Aux Avenirs d'Hyrule - ou comment réparer un futur
“Oh ! Que de grands seigneurs n'ont que l'habit pour tous talents!”
- Jean de La Fontaine
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ZELDA
Faisant crisser la neige sous mes pas à la recherche d’un peu d’intimité, je m’émerveillais de l’étrangeté du paysage. Le Soleil n’était pas encore levé et tout ce que je voyais autour de moi, à travers les volutes vaporeuses de mon souffle, me semblait gris et glacial, dénué de toute couleur. Au-dessus de moi, pourtant, le ciel s’était teinté d’un impressionnant dégradé de bleus et de jaunes, étalant leur pastel jusqu’à l’horizon brumeux.
Je m’attendais à voir le soleil poindre à tout moment, à ma droite, à la limite entre le ciel et la mer. Aussi fus-je surprise lorsque soudain, à ma gauche, le sommet de Lanelle s’embrasa en premier d’une intense lumière rose. Petit à petit, cette lumière descendait sur ses arrêtes gelées comme si elle s’y écoulait, se réfractant dans les gigantesques cristaux de glace, imprégnant la neige de sa couleur irréelle ; passant lentement de l’incarnat au corail, puis du corail à l’orangé. Lorsque ce chatoiement arriva jusqu’à moi, marquant le moment où le soleil m’apparut au-dessus de la mer, le monde entier semblait avoir été habillé d’Or. Je me demandais si Link voyait ça lui aussi… Je me secouai pour reprendre mes esprits et entrepris de redescendre vers le campement, en claudiquant.
La nuit avait été si douce sous ses baisers et contre la chaleur de sa peau… Par deux fois nous nous étions offerts l’un à l’autre, maladroitement peut-être, mais avec toute l’indulgence et l’oubli de soi de deux êtres qui veulent ne faire qu’un. Corps et âme. Mes hanches me faisaient souffrir à chaque pas et j’avais une conscience douloureuse du moindre muscle de mes bras : je n’étais pas sûre du tout que tout cela soit dû à notre longue chevauchée d’hier, ni même à notre randonnée... Peu m’en importait. Je me sentais plus proche de lui que jamais, et je n’avais aucun remord : il était à moi et j’étais à lui, depuis la nuit des temps et pour toujours, et quoiqu’il puisse arriver au-delà de ce merveilleux matin… Nous n’aurions jamais de compte à rendre, à qui que ce soit.
Après un petit déjeuner très copieux, mon Chevalier Servant fit chauffer de l’eau de la source pour que nous puissions nous laver. Replier nos affaires ensuite avait été un véritable crève-cœur, surtout sachant que mes trois mois de chaperonnage commenceraient le jour suivant notre retour. Ses habits hivernaux étant encore mouillés, Link dut se contenter de sa chemise et de sa tunique habituelles : toute la matinée jusqu’à ce qu’on rejoigne la vallée et nos chevaux, j’abusai de ce prétexte de devoir lui « tenir chaud» pour me coller à lui et l’embrasser sans relâche. Je goûtais sur ses lèvres la saveur pimentée du remède pic-pic qu’il avait bu avant de quitter notre grotte: j’avais pleinement conscience qu’il n’avait pas froid du tout… Nous nous complaisions juste autant l’un que l’autre dans cette excuse...
Nous ne pressâmes pas nos chevaux sur le chemin du retour. Nous prîmes notre temps pour profiter de nos derniers repas en tête à tête ; de notre dernière sieste dans les bras l’un de l’autre ; de notre dernier coucher de soleil en amoureux... La nuit était déjà tombée lorsque nous arrivâmes au château, et c’est la mort dans l’âme que nous partîmes nous coucher chacun de notre côté…
RHOAM
Zelda était revenue avec Link la veille au soir. Tard. Elle m’avait fait envoyer un messager pour me rassurer et s’excuser. Au petit déjeuner, elle m’avait semblé soucieuse et quelque peu changée, et était demeurée fort évasive dans son récit de leur excursion à la Source de la Sagesse. Lorsque Link nous rejoignit - en retard, comme toujours- il se dirigea droit vers elle et la gratifia d’un long baisemain, la regardant droit dans les yeux avec ferveur et désespérance… Ces deux enfants étaient prodigieusement épris l’un de l’autre. Je me doutais bien qu’il s’était passé là-haut des choses qu’ils ne raconteraient jamais à personne - et dont, en outre, je ne voulais surtout pas entendre parler. Ce n’était plus de mon ressort : Zelda avait prié à la Source de la Sagesse, et elle était donc à la fois légalement et spirituellement une adulte, responsable de ses actes. Désormais, puisse Nayru la guider s’il lui fallait assumer les conséquences de ce qu’ils avaient pu faire d’autre.
Je me raclai la gorge pour faire comprendre à ce petit effronté que son émoi lui avait complètement fait ignorer les règles de bienséance. Il se détourna de ma fille et, les yeux exorbités de confusion, s’inclina profondément pour me saluer et s’excuser.
La fête de l'Équinoxe commencerait le soir même. Tous les prétendants s’étaient déjà présentés devant moi et ceux qui en avaient la nécessité s’étaient vus attribuer des quartiers au château. Ce soir seulement seraient-ils présentés officiellement à ma fille, durant la cérémonie d’ouverture…
LINK
A la fin du Petit Déjeuner, Zelda s’était faite littéralement enlever par sa femme de chambre, accompagnée de deux tailleuses. Le regard des deux couturières brillait de détermination et de fureur: leur mannequin s’était soustraite bien trop longtemps à son devoir et ils ne leur restait que peu de temps pour effectuer les dernières retouches. De mon côté, c’est la buandière qui avait ramassé quasiment toutes mes affaires pour les laver, impitoyable, ne me laissant que mon pantalon de soldat usé jusqu’à la trame et la vieille tunique en laine verte que j’utilisais lors de mes balades en solitaire… Enfin, en plus des affaires neuves que je devrais mettre ce soir, bien sûr, mais je ne pouvais pas me permettre de les porter dès ce matin…
Je devais aller soigner Blizzard, qui s’était mis à boiter la veille, lors de notre voyage retour. Je supposais que le pauvre gars avait simplement surcompensé pour trouver son équilibre avec une Zelda toute tordue de courbatures sur le dos… Qu’un cheval répercute les douleurs de son cavalier à cause des mauvaises postures de ce dernier était très fréquent... Mais si c’était le cas, j’y étais peut-être bien moi-même pour quelque chose… Oh, Hylia… ! Mes joues brûlaient de honte et de passion à l’idée d’avoir pu l’aimer trop fort…
Arrivé à l’écurie, je constatai avec amertume que le nombre de bêtes entassées dans les stalles avait facilement doublé : j’osais espérer qu’il s’agissait pour la plupart des montures des convives, qui avaient afflué pour assister à la fête… Et non pas tous des chevaux de prétendants… Il n’y avait par contre, comme souvent à cette heure-là, personne d’autre que moi dans le bâtiment: les soins et le nourrissage ayant été effectués bien plus tôt dans la matinée, et n’étant plus à refaire avant la fin d’après-midi.
Dehors, le ciel était couvert : l’automne s’était enfin décidé à montrer sa vraie nature. Je pris rapidement Blizzard en longe pour le faire marcher avant qu’il ne pleuve, pour examiner sa boiterie : un de ses jarrets était engorgé et douloureux, probablement un échauffement des tendons… Il eut l’air cependant extrêmement déçu lorsque je le ramenai à l’écurie pour le soigner au lieu de le mettre au paddock. Posant l’Epée de Légende dans un coin de son box pour pouvoir m’accroupir plus facilement, j’entrepris de lui enduire la jambe d’Argile verte d’Ordin, réputée pour ses capacités astringentes.
« Pssst ! Link ! Tu es là ? » entendis-je murmurer ma Princesse.
Je me levai d’un bond pour la rejoindre à la porte du box. Evidemment, j’avais réussi à me mettre de l’argile partout… Zelda quant à elle resplendissait dans sa robe bleue princière, qu’elle tenait légèrement levée pour ne pas la laisser traîner dans la poussière. Elle lâcha pourtant le tissu dans un bruissement de soie pour entourer délicatement mon cou de ses mains gantées tandis que je l’embrassais.
« Tu m’as manqué…» souffla-t-elle à mon oreille.
« Tu me manques un peu plus à chaque instant depuis qu’on est descendus de cette montagne, Grenouille… »
Je pris une grande bouffée de son odeur et posai mon front sur le sien.
« Laisse-moi finir de soigner Blizz et je suis tout à toi… » Je retournai à mon argile pour finir le soin. « Ta femme de chambre serait folle de rage si elle apprenait que tu es descendue ici dans cette tenue… Au fait, elles t’ont laissée partir ou bien tu as trouvé le moyen de t’échapper ? »
Elle pouffa d’un petit rire adorable et me décrivit les scènes cocasses qui avaient eu lieu pendant les retouches. Notamment comment elle avait dû prétendre avoir tenté de se gratter le dos avec une branche pour expliquer les griffures dont j’étais en réalité le seul coupable. Alors que des souvenirs sauvages de nos étreintes se bousculaient derrière mes yeux, je ressentis subitement le besoin de planter mes ongles dans le creux de ses reins encore une fois, de saisir la peau tendre de son cou entre mes dents, de poser mes pattes sur le velours de ses seins nus… Et puis merde… Donnons du grain à moudre à ces curieuses … J’appliquais avec hâte la dernière poignée d’argile sur la jambe de Blizzard quand soudain, nous fûmes surpris par une voix d’homme.
« Votre Altesse ! Quel insigne honneur de vous revoir enfin ! »
C’était un homme imposant d’une trentaine d’années, richement vêtu. Il avait, tout comme ma mère, le teint foncé des hyliens de Firone ; ce qui faisait ressortir avec force la blondeur de ses cheveux et de sa moustache, tout comme la clarté de ses yeux aigue-marine. Il avait l’air hautain et s’exprimait de manière pompeuse. Tenant à la main une canne richement décorée comme s’il s’était agi d’un sceptre, il salua ma fiancée d’un profond baise-main…
ZELDA
La voix de l’homme m’avait faite sursauter. Il était très rare que des invités descendent dans cette partie du château… M’avait-il suivie ? Je reconnus sans difficulté son visage atypique : c’était le bourgmestre de l’Etape d’Hyrule. Un homme riche et puissant, et qui adorait faire savoir à tout le monde à quel point il était riche et puissant...
« Baron Hughie, est-ce bien cela? Ravie de vous revoir. Que faites-vous ici ? » demandais-je en tâchant d’être polie.
Derrière moi, Link s’était levé et se bouchonnait les mains avec de la paille, pour en éliminer le plus d’argile possible. Puis il sortit du box en saluant poliment l’homme d’un simple «Monsieur» au ton neutre et d’un hochement de tête. Le Baron ne répondit pas, et afficha une grimace de révulsion. Link ignora cet affront avec noblesse et s’en alla tirer de l’eau à la pompe toute proche pour se rincer les bras et le visage.
« On m’a dit que vous vous inquiétiez pour votre cheval, votre Altesse. Je voulais que vous soyez sûre que je pourrais vous proposer une nouvelle monture d’excellente qualité si votre animal venait à péricliter. Les alpages au-delà du Viaduc d’Hylia foisonnent d’excellentes bêtes. »
Tout le monde savait que le baron s’était enrichi grâce aux taxes qu’il imposait aux utilisateurs du Viaduc : il avait la main mise sur tous les échanges commerciaux entre Firone et le Centre d’Hyrule.
« Ce sera inutile, Votre Altesse, » intervint Link, « Blizzard va très bien: une lunaison de repos strict, puis une lunaison de travail doux, et tout devrait être rentré dans l’ordre. »
Connaissant son amour pour les bêtes, l’idée que l’on remplace un cheval comme on remplace une vieille paire de gants devait le mettre hors de lui. Il avait rempli un seau d’eau propre et s’apprêtait à retourner avec dans le box de Blizzard quand le Baron lui dit sèchement, le regardant de haut en bas avec dégoût:
« Comment oses-tu t’immiscer dans cette conversation sans y avoir été invité, palefrenier? Tu devrais être à genoux devant moi et la Princesse d’Hyrule! »
Link posa calmement le seau et avança vers l’homme, qui le dominait d’au moins une tête. Avec aplomb, il le regarda droit dans les yeux et lui dit :
« Je n’aurais aucune honte à être palefrenier. C’est un noble métier, utile et sûrement plus gratifiant que de travailler avec des gens. Malheureusement pour vous ce n’est pas ce que je suis. »
« Et alors qu’est-ce que tu es, petit rat insignifiant ? Le bâtard d’un petit noble peut être, pour avoir un tel culot ? Au vu des guenilles que tu portes tu ne peux pas être bien plus. Je vais aller chercher tes patrons et tu seras rossé, morveux ! »
Je fulminais face à sa façon de lui parler ! Mais je ne trouvais pas les mots justes pour intervenir sans risquer de trahir notre relation ou de diminuer l’autorité de Link. Mon futur Roi devait s’affirmer, d’une manière ou d’une autre, et je devais lui faire confiance. Link laissa échapper un râle de mépris avant de se détourner du bourgmestre, prenant avec nonchalance la direction de l’angle du box… Ah ! L’Epée…
« Faites donc. Mais châtiez votre langage, vous pourriez mettre le crottin de cheval mal à l’aise avec vos affreux grognements de Moblin.»
A cette insulte, le baron furieux leva sa canne au-dessus de sa tête et avança vers Link pour la lui abattre dans le dos.
« Link ! » criai-je.
Mais mon épéiste aguerri avait déjà esquivé l’attaque, laissant la canne s’abattre dans le vide à côté de lui - suivie par le baron lui-même, entraîné par son élan. Rouge de colère et de honte d’avoir manqué un coup aussi facile, l’homme brandit une nouvelle fois sa canne. Emportée par ma propre colère, je m’emparai du seau que Link avait posé plus tôt par terre : ce baron de malheur avait besoin d’une bonne douche froide !
Alors que je jetais de toutes mes forces le contenu du seau vers son adversaire, Link esquiva l’attaque de l’homme une seconde fois et le gratifia d’un discret croche-pied. L’inertie fit le reste : tandis que le baron s’étalait sur le sol, Link reçut de plein fouet, dans la figure et sur les épaules, l’eau que je venais de lancer.
« Oh, par Din ! Link ! Je suis désolée ! »
Il se tourna lentement vers moi et me lança un regard désapprobateur à travers les mèches trempées qui lui collaient au visage ; puis il leva un instant ses bras ruisselants pour me montrer l’étendue des dégâts. Confuse, je portai ma main à ma bouche. Il avait l’air tellement misérable !
« Je suis vraiment désolée, je t’assure ! Ce n’est pas toi que je visais… »
A le voir ainsi, muet et dégoulinant, je ne pus retenir un rire nerveux. Il leva un sourcil et secoua la tête d’incrédulité, réprimant un ricanement. Alors que je tentais tant bien que mal de cacher mon amusement derrière ma main, il commença à avancer doucement vers moi .
« Link ? Qu’est-ce que tu fais…? Je te demande pardon… Je t’en prie, dis quelque chose…»
Il continuait à approcher, de plus en plus près, avec toujours ce sourire taquin sur le visage... Il ne s’arrêta pas avant d’être à quelques centimètres de moi… Alors, il frotta sa tête trempée sur la mienne puis la posa sur mon épaule, laissant ainsi ses cheveux glacés dégoutteler dans mon cou, dans mon dos, sur ma poitrine… Nous étions désormais pris tous les deux d’un fou-rire incontrôlable. Enfin, vengeur, il entoura ma taille de ses bras trempés.
« Link ! Arrête ! Je n’ai rien pour me changer ! » le suppliai-je d’un air piteux, tout en me délectant des frissons que me procuraient les mèches mouillées qui léchaient ma peau.
« Oh, c’est vrai ? On sera quitte, alors, parce que figurez-vous que moi non plus ! »
Gloussant tous deux de cette situation, nos fronts se joignirent avec tendresse, le plus naturellement du monde. Farore, qu’il était difficile de l’avoir si proche de moi sans pouvoir l’embrasser !
Lord Hughie se releva laborieusement en rouspétant. Depuis sa chute, il était resté au sol à rouler sur lui-même, hurlant à propos de son nez supposément cassé... Avait-il finalement surmonté sa douleur ou avait-il seulement abandonné l’espoir que je vole à son secours ? Link s’éloigna de moi, contrit, me caressant toujours du regard. A trois pas de moi, il ôta sa tunique et sa chemise pour les essorer, exposant son haut du corps athlétique, et retourna vers le coin du box. Passant un bras au-dessus de la paroi, il récupéra l'Épée de Légende et en attacha la baldrique sur son torse nu. Alors seulement il se tourna vers le baron et lui dit :
« Je suis le Chevalier Servant de la Princesse d’Hyrule. Mais peut-être avez-vous entendu parler de moi en termes de Chevalier Purificateur ? Navré d’avoir fait votre connaissance.»
Et sans un regard ni un mot de plus vers le bourgmestre, je laissai mon fier Chevalier m’emporter à son bras nu.
LINK
« Désolé, ma luciole… Je n’aime pas fanfaronner mais il l’avait mérité, non ? »
« Il l’avait tout à fait mérité. Et tu n’as pas du tout fanfaronné : tu t’es conduit comme un Prince. Je suis fière de toi… »
Elle vérifia que le couloir était bien désert avant de venir caler sa poitrine contre mes côtes, son visage lové dans mon cou et une main posée sur mon cœur ; mes bras se refermèrent sur elle. Ainsi enlacés, elle caressait mon torse du bout de ses doigts, exactement comme elle l’avait fait cette nuit-là… J’étais tellement prêt à ce que cela devienne une habitude...
« Et là tout de suite, je ne suis plus désolée du tout de t’avoir lancé ce seau d’eau … » ronronna-t-elle en se mordant la lèvre de contentement et d’envie.
Je ne pus m’empêcher de sourire en constatant à quel point ma vertueuse et si sérieuse Princesse était devenue polissonne, en quelques semaines seulement... Je la serrai contre moi. Encore un peu plus fort.
« Je vous aime, Prêtresse Royale d’Hyrule… »
« Et je vous aime en retour, Héros d’Hylia… »
Mais aussi amoureux que nous puissions l’être, nous partîmes ensuite chacun de notre côté: il aurait été malvenu de m’afficher torse nu avec elle dans ce château en effervescence…
C’était la première fête organisée dans le Palais Royal depuis la Renaissance du Fléau, et le fait que le château soit encore amputé de plusieurs de ses Ailes compliquait grandement l’organisation pour les domestiques. Plutôt que de risquer de perturber des buandières déjà lessivées, je décidai de me rendre à la caserne, par l’extérieur, pour emprunter une chemise à la Garde.
Il ne pleuvait pas encore ; le contraire n’aurait pas changé grand-chose à mon état au point où j’en étais de toute façon. Mais alors que j’arrivais aux baraquements, courant à moitié nu le long de la grande allée du château, j’entendis loin au-dessus de moi un air d’accordéon. Je reconnus la mélodie : c’était une chanson paillarde souvent chantée à l’armée, racontant l’histoire d’un roi trop crédule qui, s’étant fait rouler par des tailleurs peu scrupuleux, se promenait nu dans les rues de la ville, persuadé que seuls les imbéciles ne voyaient pas l’étoffe dont il était habillé, et refusant d’admettre qu’il en était un… Les Habits Neufs du Roi Gustaf.
Mettant mes mains en porte-voix, je criai en direction de la musique :
« J’en déduis que tu n’les vois pas non plus, Saki ! », provoquant l’hilarité des soldats qui s’affairaient à polir des pièces d’armure devant les bâtiments.
Ça ne pouvait être que lui : le Marquis Sah’Kiwa, Poète et Ménestrel officiel de la Cour du Roi, et bien sûr que cela m’était destiné. Appartenant à la tribu Sheikah et âgé d’une vingtaine d’années, il m’avait pris en grippe sans que je ne sache pourquoi, et ne ratait jamais une occasion de se payer ma tête.
Le jour de l'anniversaire de Zelda, alors que nous savions la Résurrection du Fléau imminente et que le Roi avait ordonné l’évacuation de son peuple, Saki avait été chargé de choisir et de mettre à l’abri dans le Village Caché les ouvrages les plus précieux de la Bibliothèque. Ça me faisait mal de l’admettre, mais subir de nouveau ses railleries gratuites depuis son retour avait apporté un peu de normalité à mon quotidien.
Sans plus attendre, j’entrai dans le bâtiment militaire où je fus accueilli comme un Roi : Link l’orphelin sauvageon qui volait des gâteaux en cuisine, Link la jeune recrue rebelle qui jetait son casque au sol dès le début des batailles, Link le rat des champs dont ils avaient fait un homme et qui avait finalement été choisi par l'Épée de Légende, et bientôt - ils n’en doutaient pas - par l’héritière du trône elle-même… L’un des leurs s’était élevé jusqu’au sommet du Monde et pour eux, je n’étais pas seulement un Héros : j’étais un exemple à suivre, j’étais une fierté personnelle. J’étais, à l’instar de Zelda, une Lumière qui les avait guidés dans l’obscurité et leur promettait un avenir radieux...
Des grosses conneries, en réalité: j’étais juste un type qui était tombé amoureux d’une Déesse il y a une éternité de cela et qui avait eu l’absurde chance d’être aimé en retour. Et pourtant, je pensai à ma mère dont le visage s’était estompé depuis longtemps de ma mémoire, et à mon père, aigri, qui avait été si dur avec moi sur la fin... Je me demandais s’ils auraient été fiers de moi, eux aussi.
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