Digne de vie

Chapitre 12 : Chapitre VI – « Si seulement je n’avais pas de cœur » – Partie II

Chapitre final

3893 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/09/2020 23:15

Chapitre VI

« Si seulement je n’avais pas de cœur »

Partie II

 

 

Le début du mois de soirétoile de l’an 186 de l’Ère Quatrième fut assurément la période la plus terrifiante de la vie de Cicéron jusqu’alors.

Clenhor, dans une folie aveugle, avait bravé l’interdit de Livius, et s’était chargé d’assassiner les trois membres du Penitus Oculatus, qui avaient fait de leur chambre d’auberge leur campement de base. La découverte de leurs corps inertes dans la taverne avait secoué la ville, ainsi que la famille. À présent, l’Empire savait que des assassins opéraient à Bruma, il devenait difficile, voire impossible, de le nier.

Alisanne leur avait ordonné de ne pas prendre de risques inutiles, et pourtant… Cet elfe des bois un peu trop sûr de lui avait bravé l’interdit. Question de bon sens, tous avaient accepté ce fait. Sauf lui. On avait retrouvé son corps crucifié sur la place publique. Même Aemillia n’avait pu pressentir cela tant les événements furent soudains.

Désormais, ils avaient la certitude que le Penitus Oculatus avait connaissance de leur présence dans cette ville, et en avait une preuve attestée par le cadavre de Clenhor. Par Sithis, se disait Cicéron chaque matin au réveil, ce ne peut être qu’un cauchemar. Et chaque jour l’espace laissé vacant par son frère le ramenait douloureusement à la réalité. Tout cela avait bien eu lieu. Ils devaient se faire discrets, silencieux… Pourquoi ne migreraient-ils pas vers un autre sanctuaire ? En attendant que la situation ne se calmât…

Aemillia aussi paraissait troublée. Son comportement était, de temps à autre, plutôt inhabituel. Un jour on la vit porter l’amulette d’un des huit Divins autour du cou ; d’ordinaire cela aurait été considéré comme un affront, mais tous étaient si tendus que nul ne lui fit la remarque. Cicéron considérait cette amulette comme un étrange message qu’elle cherchait à faire parvenir, mais en identifiait difficilement le sens, considérant qu’il n’en était pas le destinataire.

Les jours passaient dans l’angoisse la plus prenante, celle qui saisissait à la gorge et ne lâchait pas, et à cause de laquelle la mort se faisait ardemment désirer.

Les sorties à la taverne se raréfiaient ; Aemillia était terrorisée à l’idée de voir d’autres agents du Penitus Oculatus. Cicéron se doutait qu’une vision les concernant la hantait, et il craignait savoir de quoi il retournait. Mais il leur fallait juste se faire petits le temps que tout se tassât, non ?

Enfin, par chance, il parvint à la convaincre d’aller prendre un dernier dîner dans l’auberge. Un seul, et il ne le lui demanderait plus jamais. Un triste sourire s’afficha sur le visage d’Aemillia. Un seul, oui. Et il ne le demanderait plus jamais. Plus jamais il ne verrait ce triste sourire, non, plus jamais. Il se jura à lui-même de ne plus lui causer le moindre tort, quitte à prendre ses distances et ne plus jamais recroiser sa route. Quand bien même cela lui en coûterait…

Aemillia lui proposa de commander tout ce qui lui plaisait, absolument tout. Le velouté de légumes, le poisson à la façon de Bordeciel, le steak de vache saignant, le gratin de pommes de terre et de poireaux. Tous ces plats dont ils raffolaient, tous les deux, qu’ils avaient tant dégustés et tant savourés. Elle paya l’entièreté de leur commande, sans hésiter un seul instant.

« Considère ça comme un cadeau. Pour te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi. »

Ce repas avait un goût amer ; Aemillia ravalait ses larmes afin qu’elles ne gâchassent pas la saveur de cet ultime repas qu’elle partageait avec lui en ce jour. Oh, comme elle détestait ce sentiment. Savoir ce qu’il adviendrait d’eux, de leur famille, lui coupait l’appétit et lui arrachait toute envie. 

Il n’y avait pas un seul réel échange entre eux. Ils se disaient des banalités, vantant le fumet de chaque plat, comme à chaque fois. Une vieille chanson répétée encore et encore, inlassablement, jusqu’à en être dénuée de tout sens. Lorsqu’ils eurent fini, elle laissa s’échapper un long soupir. Nul ne pouvait échapper à son destin. Et elle savait que le sien se jouait ce jour-ci.

« Finalement, tu n’auras peut-être pas à me prendre ma vie, sourit-elle en affrontant le froid de l’extérieur lorsqu’ils franchirent le seuil de la taverne, enveloppant un peu plus son corps dans son épais manteau.

– Qu’est-ce que tu sous-entends ? s’inquiéta Cicéron, incertain de la manière dont il devait comprendre cette phrase.

– Oh, rien. »

Il y eut un regard malicieux, quoiqu’empreint de tristesse, puis ils reprirent tranquillement d’un pas lent la direction du sanctuaire.

Empruntant un énième tunnel, ils débouchèrent dans la salle principale, vide.

« Où sont-ils tous passés ? s’étrangla-t-il, en constatant l’écho de leurs pas sur les pierres sèches.

– Tu ne veux pas le savoir.

– Aemillia, dis-le-moi.

– Tu ne veux vraiment pas savoir ça, Cicéron. »

Elle s’était violemment tournée vers lui. Son œil, brillant à cause des larmes qui montaient avant de glisser sur sa joue et de s’écraser au sol, le dévisageait avec douleur.

« Il n’est pas encore trop tard, on peut encore faire quelque chose !

– Livius est ici. Va le voir dans ses quartiers, si tu le penses sincèrement. »

Cicéron se rua à travers les salles de pierre, laissant la jeune femme seule dans la chapelle et le silence. Lorsqu’il parvint jusqu’aux quartiers privés de l’Impérial, il le trouva allongé sur son lit, les couvertures ainsi que son armure imbibées de sang. Une plaie monstrueuse s’étendait le long de son abdomen. À moins d’user de sorts de guérison, il n’en avait plus pour longtemps.

« Ah, Cicéron, articula-t-il difficilement. Tu es encore en vie…

– Aemillia aussi, s’empressa-t-il de répondre. Que s’est-il passé ? Où sont les autres ?

– Le Penitus Oculatus… Ils nous ont trouvés. Nous avons tenté de riposter, de défendre le sanctuaire… Mais ils sont trop nombreux… »

Il toussa. Sa main fut recouverte de son sang écarlate, poisseux, chaud.

« Fuis, rejoins un autre sanctuaire, peina-t-il à articuler. Cheydinhal est suffisamment loin, ils ne te retrouveront jamais là-bas. Tu y seras en sécurité. Continue de servir notre Père et notre Mère. Fais-le pour ta famille… »

Il expira sous ses yeux, sans qu’il ne pût rien faire, vidé de son sang et ses forces. Son âme rejoignit leur Père, dans le silence, le froid et la douleur. Là-bas, Irwaweneth devait l’accueillir chaleureusement, à bras ouverts, et le consoler. Mais aucune émotion ne traversa Cicéron. Il était comme vide, incapable de ressentir de peine face à la mort de son frère et compagnon.

Tout ce qui l’inquiétait était le destin qui les attendait, Aemillia et lui.

Ils devaient fuir, le plus vite possible. Tous les autres avaient-ils été décimés sur le seuil du sanctuaire ? Il entendait les gardes de l’Empire tambouriner à la porte principale. Ils n’étaient pas encore parvenus à souiller la demeure de la famille. Viendrait un moment où elle cèderait, où ce serait trop tard. Il fallait faire vite. S’ils se hâtaient, ils avaient certainement une chance. Aussi infime pût-elle être, cela restait toujours une possibilité, un espoir, une chance

Il s’empressa de rejoindre Aemillia dans la salle principale. Elle s’était assise sur un siège de pierre, et patientait, le visage enfoui dans ses paumes. Elle semblait résignée, comme si elle acceptait le sort qui leur était réservé, le destin que les étoiles avaient tracé. Elle abandonnait.

« Ton heure viendra un jour, souffla-t-elle à l’attention de Cicéron, comme elle est venue nous chercher nous aussi. Mais tu as encore de longues années devant toi, de très longues années. Notre Père a de grands projets pour toi.

– Qu’est-ce que tu racontes ? Fuyons tant que nous le pouvons !

– C’est impossible. Seul l’un d’entre nous pourra fuir. Et Sithis ne veut pas que ce soit moi qui survive. »

Au loin on entendait les coups de bélier donnés dans la porte principale du sanctuaire.

« Je regrette seulement que tu aies à traverser ces épreuves seul. Peut-être un jour trouveras-tu quelqu’un pour t’épauler. Quelqu’un qui t’appréciera à ta juste valeur. Quelqu’un qui saura t’accorder ce que je n’ai pu t’offrir… »

La voix d’Aemillia se fondit dans un murmure, brisée par l’émotion, les remords, la tristesse. Son œil, à l’iris céladon et viride, croisait les siens, ambrés et ternes. Les larmes qui montaient n’avaient plus aucune importance ; elle les laissait ruisseler sans retenue. 

Plus rien n’avait d’importance, à part lui.

« Avant que tu ne partes, je voulais te rendre ceci. Elle ne me sera plus d’aucune utilité. »

Elle lui tendit l’anneau d’or qu’elle avait porté chaque jour, pendant près de six ans, et chéri comme le plus précieux de ses trésors. Les gravures étaient toujours aussi belles, les diamants aussi brillants qu’au premier jour. La bague tomba dans la paume que Cicéron tendait, sans comprendre ce qui lui arrivait.

« Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Je te remercie de me l’avoir offerte. Elle te revient de droit, maintenant. Tu es la seule personne à qui j’aurais souhaité transmettre mon héritage. »

Sa voix fut étouffée par le tambourinement incessant. Ils s’acharnaient, prêts à faire céder la porte. Leur dernier rempart.

« Et, je te lègue ceci, ajouta-t-elle, toujours de cette voix brisée en lui déposant au creux de la paume, de sa main si pâle et tant abîmée par le froid et les années, la dague d’ébonite qu’elle chérissait depuis tout autant de temps que l’anneau. Là où je vais, je n’en aurai pas besoin. Ma vieille dague d’acier me suffira. Promets-moi d’en prendre soin, s’il te plaît. Garde-la aussi longtemps qu’elle te sera utile. Je sais que tu en feras bon usage. »

Il noua à contrecœur l’arme tranchante à la boucle de sa ceinture, près de celle qu’il utilisait déjà. Lorsqu’il entrouvrit les lèvres afin de protester, ou bien d’articuler un semblant de remerciement – bien que les mots ne suffissent aucunement –, elle l’empêcha d’émettre le moindre son, prenant la parole avant lui.

« Ils arrivent, lâcha-t-elle sobrement. Tôt ou tard elle cèdera. Tu le sais tout autant que moi. »

Il s’était tourné en direction de là-bas, là où les couloirs de pierre étaient sombres et transpiraient d’humidité. Il s’était avancé, faisant quelques pas dans l’obscurité, espérant apercevoir une lueur d’espoir par-delà les ombres projetées. Peut-être abandonneraient-ils leur entreprise. Peut-être rentreraient-ils chez eux. Il lui tournait le dos, ne pouvait ainsi la voir. Aemillia admira sa silhouette ; elle l’avait vu grandir, s’affirmer. Il n’avait plus rien du garçon chétif et tremblant qu’elle avait rencontré sept ans plus tôt. Il était parvenu à se détacher de l’image de son père, et à s’affirmer en tant qu'individu – en tant qu’assassin. Elle n’aurait pu être plus fière de lui qu’elle ne l’était déjà, et son cœur se serra à cette pensée – elle était arrivée trop tard. 

« Tu vas fuir en empruntant une des galeries souterraines. Tu prendras la sortie la plus éloignée de Bruma, et rejoindras Cheydinhal, d’accord ? Pour être sûre qu’ils ne te retrouvent pas, je provoquerai un éboulement dans l’entrée – j’ai déjà posé les pièges. Le chemin sera bloqué, ils ne pourront jamais te suivre. Fais-moi confiance, Cicéron. »

Elle vit sa silhouette se réduire mot après mot. Ses épaules s’affaissèrent, sa tête tomba sur son torse ; il était terriblement abattu, réalisant le poids de la fatalité qui pesait sur leurs épaules. Ils étaient les derniers survivants du sanctuaire de Bruma, et seul lui avait cette chance de s’en sortir en vie.

Le rayon de soleil nitescent qui illuminait autrefois ce triste sanctuaire où régnaient de sombres relents de mort s’était terni, lui aussi englouti par les ténèbres qui jamais ne se dissiperaient. Aemillia ne put dissimuler sa désolation de le voir tant souffrir. Elle aurait tant aimé que les choses en fussent autrement. Il ne méritait pas un tel destin. Elle connaissait son passé, il s’était confié à elle un soir à la lumière de la bougie, et elle savait plus que quiconque combien cette famille lui était importante. Cette même famille qu’il avait vue dépérir, s’effondrer, s’éteindre.

Mais elle savait que l’heure était proche ; chaque seconde qui s’écoulait la rapprochait un peu plus de l’inévitable. Si seulement elle avait eu un peu plus de temps…

Au loin, les soldats du Penitus Oculatus continuaient à tambouriner, tambouriner, marquant un rythme incessant qui cognait jusqu’au plus profond de l’âme de Cicéron. Par Sithis, n’auraient-ils donc aucun salut ? Il voulait tant empoigner la main d’Aemillia et l’entraîner avec elle dans les dédales, fuir ensemble jusqu’à Cheydinhal, migrer en Bordeciel s’il le fallait ! Il ne voulait pas que leurs routes se séparassent ainsi, pas à présent.

« Cicéron ? » 

Elle s'approcha de lui, sans qu'il ne la vît. Tout ce qui l'informa fut sa voix l'appelant par son prénom, douce mélodie aux notes brisées par la douloureuse émotion qui l'emplissait.

Il sentit ses bras se glisser le long de ses épaules jusqu'en haut de son torse, l'enlaçant chaudement malgré le toucher froid du plastron de cuir qu’il avait revêtu par-dessus sa tunique de lin ; il sentait le parfum de la jeune femme, mélange d'herbes, de fleurs et de terre sale, lui chatouiller les narines, mais étrangement cela ne l'enchantait pas, bien au contraire. Cela ne l’enchantait plus. Car il savait que ce serait la dernière fois qu’il pourrait le sentir.

La jeune femme ferma les yeux, espérant que cela retînt les larmes qu'elle sentait monter. À quoi bon ? Elle avait déjà cédé. Elle ne voulait pas croire que cela serait les derniers mots qu'elle lui adresserait. Et pourtant...

Elle inspira profondément, renflouant de toutes ses forces ses émotions. Il lui avait fallu du temps pour le réaliser et l’admettre, et l’avouer lui déchirait son âme.

« Je t'aime, murmura-t-elle avant de l'embrasser dans la nuque. Merci pour tout, Cicéron. » 

Ses mains s'échappèrent et s'éloignèrent sans qu'il ne pût les rattraper. Cet aveu le laissa muet. Il ne sut comment répondre, mais son silence traduisait bien mieux ses pensées que des mots n’auraient pu le faire.

Elle passa près de lui, sur sa droite, et il voulut un instant lui saisir la main tandis qu'elle frôlait la sienne. Pourquoi son corps n'obéissait-il pas ? Était-ce la fatalité qui l'abattait ? Était-ce le prix qu'il leur fallait payer pour avoir voué leurs vies à Sithis ?

Tous deux savaient pertinemment qu'en dehors du sanctuaire rôdait l'ennemi. Ils l’entendaient cogner encore et encore et encore… Il fallait que l'un d'eux se sacrifiât pour que l'autre pût fuir et espérer rejoindre une nouvelle branche de leur famille, les informer de ce qui se passait.

Mais pourquoi cela devait-il être à elle de le faire ? Bien qu’elle sût depuis longtemps que sa vie prendrait fin en ces lieux, elle ne pouvait se résoudre à abandonner le dernier fil d’espoir auquel elle se raccrochait désespérément.

 « Je suis sûre que tu feras un Gardien formidable. »

Les mots qu'elle avait murmurés ce soir-là dans les quartiers privés, sans qu’elle ne sût s’il l’avait entendue, résonnèrent douloureusement dans son esprit. Pourquoi avait-il fallu que ce fût son destin ? Avait-il encore une chance de le changer ? Elle s’en voulait de lui avoir imposé un fardeau qu’il n’avait pas désiré.

Si seulement, en ce jour de soufflegivre il y avait sept ans de cela, elle s’était opposée à sa présence ; si seulement Fa’rris et Ji’dara avaient été plus prudents ; si seulement elle avait refusé de remplir ce contrat ; si seulement ce Rougegarde n’avait commandité le meurtre du père de Cicéron Salvius, le seul qu’elle aurait tant voulu sauver…

Sans articuler le moindre son, ils se comprirent dans ce silence oppressant. Elle avança difficilement vers l'entrée de la pièce, s'éloignant un peu plus de lui, bien que son cœur lui hurlât de rejeter son destin, et de fuir à ses côtés vers Cheydinhal, ou bien ailleurs que cela. Oui, ils pouvaient peut-être encore fuir, ensemble

Elle retint un rire nerveux. Fuir ? C'était une bien belle idée. Mais où iraient-ils ? Ils seraient traqués jusqu'au dernier, tel était leur destin. C'était le prix à payer pour s'être engagés sur cette voie. S’ils reniaient le serment qu’ils avaient fait, alors Sithis lui-même viendrait les chercher sur ce plan du monde, elle en avait la conviction. Et que feraient-ils ? Sa vision s’amoindrissait de jour en jour, jamais elle n’aurait eu la capacité de fuir bien longtemps. Une aveugle n’avait aucun avenir dans ce bas monde. Il valait mieux qu’elle fût morte, pour son bien à lui…

 Il ne restait plus qu'eux deux dans ce maudit sanctuaire, ce n'était plus qu'une question de minutes avant que les soldats de l’Empereur ne pénétrassent dans ce qui avait été autrefois leur paisible asile. Ils mettraient à sac le sanctuaire, le pilleraient et le brûleraient jusqu'à ce qu'il n'en restât que des cendres qui seraient balayées par le vent de cette sombre journée fatidique de soirétoile.

Aemillia aurait souhaité lui faire convenablement ses adieux, et non pas lui faire cette confession qui, elle le savait, le hanterait, comme toutes les autres avant. Elle ne pouvait écouter son cœur, et pourtant... Si seulement elle pouvait faire demi-tour, lui prendre sa main droite qu'elle devinait gelée par la peur qui le gagnait un peu plus à chaque tremblement, à chaque écho de leurs épées déjà couverte du sang de leurs frères et sœurs, morts en tentant de protéger leur demeure. Si seulement elle pouvait regarder une dernière fois son visage, croiser son regard, et s'enfuir avec lui...

Non, c'était son devoir que de lui assurer sa fuite. C'était son devoir de sœur, et son devoir d'aînée.

Et tous deux le savaient très bien.

C'était à lui que revenait la tâche de perpétrer leurs coutumes et de faire connaître le nom de leur famille ; il était encore jeune, comparé à elle, et bien plus résistant. Il maniait bien la dague, et voyait parfaitement de ses deux yeux tandis que ses maigres sorts et sa cécité progressive ne la mèneraient nulle part ailleurs qu’à la mort. Mais saurait-il s’échapper de la ville, et peut-être même de la province, sans éveiller les soupçons ? Leur armure était connue, tous savaient à quoi ressemblait un membre de la Confrérie Noire. Certes ce jour-ci il était vêtu de vêtements de civil, mais dès lors qu’il souhaiterait se protéger un peu plus des coups qu’il pourrait recevoir de la part de malfrats, il serait remarqué et traqué. C'était à lui de prouver que ses enseignements avaient porté leurs fruits.

À quelques pas dans son dos, Cicéron lui jeta un dernier regard. Il aurait tant voulu se plonger une dernière fois dans cet œil de la couleur de la forêt, où de nombreuses couleurs végétales se mêlaient sur quelques notes de doré, à présent voilé de gris au fil de la progression de sa cécité.

Il grava en lui la silhouette de la jeune femme, se jurant de ne jamais l'oublier. Il se jura de ne jamais la remplacer. Il se jura qu'il se remémorerait chaque jour ses dernières paroles qui l'avaient si profondément chamboulé. Il se jura qu'aucune autre ne gagnerait la place qu'elle laisserait vacante une fois qu'il aurait emprunté le dédale de galeries souterraines.

Pas même la Mère de la nuit ne deviendrait aussi importante que la femme qui, quelques jours auparavant, dissimulait à peine en sa présence l'amulette de Mara qu'elle portait à son cou. S'il avait été moins aveugle, peut-être aurait-il compris qu'elle s'adressait à lui ? Il avait longuement voulu y croire. Triste ironie. Si seulement il avait été plus téméraire…

Il voulut l'appeler une dernière fois par son doux prénom, mais se ravisa. Cela ne ferait que rendre la séparation plus douloureuse.

Il inspira, puis expira. Ses jambes le menèrent contre son gré vers l’entrée de la galerie souterraine aux nombreux chemins où il s’était si souvent perdu dans ses premiers jours.

Sans même faire ses adieux, bien trop écrasé par le destin qui pesait sur lui, il posa pour la dernière fois ses yeux sur la femme qui, elle aussi, retenait ses larmes et luttait pour ne pas se dérober à ses obligations. Il serra dans sa main l’anneau qu’il lui avait offert à son anniversaire, un peu moins de six ans auparavant, et se dirigea vers les tunnels secrets.

Lorsqu'il se retrouva seul dans les veines de la terre, il essuya du revers de la manche les larmes qui coulaient le long de ses joues salies par la terre et le sang. Le bruit d’un éboulement lui parvint, résonnant à travers les dédales. La fin approchait.

Il le savait déjà lorsqu'il s'était engagé dans la Confrérie Noire ; ici il n'y avait aucune place pour les sentiments quels qu'ils fussent.

Il le savait très bien.

Alors pourquoi son cœur était-il autant brisé... ?

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