Les enfants de Bordeciel

Chapitre 29 : Le bosquet de Kyne

4201 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Chapitre 29 – Le bosquet de Kyne

Le petit chariot de Delphine cahotait doucement sur le chemin terreux, secoué par les racines et les ornières. La jument tirait vaillamment, la tête basse, dans le calme d’une fin d’après-midi dorée. Autour d’eux, la lande s’ouvrait en une vaste plaine tachetée de mousses pâles et de roches aux teintes de soufre. Des volutes de vapeur s’élevaient par endroits, fuyant en silence de crevasses invisibles, et plus loin, la silhouette familière des montagnes dessinait une ligne brisée contre le ciel.

Hunfen tenait sa cape bien serrée autour de lui. Le vent soufflait, plus frais qu’à Blancherive malgré le soleil, mordant la peau et lui picotant les joues. Il avait passé tout le trajet assis à l’arrière du chariot, les jambes pendantes, les yeux rivés sur l’horizon. À côté de lui, Lydia ne disait rien. Son armure de plates usée crissait à chaque cahot, et elle gardait une main posée sur le pommeau de son épée, comme si chaque touffe d’herbe pouvait dissimuler un ennemi. Delphine, à l’avant, tenait les rênes d’une main ferme. Elle n’avait pas prononcé plus de deux mots depuis le matin, concentrée sur la route. Hunfen avait tenté une ou deux fois d’engager la conversation — il aurait voulu savoir à quoi ressemblait le Bosquet de Kyne, ou à quel groupe elle appartenait réellement —, mais elle avait répondu par des grognements. Il avait vite compris que ce n’était pas le moment.

Ils approchaient maintenant d’un hameau minuscule, blotti au creux d’un vallon et adossé à la lisière d’un bois sombre. Quelques bâtisses de bois y étaient rassemblées autour d’un vieux puits, avec une forge rudimentaire, une petite étable et l’entrée d’une mine non loin. À une cinquantaine de pas du premier bâtiment, Delphine ralentit la jument. Le chariot s’immobilisa près d’un vieux pin penché, où les herbes, hautes et clairsemées, offraient un semblant de couverture.

Plus haut, au flanc d’une colline parsemée de genévriers rabougris, on distinguait les vestiges d’un tertre ancien — ou ce qu’il en restait. Un cercle irrégulier de pierres moussues entourait un simple monticule, à moitié effondré. Il était tout proche du hameau, une centaine de pas tout au plus, pourtant, aucun sentier n’y menait plus. Le lieu semblait oublié, comme avalé par le paysage.

Delphine sauta à bas du chariot et jeta un regard circulaire vers le hameau. Hunfen descendit à son tour, en silence. Lydia fit quelques pas en avant, inspectant les environs d’un œil aigu.

« Les gardes, ils sont là, dit Delphine à voix basse. Une grosse dizaine à vue d’œil. C’est peu. »

Lydia plissa les yeux, inspectant longuement les lieux.

« Là, murmura Delphine en désignant du menton l’angle d’un bâtiment. Regardez. »

Hunfen se pencha légèrement. D’abord, il ne vit qu’une silhouette immobile près du puits : grande, droite, drapée d’un manteau de lin grossier, capuche rabattue. Quelque chose, dans sa posture ou dans son immobilité, crispait l’air autour de lui.

Lydia se rapprocha lentement de Delphine, le visage fermé.

« Thalmor, ajouta l’aubergiste. J’en suis pratiquement certaine.

— Je sais, répondit Lydia. Lui, c’est un Justiciar. Je l’ai déjà croisé. »

Delphine serra les mâchoires. Son regard glissa brièvement vers Hunfen, puis revint sur Lydia, en une question muette.

« Il était à Fort-Ivar. Il questionnait les gens sur l’Enfant-de-Dragon, là-bas. Il se bat aussi bien qu’un mage de guerre. Des drôles de types s’en étaient pris à lui, et ils ont mis le feu à tout le village en s’affrontant. S’il est là, c’est pas pour ramasser des champignons. »

Hunfen sentit un frisson lui courir le long de la nuque. Il s’était rapproché discrètement, faisant mine d’ajuster les sangles du paquetage à l’arrière du chariot, mais il écoutait chaque mot. Un Altmer, un Thalmor. Ces mots suffisaient à faire naître une boule froide dans son ventre. Il savait qu’il ne fallait jamais leur parler. Et l’incendie de Fort-Ivar, la fuite précipitée… Si cet elfe en était à l’origine, il fallait se cacher, vite !

Lydia, elle, ne détachait pas les yeux de l’elfe. Ses doigts effleuraient nerveusement la garde de son épée.

« On n’aurait pas dû venir, murmura-t-elle. C’était une erreur.

— C’est trop tard, répondit Delphine, les mâchoires toujours contractées. Ils ont probablement deviné l’ordre des résurrections, eux aussi. Le mieux, c’est de rester discrets. On fait ce qu’on est venus faire, et on dégage. »

Hunfen déglutit. Il aurait voulu poser mille questions, mais se retint. Il détourna les yeux vers le tertre sur la colline. Une bourrasque agitait doucement les herbes mortes. Une corneille solitaire fendit le ciel, lançant un croassement rauque.

Un grincement de bois le fit sursauter. Deux nouvelles silhouettes descendaient lentement un sentier secondaire, rocailleux et à demi envahi par les mousses. Leur marche était lente, presque cérémonieuse. Ils portaient de longues robes aux tons bruns fanés, ceinturées de corde. Leur visage était dissimulé sous des masques allongés, sculptés dans l’os — inexpressifs, à l’exception d’une bouche entrouverte figée dans un murmure muet.

Delphine fronça les sourcils.

« Qui c’est, ceux-là ? »

Lydia jura entre ses dents. « Quand on parle du loup… Des fanatiques de Miraak. Les drôles de types en question. »

Delphine la fixa. « Des quoi ? »

Hunfen baissa les yeux. Il connaissait ce nom. Il l’avait entendu dans le rapport de Lydia. Des gens bizarres, obsédés par un ancien prêtre ou un dragon… En tout cas, il se souvenait qu’ils ne lui voulaient pas de bien.

« Ils sont dangereux ? » demanda Delphine, plus bas.

Lydia hocha lentement la tête. « Complètement cinglés. Ceux de Fort-Ivar parlaient comme s’ils étaient… sous l’emprise de quelque chose. Ils disaient que Miraak est le seul vrai Enfant-de-Dragon. Ils auraient tué Hunfen s’ils l’avaient trouvé. C’étaient des mages. Ceux-là le sont aussi, probablement. Attention aux sorts perdus s’ils attaquent le thalmor. »

Hunfen sentit son cœur battre plus vite. Les deux adeptes s’approchaient du puits, ignorant tous les regards. L’un leva lentement les bras au ciel, l’autre s’agenouilla. Leurs voix s’élevèrent à peine, en un chuchotement diffus, comme une incantation égarée.

Delphine recula d’un pas, son visage crispé par l’exaspération. « Ça fait beaucoup de monde au même endroit pour une simple coïncidence. L’information a déjà circulé. Les gardes de Vendeaume ne savent pas tenir leur langue. »

Lydia posa une main ferme sur l’épaule de Hunfen.

« Tu ne bouges pas, tu m’entends ? S’il se passe quoi que ce soit, tu files vers le nord, et tu ne t’arrêtes qu’à Vendeaume. Pas un mot. Pas un regard en arrière. »

Hunfen hocha la tête, muet. Le vent s’était levé, plus froid, plus pressant. Les arbres frémissaient comme agités d’un frisson ancien. Et soudain, le ciel se voila. Pas de nuages. Pas de pluie. Juste une ombre immense, lourde, comme un rideau tombé d’un seul coup sur la vallée.

Il sentit son cœur se contracter brutalement, comme si une main invisible venait de le saisir à pleines griffes. Ses jambes se mirent à trembler, sans qu’il comprenne pourquoi. Il leva les yeux. Là-haut, une silhouette déchirait les cieux, noire comme le charbon, massive, implacable. Les ailes battant à un rythme lent mais écrasant, comme si chaque mouvement repoussait le monde lui-même.

Et dans le ventre de Hunfen, un souvenir explosa.

Les cris.

Le feu.

Le sang.

Le rugissement qui faisait vibrer les entrailles du monde.

La tour de Helgen volant en éclats.

Le ciel avalé par des mâchoires d’ébène.

Un nom monta à ses lèvres, sans qu’il puisse l’en empêcher. Il le murmura, mais c’était comme s’il avait hurlé en son for intérieur :

« Alduin… »

Un long cri fendit l’air — plus qu’un cri, une fracture, une vibration si profonde qu’elle semblait fendre la trame même du monde. Il n’était pas simplement fort ; il était ancien. Et tout se tut. Le vent tomba. Les murmures cessèrent. Même les fanatiques de Miraak restèrent figés, la tête tournée vers le ciel.

Hunfen ne l’avait pas vu venir, mais tout-à-coup, il était là. Suspendu dans les airs au-dessus du tertre, immense et majestueux, ses ailes à peine frémissantes comme s’il flottait dans un temps qui ne le concernait plus. Le dragon fixait le sol avec une intensité presque… religieuse. Un instant, il sembla retenir son souffle, puis sa gueule s’ouvrit, béante, et sa voix roula comme un cataclysme.

« Sahloknir, ziil gro dovah ulse ! »

Hunfen sentit les mots. Littéralement. Ils traversèrent l’espace, son corps, son cœur. Une évidence brutale s’imposa à lui : Alduin appelait. Non, il réclamait. Il ordonnait. Il parlait à un frère perdu, mais pas oublié. Un frère de feu et d’os. Le sol frémit sous leurs pieds. Du tertre jaillit une lueur étrange, inversée — comme si la lumière elle-même reculait. Puis un second cri déchira le ciel :

« Slen… Tiid… Vo ! »

Chaque mot tordit l’air comme une onde de choc, un heurt de mondes anciens contre la réalité présente. La terre sembla se contracter sur elle-même, puis quelque chose se mit à remonter — non pas à surgir, mais à revenir. La végétation autour du tertre frémit… et régressa. Les herbes fanées reverdirent et s’épanouirent soudainement, avant de se replier sur elles-mêmes en spirales désordonnées, se retransformant en jeunes pousses, puis en graines, minuscules et sombres, qui roulèrent sur le sol en un bruissement dérangeant. Le lichen s’évapora comme s’il n’avait jamais été, les mousses coulèrent en arrière sur les pierres, et les pierres elles-mêmes semblèrent rajeunir : leurs arêtes s’aiguisaient, les fissures se comblaient, leur teinte devenant plus vive, plus crue, presque trop nette.

Hunfen sentit son estomac se nouer. Ce n’était pas juste un sort. C’était le temps lui-même qui se pliait à une volonté incongrue, ancienne, insupportable. Le passé envahissait le présent comme un reflux amer, et tout, autour de lui, paraissait aberrant. Faux comme un rêve où l’on sait que quelque chose ne va pas, sans pouvoir dire quoi. Il voulut cligner des yeux, espérant chasser cette sensation de mal-être, mais la lumière du tertre continuait de palpiter. Elle n’éclairait pas : elle aspirait. Comme un souvenir trop puissant qui se superpose à la réalité.

Soudain, le tertre éclata en une explosion sourde. Des fragments de roche jaillirent en tous sens. Une forme gigantesque, d’abord floue, s’éleva, s’extirpant de la terre comme un souvenir trop longtemps enfoui. Une ossature immense se redressa lentement ; puis des flammes pâles, vertes et dorées, vinrent la lécher, la nourrir. Des muscles, des tendons, des écailles se reconstituèrent devant leurs yeux. Le dragon reprit forme, une lente renaissance faite d’agonie inversée.

Hunfen chancela. Il était incapable de bouger, sans en comprendre la raison. C’était trop. Trop de puissance, trop de signification. Quelque chose en lui, dans sa poitrine ou peut-être dans son sang, réagissait. Comme un diapason frappé dans son être. Sahloknir. Il sentait l’identité du dragon. Sa faim. Sa nostalgie. Une attente interminable.

Puis, le nouveau-né rugit, dressant la tête vers Alduin.

« Alduin, thuri ! Boaan tiid vokriiha suleyksejun kruziik ? »

Hunfen ne comprenait pas les mots, mais les sentiments, eux, étaient limpides. Ce n’était pas un salut banal. Il y avait une révérence dans la voix de Sahloknir. Une soumission, et une exaltation, comme un soldat égaré qui retrouve son roi. Il demandait quelque chose, une confirmation, et Hunfen pressentit que cela avait à voir avec le pouvoir. Avec le droit de renaître.

Alduin répondit d’un grondement satisfait.

« Geh, Sahloknir. Kaali mir. »

Puis il tourna lentement la tête. Son regard se posa sur eux. Non… sur lui. Hunfen le sentit, sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Il fut traversé par une onde de froid. Alduin le voyait. Le reconnaissait. Le jaugeait.

Et alors, d’une voix soudain claire, tranchante comme du verre brisé, il lui parla :

« Ful… losei Dovahkiin ? Zu’u koraav nid nol dov do hi. »

Les mots étaient durs. Méprisants. Hunfen ne comprenait toujours pas leur sens exact, mais leur intention, si. Il ne le reconnaissait pas. Il le dénigrait. Un défi. Un rire sans joie. Devant son absence de réponse, le dragon reprit :

« Tu ne parles même pas notre langue, n’est-ce pas ? Et tu oses te faire appeler Dovah… Quelle arrogance ! »

Hunfen sentit la honte empourprer ses joues. Il avait envie de répondre, de nier, de se défendre. Mais sa gorge était sèche. Il ne savait pas, mais il ressentait. Était-ce suffisant ? Alduin baissa à nouveau la tête vers Sahloknir. Puis, dans un ton plus impérieux, un commandement claqua :

« Sahloknir… krii daar joorre ! »

Cette fois, Hunfen comprit tout. Ou du moins, il le sentit. C’était un ordre. Une sentence.

Tue les mortels.

Sahloknir bondit, et le monde s’embrasa.

Le souffle ardent frappa l’une des maisons du hameau, embrasant le toit comme un tas de feuilles mortes. Le vent se mua en ouragan, chargé de cendres et de flammes. Les rares habitants encore présents hurlèrent, fuyant vers l’entrée d’une ancienne mine à flanc de colline, ou vers la forêt, s’éparpillant comme des insectes sous l’écrasante présence du dragon.

Hunfen n’en vit qu’une poignée s’échapper. Les autres… il ne voulait pas savoir. Il se recroquevilla derrière le chariot, les mains sur les oreilles, mais rien ne pouvait l’empêcher d’entendre. Tout tremblait. La terre, l’air, lui-même. Il chercha Alduin du regard, mais le ciel était désormais vide. Non. Il le vit, s’éloignant. Il perçut dans le regard du dragon noir une fatigue insondable. Le cri de résurrection semblait l’avoir vidé, usé jusqu’à l’os. Il avait donné naissance au passé, et dans ce Thu’um, il avait l’air d’avoir perdu un peu de lui-même. Il disparut, mais Sahloknir rugit à nouveau.

Delphine bondit de sa position, son épée déjà tirée, rejoignant les quelques gardes sombrages présents. Lydia s’était placée devant Hunfen, bras écartés comme un rempart, son bouclier brandi, le regard rivé sur le ciel où tourbillonnait la mort. Mais une voix retentit à côté, éclipsant un instant même celle du dragon. Une voix puissante, froide, haute en syllabes roulées. Le Justiciar Thalmor s’était avancé, les bras levés, des éclairs d’un bleu surnaturel jaillissant de ses paumes. Une explosion de magie crépita contre la poitrine de Sahloknir, le forçant à reculer avec un rugissement agacé.

Les disciples de Miraak entrèrent dans la bataille à leur tour. L’un d’eux leva les bras et invoqua une spirale de flammes qui se concentra avant de s’abattre sur l’aile du dragon. Le second fit jaillir une lance de glace, qui transperça une aile avec une précision presque irréelle. Leurs masques restaient impassibles, même lorsqu’ils hurlaient. Même lorsque le feu se reflétait dans leurs robes roussies. Ils combattaient Sahloknir avec une violence fanatique, ignorant tout danger, comme si leur propre vie n’avait plus d’importance.

Les gardes, d’abord hésitants, se joignirent à la mêlée. Des flèches volèrent. Certaines rebondirent sur les écailles du dragon, d’autres s’enfoncèrent entre ses jointures. Quelques hommes, épée en main, coururent vers lui quand il atterrit, tranchant dans ses pattes, ses flancs, criant leur courage comme un dernier aveu.

Hunfen ne pouvait que regarder, figé. Il voyait tout à travers les interstices du chariot, comme à travers un rêve fiévreux.

Delphine hurla quelque chose, mais le vacarme était tel qu’il n’entendait plus rien. Sahloknir tournoya, reprit son envol, cracha un nouveau souffle qui effaça les gardes de la vue de Hunfen. Le Justiciar, encore en vie, concentra une boule de feu pure entre ses mains, l’envoyant en plein dans la gueule du dragon. Sahloknir vacilla, rugit de douleur. Mais l’Altmer, affaibli par l’effort, fut balayé par un coup d’aile, son corps projeté contre la forge avec un bruit sourd.

Le combat continuait. Et Hunfen ne voulait plus regarder. Il se tassa contre le chariot, enfouissant son visage entre ses genoux. Les sons se firent lointains, déformés. Des chocs sourds, des cris, le fracas du métal contre la pierre, des hurlements de douleur… tout cela fondait ensemble dans un flot indistinct. Il se couvrit les oreilles. Il ferma les yeux.

Et quand il les rouvrit, il n’y avait plus de bruit. Seulement le crépitement lent des flammes sur le bois.

Il se redressa lentement. Lydia se tenait debout, haletante, les jambes fléchies. Delphine, le bras en sang, l’épaule brûlée, s’appuyait contre un rocher. Tous les autres… n’étaient plus là. Le sol était parsemé de silhouettes tordues. Les disciples de Miraak avaient disparu : de l’un, il ne restait qu’un masque fendu et un bras calciné ; de l’autre, rien qu’une marque noire dans la terre, encore tiède. Sahloknir, quant à lui, gisait au sol. Immense. Brisé. Agonisant. Son souffle faisait trembler les pierres. Son œil était ouvert, trouble, fixé sur le ciel.

Delphine leva son épée, chancelante, et d’un geste net, la planta dans le cou du dragon.

Un silence absolu s’abattit.

Et puis… ce fut comme un appel, une lumière, un frisson.

Hunfen chancela. Le monde sembla s’évanouir autour de lui, comme s’il chutait sans tomber. Il ne voyait plus le bosquet, ni Lydia, ni Delphine, plus rien. Seulement un vide sombre, immense, accueillant. Il flottait, Et face à lui, une lumière s’approcha. Elle s’élança vers lui, le traversa, le remplit.

Les pensées fusèrnt. Trop nombreuses. Trop vastes. Des souvenirs qui n’étaient pas les siens. Des noms. Des sensations. Le rugissement du vent au sommet d’un pic. Le choc de griffes contre l’ardoise. Le goût du soleil. Oui… le soleil. Il le voyait se lever derrière les montagnes. Il le sentait sur ses écailles, chaud, parfait. « Shul » réchauffait sa carcasse, portait la vie, purifiait le monde. Shul, qui représentait infiniment plus que ce que les mortels pouvaient concevoir du soleil.

Quand il reprit conscience, il était à genoux. Le dragon n’était plus qu’un tas d’ossements fumants.

oOo

Lydia regardait les os calcinés de Sahloknir s’effondrer sur eux-mêmes, lentement, comme si même la mort peinait à le quitter. Elle entendait Hunfen haleter derrière elle, quelque part entre choc et émerveillement, encore sous l’emprise de l’absorption. Il avait les traits tirés, les yeux agrandis, les épaules tremblantes. Un enfant, toujours — malgré tout.

Elle tourna la tête.

Le Justiciar Thalmor gisait à quelques pas de là, le dos appuyé contre une pierre noircie, les jambes tordues sous lui. Une large entaille barrait son flanc gauche, sa robe en lambeaux fumait encore. Pourtant, ses yeux, dorés et glacés, étaient grands ouverts, et lucides. Il respirait difficilement, mais il vivait.

Elle s’approcha.

Il tourna la tête vers elle, ses lèvres bleuies dessinant un sourire exténué, sans joie.

« C’était donc vrai… » murmura-t-il. Sa voix, faible, conservait pourtant un étrange éclat. « Le Thu’um… la consommation de l’âme… L’Enfant-de-Dragon… »

Lydia resta silencieuse, l’épée encore dans la main. Son regard se fit dur, mais son cœur battait fort. Trop fort.

« Vous avez vu », dit-elle enfin.

L’Altmer hocha lentement la tête, du sang sur le menton.

« Je dois en informer mes supérieurs. Ils doivent… savoir… » Il eut un haut-le-cœur, cracha du sang, puis releva la tête. Ses yeux brillaient d’une fièvre d’obsession. « Il n’est pas censé exister. Nous ne le permettrons pas à nouveau… Un Nordique, porteur du sang draconique… C’est… C’est une arme. Une menace. Une erreur. »

Lydia serra la mâchoire. Elle s’avança, posant la pointe de sa lame tout contre sa gorge.

« Je ne peux pas vous laisser partir. »

Le Justiciar ferma lentement les yeux, puis les rouvrit, son regard d’or pâle accroché au ciel comme s’il contemplait une chose bien plus vaste que sa propre fin. Il ne tremblait pas. Pas un battement de paupière, pas un mouvement de recul face à la lame. Un rictus étira ses lèvres bleuies, presque imperceptible, mais chargé d’une amertume froide.

« Vous allez tuer un agent du Thalmor ? Vous scellez votre propre mort. »

Lydia se pencha, la voix basse et grondante.

« Si je vous laisse vivre, c’est lui qui mourra. »

Le Thalmor sourit encore, les dents rouges. « Vous n’avez pas compris. Ce n’est pas moi que vous exécutez. C’est ce qu’il représente que nous allons détruire. Vous n’aurez pas un autre Talos. »

Lydia ne répondit pas.

Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais la lame s’enfonça. Rapide, silencieuse.

Un râle, puis plus rien.

Elle resta là un instant, le regard figé sur l’elfe affaissé. Son cœur battait encore fort, mais d’un coup, tout semblait si calme. Elle retira l’épée, essuya la lame, puis la rengaina lentement.

Elle revint vers Hunfen, qui regardait les os calcinés de Sahloknir s’effondrer lentement sur eux-mêmes. Elle l’entendit haleter, entre souffle et stupeur. Il s’était relevé, debout, mais chancelant, les bras ballants, les yeux agrandis, presque écarquillés. Il avait les joues grises de cendre, les cheveux trempés de sueur. Pourtant, il souriait.

« Tu l’as tué, dit-il à mi-voix. Le Thalmor… Tu… t’as vu comment tu l’as fait ? C’était… c’était comme dans les livres… Juste… Comme ça… »

Sa voix se brisa sur un souffle, mais il se redressa d’un coup, comme pour ne pas laisser tomber l’élan.

« Et le dragon… Lydia, il se souvenait du soleil ! C’est ça que j’ai senti… C’était… beau. Il avait oublié, tu comprends ? Mais quand il l’a revu, là-haut… Il était heureux. Parce que ça faisait longtemps… Il se souvenait… Voler… Parler… »

Il parla plus vite, s’emballant.

« Et j’ai tout vu. Le pic, le vent, la chaleur… Il était… grand, Lydia. Pas… Pas vraiment méchant. Il voulait juste… Il voulait revivre. Je crois que j’ai compris son nom. Et son âme, elle est… elle est… »

Il s’arrêta. Ses lèvres restèrent entrouvertes. Son regard vacilla. Il vacilla tout entier.

Lydia fit un pas vers lui.

« Hunfen… »

Il recula d’un demi-pas, tremblant. Ses bras retombèrent le long de son corps comme du linge mouillé.

« J’ai… Je… »

Puis tout lâcha. Sans bruit. Comme si l’air s’était retiré de son corps. Ses jambes fléchirent. Il s’écroula à genoux, secoué par des sanglots bruts, soudains, incontrôlables. Il tenta de parler encore, mais les mots étaient noyés. Il s’effondra sur lui-même, les épaules secouées, les poings contre ses yeux.

Lydia s’accroupit sans un mot. Elle l’attira contre elle, comme on réconforte un jeune enfant qui vient de se faire mal. Elle posa son front contre ses cheveux et sentit son corps tout entier trembler, sans pouvoir le calmer.

Le bosquet de Kyne n’était plus qu’un cimetière fumant.

Et l’Enfant-de-Dragon, en cet instant, n’était qu’un cœur qui battait trop fort, dans un corps trop petit.

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