Klothild Hache-Sanglante
Cette fic a été écrite dans le cadre du défi "le coup du lapin". Il fallait y caser nos chers lagomorphes, mais aussi quelques mots d'une langue étrangère. Bonne lecture !
La route s’étire sous les sabots de nos chevaux, longue, inintéressante et monotone. Pas un seul petit loup à tabasser, pas le moindre troll décidé à nous empêcher de passer. Pour une guerrière de ma trempe, un véritable ennui.
Je jette un œil au moucheron, dont le cheval marche à côté du mien. Fait assez rare pour mériter d’être signalé, elle voyage en fine tunique de mage verte, une simple cape brune passée sur ses épaules. La capuche protège sa petite tête blonde des rayons mordants du soleil, mais son visage levé vers l’astre m’indique qu’elle ne semble pas craindre de potentielles brûlures. En même temps, son origine elfique la rend un peu moins sensible à la chaleur que moi, pauvre nordique guère habituée aux journées brûlantes comme celle-ci. Même sa monture, à la robe noire lustrée, semble moins gênée que moi !
Elle remarque que je la regarde, car ses paupières dévoilent ses iris jaunes, qu’elle tourne vers moi. Une expression inquiète se peint aussitôt sur ses traits.
— Ça va, Klo ? s’enquiert-elle.
— Très bien, lui assuré-je.
— T’es aussi rouge que la bannière impériale, insiste-t-elle. Et tu pues autant qu’un troll.
— Je t’étripe tout de suite ou j’attends un peu ? m’énervé-je. T’es au courant qu’on est en pleine canicule ?
— Si je te paye une bonne bière fraîche à Pondragon, tu veux bien attendre un peu ? me propose-t-elle avec un sourire moqueur.
— D’accord, grogné-je, mais seulement parce que tu parles de bière.
Son rire léger se mêle au chant des oiseaux.
— Et profite de l’arrêt pour enfiler un truc moins chaud, me conseille-t-elle. Sérieux, je ne pige pas comment tu tiens sous ton armure.
— J’ai peut-être pas envie de mourir brûlée par un dragon ?
— Pour l’instant, c’est le soleil qui va te rôtir si tu ne te changes pas.
Je grommelle sans vraiment lui répondre. L’air de rien, ce fichu moucheron a raison. J’ai l’impression que je vais trépasser d’un instant à l’autre dans cette coque de métal rembourrée de fourrure. Talos, comme je déteste ce temps !
Nous continuons notre route encore un long moment. La petite elfe à mes côtés se met à chantonner une vieille mélodie nordique. Sa joie m’agace, parce qu’elle n’a pas l’air incommodée par la météo. Au contraire, les rayons d’or qui se reflètent sur ses mèches blondes semblent la ravir au plus haut point, de même que la couleur brune que commence à prendre sa peau. Elle m’énerve, à résister si bien à la chaleur. Oh, comme j’aimerais revoir de la neige ! Au moins, quand il fait froid, elle ne se la ramène pas et grelotte sans rien dire dans son armure noire.
Talos semble enfin entendre mes prières, car, au bout d’un moment, le ciel commence à se couvrir. Le moucheron relève les yeux et soupire, puis resserre les pans de sa cape autour de son corps frêle. Un léger ricanement m’échappe.
— Un souci, Fah ? lui demandé-je.
— Tais-toi ou je rappelle le soleil, grommelle-t-elle.
Avec un grognement digne d’un ours, je me décide à arrêter de me moquer d’elle. Telle que je la connais, elle est bien capable de chasser les nuages juste pour m’embêter. Ou de lever une tempête pour la même raison. Et dire que cette chose est censée être celle qui doit tuer Alduin, notre fléau actuel… par moments, je me demande ce que les dieux ont pu ingurgiter avant de faire de cette gamine notre Dovahkiin.
Le grondement vif d’une rivière nous parvient bientôt, tandis que la route nous entraîne vers un large gouffre traversé par un pont de pierre grandiose. Une tête de dragon sculptée orne l’arche en son centre, à la fois menaçante et impressionnante. Je ne peux que me sentir intimidée par les détails de cette statue, qui me semble très réaliste. Je m’attends presque à la voir bouger.
Alors que je ralentis un peu mon cheval pour laisser le moucheron s’engager la première sur l’étroit passage, une voix surgie des fourrés attire mon attention :
— Solveig, viens voir ! C’est la Dovahkiin ! Avec Hache-Sanglante !
Mon regard se pose sur les deux enfants dissimulés dans un buisson, au bord du chemin. Je leur adresse un sourire, tandis que ma compagne de voyage arrête sa monture. Une fille et un garçon, aux traits très semblables. Deux membres de la même famille, sans doute.
— Pfeuh, n’importe quoi, réplique la fillette blonde. Le Dovahkiin peut pas être une elfe ! Ils sont tous méchants et veulent nous envahir.
— Chuuuuut ! s’exclame son frère, scandalisé. Elle va te taper si tu continues à dire des bêtises !
Le rire du moucheron les interrompt. Elle descend de son cheval et s’approche des deux gamins, qui se tassent un peu plus dans leur cachette. Elle s’agenouille ensuite devant eux.
— Depuis quand un héros nordique se permettrait de frapper des enfants ? s’enquiert-t-elle, amusée de leur réaction. Sortez de là, vous n’avez rien à craindre de moi. Et s’il vous faut une preuve que je suis bien la Dovahkiin, Klothild Hache-Sanglante pourra vous le confirmer. Pas vrai, Klo ? ajoute-t-elle en se tournant vers moi.
— Et comment que c’est l’Enfant de Dragon ! acquiescé-je. D’ailleurs, les Grises-Barbes l’appellent Fahliilyol, ce qui veut dire elfe de feu en draconique. Si c’est pas une preuve, ça, alors je sais pas ce qu’il vous faut !
Cette fois, même la petite fille semble convaincue. Son frère et elle rampent hors de leur cachette, ravis de se trouver face à deux véritables légendes vivantes. Le garçon semble passionné par l’histoire du moucheron, car il ne cesse de lui poser des questions auxquelles elle n’a pas le temps de répondre. Sa sœur, elle, s’élance sur le pont pour prévenir le village de notre arrivée. Pendant que mon elfe de compagnie installe le gamin sur son cheval, non sans répondre à quelques-unes de ses interrogations au passage avec un rire joyeux, mon regard se porte sur la bourgade située sur l'autre rive. D’un côté, la rivière Karth fait courir ses eaux tumultueuses jusqu’à une cascade qui atterrit cinq ou six mètres plus bas, dans le gouffre, avant de poursuivre sa route sous le pont. Les bâtiments sont adossés à la montagne, et une route escarpée le quitte en direction du Nord-Est. Un hameau tranquille, chaleureux, bien nordique, quoi.
Nous nous engageons sur le pont sous les cris d’une bande de gosses surexcités qui arrivent en sens inverse. Ils nous entourent bien vite et nous escortent jusqu’à l’entrée de leur cité, où les gardes nous saluent d’un signe de tête auquel nous répondons. Fah descend le gamin de sa monture pendant que je mets pied à terre. L’effort n’est pas violent, mais suffit à me faire suffoquer tant la chaleur m’étouffe.
— Où se trouve l’auberge ? demandé-je aux enfants, pressée de me désaltérer.
— La taverne des Quatre Boucliers se trouve là-bas ! m’indique une gamine aux tresses blondes, le doigt pointé dans une direction. Je peux vous y emmener, si vous voulez, madame Hache-Sanglante !
— Ça ira, décliné-je avec un petit rire.
La fillette semble déçue.
— Tu veux t’occuper de nos chevaux ? propose le moucheron.
— Je peux ? Pour de vrai ? s’exclame-t-elle.
— Ils ont soif, explique la petite elfe. Tu peux les emmener boire à la rivière, puis les attacher devant la taverne.
— D’accord ! opine la gamine, heureuse de pouvoir nous aider.
Les enfants se massent autour de nos montures, l’un pour tenir les rênes, l’autre pour les caresser, le plus petit juste pour observer nos nobles destriers, et prennent la direction du cours d’eau pour leur permettre de se désaltérer. Enfin libérées du groupe de bambins, mon moucheron et moi nous dirigeons vers le bâtiment indiqué par la fillette. En chemin, quelques paysans nous dévisagent, sans doute ravis de recevoir deux illustres guerrières dans leur humble village. C’est du moins ce que je pense jusqu’à l’arrivée de deux impériaux en tenue militaire.
— Klothild Hache-Sanglante et Althana la Dovahkiin, déclare l’un d’eux d’une voix froide.
— Fahliilyol, s’il vous plaît, le coupe mon moucheron. Et vous êtes… ?
— Commandant Maro, du Penitus Oculatus. Vos… exploits ont précédé votre arrivée.
— Vous voulez parler de l’incident du dragon à Solitude ? demande-t-elle d’un air innocent. J’ai cru avoir été claire avec le général Tullius. Ce dragon, je le traquais depuis un bon bout de temps déjà. Et puis, s’il n’est pas content, il n’a qu’à partir les chasser lui-même.
— Je parle surtout de votre implication auprès des Sombrages, s’agace notre interlocuteur. Vous n’êtes pas les bienvenues ici.
— Je n’ai rien à voir avec Ulfric, nia l’elfe. Si c’est d’Elenwen que vous tenez cette info, je vous conseille de vite revoir vos sources.
— Le Thalmor ne nous a rien fait savoir vous concernant, réplique le commandant. En revanche, j’ai cru comprendre que vous étiez à Helgen en tant que condamnée à mort quand le dragon a détruit la ville…
— Une grossière erreur, si vous voulez mon avis. Je ne faisais rien de mal, sauf si, pour vous, chercher un troll pour le tuer est considéré comme quelque chose d’interdit.
— C’est votre parole contre celle de nos soldats, rétorque Maro. D’après nos sources, vous faites partie du Thalmor, et celui-ci n’a pas bougé un orteil après votre arrestation. Permettez-moi de me poser des questions à votre sujet.
— Elenwen ne m’apprécie pas trop, avoue le moucheron.
— Donc vous avouez être liée au Thalmor ?
— Je n’ai pas dit ça non plus, nuance-t-elle. Elenwen m’agace, leurs histoires de suprématie elfique aussi. J’ai pas mal d’amis nordiques, Klothild en est la preuve vivante. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’aimerais pouvoir me désaltérer un peu. Chevaucher sous un soleil de plomb, ça donne soif.
Son ton cassant me fait savoir que l’impérial l’a énervée. Elle se décale pour le contourner, et l’homme se pousse pour la laisser passer.
— Cette conversation n’est pas terminée, siffle-t-il lorsqu’elle s’éloigne d’un pas vif.
Je m’interpose pour éviter un drame.
— Laissez-la tranquille, un peu. Elle est fatiguée, la route a été longue et on a dû casser sa tronche à un groupe de bandits qui voulaient nous piquer bourses, armures et montures. Dovahkiin ou pas, c’est encore une gamine qui a besoin de repos régulier entre ses exploits.
— Je n’ai pas de leçons à recevoir d’une Sombrage, grogne-t-il. Encore moins de celle qui a réussi à provoquer une pagaille sans nom à Solitude et à s’en sortir indemne.
Mon regard croise le sien, qui lance des éclairs. Je m’apprête à répliquer quelque chose lorsqu’une main se pose sur mon bras.
— Ça suffit, lâche Fahliilyol d’un ton sec. Klothild est peut-être fidèle à Ulfric, mais elle n’irait pas mettre les vies de civils en danger. Et moi non plus.
Ses yeux dorés brillent de menaces sourdes. Même si elle aurait été plus menaçante avec son armure noire au capuchon intégral, je ne peux m’empêcher de frissonner devant son expression fermée. Une gamine, oui. Mais avant tout une tueuse.
— Maintenant, poursuit-elle sans laisser le temps au commandant d’en placer une, je vous prierais de nous foutre la paix.
Elle m’entraîne à sa suite vers la taverne, de toute évidence décidée à mettre le plus de distance entre l’impérial et nous. Je la suis, contente de pouvoir trouver un peu de fraîcheur et d’échapper au regard inquisiteur de cet homme qui, je le sens, risque de nous surveiller de près.
— Tu le connais ? demandé-je au moucheron alors que nous approchions de l’établissement.
— Juste de nom, élude-t-elle. Ondolemar a dû me parler de lui quand j’étais encore à l’Académie. A moins que j’aie surpris une conversation entre Elenwen et un officier, à l’ambassade…
L’innocence de sa déclaration m’arrache un rire. Elle se met à pouffer aussi, et pousse la porte de la taverne. L’air frais m’arrache un soupir d’aise lorsque j’entre dans la salle à la suite de l’elfe. Seules une ou deux personnes l’occupent, assises assez loin du feu, une pinte mousseuse à la main. La tenancière passe le balai dans un coin, tandis qu’une adolescente nettoie l’une des tables avec application. Fah nous dégote deux places non loin du comptoir, les lèvres étirées en un fin sourire malicieux, et dépose sa cape sur l’un des sièges avant d’aller commander deux boissons fraîches. Je me laisse tomber sur une chaise, heureuse de pouvoir enfin profiter d’un lieu à la température décente. Mon regard suit la silhouette discrète du moucheron un instant, puis se porte sur les deux larges tonneaux derrière le comptoir. De la bière fraîche, peut-être. Ou de l’hydromel. Ou n’importe quoi d’autre d’alcoolisé et de buvable en plein été. Talos, ce que j’ai soif ! Je serais presque prête à accepter un vulgaire verre d’eau pour me désaltérer.
— Dites, madame ?
Je me tourne vers la voix timide qui s’adresse à moi. L’adolescente me fixe de ses yeux bruns un peu impressionnés. Ses mains triturent son chiffon avec nervosité.
— Ouais ?
— Vous, heu… vous pourriez redresser votre épée ? Elle bloque un peu le passage…
Je jette un œil à mon immense claymore, Foyer. Sa longue lame s’étend en effet sur le sol et menace de faire trébucher ceux qui passent. D’un mouvement désinvolte, je l’appuie contre le mur près de moi.
— Et voilà ! annoncé-je à la gamine.
Ses yeux sont rivés sur mon arme. Je ne peux m’empêcher de rire. Elle paraît en effet petite à côté de sa lame, déjà plus grande que moi. Ma force doit l’impressionner, c’est sûr.
— Pourquoi c’est pas une hache ? demande-t-elle au bout de quelques instants de silence.
— Parce qu’un ami lui a offert cette claymore et qu’elle n’a pas pu refuser, lance le moucheron en revenant auprès de nous. Je t’ai pris une bière, ajoute-t-elle ensuite à mon attention.
— Mais Klothild Hache-Sanglante sans hache, ça fait bizarre… fait remarquer l’adolescente.
— Saga ! s’exclame une voix frêle.
Un petit garçon accourt depuis le bout de la taverne. La gamine soupire.
— Qu’est-ce que tu veux, Ulrich ?
— C’est ton tour de faire la vaisselle, bougonne le gosse.
— Mais il y a Hache-Sanglante et la Dovahkiin… je la ferai après ! De toute façon, il n’y a personne pour le moment.
— Pour de vrai ? s’exclame le mioche, les yeux rivés sur nous.
— Pour de vrai, acquiesce Fah avec un sourire.
Le gamin l’observe quelques secondes, puis lâche d’un ton catégorique :
— Mais t’es une elfe, toi. Et t’as l’air d’avoir le même âge que Saga.
Face à la mine déconfite du moucheron, je ne peux qu’éclater de rire. Les deux enfants, surpris, me regardent avec étonnement. Ma Dovahkiin de compagnie, elle, paraît vexée. J’essaye de me reprendre, sans succès.
— Pourquoi elle rit ? demande le plus petit.
— Parce qu’elle est bête, réplique Fahliilyol avec mauvaise humeur. A force de prendre des coups sur la tête, ses capacités cognitives se sont trouvées fortement affectées…
Sa remarque me calme aussitôt. Je lui adresse un regard bien noir, mais elle se contente d’esquisser un minuscule sourire en coin.
— C’est si dangereux que ça, d’être une guerrière ? s’étonne l’aînée.
— Bien sûr ! expliqué-je. Les animaux sauvages, les bandits et les daedras sont partout !
— N’oublie pas les dragons, Klo, poursuit le moucheron.
— Vous avez déjà combattu des dragons ? s’exclament le frère et la sœur en même temps.
Mon regard croise celui de Fah. D’un commun accord, elle commence à relater sa toute première rencontre avec l’une des créatures ailées, alors qu’elle se trouvait à Helgen. Je remarque qu’elle prend bien soin de dissimuler sa condamnation à mort à ce moment-là, et qu’elle détaille avec précision le monstre qui a rasé la ville.
Une serveuse passe, sans doute la mère des mômes, et nous dépose nos boissons. Je me sens rafraîchie rien qu’à voir la mousse épaisse et onctueuse au sommet de ma chope. Je l’attrape, non sans écouter d’une oreille distraite le récit du moucheron, et commence à déguster ma bière. Les fines bulles pétillent contre mon palais, le liquide faiblement alcoolisé me désaltère autant qu’il ravit mes papilles. Un régal.
Un moment plus tard, la porte s’ouvre sur deux gosses, la blondinette aux tresses et la dénommée Solveig. Elles chuchotent quelques mots, appuyées contre la porte, puis la seconde disparaît de nouveau tandis que la première s’approche. Très vite, l’auberge se retrouve envahie par tous les gamins du coin, venus écouter nos exploits. Talos, quel public ! Malgré leur jeune âge, les mioches sont très attentifs, pendus à nos lèvres, les yeux brillants d’émerveillement. Je ne peux que me sentir comblée, fière de mes faits d’armes, et plus encore de les partager à mon auditoire. Comme c’est glorifiant pour une humble guerrière, si forte et si intelligente – quoi qu’en dise le moucheron – de se sentir adulée par tant de bouilles innocentes et fragiles ! Plus que des héros, à leurs yeux, nous devenons des modèles. Un exemple.
Notre moment de gloire dure près d’une heure. Une heure à relater nos aventures, décrire aux enfants les beautés de Bordeciel et la méchanceté du Thalmor. Une heure merveilleuse durant laquelle je deviens l’unique personne à compter à leurs yeux, la sauveuse de Bordeciel, que dis-je, de Tamriel ! Jusqu’à ce que l’un d’eux ne pose la question fatidique :
— Mais pourquoi c’est pas Hache-Sanglante la Dovahkiin ? C’est une vraie nordique, elle ! Pas comme l’elfe…
— Les voies de la magie sont impénétrables, répond le moucheron avec un petit sourire mystérieux. Personne ne pourra sans doute jamais répondre à ta question.
— N’empêche que t’es une elfe, grogne le gamin d’un air bougon. Et mon papa, il dit que les elfes c’est tous des pourris.
— Houlà, interviens-je, détrompe-toi ! C’est une elfe en apparence, mais elle a l’âme d’une vraie nordique ! Tu la verrais au combat…
Le gamin se tait, de toute évidence partagé entre l’avis de son père et le mien. Saga en profite pour demander, d’une petite voix :
— Dis, Dovahkiin…
— Oui ?
— Tu parles la langue des dragons ? Pour de vrai ?
— Geh, confirme-t-elle. Mais je préfère ne pas trop l’utiliser. Les Grises-Barbes m’ont bien dit que les mots, en draconique, sont puissants.
— Tu veux bien nous faire une démonstration de tes cris ?
Une petite quinzaine de paires d’yeux se tournent vers elle. Le moucheron prend un air gêné.
— Le Thu’um n’est pas un jeu…
— S’il te plaît, Dovahkiin…
Les regards suppliants, pleins d’espoir et d’émerveillement finissent par avoir raison d’elle. Avec un petit sourire, elle se lève et se poste devant le groupe de gamins. Sa fine tunique verte fait ressortir l’aspect frêle de sa silhouette, mais je sais qu’il ne faut pas s’y tromper. Elle regarde autour d’elle, semble réfléchir, puis se décide enfin :
— Le premier cri m’a été utile dans des ruines nordiques, alors que je recherchais un artéfact très ancien. Outre les bandits à l’entrée et les draugrs dans leurs caveaux, j’ai découvert que nos ancêtres piégeaient les demeures des morts. L’un de ces pièges se présentait sous la forme d’un long couloir, très étroit, dans lequel d’immenses haches se balançaient d’un mur à l’autre. Il y en avait bien cinq d’affilée, et leur mouvement était bien trop rapide pour que je puisse me faufiler entre elles sans me prendre l’une d’elles.
Elle avance d’un pas vers son auditoire captivé par l’histoire.
— J’étais debout, devant le passage, à chercher un moyen d’arrêter les balanciers, quand un grondement a résonné derrière moi. Le temps que je me retourne, l’une des tombes s’était ouverte sur un draugr avec une armure rouillée, mais une épée impeccable à la main. Deux autres sont sortis des cercueils avoisinants, l’un armé d’un arc, l’autre d’une lourde hache. J’étais coincée, dos au piège, face aux draugrs qui voulaient me faire la peau. J’aurais pu les combattre, bien sûr, mais à trois contre un, j’étais condamnée d’avance, surtout que celui avec l’arc me visait déjà. Je n’avais qu’une solution pour m’en sortir, réussir à traverser les haches.
D’un geste gracieux, elle pivote vers la porte, semble évaluer la distance et les potentiels obstacles sur son chemin. Sa voix s’élève en même temps, assurée, remplie de tension dramatique :
— Je me suis retournée vers le piège. J’ai attendu une fraction de seconde que le balancier emmène les haches vers les murs, puis j’ai crié WULD, NAH, KEST !
Son cri se répercute entre les murs du bâtiment, tandis qu’un puissant courant d’air la porte en avant. Les exclamations stupéfaites des enfants se mêlent aux derniers échos du Thu’um. En un clin d’œil, le moucheron s’est projetée à l’autre bout du bâtiment. Les gamins applaudissent sa performance, tandis qu’elle revient vers nous, ravie de l’effet de son petit tour.
— Je suis passée à travers les haches sans être blessée. Les draugrs ont essayé de me suivre, mais se sont heurtés au piège, qui ne les a pas épargnés.
— Un autre ! réclame Saga. C’est merveilleux !
Le moucheron lui adresse un sourire radieux, puis vient s’asseoir parmi les enfants.
— Celui-ci, leur dit-elle, m’a servi de nombreuses fois face aux dragons eux-mêmes, lorsqu’ils lancent leurs terribles jets de flammes ou de glace. Ou quand ils essayent de vous croquer.
Sa voix gagne en puissance lorsqu’elle prononce trois nouveaux mots en draconique :
— Feim, zii, gron.
Aussitôt, son corps semble perdre sa consistance. Elle devient translucide, fantomatique. Les gamins, surpris, s’écartent d’un bond. Un petit rire lui échappe.
— N’ayez pas peur, je suis toujours bien vivante. Ce cri me permet juste de devenir aussi intangible que les esprits, en encore plus inoffensif.
Pour appuyer ses paroles, elle tend la main vers Saga. La gamine la laisse effleurer son bras. Ses yeux s’agrandissent de stupeur. Elle se met ensuite à glousser, ravie de voir que son idole n’est pas plus dangereuse qu’un courant d’air.
— Tu peux traverser les murs ? demande le frère de l’adolescente.
— Non, soupire le moucheron. J’aimerais bien, ceci dit. Ce serait tellement pratique…
— Pourquoi ? s’enquit un autre gosse.
— Parce que ça me permettrait de prendre les harfreuses ou les bandits par surprise, explique-t-elle.
— C’est lâche, grogne un môme. Les vrais nordiques font face à l’ennemi, ils n’essayent pas de les contourner pour les frapper dans le dos…
— Mais tais-toi, Ingvar… grogne une gamine brune, qui me semble d’origine impériale.
— Je connais encore d’autres cris, intervient Fah pour désamorcer la bagarre qui menace d’éclater.
— Tu en aurais un pour laver la vaisselle ? demande Saga.
Une série de petits rires empêche mon moucheron de répondre. Elle-même esquisse un sourire léger, amusé par la question de l’adolescente.
— Pour la vaisselle, je ne peux malheureusement pas t’aider, souffle-t-elle une fois le calme revenu.
Ses yeux pétillent de malice.
— En revanche…
— JÖRGEN !
La porte d’entrée se fracasse avec violence contre le mur au moment où un nordique de bien deux mètres de haut entre dans l’auberge. Mon pauvre cœur manque de s’arrêter, et un vague couinement surpris quitte mes lèvres. Il est, par chance, noyé par les cris des mômes terrifiés par cette interruption inattendue. Mon moucheron se relève d’un bond et se place sur le trajet du nordique pendant que son auditoire s’enfuit dans la direction opposée. Seul un môme de quoi, dix ans tout au plus, reste vautré au sol, le regard posé sur l’homme qui vient d’entrer.
Une fois remise de mes émotions, je détaille le nouveau venu. Son pas lourd, maladroit, fait trembler les murs. Ses muscles puissants sont contractés par la même haine que celle qui lui déforme le visage et fait ressortir une veine sur son cou large. Ses yeux ne sont que deux fentes injectées de sang. A sa démarche chancelante et la rougeur de son visage, j’en déduis qu’il a dû abuser de l’hydromel en plein soleil. Il s’avance vers le gamin, pousse d’un geste brusque le moucheron qui va s’écraser contre le mur deux mètres plus loin. Il attrape ensuite le môme par le bras.
— Espèce de bon à rien ! s’exclame-t-il sans prêter attention aux pleurs du gamin. Tu as encore oublié de refermer les clapiers ! Par ta faute, les lapins se sont tous enfuis ! Tous !
Le cri de détresse de l’enfant me sort de ma torpeur. Ou alors, c’est la vue du moucheron à moitié assommé qui me permet de réaliser qu’il risque de démolir le gosse. Toujours est-il que je m’élance vers lui, juste à temps pour saisir son bras avant qu’il n’assène une gifle magistrale au mioche.
— Hé, du calme, lancé-je.
— Qu’est-ce que tu veux, toi ? rétorque-t-il.
D’un geste sec, il tente de se dégager. Je resserre ma poigne sur son bras pour l’empêcher de me coller son poing dans la figure. Il jette un regard au gamin à moitié terrorisé, l’envoie voler contre une table.
— Je m’occupe de toi après, lance-t-il d’un ton menaçant.
Je le relâche, sans pour autant baisser ma garde. Il ramène ses poings devant lui.
— Alors comme ça, tu veux m’apprendre à éduquer mon fils ? me demande-t-il. Tu vas voir un peu, la puante, si j’ai besoin de ton avis.
Puante ? Moi ? Il s’est senti, le taureau, avant de parler ? Je n’attends pas pour lui balancer mes phalanges serrées dans la mâchoire. Le choc lui arrache un grognement de douleur, tandis qu’il perd l’équilibre. J’en profite pour lui coller un second coup, cette fois dans le nez, histoire de lui remettre les naseaux en place. Puante, et puis quoi encore !
Il bascule en arrière et glisse au sol. Sa tête heurte le plancher avec un claquement sourd. Un juron lui échappe. Il gesticule, tente de se redresser, mais mon pied, pour une fois décidé à coopérer, se pose sur son thorax pour le forcer à rester au sol.
— Sale vermine… crache-t-il avec effort.
— Un peu de respect, espèce de vieil ivrogne, grondé-je. Quelle honte de se présenter aussi imbibé devant deux héroïnes !
— Héroïnes, mon cul, rétorque-t-il. Une bâtarde d’elfe et son chien maladroit, c’est tout ce que vous êtes !
— Zii, drem, hahnu !
Une puissante vague énergétique frappe le nordique. En une fraction de secondes, ses muscles se détendent, ses yeux papillonnent et un bâillement colossal lui échappe. Je relève les yeux vers l’origine du cri. Mon moucheron est à genoux au sol, le gamin dans les bras, à moitié appuyée contre le mur. Une vilaine bosse orne son front, mais ça ne semble pas l’empêcher d’utiliser le Thu’um.
— Yoda !
L’homme se trouve frappé par la puissance du mot. Moi-même, je sens une intense fatigue m’envahir. Je dois lutter pour ne pas tomber endormie dans les bras de l’ivrogne, qui, lui, cède bien vite au sommeil. Quelques instants plus tard, il commence à émettre un bruit infernal, qui pourrait rivaliser avec la scierie du village.
— Par les Huit, qu’est-ce qu’il se passe, ici ?
Mon moucheron et moi nous tournons vers la porte d’entrée. Le commandant Maro vient vers nous, suivi de trois gardes et deux gamins. Son regard passe du taureau bourré à moi, puis au moucheron, avant de revenir vers moi. Son épée pointée vers nous, il tonne :
— Je le savais, que votre venue était synonyme d’ennuis. Au nom de l’Empereur, j’exige que vous m’expliquiez pourquoi cet homme…
— Du calme, commandant, lance l’un des autres clients de la taverne. Oddvar était encore une fois complètement ivre, à deux doigts de frapper le gamin. Vous n’allez quand même pas leur en vouloir de lui avoir épargné quelques coups ?
— Elles n’ont pas à se mêler de…
— Oddvar les a insultées et a envoyé voler la Dovahkiin, le coupe-t-il. Et honnêtement, n’allez pas me dire que ça ne lui fera pas de mal d’avoir trouvé quelqu’un capable de le mater.
— Ce n’est pas une raison pour…
— Si Hache-Sanglante n’avait pas frappé la première, elle se serait fait démonter la tête. Vous connaissez Oddvar comme moi, commandant. Il n’y a que quelques bons coups pour le calmer quand il est sous l’emprise de l’alcool.
Maro lâche un profond soupir.
— Très bien, grogne-t-il avec mauvaise humeur. Emmenez-moi cet outre avinée en cellule, le temps qu’il dégrise. Il répondra de ses actes une fois qu’il aura repris ses esprits.
Son regard s’arrête sur nous.
— Je suppose que je devrais vous remercier, grince-t-il ensuite.
— C’est surtout le môme qui devrait, lancé-je. C’est lui qu’on a sauvé, que je sache. Pas vous.
Un bruit sourd me coupe. Je me retourne vers le moucheron, affalée au sol. Mon sang ne fait qu’un tour. Je me précipite vers elle, inquiète à l’idée qu’elle ait pu être sérieusement blessée par son vol plané. Je trébuche cependant sur le corps de l’ivrogne et me retrouve par terre, affalée de tout mon long. Ma mâchoire rencontre le parquet, le choc se répercute dans mon crâne et me fait voir des étincelles. Un vague goût de sang envahit ma bouche au même moment, tandis qu’une violente douleur explose sur le bout de ma langue. Quelques rires fusent.
— Quelle maladroite…
— Vos gueules, grogné-je en me redressant.
Je m’approche du moucheron. Le gamin, à ses côtés, la fixe avec des yeux larmoyants. Il renifle de temps à autres, sanglote. Je le pousse avec douceur pour pouvoir prendre sa place auprès de Fah. Je grimace dès que j’essaye de la redresser. La bosse sur son crâne est vraiment énorme. Et, en plus, elle a l’air pâle. Un peu trop pâle. Et elle tremble, aussi.
Une silhouette massive s’agenouille à nos côtés. Je lève à peine les yeux sur le nordique blond, en armure de fer, venu nous rejoindre. J’essaye de tenir mon moucheron éveillée avec de minuscules claques sur les joues, mais rien à faire. Ses yeux se ferment tout seuls.
— Il lui faut un guérisseur, déclare l’homme. Elle a dû prendre un mauvais coup quand Oddvar l’a poussée.
— Et c’est censé être ça qui doit nous sauver des dragons, ricane un impérial. Une gamine en papier mâché ?
— Attendez un peu de la voir en affronter un, grogné-je. Fah est plus dangereuse que ce que vous pouvez imaginer.
— Pour l’instant, elle est surtout hors-service, intervient Maro. On va l’emmener pour la soigner.
— Mon œil, lancé-je. Vous voulez lui faire quoi, exactement ? La livrer au Thalmor ?
— J’ai autre chose à faire que de me mêler des affaires du Domaine, réplique-t-il. Non, je vous dois au moins ça. En… dédommagement pour les ennuis que cet ivrogne a pu vous causer.
— Je vous accompagne, alors, commandant.
Le nordique soulève mon moucheron comme il aurait pris une plume, puis se tourne vers l’impérial.
— L’officier Julius devrait bien pouvoir soigner ça, déclare-t-il. Je vous l’emmène à l’avant-poste du Penitus Oculatus.
Il se tourne ensuite vers moi.
— Restez ici, Hache-Sanglante. N’ayez crainte pour votre amie, elle est entre de bonnes mains.
Son sourire franc me rassure un peu, mais je ne fais pas confiance à ces impériaux pour autant. Je me relève pour l’accompagner. Son expression se teint d’amusement.
— Je suppose que vous ne changerez pas d’avis, remarque-t-il.
— Non, confirmé-je.
— Très bien. Suivez-moi, alors.
Il s’engage vers la sortie. Je lui emboîte le pas, sous le regard agacé de Maro. Un instant plus tard, j’entends les gardes ahaner sous le poids du nordique que j’ai mis au tapis, puis leurs pas alourdis par leur chargement aviné résonnent derrière moi.
Nous arrivons quelques minutes plus tard devant une petite bicoque de bois ornée de bannières à l’effigie du Penitus Oculatus. Honnêtement, voir les couleurs de l’Empire sur la façade d’un bâtiment nordique me hérisse, mais je suppose que je n’ai pas mon mot à dire. Surtout que le moucheron est toujours dans les choux, donc potentiellement une cible de choix en cas de prise de tête entre Maro et moi.
Le nordique ouvre la porte d’un coup de pied puissant et m’invite à le suivre. Nous entrons donc, sous les regards à la fois médusés et interrogateurs des soldats qui s’y trouvent. Talos, quelle foule, à l’intérieur ! Au moins une dizaine d’impériaux et nordiques en jupette, équipés de tout le matériel impérial habituel. Ils nous regardent passer, silencieux, sans tenter de s’interposer. Le nordique doit être connu ici, ou alors c’est la bosse sur le crâne du moucheron qui les impressionne. Au moins, ça m’arrange, aucun d’entre eux ne me demande de sortir.
Mon accompagnateur ouvre une autre porte, qui donne sur une sorte de petite infirmerie militaire au sein même du bâtiment. Il dépose l’elfe sur l’un des lits de camp, puis me demande de rester à ses côtés un instant. J’ai à peine hoché la tête qu’il disparaît, sans doute parti rechercher ce guérisseur dont il avait parlé. J’en profite pour vérifier l’état de ma camarade. Bon, ça va assez vite, puisqu’elle est toujours dans les vapes. En revanche, sa bosse semble avoir encore grossi. Ça ne me plaît pas vraiment.
Quelques minutes plus tard, la porte de la pièce s’ouvre à nouveau. Le nordique rentre, accompagné de Maro et d’un autre impérial en tenue militaire. Il me semble plus jeune que le commandant, et, surtout, beaucoup plus aimable. Ses traits, bien que déformés par une affreuse cicatrice le long de sa mâchoire, sont plus doux, presque sympathiques. Il s’agenouille aux côtés du moucheron dès qu’il arrive à son chevet, tandis que les deux autres hommes restent à quelques pas, histoire de le laisser travailler.
— Belle bosse, grommelle le nouveau venu. Elle s’est cognée ?
— Je pense, expliqué-je. C’est un nordique bourré qui l’a envoyée bouler.
— Oui, Sigvard m’a raconté, pour la bagarre. En revanche…
Il commence à palper le front de la petite elfe avec délicatesse. Ses traits se ferment, ses sourcils se froncent. Ses doigts glissent ensuite dans son cou pour prendre son pouls, il vérifie sa respiration, s’assure qu’elle n’a pas d’autres blessures apparentes. Ensuite, il passe doucement sa main sur son crâne. Sa paume s’illumine d’une faible lueur blanchâtre, qui disparaît quelques instants plus tard.
— Elle m’a tout l’air épuisée, votre Dovahkiin, déclare-t-il enfin. La bosse est impressionnante, mais pas grave. Son cerveau n’a pas l’air touché. Je n’y détecte pas de poche de sang, en tous cas.
Je soupire de soulagement. L’homme m’adresse un petit sourire, puis demande :
— J’aimerais cependant savoir ce qu’elle a fait pour se fatiguer autant.
— Peut-être ses cris, proposé-je. Elle a tendance à… somnoler, quand elle utilise trop la magie.
— Intéressant.
Il reporte son regard sur le moucheron, puis reprend :
— Je vais la garder en observation un peu, au moins jusqu’à ce qu’elle se réveille. Je verrai avec elle à ce moment-là comment elle se sent.
Je hoche la tête. Le nordique – Sigvard, si j’ai bien compris – me rejoint.
— Vous pouvez aller vous reposer aussi, Hache-Sanglante. Votre amie est entre de bonnes mains.
Je jette un œil au moucheron endormi. Le guérisseur s’éloigne un peu d’elle pour aller chercher quelque chose mais garde un œil sur elle. Maro est toujours debout auprès du nordique, les lèvres pincées, de toute évidence pas très enchanté à l’idée qu’elle reste là. Le voir ainsi agacé me remplit de joie, et je me décide donc à sortir. Sigvard m’accompagne.
— Vous êtes impressionnante, Hache-Sanglante, déclare-t-il une fois que nous avons quitté l’avant-poste. Personne ici n’a jamais osé tenir tête à Oddvar lorsqu’il est sous l’emprise de l’alcool. Même quand il ne l’est pas, d’ailleurs, ajoute-t-il après un court instant de réflexion.
Un rire m’échappe.
— Ce n’est rien, assuré-je. J’ai l’habitude d’affronter des trucs un peu plus impressionnants. Des trolls, des géants…
— Des dragons ? demande-t-il.
— Aussi, acquiescé-je. Ce sont les plus pénibles, mais les plus satisfaisants à tuer. Leur regard quand ils se rendent compte que vous les avez foutus au tapis…
J’en frissonne d’excitation. J’ai envie de retourner en massacrer, maintenant ! Vivement que le moucheron se réveille !
— Je serais curieux d’entendre vos exploits de manière plus détaillée, déclare Sigvard, les yeux pétillants. Que diriez-vous de m’en faire part autour d’une bonne pinte d’hydromel ?
— Pourquoi pas, accepté-je, enchantée à l’idée de boire quelque chose de frais.
Son rire franc résonne entre les bâtiments de bois tandis qu’il prend la direction de la taverne.
— J’ai comme l’impression que vous aussi appréciez les bonnes choses de la vie, n’est-ce pas ?
— Quel nordique refuserait de trinquer en bonne compagnie ? répliqué-je. Surtout avec une chaleur pareille !
Il s’esclaffe à nouveau.
— C’est vrai que le temps est… pour le moins étonnant. Serait-ce votre amie qui nous aurait attiré tant de soleil ?
Je hausse les épaules.
— Le m… Fah adore jouer avec la météo, mais pas au point de dessécher tout Bordeciel. Elle se contente juste de chasser le vent et la pluie quand elle en a marre d’être trempée au printemps, ou la neige quand des tempêtes se lèvent en plein hiver.
— Pourtant, elle est d’origine elfique. Bosmer, si je ne m’abuse. Elle devrait préférer le soleil aux grandes vagues de froid.
— Houlà, vous connaissez mal le moucheron ! m’exclamé-je. Elle adore la neige. Je l’ai déjà dit, c’est une nordique dans l’âme, coincée dans un corps d’elfe ! Et à moitié bosmer seulement, d’ailleurs. De ce qu’elle m’a dit, elle possèderait aussi du sang altmer. Ce qui explique son côté chieur.
Son rire s’élève une fois encore.
— Vous semblez très attachée à elle, Hache-Sanglante.
— C’est un honneur pour moi de pouvoir voyager en sa compagnie, avoué-je. Elfe ou pas, elle reste la Dovahkiin, celle qui nous sauvera d’Alduin.
— Je vous comprends. Vous avez bien de la chance de pouvoir ainsi l’accompagner dans ses péripéties à travers Bordeciel.
Son regard se perd dans le vague.
— J’aimerais, moi aussi, pouvoir voyager. Mais je ne suis qu’un humble chasseur, qui ne peut se permettre de quitter son village natal.
— Pourquoi n’essayez-vous pas de vous engager dans l’armée ? proposé-je. Ce serait tout aussi glorifiant, peut-être même davantage.
— Ça me plairait, en effet… murmure-t-il, rêveur. Mais j’ignore si je serais capable d’ôter la vie d’un frère nordique comme j’ôte celle des bêtes.
— Mercenaire, alors ? Ou aventurier ! Les contrats pour tuer des trolls ou des bandits rapportent de belles sommes bien rondelettes, surtout du côté de Markarth. La menace des Parjures doit en effrayer plus d’un pour qu’ils se décident à mettre des primes de deux à cinq mille septims sur la tête des chefs de bandes locales. Parce que bon, ils ne sont pas plus dangereux que ceux de Hjaalmarche ou de la Brèche.
— Cinq mille septims ? s’exclame-t-il.
— On a gagné ça, une fois, avec le m… avec Fah. Bon, le type était recherché depuis pas mal de temps et enchaînait les agressions de convois marchands. Je soupçonne une ou deux caravanes khajiites d’avoir participé à la prime sur sa tête, d’ailleurs.
Sigvard hoche la tête, silencieux et pensif. Il le reste jusqu’à la porte de la taverne, où il semble enfin reprendre ses esprits.
— Laissons cela de côté, déclare-t-il. Pour l’instant, allons boire à la santé de votre amie et à votre force prodigieuse !
— Ça me va ! m’exclamé-je.
Mon pied décide de se prendre dans l’une des marches à l’entrée du bâtiment. Je bascule en avant, mais, une fois n’est pas coutume, je ne rencontre pas le sol. Une main ferme me saisit le bras pour m’empêcher de chuter. Je relève les yeux pour rencontrer le regard du nordique.
— Tout va bien, Hache-Sanglante ? me demande-t-il en m’aidant à me redresser.
— Ça va, assuré-je. Merci.
Il m’adresse un petit sourire, que je lui rends avant de pénétrer dans l’auberge. L’intérieur est toujours aussi vide que lorsque nous sommes sortis. Je me dirige vers la table où nous avons laissé nos affaires, avec le moucheron. Je décale celles de l’elfe pour que Sigvard puisse s’asseoir. Saga vient aussitôt vers nous, les yeux pétillants d’inquiétude.
— Dites, madame Hache-Sanglante, demande-t-elle, elle va bien, la Dovahkiin ?
— Un peu épuisée par la puissance de ses cris, expliqué-je. Ne t’inquiète pas, elle sera vite sur pieds. C’est pas un petit coup qui va nous la mettre au tapis, crois-moi !
La gamine soupire de soulagement.
— Tant mieux, alors, souffle-t-elle. Je vous sers quelque chose à boire ?
— Deux pintes d’hydromel bien fraîches, s’il te plaît, commande Sigvard.
— Je vous apporte ça tout de suite !
Elle s’éloigne en sautillant, puis disparaît au sous-sol. Je reporte mon attention sur le nordique en face de moi. Il m’adresse un petit sourire, puis son regard dérive vers Foyer, toujours appuyée contre le mur.
— Belle arme, siffle-t-il. Mais je vous imaginais plutôt avec une hache.
— On peut parler d’autre chose ? grogné-je.
— Accident de travail ? insiste-t-il, amusé.
— Mauvaise rencontre qui s’est mal terminée, éludé-je. Ma pauvre hache…
Je me remémore la vision de mon arme, fracassée par Foyer, le manche brisé entre les mains d’un immense guerrier nordique. Je ressens un désagréable pincement au cœur lorsque je revois sa tête fêlée. Le regard désolé du forgeron des Compagnons, à Blancherive, quand il m’a affirmé qu’elle était impossible à réparer. Ma si belle hache… Par les Neuf, quelle idée Iorek avait-il eue de me la casser ? Il aurait pu juste me la confisquer ! Une si belle arme, nom d’un chien !
— Cette claymore est impressionnante, déclare Sigvard. Sans doute plus que n’importe quelle hache de combat. Qui sait ? Peut-être qu’on vous trouvera un autre surnom, à l’avenir ?
— Je m’en fiche, du surnom, grommelé-je. Pour un guerrier, perdre son arme, c’est comme se faire amputer. Même en la remplaçant par une autre, ce ne sera jamais tout à fait la même. Elle n’aura pas son histoire, ses imperfections, ses minuscules défauts causés par les combats que nous avons pu vivre ensemble…
Un puissant soupir m’échappe. Le silence nous entoure, à peine coupé par des sanglots d’enfant.
Des sanglots d’enfant ? Je relève la tête à la recherche du gamin. Je reconnais, recroquevillé dans un coin, le fils de l’ivrogne. Avant même que Sigvard ait pu ouvrir la bouche, je me dirige vers lui. J’ai besoin de bouger pour oublier la perte de ma hache. Et si ça doit passer par la consolation d’un mioche, autant essayer.
— Un problème ? demandé-je une fois arrivée à sa hauteur.
Il relève les yeux vers moi. Son regard est triste, terrifié. Il hoche la tête en reniflant.
— Les lapins… articule-t-il entre deux pleurs.
— Qu’est-ce qu’ils ont, les lapins ?
— Ils sont partis…
— Tu veux que je t’aide à les retrouver ? Ton papa ne pourra rien dire si ton erreur est réparée.
— Vous… vous feriez ça ? Pour de vrai ?
— Bien sûr, assuré-je. Ça ne sera pas compliqué de les retrouver, si ?
J’ai à peine fini ma phrase qu’une paire de bras frêles m’entoure le cou et me serre avec ce qui semble être une force de… de moucheron. Et de la morve de mouflet vient décorer mon armure.
— Merci, madame Hache-Sanglante !
Au secours. On réagit comment, normalement, quand un gamin fait ça ? Talos, aidez-moi ! Je combats des trolls et des dragons, j’ai appris à reconnaître des pièges dwemers et des poisons elfiques, mais jamais, au grand jamais, je n’ai eu à m’occuper d’un mioche ! Je reste donc paralysée jusqu’à ce qu’il se décide à se décrocher de moi pour prendre ma main.
— Venez, on va les chercher !
— Heu, attends, m’exclamé-je. Ça veut dire ressortir en plein soleil ?
— Oui, pourquoi ?
Sale gosse.
— Laisse-moi le temps de mettre un truc plus léger avant.
*********************
Une fois mon armure échangée contre une tunique fine, je quitte l’auberge avec le môme et Sigvard. Je jette un regard dépité à ma chope d’hydromel, posée sur la table, à laquelle je n’ai pas pu toucher. Quelle tristesse. Un hydromel si parfumé, si coloré ! Une pure merveille que j’aurais tant aimé déguster !
— Bon, on va où, du coup ? demandé-je au mioche.
— Je vais vous montrer les clapiers, m’explique-t-il. Avec un peu de chance, les lapins ne se seront pas trop éloignés.
— Tu en avais combien ?
— Sept. Trois mâles et quatre femelles. Ils étaient tous marron, sauf Flocon, qui est tout blanc.
— Bon, un lapin blanc dans les herbes vertes, ça ne devrait pas être trop compliqué à repérer, fait remarquer Sigvard. Les autres, on va devoir les traquer un peu.
— Ça ne devrait pas être trop difficile, pour un chasseur, souligné-je.
Un rire gêné lui échappe.
— En fait, les lapins, on ne les traque pas vraiment. On repère des terriers et on place des collets.
— Hé ! s’exclame le mioche. Vous prendrez pas nos lapins avec des pièges ! Vous allez leur faire mal !
— Ce n’était pas prévu, rassure-toi, s’empresse de préciser Sigvard. En revanche, on risque d’avoir quand même besoin de pièges pour les attraper. Tu sais où on pourrait trouver des petites caisses ? Il nous faudrait aussi des feuilles de chou bien vertes, ou du foin, pour les attirer.
— On en a dans la cour pour les chèvres, explique le gosse. Mais on n’a pas de caisses…
— Des paniers, alors ? proposé-je.
— Ça peut faire l’affaire, confirme Sigvard.
— On en a quelques-uns, dans lesquels maman range les patates. Je suis sûr qu’elle comprendra si je lui explique pourquoi on en a besoin.
— Parfait, alors ! s'exclame le nordique. Va chercher tout ça, on commence à fouiller le village pour voir où tes lapins ont pu aller se cacher. Ces petites bêtes, ça s’effraye facilement. Ils ont sûrement trouvé des lieux calmes où se réfugier.
— Je vous retrouve dès que j’ai tout !
Le môme file en courant vers une petite bicoque toute mignonne. Sigvard et moi restons seuls, sur le chemin, à l’observer pendant quelques instants.
— Pauvre gamin… soupire-t-il. Allez, on s’y met. Une idée de par où commencer ?
Mon regard se promène sur les bâtiments alentours. Hormis des tonneaux empilés dans un coin et quelques buissons le long d’un mur, je ne trouve rien qui pourrait servir de cachette pour lapin. Je propose donc, guère convaincue moi-même :
— Vu la température, ils ont dû chercher un lieu ombragé ou bien frais pour se mettre à l’abri…
— La rivière, peut-être ? suggère Sigvard.
— Ça me paraît une bonne piste, confirmé-je.
Nous nous dirigeons donc vers le cours d’eau au bord du village. Ses rives sont bordées de nombreuses plantes verdoyantes, plus vivaces que celles situées en plein soleil à l’autre bout du bourg. Quelques fleurs présentent leurs pétales aux rayons lumineux. Un instant, je me demande comment elles font pour ne pas brûler. Je sens, malgré la légèreté de mes vêtements, la chaleur m’assommer encore et toujours, comme si le soleil voulait me faire rôtir sur place. Et cette eau si fraîche, si limpide à seulement quelques pas... Oh, Talos, si je n'avais pas ces fichus lapins à rechercher, j'irais bien me baigner... Et puis d’ailleurs, un petit plongeon discret, ça ne se verrait pas, n’est-ce pas ? Je pourrais même prétexter une chute. Ou dire que j’ai vu quelque chose sur la rive d’en face. D’ailleurs, pourquoi aurais-je besoin de me justifier ? Je suis une héroïne, la grande, magnifique et extraordinaire Klothild Hache-Sanglante ! Qui pourrait oser…
Un mouvement au milieu de la rivière attire mon attention. Une forme brune, dotée de longues oreilles, qui sautille sur un rocher au milieu du cours d’eau. Sa petite truffe s’agite, son œil noir fixe les remous avec terreur. Vu sa taille et son poil lustré, je devine qu’il s’agit de l’un des fuyards. Talos, comment est-il arrivé là, lui ? Depuis quand ça sait nager, ces bestioles ? Au moins, j’ai une excuse toute trouvée pour aller barboter.
Je retire donc mes bottes en vitesse, puis trempe mes pieds dans le courant. La fraîcheur du liquide descendu des montagnes me fait frissonner, mais qu’est-ce que ça fait du bien ! Je m’avance un peu plus en direction du rocher, en faisant bien attention à ne pas glisser. Les galets sont assez instables et bougent sous mon poids. De plus, le courant se fait de plus en plus fort à mesure que je m’approche du milieu de la rivière. Bientôt, je me retrouve avec de l’eau jusqu’à la taille, à lutter pour ne pas me faire emporter.
Je finis par atteindre le rocher, mouillée jusqu’au milieu du thorax. J’ai de plus en plus de mal à résister au courant, malgré ma forte carrure. Je m’agrippe donc au rocher avec fermeté, puis m’y hisse pour attraper l’animal. Le petit lapin me regarde d’un air terrifié, jusqu’à ce que je le prenne pour le poser sur mon épaule. Il semble alors comprendre que je ne lui veux aucun mal, car il se calme aussitôt et se blottit dans mon cou, de toute évidence pas très pressé de prendre un bain. Son poil, pourtant, est trempé et il tremble.
— Quelle idée d’être venu ici, grogné-je à son intention.
Ses moustaches me chatouillent la joue. Je soupire, puis replonge pour le ramener au bord. La boule de poils commence à paniquer, essaye de s’échapper et de retourner sur le rocher. Je me retourne d’un mouvement vif pour le rattraper par les oreilles et l’en empêcher. Au moment où ma main se referme sur ma cible, mon pied dérape sur un galet glissant et je perds l’équilibre. Une fraction de secondes plus tard, mon souffle se coupe sous la froideur de l’eau tandis que les sons s’étouffent pour ne laisser qu’un grondement assourdissant. Je suis prise d’une quinte de toux quand le liquide s’engouffre dans ma trachée. Et je me rappelle avec horreur que je ne sais pas nager.
Une panique aussi glaciale qu’une tempête à Fordhiver me gèle de l’intérieur. Je commence à me débattre à grands gestes frénétiques, j’essaye de remonter pour pouvoir respirer, toucher le sol du bout des pieds pour pouvoir arrêter ce cauchemar. Mes poumons me brûlent. Je tousse. Des larmes de rage auraient envahi mes yeux si l’eau glacée ne m’obligeait pas à les maintenir fermés. Talos, ne me laissez pas mourir. Pas comme ça ! Pas aussi bêtement ! Je suis une guerrière nordique, moi, qui mérite de finir sa vie sur un véritable champ de bataille ! Pas emportée par une rivière, surtout pour sauver un lapin. Un vulgaire lapin, quoi ! Un truc minable, qui sautille et qui n’est même pas foutu de remplir une dent creuse avec sa carcasse ridicule ! Non, ce n’est clairement pas une fin pour moi.
Tant bien que mal, je réussis à ouvrir les yeux. J’essaye de repérer le sens des bulles pour retrouver la surface, lorsque quelque chose me saisit par le col. Portée par cet appui inespéré, j’en profite pour retrouver le sol du bout des pieds. Mes orteils s’enfoncent dans les gravillons, et ma tête émerge enfin de l’eau. Je me mets à tousser et à cracher, heureuse de pouvoir à nouveau respirer. Mille merci, Talos, de m’avoir entendue et écoutée.
— Hache-Sanglante, bon sang ! s’exclame une voix à mes côtés. Quelle idée de vous jeter seule au milieu de la rivière Karth ! Je sais bien qu’il fait chaud, mais tout de même !
Je jette un œil à mon interlocuteur-sauveur. Sigvard. Avec le lapin sur l’épaule. Je n’arrive cependant pas à lui répondre, trop occupée à cracher l’eau qui a tenté d’envahir mes poumons. Son bras glisse autour de ma taille et je sens qu’il m’entraîne avec lui. Quelques instants plus tard, il me force à m’asseoir sur la rive pour que je récupère.
— Tout va bien ? s’enquiert-il ensuite.
Je hoche la tête en reprenant mon souffle. J’ai enfin arrêté de tousser, mais ma gorge me brûle et ma cage thoracique me fait souffrir le martyre. Le nordique s’agenouille à mes côtés. A son regard, je devine qu’il est inquiet.
— Quand je vous ai vu chuter, souffle-t-il, j’ai cru que vous étiez perdue. Vous avez de la chance d’avoir une carrure imposante. Elle vous a sauvée.
— J’ai cru aussi que j’allais mourir, avoué-je d’une voix rauque.
Une nouvelle quinte de toux me secoue aussitôt. Deux nouvelles minutes s’écoulent alors, pendant lesquelles j’ai l’impression que je vais mourir sans pouvoir reprendre mon souffle. Bon. Je note. Eviter de parler après avoir failli se noyer. Je retiens la leçon.
Une fois que j’arrive à me calmer, je porte mon regard sur le petit mammifère occupé à brouter quelques brins d’herbe entre Sigvard et moi. Le nordique esquisse un petit sourire.
— Ah, oui. Félicitations, Hache-Sanglante. C’était tout de même très courageux de votre part d’affronter la Karth pour aller sauver cette petite bestiole.
Je hoche simplement la tête en remerciement. Je sens que ma gorge me pique toujours, et je n’ai pas franchement envie de me remettre à cracher mes poumons. Je me demande tout de même si j’ai bien fait de mettre ma vie en danger pour cette vulgaire boule de poils qui ne m’a même pas remerciée de lui avoir sauvé la peau.
— Madame Hache-Sanglante ! Monsieur Sigvard !
Nous nous retournons en même temps. Derrière nous, le môme arrive, avec trois paniers emboîtés les uns dans les autres. Des feuilles de chou dépassent du dernier.
— Vous avez été vous baigner ? s’étonne-t-il. On devait chercher…
Son regard s’écarquille lorsqu’il se pose sur notre compagnon aux longues oreilles. Les paniers s’échappent de ses bras, et il s’écrie d’un air ravi en courant vers lui :
— Vous avez retrouvé Colin !
Il attrape le lapin un instant plus tard et le serre contre lui. L’animal enfouit son minuscule museau dans le cou du garçon, sans doute heureux de le revoir lui aussi. Un petit sourire étire mes lèvres.
— C’est Hache-Sanglante qui a tout fait, annonce Sigvard. Elle l’a tiré du milieu de la rivière.
Les iris du gosse se posent sur moi, pétillants de reconnaissance et d’admiration.
— Vous êtes vraiment la plus grande héroïne de Bordeciel, madame Hache-Sanglante ! Merci !
— Ce n’est rien, croassé-je.
Je me retrouve un instant plus tard avec la crevette agrippée à moi. Par chance, il me relâche presque aussitôt.
— Il faut qu’on retrouve les autres, maintenant, déclare-t-il d’un air sérieux. Je vais juste rentrer Colin avant.
Sigvard et moi hochons la tête. Le gamin repart en courant en direction de sa maison, le lapin avec lui. Mon sauveur se relève, puis me tend la main.
— Ça va aller, Hache-Sanglante ? me demande-t-il alors que je la prends pour me relever.
— Oui, affirmé-je. C’est trois fois rien, ça. J’ai survécu à bien pire qu’une bonne baignade en pleine canicule.
Sigvard se met à rire.
— Parfait, alors ! s’exclame-t-il. Venez, je pense avoir repéré quelque chose du côté de la scierie. C’est très ombragé, plein de bois et de copeaux. Une cachette parfaite pour des lapins.
Nous suivons donc la rivière pour gagner le bâtiment. Le vacarme des scies et des troncs, accompagnés de quelques exclamations des ouvriers, nous parvient très vite et gagne en puissance à mesure que nous approchons. J’esquisse une légère grimace dubitative. Un lapin, caché ici ? Il ne supporterait pas le bruit. A mon humble avis de non-spécialiste des bestioles domestiques. Mais si j’en crois le moucheron, le moindre son les terrifie. A moins qu’ils ne soient habitués aux ronflements de leur éleveur et les confondent avec le boucan de la scierie.
Sigvard m’entraîne à l’ombre du toit, dans la pièce principale où d’immenses outils tranchants découpent les troncs dans le sens de la longueur. Les lames ont l’air affûtées. Un véritable piège géant pour les dragons, tiens… ou pour un troll. Il suffirait de les attirer ici, le moucheron les repousserait sur la scie avec l’un de ses cris… Il faudra que je lui en parle quand elle sera réveillée. Oh, quelle bonne idée que je viens d’avoir ! Avec ça, les lézards ailés et autres fléaux n’auraient qu’à bien se tenir ! Ma Dovahkiin et moi pourrions n’en faire qu’une bouchée !
Un homme solide, venu nous saluer, me tire de mes pensées.
— Hache-Sanglante, Sigvard. Vous avez besoin de quelque chose ?
— On recherche les lapins d’Oddvar, explique mon compagnon. Ils se sont enfuis.
— Et vous pensez en trouver ici ? s’amuse l’autre. Vous avez de l’espoir. Ils…
— Là ! m’exclamé-je alors.
Je viens en effet d’apercevoir l’un des fuyards, planqué entre les planches de pin. Avant même que les deux hommes n’aient eu le temps de comprendre, je m’élance vers le tas de bois, situé de l’autre côté du système de coupe. J’enjambe le conduit censé accueillir les troncs, mais mon pied s’accroche au bord de celui-ci. Un instant plus tard, ma tête cogne contre le plancher de la scierie. Un petit gémissement de douleur m’échappe.
— Hache-Sanglante… soupire Sigvard.
— Attrapez le lapin, grommelé-je. Il va se barrer, sinon !
L’animal, effrayé par ma chute aussi délicate que le pas d’un géant énervé, s’est replié dans son tas de planches dans l’espoir de passer inaperçu. Le nordique, par chance, le remarque et s’élance vers lui pour le rattraper. Je me remets sur pieds pendant ce temps, puis me place à l’autre bout de l’amoncèlement de bois pour lui couper toute retraite. Sigvard s’agenouille, appelle l’animal avec douceur. Il lui tend même une feuille pour l’encourager à sortir. Sa technique semble marcher, puisque deux minutes plus tard, il se relève avec le mammifère dans les bras. Il m’adresse ensuite un sourire admiratif.
— Vous avez bonne vue, me complimente-t-il.
— Merci, soufflé-je, flattée.
Mon regard se porte sur la boule de poils blottie contre lui.
— On le rapporte au gamin ? demandé-je. Ça en fera encore un de rentré.
Il hoche la tête et nous nous mettons en marche pour quitter la scierie. En chemin, Sigvard récapitule :
— On en a déjà deux sur sept. En à peu près une heure, c’est déjà pas mal.
— Quelque chose me dit que trouver les autres sera un peu plus compliqué… grommelé-je.
— Comment ça ? s’étonne-t-il.
— Ceux-ci étaient déjà en périphérie de la ville. Je doute qu’ils aient traversé la Karth de ce côté, mais si les autres ne sont pas partis dans la même direction, ils peuvent se trouver n’importe où, aussi bien dans la montagne que de l’autre côté du pont…
— Et c’est là que votre humble serviteur intervient ! plaisante-t-il. Je suis certes davantage habitué à traquer des ours que des lapins, mais ça ne m’empêchera pas de chercher leur piste. Il suffirait de quelques crottes…
Un aboiement furieux nous fait relever la tête. Sigvard resserre son étreinte autour du lapin pour qu’il ne se sauve pas. Je regarde autour de moi pour essayer d’apercevoir le chien. Un court instant après, une petite tache sombre surgit d’un buisson et nous fonce dessus. Un lapin, terrifié. Sans doute le troisième fuyard. Je me poste en travers de sa route pour le cueillir au vol. Il freine des quatre pattes, tente de changer de direction, se rappelle d l’énorme bête de chasse derrière lui. La panique se lit dans son œil si écarquillé qu’on en aperçoit le blanc. Il s’arrête sur place tétanisé par la peur. J’en profite pour l’attraper et le soulever hors de portée du molosse.
Mon geste n’arrête cependant pas l’animal lancé en pleine poursuite, émoustillé par l’odeur du petit mammifère. Il me saute dessus, crocs sortis, pour essayer d’attraper sa proie. Je tente de reculer, mais il réussit tout de même à poser ses pattes sur mes épaules. Sa force me renverse au sol, et un cri surpris m’échappe. Ses crocs passent à quelques centimètres de mon visage, accompagnés d’une haleine fétide, semblable à celle d’un draugr. Beurk.
Mon poing vole dans la gueule du chien un instant plus tard. Un couinement lui échappe, suivi d’un véritable jappement de douleur lorsque je lui colle un second coup. Mon adversaire bat alors en retraite, la queue entre les pattes. Il m’adresse un regard effrayé avant de se réfugier dans les jambes de Sigvard. Celui-ci me fixe, les lèvres pincées, l’air de ne pas trop savoir s’il doit m’incendier ou me féliciter. Je me demande bien pourquoi. Je viens de survivre à l’attaque d’un chien enragé, hé !
— Un problème ? m’enquis-je.
— Vous auriez pu juste le repousser, Hache-Sanglante… Il ne vous aurait pas fait de mal, et il aurait bien compris que vous ne vouliez pas lui laisser le lapin. Jerall est très intelligent.
— Ah parce qu’il a un nom, ce chien ?
— C’est le mien.
Oups.
— Désolée… bredouillé-je.
Sigvard ne répond pas. Il se contente juste de me donner l’autre lapin, puis s’agenouille devant le chien. Il le gratouille entre les oreilles, palpe avec douceur son museau pour vérifier que je ne lui ai rien cassé.
— Je… heu… vais rendre les lapins au mioche, annoncé-je.
Son silence ne présage rien de bon. Je m’esquive donc, un peu honteuse. Je crois que je viens de perdre une pinte d’hydromel gratuite et un camarade de beuverie. Et un compagnon de galère, aussi. Mais, Talos, quelle idée aussi de laisser une bête pareille se balader seule comme ça ! Surtout avec des lapins en liberté ! D’ailleurs, il aurait au moins pu me remercier, puisque si je n’avais pas été là, il aurait bouffé la bestiole aux longues oreilles. Et puis, comment aurais-je pu deviner que ce machin aux crocs dignes de ceux d’un loup ne me ferait aucun mal ?
— Madame Hache-Sanglante !
Je me retourne. Le gamin me rejoint en courant et s’arrête devant moi, essoufflé. Ses sourcils se froncent.
— Vous allez leur faire mal à les tenir par les oreilles ! s’exclame-t-il.
— Normalement, on dit merci, grommelé-je.
Je lui tends les deux lapins, ravie qu’il vienne les récupérer. Il en attrape un, le cale bien dans son bras, puis me prend l’autre et le serre contre lui. Il me sourit ensuite.
— Merci d’avoir retrouvé Rocky et Choupette, déclare-t-il. Mais c’est pas une raison pour les tenir aussi mal !
— J’ai pas l’habitude des lapins, grommelé-je.
— Ça se voit… Vous voulez venir avec moi pour les rentrer ou vous préférez retourner chercher les autres ?
— Je peux t’accompagner, si tu veux. Je vais en profiter pour voir si tes autres lapins ne traînent pas autour de chez toi.
Le gamin hoche la tête, puis repart en sautillant, ses deux boules de poils dans les bras. Je le suis tranquillement, aux aguets, des fois qu’un autre fuyard ne pointe le bout de son nez. J’espère aussi voir revenir Sigvard, même si je me doute qu’après l’incident avec son chien, il doit me considérer comme une brute sans cœur. Alors que, pourtant, je me contentais de me défendre !
Nous arrivons chez lui quelques minutes plus tard. Il m’entraîne dans le petit jardin, qui jouxte un potager, et contourne le bâtiment jusqu’à atteindre quatre larges cages grillagées. Le premier lapin grignote une carotte dans l’une d’elle, sans doute rassuré d’avoir retrouvé sa maison. Le gamin ouvre la cage voisine pour y déposer ses deux protégés. Sa voix fluette s’élève par instants, tandis qu’il leur parle pour les calmer. Je reste un peu en retrait, pour ne pas effrayer davantage les animaux.
A la place, mon regard se promène sur le potager : quelques épis de blé sortent de terre, aussi dorés que les cheveux du moucheron. Plus proche des clapiers, quelques choux aux feuilles desséchées luttent contre la chaleur. Je repère aussi deux plants de tomates bien mûres, ainsi que quelques plants de courges. Elles sont encore vertes, mais leur taille promet de donner de beaux légumes une fois leur croissance terminée. De quoi faire de délicieux ragoûts et des soupes parfumées. C’est malin, j’ai faim, maintenant.
J’attends que le môme ait terminé de faire des câlins à ses boules de poils un long moment. Il semble ravi de les retrouver, mais j’aimerais bien qu’il m’aide à récupérer les autres, quand même. Après tout, je ne connais pas la bourgade, j’ignore s’il existe des coins qui pourraient plaire à des lapins. Et, en plus, j’ai accepté de l’aider, pas de tout faire !
Au bout de ce qui me semble être une éternité, il se décide enfin à laisser ses protégés en cage. Il revient vers moi, tout content.
— Vous voulez aller où, maintenant ? demande-t-il.
— On pourrait chercher dans les champs, proposé-je. Les lapins aiment grignoter des plantes, non ?
Il hoche la tête et m’attrape par la main.
— Titoune et Bella adorent le chou et les carottes, m’explique-t-il. Elles ont peut-être trouvé les cultures de Jonna !
Je n’ai pas le temps de lui demander qui est Jonna qu’il m’entraîne à sa suite dans le village, en courant à toutes jambes. Je n’ai pas besoin de me hâter pour le suivre, mais j’aimerais quand même qu’il me lâche. Je l’ai déjà dit, que je déteste les gosses ?
Mon calvaire dure quelques minutes, le temps pour lui de m’emmener jusqu’à une large parcelle plantée de toutes sortes de plantes. A l’intérieur, une rougegarde aussi rouge qu’une tomate mûre arrose des épis de blé. Je me demande comment elle fait pour supporter la chaleur. Son seau semble lourd, et aller le remplir à la rivière doit lui prendre du temps.
Quelque chose me dit que je vais en avoir le cœur net, car le mioche m’emmène vers elle. Elle pose le récipient lorsqu’elle nous voit approcher, et s’essuie le front de son bras. Bon. Je suis rassurée, elle aussi semble gênée par la température excessive.
— Jonna, s’exclame le môme, tu aurais vu des lapins, dis ?
— Et comment que j’en ai vu, grommelle-t-elle, ils étaient deux et me grignotaient mes choux ! Lucien en a attrapé un pour en faire du pâté. L’autre s’est échappé et doit être encore quelque part à tout me grignoter. Si je le retrouve, je lui fais sa fête, tu peux en être certain !
Un cri paniqué échappe au gamin. La rougegarde pose ses mains sur ses hanches et hausse un sourcil.
— Un problème ? demande-t-elle.
— C’est les miens… sanglote-t-il. Faut pas les tuer, sinon papa sera furieux…
Elle semble comprendre la situation, car son visage se fait plutôt soucieux. D’un geste de la main, elle nous indique sa maison.
— Lucien doit être à l’intérieur. Dépêchez-vous, il ne l’a peut-être pas encore découpé.
Cette fois, à mon tour de traîner le gosse derrière moi. Je l’entends lâcher un cri de surprise quand je m’élance vers la baraque de bois toute mignonne. Il proteste, me dit que je vais trop vite et qu’il n’arrive pas à suivre, mais s’il veut récupérer son lapin, il vaut mieux ne pas traîner. Je pousse la porte d’un geste sec quand j’arrive devant, puis entre sans prendre la peine d’attendre l’autorisation d’un potentiel occupant. Une boule de poils brune nous fonce dessus pour essayer de sortir, suivie de près par un impérial armé d’un couteau de boucher.
— Bella ! s’exclame le gamin en refermant ses bras autour de l’animal.
— Hé ! c’est une propriété privée, ici ! proteste l’homme en même temps. Qui vous a permis d’entrer ?
— C’est Jonna, explique le môme. Elle m’a dit que vous aviez trouvé Bella.
— Ce foutu rongeur a un nom ? s’étonne-t-il.
— Oui, assure le mioche. C’est mon lapin. Elle s’était échappée.
— Et tu n’aurais pas pu mieux la tenir, ta bestiole ? explose l’autre. Elle nous a bouffé nos plus beaux choux ! Personne n’en voudra, maintenant qu’elle a tapé dedans ! Ils sont foutus, tu m’entends ? Foutus ! Immangeables, invendables !
— Mais elle ne pouvait pas savoir… argue-t-il, tout penaud.
— Bien sûr que non qu’elle ne pouvait pas savoir ! D’aussi beaux choux, c’est fait exprès pour les petits lapins perdus ! C’est même pour ça que je les entoure d’un petit grillage la nuit, pour les protéger des bêtes sauvages qui viendraient priver les pauvres petits lapins domestiques de leur repas !
Je me décide à intervenir avant que leur dispute ne tourne au drame.
— Hé, du calme. En effet, ce petit lapin ignore que vos choux ne sont pas pour elle. Elle était paniquée, perdue, elle cherchait un lieu où s’abriter. Vos choux l’ont attirée, elle a trouvé un abri ombragé avec de quoi manger.
— En attendant, j’ai perdu mes choux. En juste retour des choses, vous devez me donner cette sale bestiole, que j’en fasse un civet.
— Non ! s’écrie le môme.
— Donne-moi cet animal !
— Hé ! m’interposé-je. Ça va, je vais payer. C’est combien ?
L’homme semble se calmer un peu.
— Ces sales bêtes m’ont pourri huit choux, grogne-t-il. Habituellement, ceux-là, je les vends cinq septims.
— C’est cher, m’exclamé-je.
— Pas pour des choux de cette qualité.
— Pour moi, un chou, c’est un chou…
— Normal, pour une simple vagabonde.
— Une vagabonde ? Moi ? Vous savez à qui vous parlez, espèce d’arnaqueur sans cœur ?
— A la nordique la plus poissarde de tout Tamriel. Maintenant, dépêchez-vous de payer, sinon je reprends le lapin.
Avec un grognement, je tire une bourse de ma poche et compte les quarante septims que ce voleur me réclame. Il les recompte une fois que je lui ai donné les pièces, puis annonce :
— Et puisque vous êtes entrés chez moi sans y avoir été invités, je vous prierai de me dédommager. Ce sera quinze septims.
— C’est Jonna qui nous a autorisés à entrer, intervient le môme. Si vous ne nous croyez pas, vous pouvez aller lui demander !
L’homme grommelle, mais ne semble pas remettre notre parole en doute, cette fois.
— Hors de ma vue, grogne-t-il, et ces fichus lapins avec !
Nous sortons donc sans demander notre reste. Le mioche câline sa bestiole. Quant à moi, je fulmine. Quarante septims pour huit misérables choux… Quarante septims pour des choux ! De vulgaires choux ! Des trucs qu’on trouve partout, qui puent et qui sont horribles à transporter ! Et en plus, rongés par des lapins ! Quelle perte d’argent, sérieusement… En plus, je ne sais même pas comment les cuisiner. Ça se grille ou ça se bout ? Et même pas la peine de demander au moucheron, elle est encore moins douée que moi pour préparer un repas décent. A part quelques brochettes de lapin de temps en temps.
Un aboiement sonore me tire de mes pensées. L’énorme chien de Sigvard vient vers nous, la queue frétillante et la langue sortie. Je serre les poings, prête à lui coller un nouveau coup s’il se jette encore une fois sur moi. L’animal, cependant, se contente de réclamer des caresses et court autour de nous, l’air joyeux. Je me détends lorsque je comprends son manège, puis aperçois le nordique, en pleine discussion avec Jonna. Il m’adresse un petit signe de la main, et nous les rejoignons.
— On dirait que vous en avez encore retrouvé un, Hache-Sanglante, me félicite-t-il en désignant le lapin dans les bras du môme. C’est le quatrième, non ?
— C’est ça, acquiescé-je. Mais il m’a coûté cher, lui…
— Comment ça ?
— Quarante septims en dédommagement pour les choux que son acolyte et lui ont rongé, grommelé-je.
— C’est la moindre des choses, lance Jonna, le nez pincé.
Je m’apprête à répliquer, mais Sigvard pose une main ferme sur mon bras. Mon regard se tourne vers lui. Le sien me fixe d’un air sévère, l’air de m’ordonner de laisser tomber. Un grognement m’échappe, mais je n’en dis pas plus. A la place, je demande :
— Vous avez retrouvé l’autre lapin ?
— Non, avoue-t-il, soulagé que je ne crée pas de scandale. Il doit encore être dans le champ, mais il nous reste encore à trouver où il se cache.
— C’est pour ça que vous avez ramené votre chien ?
Il hoche la tête.
— Jerall est très doué pour débusquer du gibier. Il ne lui faudra que quelques instants pour trouver le lapin.
— Il ne risque pas de lui faire du mal ? demande le gamin, inquiet.
— Non, ne t’inquiète pas, lui assure-t-il.
Il siffle pour appeler le molosse, qui nous rejoint en quelques bonds. Sigvard passe une large corde autour de son cou, puis enroule l’autre bout plusieurs fois autour de sa main. Le chien halète, prêt à partir à la chasse.
— Avec ça, il ne pourra pas lui courir après s’il le débusque, explique-t-il en même temps.
— Vous allez avoir assez de force pour le tenir ? m’étonné-je.
— Dites tout de suite que je suis un gringalet, se vexe-t-il.
— Hé, je vous rappelle qu’il m’a mise à terre ! Et, sans vouloir me vanter, je crois bien être plus forte que vous.
Son regard se fait espiègle.
— Vraiment ? s’enquiert-il, un sourire au coin des lèvres.
— C’est sûr, affirmé-je. Vous sauriez soulever Foyer comme je le fais ?
— Foyer ?
— Ma claymore.
Il prend un air pensif.
— Je veux bien essayer, répond-il après quelques secondes de réflexion. Si j’y arrive, vous me payez une tournée.
— Et si vous vous foirez, c’est vous qui m’en payez une ! lancé-je, amusée.
Ses yeux brillent. Il s’apprête à me répondre, mais nous sommes coupés par le mioche :
— Dites, on peut s’occuper des lapins, avant ?
Je grommelle. Sigvard toussote, puis hoche la tête.
— Bien sûr, déclare-t-il. Allons-y.
Il nous entraîne donc dans le champ, la laisse de Jerall fermement serrée dans sa main. Le chien trottine à ses côtés, s’arrête par instants pour renifler quelque chose, remue la queue, aboie, repart. Pas de bestiole à longues oreilles en vue, pour l’instant. Je reste au aguets, prête à m’élancer à la suite de l’animal s’il venait à apparaître entre les choux. Mais pour l’instant, hormis un oiseau qui s’envole lorsque nous approchons, nous ne trouvons rien. Et ça m’énerve, car j’aimerais quand même en finir assez vite pour gagner la boisson que me devra Sigvard. Car il va perdre, j’en suis persuadée.
Soudain, Jerall s’immobilise, la truffe au sol. Il renifle un chou d’un air intéressé, les oreilles pointées en avant. Sa queue frétille. Sigvard l’invite à chercher, à nous indiquer ce qu’il a repéré. Le chien avance un peu, le nez au-dessus de la terre. Nous le suivons, pas à pas, mètre après mètre. Si j’en crois son maître, il tient une piste. Celle, avec un peu de chance, de notre bestiole.
Sans prévenir, il bondit en avant. Sigvard manque de voler, mais réussit à le retenir. Campé sur ses pieds, il tient la laisse à deux mains pour l’empêcher de s’élancer à toutes pattes dans la direction qu’il vise.
— Hache-Sanglante, me demande-t-il, vous pouvez aller voir ? Juste là-bas, ajoute-t-il en pointant la cible de Jerall.
Je hoche la tête et me dirige vers le groupe de choux, aux aguets. Je scrute les ombres entre les plantes, à la recherche d’une petite truffe colorée ou d’une queue blanche. Vu l’enthousiasme du chien, il doit être là. C’est sûr.
Pourtant, à mesure que j’approche, je ne distingue rien. Pas le moindre bout d’oreille, pas l’ombre d’une bouffe de poils. Juste les feuilles à moitié desséchées, la terre craquelée et les reflets du soleil sur un caillou. Pas d’être vivant, insctectoïde, lapinoïde ou que sais-je d’autre. En même temps, en plein soleil, ça ne m’étonne pas. Je commence même à me demander si Jerall n’aurait pas capté une odeur ancienne. Ou alors, il a peut-être cru sentir quelque chose, mais s’est trompé.
Un instant plus tard, pourtant, une ombre terrifiée s’élance sur le côté, dans l’espoir de m’éviter. Je cours à sa suite pour la rattraper. Oreilles longues, museau frétillant, allure sautillante. C’est bien un lapin. Et, vu les cris du môme derrière moi, c’est celui qu’on cherche.
Bon, le souci, c’est qu’un lapin, ça court un peu plus vite qu’une nordique, surtout quand ladite nordique possède des pieds traîtres qui préfèrent embrasser les choux plutôt que de les éviter. C’est ainsi que je me retrouve à manger la terre, tandis que l’animal s’enfuit en courant dans la direction opposée. Je lâche un cri de rage pendant ma chute, agacée de me retrouver, une fois encore, au tapis à cause d’un stupide pied maudit qui passe son temps à me contrarier. L’idée de le couper me traverse l’esprit un instant. Peut-être qu’une fois détaché du reste de mon corps, il m’embêtera moins ? A tenter, un jour.
Alors que je me relève péniblement, une forme noire bondit au-dessus de moi. Un aboiement colossal résonne dans mes oreilles, et Jerall s’élance vers le lapin à toutes pattes. Le petit animal, terrifié, se réfugie dans un buisson, dans lequel il se déplace à toute allure. L’énorme chien le suit le long de la plante, tandis que je m’élance à mon tour pour l’aider à l’attraper. Bloqué entre le molosse et la puissante – et impressionnante – guerrière nordique que je suis, notre proie cesse de bouger, tétanisée. Jerall jappe, se frotte au sol, essaye de ramper, mais reste trop gros pour l’attraper. Mon bras, en revanche, se faufile avec agilité jusqu’à lui sans peine. Ma main se referme un instant plus tard sur son pelage tout doux, mais trempé de sueur, et je l’extirpe avec une exclamation de triomphe de sa cachette.
Quand je me redresse, j’esquive de justesse le chien, qui s’est couché à mes pieds. Sa langue baveuse pend à travers sa gueule, ses yeux noirs sont levés vers moi. Sa queue balaye la terre et soulève un nuage de poussière qui manque de me faire éternuer. Un petit couinement lui échappe, comme une question que je ne comprends pas. Je fronce les sourcils.
— C’est bien, mon Jerall ! s’exclame Sigvard en nous rejoignant.
Il s’agenouille à côté de lui et prend sa tête entre ses mains. Le chien se redresse pour mieux lui nettoyer le visage à grands coups de langue. Beurk.
— Oui, t’es beau, mon chien, le complimente-t-il sans se soucier de la salive qui lui macule la figure. Tu es le meilleur, le plus incroyable chien de chasse de Bordeciel !
Je toussote. C’est quand même moi qui l’ai chopé, ce lapin. Alors certes, Jerall l’a rabattu, mais c’est moi qui l’ai attrapé ! Sigvard relève les yeux vers moi, avec un petit sourire amusé.
— Jalouse, Hache-Sanglante ? me taquine-t-il.
— Disons que même si Jerall a fait une bonne partie du boulot, c’est moi qui l’ai dans les bras, expliqué-je.
— Je veux bien vous faire des papouilles aussi, réplique Sigvard, mais je doute que vous vous laissiez faire.
— Je préfère une bière, confirmé-je.
Il éclate de rire. En même temps, le gosse s’approche, pour vérifier si c’est bien son lapin. L’exclamation joyeuse qui lui échappe me confirme qu’il l’a reconnu et que je ne me suis pas encore cassée la figure pour rien. Je le lui tends.
— Tiens, tu veux le prendre ? demandé-je.
— Titoune est lourde, bougonne-t-il. Et j’ai déjà Bella, en plus. Mais on peut les ramener à la maison, comme ça on aura les mains libres pour retrouver Flocon et Fripouille !
Talos, ces noms… Je dois me retenir de pouffer tant ils sont ridicules. Entre Titoune et Fripouille, on sent bien que c’est le mioche qui les a baptisés. Si on m’avait demandé mon avis, ils se seraient appelés Civet, Carotte, Terrine, Pâté, Ragoût, Chou et Radis. Plus pratique, autant pour savoir comment les cuisiner que pour avoir une idée d’accompagnement.
— Je vous rejoins là-bas, annonce Sigvard. Je vais chercher un bout de viande séchée pour Jerall. Il a bien travaillé, il mérite une récompense.
— Si vous avez une petite bière fraîche, aussi, imploré-je. Il fait toujours aussi chaud, et j’aimerais bien me désaltérer un peu.
Un rire léger lui échappe.
— Votre petite baignade ne vous a pas suffi ? me lance-t-il. C’est d’accord, ajoute-t-il avec un clin d’œil. Je vous ramène ça.
— Merci, m’exclamé-je, ravie.
Nous nous quittons donc, lui pour aller chercher la friandise pour son chien et ma boisson, le gosse et moi pour ranger les lapins. Ah, comme j’ai hâte de sentir la douceur de la mousse sur mes lèvres et la fraîcheur de l’alcool glisser le long de ma gorge ! Courir à droite à gauche à la recherche de bestioles, ça fatigue, ça donne soif et ça fait mal aux pieds, l’air de rien !
Lorsque nous atteignons la maison, je m’assois à l’ombre en attendant que le môme rentre ses bêtes. Comme tout à l’heure déjà, il lui faut un long moment pour leur parler, les rassurer, les dorloter, si bien que Sigvard nous retrouve avant même qu’il ait terminé. Il vient me rejoindre, deux bouteilles brunes à la main.
— Et voilà, une bière pour la chasseuse de lapins ! s’exclame-t-il.
Je la prends, ravie.
— Merci. Mais je préfère Hache-Sanglante, comme surnom.
— Question d’habitude, je suppose.
— Ça fait surtout moins stupide que chasseuse de lapins, déclaré-je. Surtout pour une guerrière qui chasse des dragons et compte bien renvoyer les elfes chez eux.
— Je pensais que vous vous entendiez bien avec ? s’étonne-t-il.
Je débouchonne la bouteille avec mes dents, puis réponds :
— Non. Fah est une exception, je vous l’ai dit. Cette gosse, c’est une nordique dans un corps d’elfe. Si vous voulez une preuve, elle s’est foutue l’ambassadrice du thalmor à dos. Et ça date, apparemment.
Sigvard me lance un regard surpris, et intrigué.
— Elle m’a rien précisé, par contre, avoué-je. Mais j’ai pas besoin de détails. La façon dont elle en parle suffit à comprendre qu’elles sont pas vraiment amies.
Mon compagnon reste plongé dans ses pensées quelques secondes. Cependant, quand il ouvre la bouche pour me répondre, un cri terrifié nous parvient depuis l’intérieur de la bicoque. Nous nous regardons, surpris.
— C’était le môme, ça, non ? demandé-je.
— On ferait mieux d’aller voir, acquiesce-t-il en se relevant.
Je hoche la tête avant de l’imiter. Mon regard se pose un instant sur ma bouteille de bière, que je pose à regret sur le sol. Encore une occasion de me rafraîchir qui me glisse sous le nez… C’est agaçant, à la fin ! Ça fait quoi, la seconde boisson de la journée qu’on me gâche ? C’est honteux. Je déteste ce mioche, ses foutus lapins, la chaleur, les nordiques bourrés et débiles. Et, en plus, je ne peux même pas compter sur mon stupide moucheron pour venir faire le boulot à ma place ! C’est vrai, quoi ! C’est censé être elle, la protectrice de Bordeciel, la sauveuse de Tamriel, la tueuse de dragons et héroïne des hommes ! C’est elle qui devrait courir à travers tout ce bourg ridicule, à la recherche de ces foutues bestioles !
J’emboîte le pas à Sigvard, qui pousse la porte de la maisonnette un instant plus tard. Nous tombons sur un mioche effondré, en larmes, à genoux devant une belle flaque écarlate et un lapin au poil rêche affalé dans le liquide. Bon, tout compte fait, la bière peut bien attendre un peu. Le spectacle n’est pas très joli à regarder, je l’admets.
— Fripouille… couine le mioche. Mon… mon Fripouille…
— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? demandé-je.
Le gamin secoue la tête.
— Je sais pas, bafouille-t-il entre deux sanglots. Il… il a dû se… se blesser sur du verre…
Je remarque alors les éclats tranchants au sol. Un peu plus loin, sous une chaise, le bord rond d’un fond de bouteille, qui a laissé des traces sanglantes dans son sillage. Je fronce les sourcils. L’animal était déjà dans cet état lorsque le contenant s’est brisé. Ou alors…
Je m’agenouille à côté de la flaque et trempe un doigt dedans. Le liquide est chaud, mais davantage à cause de la température ambiante qu’à cause de sa potentielle provenance. De plus, il me semble un peu trop liquide et collant pour correspondre à du sang. Et, là où il a commencé à sécher, sa teinte est devenue plus violette que brunâtre.
Prise d’un doute, je porte mes doigts à mon nez. Aucune odeur métallique ne me parvient, juste un relent d’alcool et de raisin. Je goûte ensuite, histoire d’être bien sûre. Du vin, ça ne fait aucun doute. Chaud, de basse qualité et sans doute coupé à l’alcool, mais je suis sûre de moi. Il ne s’agit pas de sang.
J’attrape la bestiole avec délicatesse pour examiner ses poils. Sa truffe remue légèrement, sa paupière tressaille. Aucune trace de plaie, cependant, hormis peut-être sur sa patte arrière gauche, mais si petite qu’elle n’aurait jamais pu laisser échapper une si grande quantité de sang. Un petit rire m’échappe.
— Il est juste complètement bourré, ce lapin.
Le gamin relève la tête, surpris.
— Comment ça ?
Je lui montre l’animal.
— Pose ta main sur son flanc. Tu sens ? Il respire.
Les yeux du mioche s’écarquillent de joie. Soulagé, il me saute dans les bras. Je me crispe. Au secours…
— Merci, madame Hache-Sanglante ! C’est merveilleux ! Vous êtes super trop forte !
— C’est surtout pas compliqué de faire la différence entre sang et alcool, hein… grommelé-je. Dis, tu peux me lâcher ?
Le môme s’exécute, puis attrape sa bestiole. Il le berce avec délicatesse, caresse sa fourrure d’une main tremblante, comme s’il avait peur de lui faire du mal. Il me demande ensuite :
— Il va guérir, hein ?
— Si c’est un vrai lapin nordique, c’est pas une bonne cuite qui va te le transformer en civet ! assuré-je. Dans le pire des cas, il aura peut-être une gueule de bois quand il se réveillera et te le fera savoir en te mordant.
— Il sera remis dans combien de temps ?
— Aucune idée. Pour un nordique adulte, ça peut aller de quelques minutes s’il est pas trop bourré et que t’as un seau d’eau glacée à portée de main à plusieurs heures, voire une journée entière si tu lui as fait avaler un tonneau d’alcool artisanal des mecs les plus givrés de la province. Et, en plus, je t’avoue que j’ai jamais trinqué avec un lapin, donc je n’ai aucune idée de la réaction qu’ils peuvent avoir. Mais ce que tu peux faire, c’est lui laisser de l’eau fraîche avec un peu de bouffe et un lit douillet. Et lui fiche la paix jusqu’à ce qu’il se remette à agir comme il le ferait en temps normal.
Il hoche la tête, pensif. Un instant plus tard, il emmène son protégé avec des gestes doux, sans doute pour le ranger dans son clapier. J’en profite pour ramasser les éclats de verre, par réflexe. L’air de rien, ça peut faire mal, de marcher là-dessus. Ou d’y tomber.
— On dirait que vous vous y connaissez, en alcool, Hache-Sanglante.
Je relève les yeux vers Sigvard, qui s’est assis sur un tabouret et me regarde, amusé. Je hausse les épaules.
— Disons que, comme tout nordique qui se respecte, j’aime les boissons un peu fortes, avec du caractère. Mais j’ai aussi appris à mes dépens à m’en méfier.
— Surtout de l’alcool artisanal des mecs les plus givrés de la province ? raille-t-il.
Je me défends aussitôt :
— Alors, ça, c’est la faute à Fah. Elle m’a présenté un type à Faillaise qui fait des mélanges vraiment douteux et, comme j’ai perdu un pari, j’ai dû avaler sa… spécialité.
— Et il vous a fait goûter quoi ? s’enquiert-il, curieux.
— J’ai jamais su, avoué-je. Le moucheron a jamais voulu me le dire. Mais ça ressemblait à de l’hydromel coupé à de la graisse de troll fermentée dans du jus de tomates. C’était pas immonde, juste… très alcoolisé. J’ai bu juste une chope. Ça a suffi pour me terrasser pour la nuit. Et je vous dis pas la gueule de bois le lendemain matin…
Il rit.
— La célèbre Klothild Hache-Sanglante, vaincue par une décoction étrange, marmonne-t-il, pensif. C’est assez amusant à imaginer.
Je grimace.
— Je demanderai au moucheron de vous faire goûter ce truc, grommelé-je. On va voir si vous riez toujours autant, après.
Sigvard pouffe à nouveau, ce qui m’agace un peu. Si j’avais su, je ne lui aurais jamais parlé de cette boisson bizarre, que m’avait préparé le patron de la Cruche Percée. J’entasse les bouts de verre dans un coin, puis me prépare à sortir.
— Vous allez où ? me demande Sigvard.
— Chercher ma bière, lancé-je par-dessus mon épaule. J’ai toujours aussi soif, et j’aimerais bien pouvoir en prendre une gorgée ou deux avant que le prochain lapin ne me bouscule.
J’ai à peine terminé ma phrase et ouvert la porte qu’une boule de poils blanche apparaît dans mon champ de vision, juste à côté de ma bouteille de bière, ses pattes avant posées dessus en preuve évidente de sa culpabilité. Un cri de rage m’échappe tandis que la fureur me gagne. Ma bière, sérieusement ! Il pouvait pas prendre autre chose pour cible, cet abruti de lapin ?
Effrayé par mon cri, l’animal s’élance aussitôt à toutes pattes dans la direction opposée pour m’échapper. Je me mets à courir à ses trousses, bien décidée à lui faire la peau. J’ai soif, je commence à être épuisée, à avoir faim, aussi, et, en plus, je viens de me taper la honte auprès de Sigvard. Ça fait je ne sais combien d’heures que je cours à travers ce foutu village à la recherche de ces sales bestioles aux longues oreilles, on m’a privé d’au moins deux boissons, j’ai failli me noyer, je suis tombée plusieurs fois, mon moucheron est dans les pommes et, comme si ça suffisait pas, j’ai toujours de la morve de morpion sur mes vêtements !
Le lapin tente de m’échapper, mais, alors qu’il pile devant le mioche et tente de changer de direction pour continuer sa course, je l’attrape par la patte arrière. Ha ! Espèce de sale bestiole stupide, je vais t’apprendre à renverser les boissons des honnêtes nordiques ! Et tu peux crier autant que tu veux, je m’en fous ! Tu vas payer pour ce que tu as fait à ma bière !
— Attends un peu, sale petit…
Un hurlement colossal m’échappe. Je me redresse vivement, le lapin accroché à la main par les dents. Et bien accroché, en plus, la sale bête ! Je suis obligée de la secouer pour qu’il se décroche sous la force de mon geste. Il vole plus loin, lâche un couinement en retombant au sol. Je ne le regarde déjà plus, concentrée sur la trace laissée par ses chicots acérés dans ma chair. Le sang coule abondamment, vient tacher mes vêtements. Je lâche une flopée de jurons à en faire rougir un drémora. Foutue bestiole que je hais plus encore que les altmers et les impériaux réunis. Je déteste les lapins, c’est officiel. Et celui-là m’a particulièrement énervée. Protégé du gamin ou pas, il va me servir pour accompagner les choux que j’ai dû payer à cause de ses congénères.
— Va crever en Oblivion ! hurlé-je en me lançant à nouveau à sa poursuite.
Terrifié par ma carrure impressionnante et, sans doute, par les cris perçant du môme dans mon dos, il s’enfuit à toutes pattes en direction de la ville. Je quitte le jardin du mioche à sa suite, sans le lâcher d’une semelle. Dans la rue, les gens se retournent, surpris de me voir courir en lançant tous les noms d’oiseaux que je connais à cette boule blanche qui se faufile au sol devant moi. Je les engueule au passage : ils pourraient au moins l’arrêter, au lieu de nous regarder passer avec cet air de bovin stupide ! Sérieux, même un troll a l’air plus intelligent ! Et pourtant, les trolls, ça respire pas l’intelligence, loin de là. Moins encore que les elfes, c’est dire !
Toute occupée à poursuivre mon agresseur klothildivore, je ne vois pas le bûcheron qui s’approche, un fagot de bois dans les bras. La collision est violente pour lui, un peu moins pour moi. Il vole en arrière, atterrit sur les fesses en plein milieu de la route, son chargement à côté de lui. Et moi, bien sûr, je perds l’équilibre et m’étale de tout mon long, à moitié sur lui, à moitié dans la poussière, qui me rentre dans le nez et me fait éternuer. Je lâche encore un cri furax tandis que le lapin décampe entre deux bâtiments :
— Espèce de foutu maladroit ! Vous auriez pas pu faire attention, bon sang ?
— Et vous, grande malade, qu’est-ce qu’il vous prend de courir ainsi sans regarder où vous allez ? rétorque-t-il, furieux.
— Il se trouve, espèce de vieux troll moisi, que j’étais en train de poursuivre un lapin pour lui faire la peau après qu’il m’ait bouffé la main !
— Vieux troll moisi ? Moi ? Attends un peu que je t’apprenne les bonnes manières, pauvre idiote !
Il se relève, esquisse un geste pour me coller un coup de poing. Je roule sur le côté pour esquiver, attrape sa jambe dans le même mouvement. Il se casse la figure, sur le dos cette fois. Un gémissement de douleur lui échappe. Autour de nous, un troupeau de curieux a commencé à s’amasser pour observer la scène. Je me relève et leur demande d’aller voir ailleurs, à cette bande de bœufs stupides. Aucun n’a l’air décidé à s’exécuter, surtout quand le bûcheron tente de m’assommer par-derrière. Un cri de douleur m’échappe, et je me retourne pour lui coller mon poing dans la mâchoire.
Cette fois, il semble comprendre la leçon. A moins que le craquement qui résonne au moment du choc ne soit significatif d’une potentielle fracture. Je m’en fous. Je veux mon civet, avec une bonne bière. Et c’est pas lui qui va me la payer, je suppose. Foutue bestiole… Que je hais ces sales bêtes !
Je pousse sans ménagement une femme et deux hommes pour passer. Les autres s’écartent, sans doute intimidés par la mâchoire en miettes de l’autre imbécile. Je m’engage dans l’allée où le lapin s’est engouffré, mais, bien sûr, aucune trace de ce foutu animal. Rien, pas la moindre oreille, pas le moindre bout de truffe, pas la plus petite queue en pompon.
Enervée, je lâche un cri de rage qui se répercute sans doute jusqu’à la Gorge du Monde. Mon poing vole pour frapper la brique d’un bâtiment. La douleur succède aussitôt à la fureur, et tout Tamriel se retrouve mis au courant de ma bêtise. Mes phalanges sont écarlates, et pas seulement à cause du sang qui les tache un peu. Je viens de les érafler. Génial.
— Un problème, Klo ?
— Moucheron ? m’étonné-je en reconnaissant la voix.
Je me retourne. Un peu pâle, le crâne déformé par une affreuse bosse, mais c’est bien elle. Ma Dovahkiin, réveillée, sans doute venue se moquer de moi.
— Tout va bien, lui assuré-je.
— Arrête un peu, réplique-t-elle. Tu ne tapes pas dans les murs comme une idiote quand tu vas bien. Et tu cries aussi fort qu’un dragon qu’on égorge. C’est quoi, le problème ?
Sale gamine. Pas moyen de lui cacher quoi que ce soit. Elle mérite des baffes, elle aussi.
— J’ai un souci avec un lapin, grommelé-je.
— Quoi ? demande-t-elle. Parle plus fort.
— J’ai un souci avec un lapin, répété-je. Tu veux que je le gueule à tout Bordeciel, aussi, ou ça va aller ?
— Il t’a fait quoi ?
— Il a renversé ma bière et m’a mordue. Et si tu ris, je te jure que je te noie dans la Karth.
Elle réprime sans succès un sourire moqueur, puis se reprend.
— Laas, yah, nir, déclare-t-elle.
Ses yeux prennent une étrange teinte rougeoyante. Rien de vampirique, je le sais. Je devine qu’elle a encore utilisé un cri quelconque, pour faire je-ne-sais-quoi. Un instant plus tard, elle s’élance en courant jusqu’à l’autre bout de la ruelle. Je m’efforce de la suivre, jusqu’à un bosquet.
— Kaan, drem, ov, crie-t-elle.
Elle se dirige ensuite vers le buisson. Deux minutes plus tard, elle revient vers moi, mon civet dans les bras.
— C’est ce petit ange qui te pose problème ? me demande-t-elle d’un air innocent.
— Fous-toi de moi, grommelé-je. Il…
— Flocon !
Une furie vient arracher l’animal des bras du moucheron, qui affiche un sourire.
— C’est ton lapin ? lui demande-t-elle. Il est mignon.
— Merci, madame Dovahkiin ! s’exclame le mioche. Vous êtes encore plus douée que madame Hache-Sanglante.
Elle éclate de rire.
— Ça, ça m’étonnerait, répond-elle avec humilité. Klothild est très forte, tu sais.
— Mais moins que toi, insiste-t-il.
Un nouveau gloussement lui échappe, puis elle pousse le gamin avec douceur.
— Allez, dépêche-toi de le rentrer avant qu’il ne s’échappe à nouveau.
Il hoche la tête, puis file jusqu’à sa maison, son animal dans les bras. Le moucheron le regarde s’éloigner, puis se tourne vers moi.
— J’ai loupé quoi, pour que tu en arrives à rattraper des lapins ? s’étonne-t-elle.
— Longue histoire, grommelé-je, qui m’a coûté quarante septims en choux.
— Quarante septims ? s’exclame-t-elle. T’en as combien ?
— Huit…
— Tu t’es faite arnaquer, ma pauvre Klothild, se moque-t-elle. A ce prix-là, ils ont intérêt à être bons ! ça te dit, un ragoût ?
— Tu sais préparer ça, toi ?
— On va demander à l’aubergiste. Elle doit savoir faire ça, et, en plus, ça va sûrement lui plaire d’avoir des ingrédients en moins à acheter.
— Si tu le dis…
— Allez, insiste-t-elle devant mon manque de motivation. Si tu veux, je te paye autant de bières que tu veux avec. Ça te fera du bien, t’es aussi rouge que le drapeau impérial, encore.
— Redis ça et je t’étripe ! m’exclamé-je. Bon, après les bières, par contre.
Elle éclate de rire à nouveau.
— Si tu veux, lance-t-elle. Bon, tu les as mis où, ces choux ?
Heu… Zut. Je baisse les yeux.
— Je crois qu’on ne me les a pas donnés…
— Je suis sûr qu’on peut retourner les chercher.
Je sursaute et tourne la tête. Sigvard s’approche, un petit sourire aux lèvres.
— Encore félicitations, Hache-Sanglante. Vous venez d’éviter à cet enfant des ennuis avec son père.
— Pardon, mais vous êtes ? demande le moucheron.
— Sigvard, se présente-t-il. Et vous, vous devez être la Dovahkiin. Ravi de faire votre connaissance.
— Moi de même, répond-t-elle avec un sourire léger et un regard étrange. Vous connaissez Klothild ?
— Nous avons chassé les lapins ensemble, explique-t-il. Sa compagnie est très plaisante, lorsqu’elle ne s’énerve pas.
— Hé ! m’exclamé-je.
Le moucheron laisse échapper un petit rire.
— Je vais vous laisser, alors, déclare-t-elle avec un petit clin d’œil à mon intention. Je vais voir si Obscural a tout ce qu’il lui faut. Allez donc à la taverne, je vous y rejoins.
Elle s’éloigne aussitôt, sans me laisser le temps de répondre. Sigvard la regarde disparaître entre les maisons, puis souffle :
— Elle est si mystérieuse…
Il sort de ses pensées un instant plus tard et me sourit.
— Vous voulez boire quelque chose, Hache-Sanglante ? propose-t-il. J’ai cru remarquer que vous avez été privée de votre bière.
— Avec plaisir ! m’exclamé-je. Et d’ailleurs, vous me devez une tournée.
— C’est vous qui allez me la payer ! réplique-t-il, amusé.
— On verra ça, répliqué-je.
Nous prenons donc la direction de l’auberge, sous le soleil déclinant de la fin de journée. Cette fois, c’est décidé : personne ne me privera de ma bière, ni d’un repos bien mérité ! Et le premier qui essaye, je le noie dans la Karth !