L’espace du garage se faisait étrangement étouffant ; il lui semblait être à la croisée des chemins, coincée entre l’impulsion de rester et la nécessité de partir.

Elle démarra le moteur et se dirigea lentement vers la sortie. Avant de s’engager sur la route, elle s’arrêta. Devant elle, la voie se divisait en deux directions distinctes. Droite ou gauche ? Elle fixa la route, déconcertée par l’absurdité de ce choix simple, mais tellement lourd de sens.

Un vide profond s’insinua en elle, plus vaste que la route qui s’étendait devant elle. La solitude la frappait de plein fouet, amplifiée par l’absence de Frank à ses côtés. Il lui avait offert une forme de sécurité, un lien, même infime, dans cette existence faite de violence et de survie. Mais elle savait qu’elle devait le protéger de ce monde qui n’avait fait qu’engloutir tout ce qu’elle approchait. Johnny était mort. Et bien d’autres avant lui. Elle ne pouvait pas laisser Frank suivre cette route.

Elle prit une profonde inspiration, son regard se durcissant, et laissa une main se glisser sur le levier de vitesse.

Los Santos. La destination s’imposa dans son esprit, comme un compromis entre son désir de s’éloigner de tout et son besoin de poursuivre quelque chose de concret. La ville regorgeait de possibilités, peut-être même de réponses. Elle n’était pas certaine de la suite, mais au moins elle savait où se diriger. En serrant les dents, elle reprit la route, déterminée à ne plus regarder en arrière.


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