Hiraeth
Chapitre 18 : Chapitre XVIII — Un deuil impossible
6389 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 14/06/2023 16:44
Chapitre XVIII
Un deuil impossible
Une étrange sensation collait à la peau d’Aemillia depuis qu’elle avait repris la route à partir de Markarth, pour rejoindre Vendeaume. C’était un sentiment très désagréable, notamment à cause de ce caractère inéluctable qu’il arborait fièrement en la narguant, l’air de dire qu’elle aurait beau le fuir, il reviendrait encore et toujours l’assaillir. Oui, c’était bel et bien inévitable.
Elle avait quitté Vendeaume lasse de cette ambiance morose et insécure. Elle y était parvenue, dans un premier temps, pour y trouver le salut, un havre de paix qui la tiendrait éloignée des pièges des soldats de l’Empire. Mais avec le temps, la ville et ses fortifications avaient plutôt dévoilé un visage similaire à celui des cités qu’elle cherchait tant à éviter, menant alors jusqu’à sa fuite en Épervine. Et voilà donc qu’elle en apercevait au loin, une nouvelle fois, les murs et la porte, son immense pont détestable, et ces infâmes Nordiques racistes qui voyaient en elle une menace à éradiquer.
Plus elle fuyait cette ville, plus elle s’en rapprochait. Elle finissait inévitablement attirée par ce gouffre sans fond, par cette abondance de haine, comme si c’était là son endroit véritable. C’était à Vendeaume qu’avait commencé son histoire en Bordeciel, et le destin – si tant fût qu’il y en eût un – semblait désireux de le lui rappeler.
Plutôt que de suivre le chemin pavé qui la mènerait dans la cité d’Estemarche et des Sombrages, plus au nord, elle fit changer le cap à Brume, bien que cela lui déplût. Elle s’était procuré, en faisant un saut à Blancherive, une carte bien plus détaillée de la province – pourquoi l’épicerie de Belethor en vendait-elle, c’était là un mystère – et avait réévalué la route à suivre. En remontant la rivière Blanche, elle avait accompagné un petit groupe de pèlerins partis prier à l’étang de l’œil de Mara. C’était un bel endroit – de forme ovoïdale, l’étendue d’eau évoquait bel et bien un œil, une petite île en son centre imitant la pupille et l’iris – et elle étendit son campement là, cette nuit-là, afin d’être en pleine forme pour gravir les côtes qu’elle apercevait en direction des ruines dwemeri où se trouvait, selon Muiri, sa cible.
Les bâtiments de Raldbhar blanchissaient déjà, couverts d’une poudreuse qui se mêlait à la chevelure d’Aemillia, avant de fondre sous la chaleur de son corps. Sa respiration, un peu sifflante, trahissait l’engourdissement de son nez et de sa gorge. Si elle n’avait pas constaté des traces de sang gelé sur les marches de pierre des vestiges de l’époque dwemeri, elle aurait pu se convaincre de rebrousser chemin tant le climat hostile la repoussait. Oh, comme elle haïssait Vendeaume et Estemarche toute entière ! Jamais un doux feu de camp ne s’était tant fait désirer ! Mais elle avait une mission, une tâche à accomplir, et elle comptait bien s’en acquitter, même si sa motivation vacillait en cet instant.
Après avoir mis pied à terre, elle alla nouer les rênes de Brume à un arbre, en le mettant le plus à l’abri possible des flocons de neige et du vent qui se levait. Mieux valait préserver sa monture pour mieux repartir, après tout. Puis elle prépara son arc, dont le bois grinçait timidement, protestant contre les froides températures qui lui déplaisaient à lui aussi, et s’avança. Une colonne de fumée, bien que légère, s’élevait depuis le parvis des ruines. Aemillia gravit aussi silencieusement qu’il lui était possible les escaliers ; une trentaine de marches, taillées dans la pierre, se retrouvaient scindées en deux dans la largeur par une pente lisse et légèrement striée. Pour quelle raison les Dwemers avaient-ils bâti leurs monuments ainsi ? Sans réponse à cette question qu’elle aurait tôt fait d’oublier, l’Impériale atteignit le premier étage ; l’entrée de Raldbhar se trouvait au sommet d’un autre duo d’escaliers, disposés face à face, permettant aux guets d’attaquer à vue tout intrus qui tentait de parvenir jusqu’à eux par ce chemin-là. Visiblement, la horde de bandits de ce fameux Alain Dufont n’avait pas réfléchi jusque-là, et se blottissait sous une tente adossée à la façade de l’immense édifice.
Elle écouta d’abord les voix, en compta cinq, et épia en restant à couvert ; elle s’assurait, en jetant des coups d’œil rapides, que nul ne viendrait la surprendre en surgissant dans son dos, et réitérait. Un homme somnolait sous la tente, trois discutaient autour du feu, et le dernier faisait une ronde bien que l’on vît clairement que le cœur n’y était pas. Celui-ci gardait un arc dans son dos, prêt à décocher une flèche au cas où un ennemi ou un animal sauvage donnerait l’assaut. Peut-être bien qu’il était aussi celui qui se chargeait de chasser le gibier pour nourrir le reste du groupe – nul autre n’était armé d’arc, elle voyait seulement masses et épées à leurs ceintures.
« Eh, Alain ! appela le garde de la troupe. On va l’attendre encore longtemps, ton convoi ?
– Puisque je te dis qu’il sera là avant que la nuit tombe ! répondit l’un des trois hommes au chaud, près du feu. Tu finiras bien par le voir passer ! »
Le premier grommela, tandis que le trio s’esclaffait dans un bruit de bouteilles de verre que l’on entrechoquait. Tous les moyens étaient bons pour faire passer le temps, et boire en se racontant des histoires toutes plus inventées les unes que les autres, mais que l’on tentait coûte que coûte de faire gober aux autres, était la voie choisie par Alain et sa bande.
Aemillia remercia intérieurement ce garde qui lui avait donné l’information qu’elle cherchait à connaître avant de frapper. Elle avait vu l’homme, et savait à présent quelle cible elle devait abattre en dernier. Bien qu’il fût soigneusement emmitouflé dans de riches vêtements – sa cape était maintenue en place grâce à un fin travail de bijoutier, mêlant or et argent ainsi que quelques pierres précieuses – son visage restait visible. Une barbe bien entretenue, longeant le menton et remontant au-dessus des lèvres, dessinait ses traits de Bréton à peine dissimulés par la capuche doublée de fourrure. Il frottait compulsivement ses mains gantées pour les réchauffer, soufflant dessus avant de les placer face aux flammes. Il serait la dernière victime du carnage qui se préparait.
Ayant descendu le premier étage, blottie contre la pierre sur le côté de l’escalier, l’Impériale attendit que la ronde du garde le menât à distance raisonnable du reste de la troupe. Mieux valait l’éliminer en premier, elle s’épargnerait bien des désagréments ainsi. Il descendit mollement les marches, s’arrêtant au premier palier, à portée de bras de la jeune femme. À cette distance, elle ne pouvait pas le rater – elle ne le devait surtout pas ! Sa flèche, propulsée par la corde tendue, se logea en silence dans la gorge de l’homme. Le corps, pris de convulsions, s’effondra dans un tas de neige en contrebas, sans un bruit. Elle tâcherait de récupérer sa flèche, et de se servir dans le carquois du bandit, en repartant. Mieux valait ne jamais en manquer.
Elle apprêta la flèche suivante, lissant une dernière fois les plumes avant de coincer l’encoche de sa hampe contre la corde, qu’elle banda. Elle ferma l’œil, concentrant le second sur la cible à abattre – ici, le vis-à-vis d’Alain, le plus silencieux des trois. Au vu de la quantité de bouteilles à leurs côtés, ils n’opposeraient aucune résistance, mais mieux valait agir vite, et bien.
La flèche partit, et acheva sa course en plein dans les entrailles de l’homme, qui s’était relevé en prétextant un besoin primaire de se soulager. Il n’en eut pas le temps, et s’effondra sur le sol. Ses hurlements de panique réveillèrent le dernier homme, qui peina à réaliser l’urgence de la situation.
« Madeus ! rugit Alain. Madeus, tu fous quoi, bordel ? On se fait attaquer !! »
Le chef du groupe eut pour seule réponse de son guet un silence de mort, et le sifflement d’une nouvelle flèche, qui vint abattre son acolyte à peine sorti de sa couche. N’en restait plus qu’un, avant de passer aux choses sérieuses.
Les deux hommes encore en vie s’armèrent – si le dernier bandit s’était octroyé le luxe d’utiliser une épée de verre digne des plus grands combattants elfiques, Alain, lui, s’était muni d’un lourd marteau de guerre qui luisait sous les faibles rayons du soleil. Contrainte de se dévoiler, même un tout petit peu, Aemillia releva la tête afin de viser le dernier gêneur. Ils la remarquèrent, et se ruèrent dans sa direction en poussant des beuglements bestiaux, pour peu qu’ils tentassent de se donner un air vaillant et barbare. La gorge était trop dure à atteindre, en plein mouvement ; la flèche partit se blottir au chaud, contre le cœur, entre les deux poumons. Le craquement qui résonna lorsqu’elle perça les chairs et se frotta aux os parvint jusqu’à l’Impériale, qui grimaça tant cela devait être douloureux pour la victime, effondrée au sol dans des gémissements déplaisants.
Il fallait à tout prix ralentir la charge d’Alain. Réalisant combien l’homme allait vite, malgré le poids de son arme, Aemillia repensa à sa stratégie initiale, et dut accepter de devoir changer ses plans à la dernière minute, ce qu’elle détestait plus que tout. Si elle ne bloquait pas l’homme, elle finirait très rapidement le visage écrasé, en miettes, par le marteau de guerre. Et elle ne voulait surtout pas que son histoire prît fin ici, en ces circonstances !
Bloquant sa respiration et gainant ses muscles, elle anticipa les foulées du bandit. Là, lorsqu’il passerait ce caillou, elle décocherait sa flèche, dont la pointe viendrait broyer le genou en perçant les chairs. Une fois estropiée, sa victime ne pourrait plus se mouvoir, et encore moins se tenir debout ! Et tandis qu’il s’apprêtait à dévaler l’escalier, prenant peu de précautions face au sol gelé et glissant par endroits, Alain se stoppa net, et s’effondra, se cognant sur chaque marche jusqu’à parvenir au pied de l’escalier, face à Aemillia, encore plus amoché que feu ses acolytes.
En plus de sa rotule gauche en miettes, l’Impériale estima qu’il s’était foulé la cheville droite dans sa chute, au vu de l’angle qu’elle avait adopté, et très probablement cassé un poignet, sans oublier les côtes qu’il se tenait de sa seule main valide en pestant. Il releva son visage ensanglanté, un filet écarlate glissant depuis son arcade sourcilière, et cracha un mélange de salive et de sang qui vint teindre la neige de rouge, dévisageant la cause de ses soucis avec mépris.
« Sale garce, grommela-t-il, je vais te tuer.
– Oh, j’aimerais vous y voir, Alain, répliqua Aemillia en souriant, s’agenouillant à distance raisonnable de sa cible, craignant que l’homme eût tout juste assez de force pour tenter de l’étrangler. Comment pourriez-vous me rattraper, sans vos précieuses jambes pour courir ? »
Il tendit la main jusqu’au marteau de guerre. Dans le bois soigneusement verni et entretenu à travers les générations pouvait-elle en lire le nom, dessiné à l’aide de rivets de fer enfoncés dans les gravures.
« Ainsi vous avez tenté de m’attaquer avec le trésor des Brise-Bouclier ? Intéressant. Ça me vaudra une belle prime de le leur rapporter.
– Va falloir me tuer pour ça ! »
Alain cracha un nouveau filet de sang en tentant – en vain – de soulever l’arme qu’il avait volée, avant qu’elle ne retombât avec fracas sur la pierre. Peut-être bien que des organes internes avaient eux aussi été touchés, peut-être percés par ses côtes brisées. Quoi que fît l’Impériale, il ne survivrait pas à la nuit.
Elle extirpa de sa sacoche la fiole donnée par Muiri, et enduisit son arme du liquide qu’elle contenait, à l’aide d’un chiffon dont elle se débarrasserait au plus vite. Inodore et incolore, le poison était parfait, et indétectable.
« Muiri vous salue, Alain.
– Cette putain vous a engagée ? Incapable de faire le travail elle-même, à ce que je vois. Qu’elle aille crever ! »
Il se débattit, tenta de gifler Aemillia tandis qu’elle s’approchait de lui pour porter le coup final. Elle prit une profonde inspiration.
« Sithis, je vous offre cette âme. Puisse-t-elle vous distraire dans le Néant, et vous satisfaire. »
Le hurlement d’Alain déchira le silence des ruines. Lorsqu’il se tut, paralysé par le poison et se vidant de son sang, son regard s’assombrit. Bientôt, il ne refléta rien de plus que les flocons de neige qui poursuivaient leur descente, se mêlant à leurs frères qui tapissaient déjà le sol de pierre. Sa peau s’éclaircissait, ses lèvres bleuissaient. Il ne restait plus une seule trace de la vie qui habitait autrefois son corps.
Aemillia préféra délaisser son rituel. Le sang avait été contaminé par le poison, et elle ne voulait s’exposer à aucun risque en apposant la marque de sa main. Cela finirait par se savoir, de toute façon. Les crimes de la Confrérie étaient toujours sus du public, à terme, après tout.
Elle se saisit de Thaumartel, et tenta de le soulever à deux mains. À sa plus grande surprise, la masse n’était pas aussi importante que ce qu’elle aurait cru. En dépit de sa taille, le marteau ne dépassait pas le poids d’un chien de chasse adulte. Après tout, il fallait pouvoir manier ce genre d’armes, et sa létalité se concentrait dans la tête aplatie, qui déchargeait toute l’énergie mobilisée afin de l’asséner sur la cible. En outre, à en observer le détail des finitions, Thaumartel ne devait être en réalité qu’un simple héritage que l’on exposait, et que l’on ne vouait pas à un usage martial.
Tenant fermement cette arme nouvelle dans ses bras, Aemillia se rapprocha de ses victimes et, une à une, elle arracha de leurs corps chacune des flèches qu’elle avait tirées. Par chance, elles étaient toutes réutilisables, bien qu’il lui fallût tôt ou tard aiguiser de nouveau leurs pointes, quelque peu abîmées par l’usage. Face à l’archer vidé de son sang, elle se permit de piocher dans son carquois, et ajouter au sien la dizaine de flèches qui y étaient jusqu’alors bien rangées. Ce contrat lui apportait décidément bien plus que ce à quoi elle s’attendait. Ravie par cette affaire qu’elle faisait là, elle retourna vers Brume, nouant avec d’extrêmes précautions le marteau de guerre à l’arrière de la selle, sur les sacoches de voyage, et prit la direction de Vendeaume.
Les hauts remparts de la cité des Sombrages n’avaient guère manqué à la jeune femme, qui réprima un grognement d’irritation en constatant le prix que demandait le garçon d’écurie pour qu’il acceptât de prendre soin de Brume. Tout dans cette ville lui intimait de repartir, dans cet air hostile et peu agréable qu’elle ne lui connaissait que trop bien. Les gardes de la cité semblaient la reconnaître, et lui tinrent la porte tandis qu’elle s’engouffra dans Vendeaume, tout son équipement sur le dos. Sentir le portail clos derrière elle fit naître un profond désir de fuite auquel elle résista tant bien que mal. Adressant toutefois un ultime regard à cette barrière entre l’intérieur et l’extérieur de la cité, elle se jura de très rapidement en passer le seuil.
Sa première destination fut la demeure des Brise-Bouclier, à la porte de laquelle elle s’en alla frapper, dans l’espoir d’une belle récompense pécuniaire pour la remise de leur bien ancestral, mais surtout afin de se débarrasser de ce marteau de guerre qui commençait à peser dans son dos. L’arme était de plus en plus lourde, gagnant de la masse à chaque pas qu’elle faisait, enfonçant davantage ses talons dans le sol qu’elle ne l’avait fait quelques mètres plus tôt. Sa nuque la lançait, sans parler de ses épaules qui se crispaient et commençaient à la faire souffrir. Aucun bain chaud ne parviendrait à apaiser cela ; mis à part grâce à du repos et des onguents, elle ne pouvait guère lutter contre les tensions musculaires qui gagnaient toujours plus en intensité, et duraient toujours plus longtemps.
Sa main nue frappa à la porte, avant qu’elle ne le regrettât. La fraîcheur automnale se faisait vivement ressentir, et se rapprochait grandement des températures hiémales. Le contact entre ses jointures abîmées par le froid et le bois creusé par l’humidité se répercuta dans tout son avant-bras, jusqu’à son épaule. Voilà pourquoi certaines demeures étaient pourvues de heurtoir, évitant ainsi de tels désagréments aux visiteurs. Aux yeux d’Aemillia, les demeures nordiques qui n’en disposaient pas appartenaient à des individus peu respectueux du bien-être des courtiers, ou bien même à des personnes qui abhorraient tout contact social. Les Brise-Bouclier étaient peut-être de ceux-là, désormais.
Elle dut attendre longtemps avant que quelqu’un ne vînt lui ouvrir. Les bras croisés sur sa poitrine, l’Impériale tapotait nerveusement de l’index, signe trahissant son impatience ainsi que son envie de repartir au plus vite de cette maudite ville. Pourquoi donc tardait-on tant à l’accueillir ? Les bruits du quotidien animaient la maison, et parvenaient jusqu’à ses oreilles sans le moindre effort pour faire semblant ou donner l’impression que personne ne s’y trouvait. Même de la fumée s’échappait de la cheminée.
Puis, finalement, la porte de la demeure s’ouvrit, dans un grincement. Le maître de maison toisait Aemillia de toute sa hauteur, jetant sur elle un regard peu aimable dont elle se serait bien passée. Le crâne dégarni et le menton recouvert d’une barbe bien entretenue, Torbjorn Brise-Bouclier avait tous les traits d’un guerrier nordique, y compris l’air guère commode digne des ennemis des Impériaux, soldats comme civils.
« C’est pour quoi ? »
Sa voix caverneuse grondait, semblable à un coup de tonnerre. Un instant, Aemillia hésita, se demandant si elle n’aurait peut-être pas dû rebrousser chemin tant que cela avait été encore possible, quitte à se promener avec cette relique pendant des jours et des mois.
« Je viens vous rendre ceci. J’ai cru comprendre qu’il vous avait été volé. »
Elle détacha du crochet auquel elle l’avait suspendu le marteau de guerre de la famille. En le reconnaissant, Torbjorn changea radicalement d’expression. Un sourire se dévoila, et pour peu des larmes de joie auraient pu couler le long de ses joues. Cependant, une fois le soulagement premier dissipé, la méfiance reprit le dessus.
« Où l’avez-vous trouvé ? interrogea-t-il avec fermeté.
– Sur la route pour me rendre ici. J’avais des affaires à traiter, et un groupe de bandits m’a attaquée. Ils ont abandonné ça dans leur fuite. J’espérais pouvoir vous le remettre. »
Son mensonge passa inaperçu. L’homme n’avait guère besoin de connaître tous les détails exacts de son périple, le plus important était qu’il récupérât son bien, et qu’il récompensât Aemillia pour ses efforts. Les affaires étaient les affaires, et peu lui importait de l’impression qu’elle pouvait donner. Elle avait fait l’effort de rapporter cette arme lourde et encombrante à son propriétaire, en se débarrassant de celui qui la lui avait arrachée dans un premier temps, elle méritait bien une récompense. Son altruisme n’était que de façade, puisque d’ici le prochain lever de soleil Nilsine ne serait à son tour plus de ce monde.
« Entrez, entrez, c’est la moindre des choses pour vous remercier. »
Mal à l’aise, l’Impériale franchit le seuil, duquel Torbjorn s’était écarté afin de la laisser passer, le marteau fermement maintenu dans ses poings. Il semblait n’avoir aucun effort à faire, ni pour le soulever ni pour le manier. Elle pénétra dans l’immense demeure des Brise-Bouclier, qui lui rappela quelque part le manoir dans lequel elle avait grandi durant la première décennie de sa vie – en moins luxueux, cependant. Les murs de pierre et de bois se paraient çà et là de poutres verticales qui permettaient de soutenir le sol de l’étage, les chandeliers éclairaient les pièces où le soleil ne pouvait glisser ses rayons, et le parquet avait été recouvert de tapis et d’étoffes décorés qu’elle foula sans révérence. Une richesse transparaissait de la demeure des Brise-Bouclier, mais celle-ci sembla factice, exagérée. Était-ce dû à la différence de matériaux bâtisseurs employés entre les structures impériales et nordiques, ou bien alors n’était-ce qu’une simple création de son esprit ? Aemillia contempla longuement les taxidermies de cerfs, ours et autres poissons carnivores fixés aux murs, convaincue que c’était à cause de ce caractères barbare de la chasse de divertissement qu’elle ne se sentait pas à sa place.
Finalement, il n’y avait aucun domestique dans cette grande maison, seulement les trois individus qui la peuplaient actuellement, bien que Nilsine fût de sortie, comme à son habitude. À l’étage, dans le salon de réception, Aemillia rencontra Tova qui, l’œil terne, la salua sobrement. Elle portait encore les vêtements de deuil, bien que le meurtre de Friga remontât à présent à plusieurs mois. Un instant, elle se demanda si elle avait raison d’accomplir la demande de Muiri, et de tuer Nilsine. Dans quelle folie sombreraient alors les parents s’ils venaient à perdre leur second enfant dans d’atroces circonstances ?
« Un jour, peut-être, les choses iront en notre faveur, soupira alors Torbjorn en tirant une chaise afin que l’Impériale y prît place.
– Le meurtrier n’a-t-il pas été arrêté ? » osa-t-elle demander en s’installant.
Elle reçut un guise de réponse un regard furieux, mais qui s’atténua malgré tout.
« Il est vrai qu’il a été retrouvé. Un voyageur a apporté son aide, et a permis de faire cesser ces crimes. Mais jamais cela ne nous rendra notre chère Friga… »
Tova se leva et, fébrilement, se rapprocha de la table. La quarantaine, bien que son visage fût creusé de rides accentuant prématurément les marques de l’âge, elle gardait un air doux et maternel. Le deuil l’avait affaiblie, mais elle s’accrochait toutefois à un semblant d’espoir – celui qu’un jour, peut-être, les choses iraient en leur faveur, oui. En périodes de doutes et de souffrances, chacun formulait ce simple désir, pourtant presque inatteignable. Pour se consoler, apaiser les tourments et chercher à supporter un peu plus longtemps la peine, les mensonges étaient le meilleur des remèdes. Aemillia connaissait trop bien cela.
« Nous vivrons pour elle, soupira-t-elle. C’est ce qu’elle aurait souhaité.
– Je suis sincèrement désolée pour vous. Friga était une personne formidable, je comprends votre douleur. »
La Nordique posa sur elle ses yeux clairs et larmoyants. Décelait-elle l’hypocrisie de sa voix ? Après tout, Friga avait seulement été une cliente du temps où Naalia était en vie, tout comme Tova et Nilsine. Elle ne l’avait pas connue personnellement, mais il était vrai que la gentillesse de la jeune femme était agréable à l’époque, et l’avait en un sens marquée.
« Je vous remercie, répondit alors Torbjorn, en déposant sur la table une petite bourse. Veuillez accepter ceci, s’il vous plaît. En remerciement pour Thaumartel.
– C’est bien aimable, mais je ne peux l’accepter, plaida Aemillia, usant de ces techniques d’éloquence et de psychologie inversée permettant de manipuler les autres, et influencer leurs sentiments. Je n’ai fait que mon devoir en tant que résidente de Vendeaume. Enfin, ancienne résidente, vous comprenez.
– J’insiste. C’est la moindre des choses. Vous nous libérez d’un poids en ces jours difficiles. »
Le contenu était maigre, mais c’était toujours mieux que rien. En se convainquant qu’elle avait fait le juste choix, Aemillia saisit la bourse, et la glissa dans sa sacoche.
« Nous n’avons guère plus à vous offrir, malheureusement.
– Ne vous en faites pas. Je vous suis reconnaissante pour votre bonté. Que Talos vous protège en ces temps troubles. »
Était-ce si étrange qu’une Impériale fît une prière envers le Divin nordique ? À en constater leurs yeux écarquillés, cela en avait tout l’air. Pourtant, un sourire traversa leurs visages, et illumina l’espace d’un instant la demeure morose.
Était-ce réellement juste d’assassiner Nilsine, et de leur ôter le peu de bonheur qu’il leur restait ? Le doute habitait Aemillia.
« Sur ce, je ne vais pas vous déranger plus longtemps. »
Tova la salua brièvement, mais Torbjorn la raccompagna jusque sur le seuil de l’immense maison, lui répétant combien sa visite les avait enchantés et que, si un jour elle revenait dans les environs, elle était la bienvenue. Il l’invitait à dîner, à donner de ses nouvelles, comme si elle était une amie de longue date, alors qu’ils ne s’étaient croisés qu’à quelques occasions dans un contexte très professionnel. Le malaise la gagnait tandis qu’elle descendait les marches, et la fraîcheur extérieure l’aida à reprendre ses esprits.
Torbjorn lui adressa d’ultimes remerciements, avant de la congédier. Libérée de cette situation qu’elle avait provoquée en voulant commettre une bonne action, pour une fois, bien qu’elle fût motivée par l’appât du gain, Aemillia se permit de respirer un peu. Progressant dans la rue pavée emmurée, dans laquelle n’avaient été bâties que d’immenses et riches demeures aux hauts toits, Aemillia ne parvenait à faire cesser le flux de pensées.
Était-ce réellement juste d’assassiner Nilsine ?
Ne commettrait-elle pas une erreur ? Après tout, pourquoi tuait-elle ?
Quel était son but en assassinant ses victimes ?
Une part d’elle voulait répondre que sa motivation première était un désir de justice. Faire payer aux criminels le prix de leurs actes. Mais en faisant cela, ne se rendait-elle pas à son tour coupables de crimes abominables qu’elle devrait tôt ou tard expier ? À l’origine, elle avait agi pour survivre, et pour que Cicéron pût comprendre qu’elle était toujours en vie, et à sa recherche. Mais puisqu’il l’avait complètement oubliée, cela ne valait plus tellement la peine…
Elle repensa à sa longue liste de victimes. Des noms variés, et tout autant d’ethnies, qu’elle avait rendus à la terre et dont les âmes avaient nourri Sithis. Elle se souvenait de chacun d’eux. Gabrielle Arthe, une alchimiste brétonne dont on avait demandé la mort parce que ses potions n’avaient aucun effet ; une escroc qui jouait avec la crédulité de ses clients pour se remplir les poches, en vidant les leurs sous des promesses de fortune, de succès en amour, et autres fantasmes irréalisables. Nande, un Altmer et soldat du Thalmor, dont le sang écarlate avait taché l’armure de pierre de lune dorée qu’il revêtait, tandis que les spasmes qui parcouraient son corps donnaient l’illusion d’un dernier soupçon de vie. Il l’avait bien cherché ; la répression altmeri en Tamriel était vue d’un mauvais œil, et nombreux avaient été les individus cherchant à se débarrasser du seul agent Thalmor qui se trouvait alors dans la ville. Oh, ce contrat lui avait rapporté beaucoup d’argent, et elle en avait été ravie, mais rien ne valait à ses yeux le fait d’avoir ôté la vie de cet elfe qui avait tant martyrisé et tué sous couvert de ses croyances supérieures.
Des histoires comme cela, il y en avait tant. Des Mers, des Mens, hommes comme femmes, elle en avait tué des dizaines, et dépouillé bien d’autres encore. Ça n’était pas seulement pour survivre, elle s’était convaincue alors de la justesse de ses actes.
Alors qu’est-ce qui l’empêchait d’assassiner Nilsine, là, maintenant ?
Les sentiments de Muiri étaient justes. Elle cherchait, comme tous les commanditaires qui faisaient appel à la Confrérie Noire, à se venger du mal qu’on lui avait fait. Mais Nilsine n’en était pas l’instigatrice directe. C’était plutôt Tova et Torbjorn les coupables, s’il fallait en désigner. Et c’était pour les faire souffrir longuement que Muiri voulait voir Nilsine morte. Nilsine ne méritait pas de finir ses jours ainsi. Non, elle ne devait pas mourir si jeune.
Parfois, il n’y avait aucune justice juste. Certains partis étaient nécessairement lésés pour garder une forme d’équilibre. Muiri ne verrait jamais ses désirs entièrement accomplis, car sa vengeance n’était pas juste. Tout du moins, aux yeux d’Aemillia. Tout comme l’Impériale ne verrait jamais de fin à sa quête personnelle, la jeune apothicaire brétonne ne serait jamais pleinement satisfaite.
Un flocon de neige vint se poser sur le bout de son nez, lui faisant relever la tête vers le ciel obscurci par les nuages. Contemplant la douce intempérie qui annonçait l’arrivée hâtive de l’hiver, Aemillia se mit à sourire. Les rues de Vendeaume étaient détestables, tout comme ses habitants. Elle se maudissait d’avoir de l’empathie pour les commanditaires et victimes. Son travail aurait été bien plus simple si elle avait été dépourvue d’émotions. Pour les gens comme elle, les sentiments menaient toujours à de la souffrance. Elle se souvenait du regard empli de douleur de Cicéron lorsque le sujet de sa vie d’avant Cheydinhal était évoqué. Elle se souvenait du serrement de son propre cœur lorsqu’elle avait réalisé que sa demeure n’était plus. Et la plaie était encore à vif ; elle ne parvenait à réaliser que son mentor n’était plus l’homme qu’il était autrefois.
Ses pas la menèrent jusqu’à la sépulture de Naalia, sa seconde destination dans cette maudite ville détestable. Il n’y avait plus beaucoup de fleurs disposées sur la pierre, et la mousse s’était fait une joie de pousser et de verdir la roche grisâtre. Seules Rolasa et elle-même en avaient grandement pris soin. Mais Rolasa était à Sombrejour, avec sa famille. Et elle, elle avait quitté la châtellerie pour poursuivre son odieuse vie de crimes. Aventus ne reviendrait pas de sitôt et, de toute façon, entretiendrait-il décemment la tombe de sa mère ? Même les anciens clients, qui pourtant s’étaient fait une joie de commander auprès de la tailleuse leurs somptueux vêtements, ne lui rendaient plus hommage. Comme toutes ces vies qui avaient échoué dans le cimetière, Naalia était peu à peu oubliée. Ne restait de sa douceur et sa gentillesse qu’un souvenir qui bientôt finirait noyé dans l’océan de la mémoire de l’Impériale. C’était à peine si elle se remémorait encore sa voix. Son visage se brouillait par moments lorsqu’elle l’invoquait en pensée.
À genoux devant ce qui restait de la Nordique, Aemillia baissa les yeux. Un mouvement de tête secoua l’anneau d’or. Elle l’avait presque oublié. Les inscriptions à l’intérieur, quelque peu effacées, se redessinaient sous les rayons du soleil. Cette bague, qu’elle avait tant inspectée, tant protégée, revêtait une apparence nouvelle à présent. Les diamants incrustés çà et là luisaient comme autant d’étoiles dans le firmament, complétant les constellations gravées sur le pourtour. Et là où la chair des doigts aurait dû effleurer l’or, des caractères apparaissaient, formant un prénom. Le sien.
Et dire qu’elle ne l’avait jamais remarqué jusqu’alors. Depuis combien de temps se trouvait-il là ? Avait-ce été dès le départ, ou bien avait-il été rajouté bien après ? Ces questions sans intérêt l’effleurèrent, avant de disparaître dans le flot de ses pensées.
Elle n’avait plus rien à faire à Vendeaume, désormais. Sa mission était achevée. Ne lui restait plus qu’à toucher sa prime auprès de Muiri, et de l’informer de la réussite de son contrat. Une sorte de routine s’installerait tôt ou tard. Contacter les commanditaires, accomplir la mission, récupérer l’argent, et recommencer, encore et encore, jusqu’à ce que les gardes missent la main sur elle et l’enfermassent pour ses crimes. À moins qu’elle ne se lassât bien avant cela de sa vie de crimes, et ne décidât d’y mettre un terme d’une façon ou d’une autre.
Au final, elle était toujours seule contre les autres. Elle ne se sentait pas accueillie dans cette famille. Même si Babette, Nazir et Veezara lui semblaient agréables, et même si Festus Krex avait accueilli Cicéron et les traditions ancestrales avec sympathie, ça n’était pas sa demeure. Non, son chez elle avait disparu, il n’était plus ; ne restait une fois encore qu’un amer souvenir et une vague sensation de bien-être qui, à présent, lui paraissait inatteignable.
Elle adressa un dernier regard à la tombe de Naalia. Peut-être serait-ce la dernière fois qu’elle lui rendrait visite. À présent, ses arrêts à Vendeaume se raréfieraient. Épervine était sa nouvelle demeure, bien que cela ne la ravît guère plus. Quel gâchis. Lorsqu’elle était encore jeune enfant, et que sa nourrice lui racontait de belles histoires au moment du coucher, elle s’était imaginé qu’elle aussi vivrait de formidables aventures, comme les héros et héroïnes de ces contes étranges qui frôlaient l’historique et le fantastique. Mais force était de constater qu’il n’en était rien, et qu’elle adoptait davantage le rôle du personnage secondaire que l’on croisait au cours de quelques chapitres de transition. Comment une fillette à l’avenir aussi prometteur avait-elle pu devenir une assassin avec si peu de pitié pour ses victimes ? Enfin, encore fallait-il que cet « avenir prometteur » eût été quelque chose de positif à ses yeux. Finir mariée de force à un aristocrate ou un haut dignitaire de deux fois son âge pour préserver des relations diplomatiques entre comtés voisins, et vivre enfermée dans un manoir sans beaucoup de place pour déployer ses ailes et son potentiel n’était pas un idéal à atteindre.
Peut-être était-ce mieux ainsi. S’excusant auprès de Naalia pour la déception qu’elle devait ressentir depuis l’au-delà, où qu’elle se trouvât désormais, Aemillia quitta le cimetière, où pénétrait au même moment Nilsine qui, un bouquet de lavandes entre les mains, venait rendre visite à Friga. Les deux jeunes femmes se saluèrent brièvement, échangeant un simple hochement de tête, et l’Impériale rejoignit d’un pas pressé les écuries, convaincue qu’elle finirait par renoncer à ses principes moraux par appât du gain si elle côtoyait la Nordique une seconde de plus. Sans prendre le temps de se reposer décemment, elle enfourcha sa monture et reprit son voyage à travers les routes bordecélestes, ses affaires pour camper et le reste de ses provisions soigneusement accrochés à la selle de Brume, qui se lança dans un trot soutenu sans protester.
Les hauts remparts de Vendeaume et son immense pont se firent minuscules, jusqu’à disparaître complètement de la vue d’Aemillia lorsqu’elle se retournait. Les pleurs des goélands qui virevoltaient au-dessus du port vendeaumois, peu enclins à migrer vers le sud pour passer l’hiver, se turent les uns après les autres. Seuls le murmure du vent et le claquement des sabots de son cheval résonnaient désormais, ultimes compagnons de son nouveau voyage.