La Balance des Dragons
Les yeux fixés sur sa bière de lotus, l'ex-alchimiste tentait de réfléchir à son avenir. Après son renvoi brutal, elle avait voulu négocier avec Hustod. Elle était retournée au laboratoire mais celui-ci avait déjà quitté les lieux. Seule une brève note se trouvait sur son bureau. On lui intimait de débarrasser l'ensemble de ses affaires, appartement de fonction y compris. Avec effet immédiat.
Elle se tortilla sur la vieille chaise en bois, mal à l'aise. De taille modeste, la taverne du Pégase qui tousse était habituellement calme l'après-midi. Elle pensait pouvoir réfléchir tranquillement à son problème et mettre un peu d'ordre dans sa tête. Seulement, une horde d'étudiants forgerons venait d'envahir les lieux pour fêter leur diplôme de virtuose tout neuf. Ils en étaient déjà à la huitième édition de "la pomponette" et n'avaient aucune intention de s'arrêter en si bon chemin.
Les deux serveuses Castanics allaient et venaient entre les tables comme dans un ballet parfaitement rodé. L'elfe blonde prit une gorgée de son breuvage et soupira. Dire qu'elle aurait pu fêter son diplôme elle aussi....au lieu de ça elle avait débarrassé sa table de travail pour ne jamais revenir. Mais le pire avait été de vider son appartement. Elle avait trouvé un garde d' Allemantheia devant sa porte. Il lui avait expliqué qu'elle devait rassembler rapidement le nécessaire et que le reste de ses affaires lui serait livré à sa nouvelle adresse. Par chance,et sans doute un peu par pitié, il lui avait laissé le temps de se laver et de se changer. Une fois ses maigres possessions empaquetées, elle avait erré dans la ville pour atterrir ici.
Sa chope était vide et elle n'avait toujours pas trouvé quoi faire de sa vie. Rester ici et trouver un autre emploi? Elle n'avait même pas encore eu le courage d'aller dire au revoir à ses anciens collègues. Partir restait la meilleure solution. Elle pourrait peut-être continuer son apprentissage chez un autre artisan. Elle était douée. Plus qu' Hustod le faisait croire. A la pensée de cette vieille fouine, ses doigts tapotèrent plus durement la table au bois usé. Derrière elle, les étudiants massacraient pour la vingtième fois cette fichue pomponette. L'alcool coulait à flot et la mélodie faisait ce qu'elle pouvait pour ne pas se noyer. Il lui fallait plus de bière. Voilà. Enfin une décision facile à prendre.
Elle balaya la salle du regard à la recherche d'une serveuse et croisa le regard insistant d'un client au bar. Cela faisait un moment qu'il la regardait bizarrement. Si elle avait pu y réfléchir, elle aurait trouvé ça louche. Mais une autre tournée générale avait été décrétée et la fête battait maintenant son plein. La nouvelle chanson n'était pas mieux que la précédente: "le mystique de Habere a les boules qui pendent! et quand il s'assoie dessus, ça lui rentre dans le..."
-"Tenez pour vous mademoiselle!", fit la serveuse en déposant un petit verre sur la table. "Tournée générale offerte par le comité des étudiants en forge appliquée!"
- "Merci" répondit Eveanna avec un sourire.
La brune Castanic lui sourit à son tour et retourna vers le comptoir avec un incomparable déhanché. Ses longues cornes noires striées de rouge se dressaient au sommet de sa tête et la faisait paraitre plus grande. Elle portait très peu de vêtements, respectant ainsi ses coutumes. Tous la suivaient des yeux . Même l'homme au bar.
Soudain la jeune elfe réalisa: elle ne portait plus sa toge d'alchimiste qui la couvrait jusqu'aux pieds. Sa robe bleue ciel laissait apparaitre un décolleté généreux et ne cachait rien de ses longues jambes galbées.Un peu gênée, elle gratta le bout de son oreille pointue et porta le verre à ses lèvres. Le liquide ambré lui piqua la gorge et le feu lui monta aux joues. Cette boisson était bien plus forte que ce qu'elle prenait d'habitude. Afin de garder une contenance, elle se mit à fouiller dans son sac posé sur la chaise près d'elle. Sa tête commençait à tourner un peu.
La taverne était en effervescence quand une voix de baryton se mit à entonner "tripote moi les cornes avec les doigts". Il était temps de partir. Mais, alors qu'elle fermait son sac, elle fût bousculée par un des étudiants derrière elle.
- "Oh pardon!" s'excusa le jeune Castanic en se retournant. "Désolé mademoiselle!" essaya-t-il d'articuler.
- "Ce n'est rien!" répondit-elle en se levant, son sac déjà sur l'épaule."Je partais et je n'ai pas fais attention moi non plus".
-"Je vous en prie, restez! Je vous offre un verre pour me faire pardonner".
Eveanna évalua un instant la situation. Blond, les yeux verts,des cornes imposantes bien entretenues, plutôt mignon. Lui aussi respectait ses traditions et laissait entrevoir une musculature assez impressionnante. Mais elle avait tellement de choses à régler...et il avait l'air passablement éméché. Ce n'était pas le bon moment pour ce genre de rencontre.
Voyant son hésitation, il enchaina:
-"Allez, juste un!",fit- il en agitant son propre verre. Plusieurs de ses amis l'avaient rejoint et une petite troupe encerclait Eveanna, l'encourageant à accepter.
-"Allez mam'zel! il est cool et z' êtes jolie! " fit l'un des étudiants, titubant contre l'un de ses voisins, hilare.
-Heu, non, en fait...heu" bredouilla-t-elle.
-"Vos yeux brillent comme des saphirs!" renchérit-il. Sa tête arrivait à hauteur de la poitrine de l'Elfe.
Décidément, tout allait de travers! A quoi avait-elle pensé en mettant les pieds ici ? Elle serra instinctivement son sac et se prépara à répliquer quand un humain entra dans le cercle.
-"Allons les gars, on n'embête pas la d'moiselle!" les réprimanda-t-il en les attrapant par les épaules.
Il était plus âgé que les autres et portait une barbe épaisse. Ses longs cheveux étaient attachés en chignon et seules deux mèches brunes encadraient son visage. Il était habillé différemment des étudiants: un griffon doré était cousu sur son pourpoint sombre. Ses yeux marron pétillaient d'intelligence malgré un état d'ébriété avancé. Eveanna supposa qu'il s'agissait de leur professeur.
- "Si on reprenait plutôt un verre ?J'ai encore soif!" Sa voix était grave et mélodieuse avec un soupçon d'alcool fort.
- "Toi, t'as toujours soif! Un vrai puits sans fonds! "lui répondit l'étudiant blond en riant.
- Oui mon p'tit! Et l' puits va s' assécher si on n' le remplit pas vite! Si on s'refaisait une tournée générale?
- Haha! Tu vas vider le bar et ta bourse avec!
- Trop tard pour ma bourse l'ami! Heureus'ment que l' comité est là sinon on s'rait déjà mort de soif!" dit-il en riant.
Il fit signe au barman de resservir l'assemblé. Eveanna regardait l'échange, effarée. Ce professeur se comportait vraiment curieusement.
- " Allons bon, depuis quand le comité paye les tournés des étrangers? " demanda un des étudiants.
Eveanna se gratta l'oreille et essaya de se dégager:
- "Je vais vous laisser!" tenta-t-elle.
Mais personne ne lui prêtait plus attention. Elle était coincée.
- C'est votre fête non? " rétorqua le professeur qui n'en était pas un.
- Justement. T'es pas étudiant! Le comité n'a pas les fonds pour autant de tournées!
- Ma bourse non plus!" s'exclama l'humain, écartant les mains en signe d'impuissance.
Le barman avait entendu la conversation et le videur s'approchait du groupe. C'était un Aman. Les Amans ressemblaient à de gros rochers avec des jambes et celui là était vraiment imposant. On ne négociait pas avec une montagne.
- "Il va falloir trouver une solution. Cette taverne ne nous fera pas crédit et le comité des étudiants n'a plus un sous!" rétorqua le Castanic, fixant le groupe de ses yeux verts devenus menaçants .
- "La d'moiselle va m'avancer les fonds!" fit le grand barbu avec un sourire.
-"Quoi? Moi?" s'étrangla la sorcière. "mais je ne vous connais même pas!"
- C'est juste un prêt!' lui assura-t-il
- Mais je n'ai pas les moyens!" lança-t-elle désespérée.
Le videur se rapprochait encore. La situation dégénérait et elle en avait assez de cette journée. Elle voulait partir d'ici au plus vite.En plus, son oreille la démangeait furieusement ce qui n'arrangeait en rien son humeur.
- "Mademoiselle?"
C'était l'Aman. Elle était dans de beaux draps !
- "Non ! Laissez-moi vous expli...!"
Eveanna n'eut pas le temps de finir que le faux professeur l'avait attrapée par le bras et la forçait à détaler vers la sortie. Il avait une force incroyable pour un humain, saoul de surcroit. Avant qu'elle s'en rende compte, elle fuyait la taverne avec lui, le videur à leurs trousses.