Mythes et légendes de Skyrim
Karliah s'était assise au sommet d'une petite colline et posait un regard mélancolique sur l’horizon, étendu à perte de vue devant elle. Une belle forêt automnale tapissait le sol le long des côtes du lac Honrich, si calme qu’il paraissait aussi lisse qu’un miroir. Les dernières lueurs du jours s’y reflétaient, embrasaient de leurs couleurs flamboyantes la cime des arbres. Au loin, de fines fumées s’élevaient vers les nuages depuis les maisons de Faillaise.
Karliah sentit son coeur se serrer lorsque ses yeux arrêtèrent leur mouvement sur celle-ci. Les toits se perdaient dans la masse des arbres, bien que la dunmer puisse discerner, le long des côtes du plan d’eau, les bateaux et bâtiments portuaires qui s’y dressaient. Faillaise l’avait vue grandir, de même qu’elle avait vu son ascension dans les rangs de la Guilde des Voleurs. Elle l’avait cachée dans ses souterrains chaque fois qu’elle en ressentait le besoin, lui avait offert une famille à la mort de sa mère. Faillaise ne se contentait pas d’être une cité nordique. Pour la Rossignole, elle était devenue au fil des ans une alliée, un foyer aussi précieux que le plus grand des trésors. Elle avait connu son bien-aimé dans ses ruelles sombres, aurait aimé l’épouser au sein de son temple.
Elle soupira. Cette nuit, ils auraient célébré le vingt-troisième anniversaire de leur amour. Sa mort, bien que vingt ans plus tôt, lui laissait toujours une âpre sensation de vide qu’elle se sentait bien incapable de combler. Elle avait été tenue responsable de son meurtre, alors que le véritable coupable avait réussi à prendre la tête de la Guilde des Voleurs. Depuis vingt ans, elle attendait le jour où elle pourrait le tuer. Mais elle ne se sentait pas encore prête. Elle devait l’attirer quelque part. Elle ignorait comment faire.
L’esprit vengeur de la dunmer s’apaisa à mesure que la nuit tombait. Une fois l’obscurité maîtresse du monde, elle s’allongea sur l’herbe noircie par l’absence de lumière, un vague sourire plaqué sur ses lèvres gercées. D’aussi loin qu’elle puisse se souvenir, elle avait toujours aimé les quelques heures de ténèbres entre deux jours. Elle se sentait toujours mieux lorsque l’activité des villes et des animaux diurnes laissait la place aux murmures des éléments, lorsque les ombres occultaient la lumière vive du soleil. Elle ressentait davantage la présence de Nocturne, son unique maîtresse, la seule qu’elle acceptait de servir et à qui elle avait accordé sa confiance.
Son regard se porta sur les Lunes au-dessus d’elle, se perdit bien au-delà du monde, dans l’immensité céleste de l’univers. Les milliers de fragments d’Aetherius qui piquaient le ciel semblaient veiller sur la terre, comme autant d’yeux emplis de la sagesse des dieux. L’esprit de Karliah quitta Nirn pour tenter d’approcher cet autre monde, cet au-delà que seuls quelques êtres avaient pu franchir lorsque le monde était apparu. Elle se perdit dans d’étranges songes, à la frontière entre la conscience de son corps et les mystères arcaniques du voyage de Magnus. Seule la nuit possédait un tel effet sur elle. Jamais, de jour, elle ne se serait interrogée sur un sujet si vaste et inexplicable. Jamais, en plein soleil, elle ne se serait demandée si elle avait bien trouvé sa place à Tamriel. Et seule la princesse des ombres, cachée dans chaque parcelle rendue obscure par la chute du soleil à l’horizon, pouvait se vanter de connaître la peine qui rongeait le coeur de sa serviteuse. Car, au coeur de la nuit, Karliah ressentait plus que jamais l’absence de Gallus, son bien-aimé, et plus particulièrement en ce jour, durant ces quelques heures au cours desquelles, bien des années plus tôt, ils s’étaient avoué leur amour.
Cette nuit-là, tandis que le manteau de la déesse couvrait le monde tel un doux voile, la jeune femme se demanda ce que Gallus et elle auraient fait. Peut-être auraient-ils été mariés. Peut-être auraient-ils eu des enfants. Peut-être… peut-être les étoiles auraient-elles ri avec eux, occupés à pique-niquer sous le couvert des arbres.
Elle ferma les yeux lorsque le vent caressa sa peau. La nuit métamorphosa l’air en une main douce, rendue calleuse par des années de travail manuel et de combats à l’épée. Karliah soupira. Lorsqu’elle rouvrit les paupières, son regard plongea dans les iris bruns de son bien-aimé. Son visage n’avait pas pris une ride, à la différence du sien. Un sourire franc, empli de tendresse, y semblait fixé de manière inaltérable. Ses cheveux défaits effleurèrent la pommette de la dunmer, qui esquissa un léger sourire. Elle sentit les doigts de Gallus caresser ses cheveux, le poids rassurant de son corps contre le sien.
Elle chuchota son nom, avança sa main vers lui, mais elle ne rencontra que du vide. L’image de Gallus s’effaça pour ne plus laisser que la nuit autour de Karliah, telle une ombre parmi les ombres, un fantôme surgi de son esprit. Une nuit soudainement devenue froide, glaciale. Une nuit traîtresse, qui lui offrait la vision de son amour perdu pour mieux lui rappeler son absence. La Rossignole ne put le supporter. Son coeur, déjà bien malmené, sembla s’effriter en millions de fragments cristallins. Deux gouttes salées glissèrent sur ses joues. Elle ne chercha pas à les essuyer. La douleur la torturait bien trop.
Gallus lui manquait. Même après vingt ans, vingt longues années, elle ne pouvait l’oublier. Elle n’arrivait pas à se soustraire à ce vide qui prenait un peu plus possession d’elle, elle ne réussissait qu’à le masquer le temps d’une journée, d’une semaine. Lorsque la nuit revenait, cependant, son bien-aimé hantait ses pensées. Quand son esprit, embrumé par les voiles du sommeil, se glissait aux portes du Bourbier, il revenait la voir pour mieux lui rappeler son absence à son réveil.
Karliah aurait tout donné pour le revoir au moins une fois. Tout. S’il avait été possible de ramener les morts à la vie, elle aurait passé sans hésiter un pacte avec Clavicus Vile pour récupérer Gallus. Mais la résurrection ne tenait que du rêve. Aucune formule, aucun sort ne permettait aux défunts de revenir sur terre. Ou,en tous cas, la dunmer ne le connaissait pas. Elle ne maîtrisait pas la magie, après tout. Elle ne s’y était jamais intéressée. Et en plus, elle savait qu’une telle pratique irait à l’encontre des lois de la nature. Les morts, quels qu’ils étaient, devaient le rester. Même si les vivants, eux, passaient le reste de leur vie à les pleurer.
La Rossignole soupira, puis rouvrit les paupières. Ses iris écarlates fixèrent les astres, y cherchant le visage de son bien-aimé. Elle crut l’apercevoir, quelque part au sud de Masser. Ses sanglots redoublèrent.
- Pourquoi ? souffla-t-elle. Pourquoi le coeur des hommes est-il si corruptible ?
Elle n’attendait pas de réponse. Pas audible, du moins. Elle ressentait juste le besoin de poser cette question aux astres, dans l’espoir d’y lire ce qu’elle cherchait. Toute sa vie, elle avait joué de cette facilité de corruption pour parvenir à ses fins. Elle-même, depuis son plus jeune âge, dérobait ce qui l’intéressait, sous le regard approbateur de sa mère, qui l’avait initiée à l’art du vol à la tire. Elle l’avait mise au service de Nocturne. Karliah avait alors côtoyé différentes personnes, des nobles au pouvoir aux gardes corrompus en passant par les marchands victimes de la Guilde et de ses influences.
Elle se rappela l’arrivée de Mercer au sein de la Guilde. Gallus l’avait tiré de l’orphelinat environ un an avant qu’il ne soit en âge de le quitter. Le garçon s’était aussitôt montré un brin hautain avec les autres, trop content d’avoir la protection du Maître de la Guilde en personne. Karliah avait bien voulu lui enseigner ce qu’elle savait. Il avait fini par s’attirer sa sympathie, puis rejoindre la Trinité des Rossignols. A partir de ce jour, il avait commencé à changer. Il était devenu plus froid, manipulateur. Fier. Il avait montré à plusieurs reprises sa soif de pouvoir, sans toutefois les inquiéter, Gallus et elle. Et puis un jour, au coeur même du Mausolée du Crépuscule, il l’avait tué, juste pour la clé squelette, ce passe-partout unique offert par Nocturne en personne à ses meilleurs serviteurs. Et il avait accusé Karliah du meurtre, pour s’octroyer le poste de Gallus sans que personne ne le soupçonne, lui.
La dunmer serra le poing. Si elle avait su… jamais, au grand jamais, elle n’aurait fait confiance à Mercer. Ses larmes s’intensifièrent. Sa vue se brouilla, les étoiles se fondirent en une masse informe devant son regard humide. Mercer avait détruit sa vie, après l’avoir manipulée comme il avait manipulé le reste de la Guilde. Elle s’en voulait. Elle se sentait coupable de la mort de son bien-aimé. Elle se reprocha pour la millième fois d’avoir manqué de prudence.
Pendant une longue heure, elle confia à la nuit ses peines. Seule dans le noir, elle laissa ses larmes couler, emporter avec elle toute sa tristesse et sa rancoeur. Elle souffla mille fois le nom du défunt, lui demanda pardon pour son manque d’attention. Elle lui promit, comme si souvent depuis vingt ans, qu’elle tuerait Mercer et le vengerait. Elle devait restaurer la Trinité. Rendre à Nocturne ce qui lui appartenait.
Peu à peu, les limbes vaporeuses du sommeil s’emparèrent de son esprit. Elle s’endormit peu à peu, le coeur apaisé d’avoir pleuré. Elle ne rêva pas, cette nuit-là ; son cerveau torturé par tant de souffrance préféra se concentrer sur le moyen de tenir sa promesse. Et lorsque l’aube pointa, au moment où elle rouvrit les yeux, elle sut que la nuit lui avait porté conseil : elle savait quoi faire pour piéger Mercer.