Mythes et légendes de Skyrim
Texte écrit dans le cadre du défi "quelques gouttes d'OS dans l'océan" (mars-avril 2022), dont le thème portait sur la mer. J'ai aussi essayé de remplir le niveau 2 du défi, où il fallait tourner l'OS autour d'une "scène manquante". Vu le lore très peu détaillé du personnage, je ne sais pas si ça compte réellement. Bonne lecture tout de même !
*****
Une rune. Simple, gravée dans un vulgaire caillou comme il en existe des milliers. Un objet insignifiant, qui pourtant lui avait donné son nom. Et qui représentait l’unique trace de sa vie d’avant le naufrage.
Il serra l’objet dans sa paume avec une douceur crispée, mêlée de lassitude et d’agacement. Du bout de l’index, il reproduisit le motif avec lenteur, pensif. Son ongle noirci par la crasse accrocha, un court instant, le bord de la ligne. Un frisson le parcourut. Il détestait la sensation des grains minéraux qui raclaient contre la fine bande de kératine au bout de son doigt.
Son regard dériva pour errer à la surface de la plage, dans laquelle des coquillages sombraient. L’un d’entre eux accrocha ses iris sombres. L’épave calcaire à moitié ensevelie dans le sable gris luttait contre les vagues qui menaçaient de l’emporter. Une à une, inlassables, les couches d’écume creusèrent son abri, jusqu’à exercer sur lui une prise suffisante pour le déloger. A la faveur d’une lame plus puissante que les précédentes, l’onde salée le saisit de ses doigts glacés et il disparut, pour ne plus reparaître. L’océan l’avait enlevé, de la même manière qu’il lui avait volé ses parents.
Un profond soupir quitta ses lèvres. Malgré son jeune âge – une vingtaine d’années à peine –, son front s’ornait déjà de petites rides et ses épaules voûtées trahissaient le poids du désespoir qui l’accablait. Assis sur un rocher, les pieds offerts aux griffes de la mer, il songeait, comme souvent, à sa famille. Sa vraie famille. Celle qui l’avait vu naître. Celle qui aurait dû le voir grandir, si seulement elle n’avait pas levé l’ancre pour une destination inconnue. Si seulement elle n’avait pas sombré, pour le laisser orphelin et amnésique.
Ses yeux se perdirent dans l’horizon scintillant, où les vagues se mêlaient aux nuages en un dégradé de bleu et de vert. Tout petit déjà, il venait s’installer ici pour contempler les crêtes blanchâtres et écouter les murmures de l’onde salée. Même après quelques années passées loin de cette plage, rien ne semblait avoir changé, comme si le temps lui-même ne possédait aucune emprise sur les vagues. Comme si Akatosh en personne ne pouvait contrôler cette entité mystérieuse qui prenait un malin plaisir à le tourmenter.
Comme chaque fois qu’il posait le regard sur les lames écumeuses, il ressentait quelque chose d’étrange au plus profond de son cœur. Un mélange de fascination et de haine, qui ne cessait de se moduler au gré du vent et des marées. Tant d’émotions avaient traversé son âme, sur cette berge sablonneuse… Curiosité, espoir, attente, tristesse, désespoir et impuissance s’étaient succédés, parfois portés par des rêves d’enfant, parfois amenés par des questionnements existentiels. Durant des années, il s’était amusé à imaginer son futur. Armé d’une épée de bois, il se voyait alors pirate, corsaire ou encore aventurier, à la tête d’un navire semblable à celui qui l’avait amené sur les rivages de Bordeciel. Il jouait à chasser les vasards, ramassait des coquillages dans le sable, s’enfuyait devant les horqueurs et leurs défenses imposantes. Il prenait parfois la barque de son père adoptif et s’éloignait un peu du rivage, juste assez pour renforcer son lien avec la mer, mais pas assez cependant pour la laisser l’emporter vers le large. Il observait alors, depuis sa frêle embarcation, l’horizon et les rares vaisseaux qui passaient, de temps à autres, tout en se laissant bercer par les murmures apaisants de celle qui acceptait sa présence à sa surface. Souvent, il se laissait glisser dans une sorte de demi-sommeil, où les chuchotis incompréhensibles des vagues se transformaient en ombres venues du passé. De grandes batailles se déroulaient alors dans son esprit, vestiges oubliés d’histoires surgies d’époques lointaines dont plus personne ne se souvenait.
Un pâle sourire étira les lèvres du jeune homme. Il croyait cette douce insouciance enfouie à jamais, noyée, coulée sous le flot houleux de la réalité. Et aujourd’hui, il se retrouvait là, assis face à l’étendue infinie bleue-grise de l’océan, à laisser d’anciennes pensées remonter des abysses de son âme. Les coques imposantes d’immenses drakkars fantômes fendaient les flots dans sa direction, dirigées par sa volonté enfantine, avec à leur bord un puissant forban venu rechercher son fils perdu, enlevé par un rival, ou encore un soldat impérial à la recherche du fils caché de l’Empereur.
Il se remémora le temps qu’il avait passé, allongé sur le sable frais, à écouter le chant des vagues, attentif à ce qu’elles lui contait, dans l’espoir de saisir, entre deux histoires antiques, le nom de ses parents ou de sa ville natale. Comme dans ses souvenirs, il ferma les yeux pour mieux plonger dans les remous tumultueux de ses légendes fantastiques. A sa grande surprise, il réalisa que sa voix sans âge, ses mots informulés et ses récits extraordinaires lui avaient manqué. Tant d’années passées loin d’elle et de ses paroles empreintes de mysticisme avaient laissé un vide sans nom dans son cœur, dont il ne prit conscience qu’après s’être abandonné entièrement à elle. Il la haïssait pour les secrets qu’elle taisait, mais sa mélopée incessante constituait plus qu’un simple paysage auquel il s’était attaché. Comme l’eau pour un poisson, comme l’air pour un mammifère, elle représentait pour lui un élément vital.
Alors que cette vérité s’imposait à lui, une certaine forme de sérénité l’enveloppa, teintée cependant d’une amertume acide. Bien que cette connexion lui ait manqué, il ne pouvait s’empêcher d’y voir une certaine forme d’esclavagisme imposée par une entité si puissante qu’elle dépassait tout, même les pouvoirs des Divins. Elle détenait un savoir plus grand que celui d’Hermaeus Mora, une emprise sur le temps digne d’Akatosh et se montrait aussi instable que Mehrunes Dagon.
Cependant, Rune ne pouvait s’empêcher d’associer son amie de toujours à Nocturne. En dépit des récits qui avaient bercé son enfance et la rapprochaient du Prince de la destruction, il lui arrivait, souvent, de la confondre avec la maîtresse de l’ombre. L’une comme l’autre se montraient incompréhensibles, même pour ceux qui prétendaient le mieux les connaître. Toutes deux cachaient de grands mystères, qu’elles se gardaient bien de dévoiler aux mortels. Et il savait que chacune d’elles maîtrisait, à sa façon, la vie de ceux sur lesquels elles jetaient leur dévolu.
Ses paupières se soulevèrent après de longues minutes pour permettre à ses iris de contempler à nouveau l’épaisse couverture liquide étendue face à lui. Il se prit à scruter la surface, à la recherche d’une planche, d’un tonneau ou même d’un corps, qui se serait arraché au linceul abyssal pour venir témoigner d’une tragédie passée. Il se réprimanda mentalement, car il savait qu’il ne guettait pas les vestiges de navires quelconques. Celui qui l’avait amené sur ce rivage reposait quelque part dans son caveau marin, au mieux recouvert d’algues et de sable, au pire si endommagé qu’il n’en resterait qu’une vague carcasse décharnée. Il ne comprenait même pas pourquoi il se permettait encore d’espérer, de croire en une chimère plus intangible encore que les légendes les plus incroyables. Trop d’années s’étaient écoulées depuis le naufrage. Les preuves devaient avoir disparu, enfouies sous les sédiments, et les corps, dévorés par des monstres mythiques.
Pourtant, il ne voulait cesser d’y croire. Le chant des vagues lui rappelait sans cesse la promesse qu’il s’était faite, enfant, de retrouver sa famille réelle. Il avait déjà questionné tant de marins, réclamé l’aide de tous les marchands qu’il avait pu croiser, mais personne n’avait su l’éclairer. Aujourd’hui, il n’envisageait qu’une seule solution : s’enfoncer dans les entrailles glaciales qui s’ouvraient devant lui.
Pourtant, malgré l’apparente simplicité de ce plan, il hésitait. Après tout, les risques restaient immenses, entre les courants, les créatures marines inconnues et, bien sûr, le danger des carcasses de bateaux en cours de décomposition. Une telle folie entraînerait sans doute sa mort. D’ailleurs, il craignait une nouvelle déception, si le fond de l’océan se révélait vierge de toute trace de son vaisseau. Ou s’il ne découvrait aucune trace de l’identité de sa famille. Les écrits s’étaient sans doute déjà dissous dans les flots pour nourrir les histoires portées par leur voix, tandis que les chairs devaient avoir servi de repas aux crustacés et poissons des grands fonds, si requins et poissons carnassiers n’avaient pas festoyé le jour même du naufrage. Peut-être restait-il des bijoux, ou des gravures dans de vieilles planches par miracle encore épargnées de la pourriture par une quelconque couche d’algues ou de coquillages.
Un profond soupir fatigué lui échappa. Ses pensées déferlaient avec la force de puissantes lames de fond, s’élevaient en un tourbillon tumultueux qu’il ne contrôlait plus. Il les repoussa avec violence. Il craignait de laisser sombrer son esprit dans un océan de rêves et d’hypothèses aussi farfelues qu’attirantes, plus douces et mortelles que les mythiques sirènes. Il ne rejetait pas une potentielle exploration des fonds marins, mais il ne pouvait s’y consacrer pour l’instant.
Lorsqu’il leva les yeux pour tenter de deviner l’heure à la position du soleil, il sentit sa tête bourdonner comme s’il était resté en apnée trop longtemps.
— Il est presque seize heures, si tu veux savoir.
Le jeune homme sursauta. S’il avait reconnu la voix de Saphir, sa complice pour l’affaire qu’ils étaient venus régler à Solitude, il ne l’avait pas entendue approcher ni même remarqué sa présence, alors qu’elle s’était assise au pied de son rocher, juste à ses côtés. Une nouvelle fois, il s’interrogea sur la nature réelle de la mer et ne put s’empêcher de songer qu’elle jouait avec son esprit avec autant de facilité qu’il jouait avec les verrous.
— Tu es là depuis longtemps ? questionna-t-il en se relevant.
La voleuse l’imita. D’un geste, elle chassa le sable accroché à ses vêtements.
— A peine dix minutes, assura-t-elle.
— Pourquoi tu ne m’as pas signalé ta présence ?
Elle haussa les épaules.
— Tu avais l’air ailleurs. Je ne voulais pas te déranger.
Son regard, cependant, en disait bien plus long que ce qu’elle affirmait. Elle faisait partie des rares membres de la Guilde à tenter de le comprendre. Sans doute parce que, quelque part, elle partageait sa tristesse d’avoir perdu, enfant, sa famille dans des circonstances tragiques. Ou peut-être souhaitait-elle juste profiter d’un instant de calme et de repos avant d’accomplir leur mission.
Rune décida de la croire, cependant. Il la savait sincère, au moins avec lui. Après tout, elle lui avait révélé son passé, si sombre qu’il ne pouvait douter de son amitié, et, par conséquent, de sa franchise. Un sourire reconnaissant étira ses lèvres.
— Merci, déclara-t-il.
Il releva les yeux vers l’imposante arche de pierre perdue dans la brume, au loin, vers le sud.
— On a intérêt à y aller si on veut entrer dans la ville avant la tombée de la nuit, fit remarquer Saphir.
— Alors allons-y, confirma-t-il.
Alors que sa camarade s’éloignait, il jeta un dernier regard aux vagues qui venaient inlassablement s’écraser sur la plage grisâtre. Ses doigts serrèrent sa pierre, marquée de l’unique lien entre sa famille et lui. Il reviendrait. Et ce jour-là, il plongerait corps et âme à la recherche de son passé.