La Balance des Dragons
Eveanna se releva péniblement puis claudiqua jusqu'à sa chaussure. Fichue.
-“Tout de même, il était sacrément résistant ce Dracoloth” fit-elle pour elle-même.
Elle n'aurait jamais cru qu'une bête de cette taille puisse se déplacer si vite. En même temps, elle ne connaissait pratiquement rien du monde extérieur. Allemantheia, la grande ville des haut-elfes, était l'endroit ou elle avait grandi et où elle travaillait maintenant. Son expérience de la vie se limitait à son laboratoire et à la bibliothèque.
-“Pourquoi il t'a attaquée au fait?”
L'Elfe sursauta. Perdue dans la contemplation de sa chaussure, elle n'avait pas entendu Alvenâ venir près d'elle.
-“C'est moi qui l'ai attaqué”, soupira la sorcière.
-“Toute seule ? Tu ne manques pas de courage !” répliqua l'Elin. “Combien tu avais prévu de potions de soin ?”
-“Ben, en fait, heu… je les ai oubliées dans mon sac” bredouilla l'Elfe, gênée par son manque d'expérience. “Mais j'avais prévu un piège de foudre! J'ai sûrement bousculé les runes en tombant dans le cercle et il n'a pas fonctionné.Mais ça aurait dû l'immobiliser assez longtemps pour que je puisse lancer mon sortilège le plus puissant.”
Elle rougit.Mais sa petite sauveuse fit mine de ne rien avoir remarqué et continua:
-"Et maintenant? Tu vas en faire quoi de ta bestiole?
-J'ai besoin de prélever quelques écailles et un peu d'os. Je suppose que je vais devoir laisser le reste ici…
- Les habitants de Scytera Fae seront sûrement ravis d'un dragon rôti! ” fit la prêtresse avec un sourire. “Mais avec quoi va-t-on le découper?
-Pour ça, j'ai ce qu'il faut!”, s'exclama Eveanna.
Elle enleva son autre chaussure et se dirigea, pied-nus, vers le buisson bleu. Son sac l'attendait bien sagement sous les petites branches entremêlées. Elle le ramena et le déballa près du Dracoloth. Il contenait des bandages, plusieurs potions et un long poignard en argent bordé d'azur. Un petit tournevis flanqué d'ailes bleues était gravé sur le manche. Alvenâ regarda la marque avec intérêt:
-"C'est marrant, cette épée avec les ailes:ça me rappelle quelque chose mais je n'arrive plus à me souvenir…“ dit-elle.
-"En fait c'est un tournevis. Mais c'est vrai que de loin on dirait une épée”, précisa Eveanna. “Ma grand-mère avait l'habitude de dire que son poignard réparait plus qu'il ne coupait. Bien sur, c'est totalement faux! C'est la lame la plus coupante que j'ai jamais vu!” fit-elle fièrement.
-“Je te crois sur parole!” répondit Alvenâ. “Mais je ne suis pas fan des abattoirs alors je vais plutôt retourner au village pour les prévenir. Tu pourras rentrer par tes propres moyens?”
-“Aucun problème” sourit la sorcière “ma magie Elfique me ramène toujours chez moi.
-J'y vais alors. Prends soin de toi !
-C'est promis. Et je n'oublierai jamais ton nom.“ fit Eveanna en s'inclinant.
L’ Elin sourit et fit un petit signe de la main en se retournant.Le village n'était pas loin et elle serait vite arrivée, même à pied.
La blonde magicienne s'approcha du monstre au regard vitreux, le poignard à la main. Après avoir pris une grande inspiration, elle découpa les écailles, la chair et les os. Malgré le tranchant redoutable de sa lame, la tâche s'avéra difficile. Sa robe prit une teinte sanguine sur le devant et de la sueur dégoulina devant ses yeux. Cette mission en extérieur avait apparemment décidé de ruiner sa garde-robe.
Une fois terminé, elle plaça le tout dans de petites pochettes imprégnées de magie de conservation et s'essuya les mains sur sa robe. Enfin, elle rangea le tout dans son sac et s'apprêta à partir.
Plantant fermement ses deux pieds dans la terre de la clairière, elle plaça ses mains en coupe devant elle. Elle se concentra et connecta son essence à la magie d’ Allemantheia. Le noyau lui répondit comme un écho et son être se mit à vibrer. Son corps fut entouré de cercles de lumière vibrants à l'unisson et disparu soudain dans une lumière blanche éclatante.
***
Elle se matérialisa devant le symposium des artisans. Le dallage gris était froid sous ses pieds nus, mais elle était heureuse de rentrer chez elle. Les hautes flèches des bâtiments blancs et or chatouillaient le ciel. La cité était grande et elle était soulagée d'être revenue directement devant son lieu de travail. Si elle confiait le fruit de sa chasse maintenant à son supérieur, cela lui éviterait bien des détours. Elle n'aurait pas le temps de se changer pour faire bonne figure mais sa victoire contre le dragon devrait effacer ce détail.
Le sourire aux lèvres, la jeune sorcière franchit la porte surmontée d'un bol et d'un marteau.Une odeur de cire et de musc flottait dans le silence. Le laboratoire était désert à cette heure de la journée. Ses collègues apprentis avaient dû partir déjeuner en pensant qu'elle ne reviendrait qu'à la tombée du jour. La pièce semblait immense sans leur présence.
Les tables étaient recouvertes de fioles et de liquides alchimiques. Et alors qu'elle allait rejoindre la sienne, elle jeta un œil à l'alambic géant. Il touchait presque le plafond: un liquide verdâtre sinuait dans de longs tubes et stagnait dans d'énormes ballons. Une silhouette se tenait à sa base, ses cheveux gris et raides tombant sur ses épaules. Grand,sec et d'un maintient impeccable,Hustod, son supérieur,s'affairait sur les réglages complexes de l'appareil. Pressant le pas, elle s'avança vers lui.
-"Hum”.
Elle toussa et attendit poliment. Ce n'était pas un Elfe qu'on pouvait brusquer. C'était tout de même le responsable en chef des alchimistes. Et il était si sévère qu'on chuchotait pour parler de lui. On disait qu'il connaissait par cœur tous les grimoires de la bibliothèque. On racontait même qu'il ne dormait jamais. Apparemment il ne mangeait pas non plus.
La sorcière commença à se dandiner d'un pied sur l'autre devant son manque de réponse. Mais elle n'allait sûrement pas l'interpeler à nouveau. Il l'avait déjà réprimandée plusieurs fois pour son impatience.Elle n'allait pas tout gâcher.
-“ Cessez donc ce vacarme! On dirait un troup… !”
Le Haut-Elfe s'était retourné et fixait Eveanna avec une expression de surprise totale. Il reprit sa contenance en une fraction de seconde et plissa ses yeux déjà étroits. Il dévisagea son apprentie, serrant les lèvres dans une moue de dégout. Sa longue robe blanche était déchirée par endroit et constellée de tâches brunâtres. Ses cheveux étaient en parti détachés et certaines mèches pendaient négligemment d'un côté de son visage. Pour couronner le tout, ses pieds nus, plein d'herbe et de boue, avaient laissés des empruntes tout le long de la pièce.
- “Je vous ramène les écailles” s'exclama Eveanna, tendant ses trophées devant elle.
-“Je vois” répliqua sèchement l'alchimiste en chef.
Il avait presque craché sa réponse. L'apprentie se fit petite et baissa la tête, retenant son souffle. Le sol vitré donnant sur les bassins de mana lui rendit son reflet. Sale, décoiffée, souillée de sang. Elle était lamentable! Comment avait-elle pu se présenter ainsi? C'était sûre, elle n'aurait pas les ingrédients rares qu'elle avait demandé pour tester sa nouvelle formule.
Déterminée à ne pas se laisser intimider, elle déposa les paquets sur la table voisine le plus doucement possible et chuchota:
-“Le Dracoloth était coriace et… ”
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase que le Haut-Elfe cria:
-"Il suffit de votre insolence mademoiselle! Vous êtes répugnante et vous puez le dragon! Vous présenter devant moi ainsi est inexcusable !
-Mais…
-Vous osez ?! Dans votre position? Je n'approuve pas vos méthodes et vos derniers échecs s'ajoutent à …” il fit une pause et pointa dédaigneusement l'état général de l'aventurière.
-Mais!“ Elle avait instinctivement serré les poings et son visage était blême.
Il lui coupa à nouveau la parole et hurla:
-"Assez! Vous êtes une honte pour les Haut-Elfes! Vous êtes renvoyée !”
Le cœur d’ Eveanna manqua plusieurs battements et se fissura. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle avait serré les poings si fort que ses jointures avaient blanchies. L'alchimie était tout ce qui lui restait. Il y a quinze ans, presque toute sa famille était morte aux mains des argons. Sa grand-mère l'avait élevée, seule, et avait succombé à une longue maladie. C'était si soudain! Si inattendu….Elle suffoquait. Que faire maintenant? Que faire?
Hustod avait déjà repris ses réglages et l'ignorait ostensiblement.
Elle recula d'abord lentement, puis se retourna et se rua vers la sortie, cherchant l'air frais du dehors. A bout de souffle et de mots, elle leva les yeux vers le ciel et laissa couler ses larmes.