New Orleans Haunted Tour
CUISINE ET DÉPENDANCES
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New Orleans, Manoir LaLaurie, 20 novembre 2008, 1h du matin
— Okay les filles, pas la peine de mouiller vos petites culottes, on a tout prévu ! commenta Dean en restant de marbre face au spectacle des insectes.
Il entrouvrit son col et piocha dans sa veste quelques petites bonbonnes d'insecticide compactes qu'il distribua à la ronde.
Seulement éclairée par leurs lampes-torches, la partie du sous-sol où ils se trouvaient était envahie d'une véritable marabunta d'insectes de toutes formes et de toutes natures. Pour ce qu'ils en voyaient, termites, fourmis, cancrelats, gros lombrics et autres joyeusetés formaient une épaisse couche grouillante qui recouvrait tout du sol au plafond. Avec leurs lampes frontales qui leur laissaient les mains libres pour filmer, les Ghostfacers tournaient la tête de tous côtés en créant d'involontaires effets stroboscopiques qui n'arrangeaient pas le côté lugubre de l'affaire.
— Mais on va marcher dessus ? s'inquiéta Harry.
Acceptant l'offrande de Dean, Daniel Graves fila un coup de coude dans les côtes maigres de son ami et ajouta avec un clin d'œil :
— Il paraît que c'est comme marcher sur des gâteaux secs… Allez, fais pas ta chochotte, tu fais face à des fantômes tous les jours et tu te pisses dessus parce que t'as une tarentule sur l'épaule ?
Harry poussa des cris en se tortillant au son des "où ça, où ça ?" pendant que les autres aspergeaient copieusement, le nez dans leur coude, pour se frayer un passage.
— Ok, ok les enfants, intervint Sam en toussant. Je parie qu'il y aura beaucoup moins d'insectes une fois qu'on sera vraiment dedans. Alors, comme prévu, on va se séparer en deux groupes. Vous les Ghostfacers, vous commencez sous la maison, Dean et moi, on monte au grenier et on se rejoint au milieu. C'est compris ?
La mine résolue, Ed leva une main contestataire pour intervenir :
— Non, non, je veux aller avec Dean, il faut partager nos expertises !…
— Et moi je reste avec Ed, protesta Harry en agrippant convulsivement sa caméra, sinon qui va filmer ?
Dean s'approcha de Sam qui baissait la tête, assez irrité de se retrouver avec le novice qu'était Graves. Les deux autres au moins, ils savaient à quoi ils allaient faire face… L'aîné lui tapa sur l'épaule et lui murmura à l'oreille :
— Ça t'apprendra à être gentil… Réjouis-toi, au moins tu n'auras pas la voix off d'Harry en train de commenter tout ce que tu fais…
Sam prit une profonde inspiration résignée. Il ouvrit son propre sac pour s'équiper et en sortit ce dont il pourrait avoir besoin. Il commença à garnir ses chaussettes et ses poches d'un certain nombre de poignards, puis il attrapa son fusil à canon court et une boîte de cartouches au gros sel. Daniel le regardait se préparer avec curiosité avant de demander :
— Et moi, j'ai quoi comme arme ?
— Toi tu vas m'aider avec le scanner et tu vas faire tout ce que je te dis.
— Aye aye, chef ! se moqua-t-il. Dis voir, t'étais quand même un poil plus sympa quand tu voulais des infos hier... Est-ce que t'es comme toutes les autres ? Tu deviens mesquin quand t'as obtenu de moi exactement ce que tu voulais ?
Dean haussa suggestivement deux fois les sourcils à l'intention de son frère et signala aux autres d'un mouvement du bras qu'ils se mettaient en route.
En file indienne, le groupe traversa en vitesse une cave dont l'atmosphère aurait été étouffante pour toute personne sensible... Progresser vers l'accès au rez-de-chaussée était bien plus effrayant que prévu car on avait l'impression de se retrouver dans un abattoir virtuel, avec des dizaines de corps fantomatiques gémissants qui se balançaient à des crochets la tête en bas. Pas très Feng Shui, avait remarqué Daniel.
Les yeux rivés au viseur de leur caméra, les deux blaireaux ne pipaient pas, ce dont Dean leur savait gré. Apparemment ils avaient gagné en assurance depuis la dernière fois. Ils ne partaient plus en courant comme des dératés… c'était déjà ça. Le chasseur ne savait pas si c'était une bonne chose ou pas. Graves lui faisait carrément l'effet d'une tête brûlée inconsciente du danger. Il espérait que le sang-froid de Sam le tempérerait quand les choses se corseraient lorsqu'ils seraient seuls – car il était bien sûr que les choses allaient se corser… En fait, il était surpris qu'il reste autant d'échos de morts après l'intervention de Castiel et des Faucheuses sur les vieux dossiers en souffrance du coin…
Aucun fantôme ne chercha réellement à les arrêter jusqu'à ce qu'ils atteignent la cuisine en remontant de la cave. Là, ils se séparèrent. Dean et les Ghostfacers restèrent sur place tandis que Sam et Daniel poursuivirent pour gagner l'escalier principal de la maison et grimper dans les étages.
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La cuisine principale, au premier avait une apparence résolument moderne avec ses placards aux portes blanches, et son îlot central recouvert de granit sombre qui faisait un rappel avec les larges dalles de carrelage foncé. A part, une immense soupière en faïence et des casseroles en cuivre, il ne semblait pas y avoir d'éléments d'époque susceptibles d'y ancrer un spectre. Aussi Dean fut-il un peu surpris quand il vit se matérialiser près de l'îlot un homme en talons, bas, jaquette à pans et perruque poudrée. C'était un grand métis fin de traits, mais son visage avait un aspect effrayant car il était très émacié et il ne lui restait plus beaucoup de peau sur les os… En guise de bienvenue, il tira un assez peu équivoque coutelas de sa ceinture de cuir.
— Montrez-moi votre carton d'invitation ou je vous embroche. Les pique-assiettes ne sont pas les bienvenus ici.
D'un bel ensemble, les Ghosfacers se replièrent instantanément derrière le chasseur tout en continuant frénétiquement à filmer. Donc c'était ça, « partager leurs expériences »… Le chasseur essaya son sourire le plus charmeur car ça ne coûtait rien d'essayer de parlementer, même si manifestement celui-ci était bien trop grand pour être le petit spectre qui les avait attaqués au cimetière.
— Allons, nous sommes venus de loin présenter nos respects à votre maîtresse… Laissez-nous passer.
— Menteur, répondit le laquais poudré avec un horrible rictus et un léger accent mâtiné de créole et de français. Madame nous a quittés il y a bien longtemps.
— Bin, du coup, intervint Ed de façon inattendue. Vous êtes libre maintenant non ?
— Je suis au service de sa famille ! renifla le laquais en esquissant un léger moulinet du poignet.
Et avec ceci, il se fendit comme un épéiste pour tenter d'embrocher les intrus. Dean s'était jeté de côté en poussant les deux idiots qui tombèrent par terre comme deux quilles. Sa main le démangeait de saisir le pistolet à sa ceinture pour cribler de balles en fer le domestique qui les avait accueillis, mais cette maison n'était pas une horrible cabane isolée à des bornes de toute activité humaine, elle était en pleine ville ! Les détonations nourries pouvaient rameuter la police et les Winchester avaient convenu de ne s'en servir qu'en tout dernier recours. A la place, le chasseur avait sorti un couteau qu'il avait lancé directement sur son agresseur. Le spectre s'était aussitôt évaporé dans les airs tandis que la lame s'était enfichée dans le mur qui était derrière lui.
— Dis-moi que t'as tout enregistré, murmura Ed à son comparse.
— Affirmatif.
— Mais pourquoi il s'est pas battu ? questionna Dean, interloqué.
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Lorsqu'elle se téléporta dans la demeure, l'épaisseur de l'air lui parut extrêmement familière. Ce n'était pas l'Enfer, mais une même odeur rance de désespoir incrusté sourdait des parois claires. L'écho ténu et ancien de longues plaintes inaudibles se réverbérait sans fin sur toutes les surfaces en créant un maillage dense et sale, au sein duquel Ruby marcha prudemment comme une panthère.
Un peu plus loin, la démone ressentait des présences humaines bien vivantes, et une quantité d'autres plus difficilement discernables. Des fantômes, comprit-elle assez vite lorsqu'elle ouvrit grand la noirceur de ses yeux démoniaques pour scanner le petit salon du rez-de-chaussée qui l'entourait. Ses lèvres se tordirent en un rictus un peu méprisant car les fantômes étaient des créatures frustrantes pour les démons, un peu comme l'étaient des portes qui n'auraient été ni ouvertes ni fermées… Mauvais pour la plupart, ils manifestaient un attachement ridicule au plan terrestre qui s'avérait aussi inutile que déloyal, car ils n'allaient pas grossir les rangs des fidèles de son Maître…
Quelques spectres, rangés là tout raides comme des hallebardiers le long des murs, la regardaient passer parmi eux de toutes leurs orbites creuses, avec un air malveillant qu'elle leur rendait bien volontiers. L'aura très négative qu'elle projetait elle-même devait retenir les moins bêtes de toute action irréfléchie. Ça, ou bien le métal de son arme spéciale, tout gravé d'enchantements qui témoignaient de son passé humain de sorcière, et qu'elle avait ostensiblement sortie.
Haussant le cou, elle ferma les yeux un bref instant pour essayer de détecter où pouvait se trouver Sam précisément. Elle le sentait pas très loin mais l'endroit réparti sur trois ou quatre étages faisait plus de trois cent mètres carrés... Et puis surtout, la pièce où elle se trouvait puait le divin et produisait des interférences. C'était une grande salle de réception aux murs safran clair et dont les fenêtres aux volets clos étaient drapées d'interminables et lourdes tentures de velours rouge. Il y avait aussi un lustre en cristal, une cheminée de porphyre noir qui n'avait pas servi depuis longtemps, un très grand tapis au motif rectangulaire régulier mais chargé, des canapés Empire recouverts de satin rouge et des meubles de bois foncé. Bref, une déco vieillotte qui devait bien avoir deux siècles de retard... Et partout, ses pupilles surdimensionnées étaient blessées par des éclaboussures phosphorescentes abjectes que les yeux humains ne pouvaient pas voir. Aussi sûr que s'il avait tagué son nom partout, Castiel était venu ici…
Depuis plusieurs jours, elle luttait contre la terreur naturelle qu'elle avait des adversaires célestes. Jusqu'alors, elle était persuadée que les anges détestaient Samuel. Puis, en faisant parler le jeune Winchester, elle avait compris que ce nouveau venu usait très exactement de la même tactique qu'elle : faire croire qu'il était différent de ses congénères et désireux de les aider, quitte à passer pour un paria. Elle ne pouvait pas se laisser berner par une ficelle aussi énorme alors qu'elle l'utilisait elle-même pour prendre le cadet dans sa toile.
D'ordinaire, Ruby n'avait pas peur de grand-chose. D'abord parce qu'elle avait survécu des siècles en Enfer, ensuite parce que contrairement à d'autres, c'était une zélote jusqu'à l'os, animée d'une profonde ferveur religieuse envers la personne de Lucifer. Mais ce Castiel, qui avait ressuscité le frère de Sam, lui rappelait que les anges boxaient dans une toute autre catégorie. Lucifer en avait été un autrefois et ses pouvoirs étaient incommensurables. Si un ange mineur pouvait annihiler la mort, mieux valait de toute façon se tenir à distance d'eux.
Pourtant sa mission ne pouvait pas être abandonnée. Lilith et Lucifer comptaient sur elle. Son bénéfice serait incalculable si elle parvenait à fournir à son Maître enfin libéré de la Cage, un nouveau vaisseau humain renforcé, capable d'accueillir toute sa puissance… Un vaisseau qui aurait été nourri de son sang à elle. Un vaisseau assujetti au plaisir physique qu'elle lui donnait sous de nombreuses formes… Sam n'était qu'un idiot avec une coupe de cheveux ridicule, mais elle pouvait se faire à sa carrure et aux autres points forts de sa plastique… Il y avait des semaines qu'ils ne s'étaient pas vus. Son état de manque devait être intéressant. Le coin de sa bouche se releva et elle frémit d'anticipation.
Elle fendit l'air désagréable de la pièce où, du reste, aucun fantôme ne s'aventurait plus non plus, et elle emprunta l'escalier blanc aux marches noires vernies pour mener au second.
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New Orleans, Royale Street, 20 novembre 2008, 1h07 du matin
Cinq mètres plus haut dans la rue, toujours dans son camion banalisé qu'il avait loué pour plusieurs jours et se trouvait rangé le long du trottoir, Melvin Frohike ôta ses grosses lunettes et passa une main lasse sur son front dégarni. Surveillant à distance l'entrée de la Maison par caméra interposée, à côté de lui, Byers ne disait rien, mais quand il discerna une brillance derrière certaines fenêtres au premier, il poussa son comparse du coude.
— Hey, je crois qu'il y a quelqu'un à l'intérieur.
Le trio privé de son troisième membre toujours à l'hôpital à cause d'un inopportun trou dans le bide, se reconcentra instantanément. Les épaisses mains carrées et velues de Melvin coururent sur les commandes du véritable tableau de bord installé à l'arrière de leur estafette, dérivant pour l'essentiel de matériel utilisé par des techniciens de chaînes de télévision. Il afficha sur écran la vue provenant d'autres caméras qu'ils avaient discrètement installées un peu plus tôt dans la journée et qui cernaient la maison.
— Là ! Des lampes torches sans doute. Ils doivent y être.
— Tu crois qu'il faut prévenir déjà Mulder ou on attend d'être sûrs ?
Derrière son bouc rouquin soigneusement taillé, Byers pinça les lèvres, en proie à une indécision inhabituelle. Puis il fit claquer sa langue et soupira.
— Écoute, en temps ordinaire j'aurais demandé une confirmation mais avec ce qui est arrivé à Langly… mieux vaut le mettre au courant, dit-il en sortant son téléphone.
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Alexandria, Virginie du Nord, un peu plus tôt dans la soirée
En apercevant au bout du sentier la maisonnette nichée près d'un bois où vivait Mulder, Scully décéléra et arrêta son véhicule devant l'escalier menant au perron. Éteignant les phares, elle sortit de la voiture en resserrant son manteau autour d'elle. Passablement loin de tout, il vivait ici comme un ermite. Elle grimpa les marches en considérant le bardage blanc qui ceinturait la galerie soutenue par quelques fins piliers. Elle frappa un coup à la porte avant de l'ouvrir.
— Mulder ?
Elle avait essayé de le joindre pendant des heures et son inquiétude avait grandi, au point qu'elle s'était sentie obligée de venir vérifier chez lui.
Aujourd'hui, n'avait pas été un bon jour. Elle avait reçu à l'hôpital au milieu de l'après-midi un appel d'une psychiatre qui disait être la thérapeute de Mulder. Parallèlement, Scully qui était à son bureau, avait lancé quelques recherches sommaires sur son ordinateur, pour tenter de savoir si cette femme existait vraiment au registre des praticiens. Taxez-la de parano, mais c'était juste l'expérience qui parlait. Des quantités de gens essayaient toujours de retrouver Fox pour des raisons diverses et certains venaient jusqu'à elle. Elle savait très bien comment les débouter.
Mais cette fois, il y avait une petite chance pour que ce soit vrai. Elle ne s'était pas laissée démonter et avait fait dévier la conversation directement sur le plan médical en demandant des précisions sur son traitement en cours. Quand la femme lui avait servi le couplet de la confidentialité de la cure qu'elle connaissait fort bien, Dana qui comprenait pourtant, lui avait répondu qu'elle ne pouvait pas l'aider mais qu'elle était également inquiète car elle n'avait pas de nouvelles depuis longtemps.
Ce n'était qu'un demi-mensonge. Son interlocutrice avait dû le percevoir et avait tenté de la culpabiliser en soutenant que c'était très sérieux et qu'elle pourrait être mise en accusation pour non-assistance à personne en danger si quoi que ce lui soit arrivait. Hélas, la pauvre était mal tombée. Dana n'avait pas bâti sa carrière dans des milieux d'hommes en se laissant intimider, elle avait subi des pressions bien pires que celles-là auparavant. La thérapeute l'avait ensuite carrément accusée de mentir, en laissant échapper qu'il ne se passait pas une séance sans que Mulder ne parle d'elle.
Cette nouvelle-ci, par contre, l'avait un peu déstabilisée mais elle s'était aussitôt reprise : les vilaines vieilles habitudes avaient la vie dure. C'était peut-être ce qu'on voulait qu'elle croie. Elle avait répondu avec une froideur calculée qu'ils étaient séparés depuis plusieurs années, et qu'elle l'avait juste revu une fois l'année passée. Ce qui était rigoureusement juste.
Alors la voix de son interlocutrice avait tremblé et quand elle avait soupiré, Scully y avait senti toute la tension qu'elle recelait et la déception aussi.
— Donc il n'est pas venu vous voir récemment ?
— Pourquoi aurait-il fait une telle chose ?
— Parce qu'il s'est enfui de notre établissement où il avait été admis pour des troubles psychotiques graves ! Je suppose qu'il ne prend plus son traitement non plus ! Ce ne sont pas des médicaments qui peuvent être arrêtés sans surveillance médicale, vous comprenez bien, j'imagine ?
Scully avait encaissé le choc en plein plexus. Tout au fond d'elle-même, une petite voix insidieuse lui rappelait qu'elle avait eu des doutes au début mais qu'elle les avait faits taire… Toute cette affaire de convention des anciens du FBI n'avait-elle été simplement qu'un coup monté pour qu'il ne soit pas dans le pays et qu'ils aient du mal à le retrouver ? Elle avait du mal à la croire. Sans doute n'en avait-elle pas envie. Il s'était montré aussi normal que possible, si ce n'était plus attentionné, plus délibérément charmeur aussi peut-être…
Ses yeux la piquèrent à l'idée qu'il lui ait caché tout ça… à l'idée qu'il n'avait pas eu assez confiance en elle pour lui dire qu'il allait mal. Ils en étaient à un point où elle pensait qu'ils pouvaient se dire les choses… malgré tout. En tous cas, elle le croyait. Puis elle se rappela avec honte qu'elle lui avait relancé à la figure sa propension à l'autodestruction qu'elle ne supportait plus… Mulder et son putain d'orgueil masculin ! Il n'avait sans doute pas voulu qu'elle le voie comme un nouveau fardeau. Et dire qu'il l'avait même réconfortée quand elle était allée voir sa mère !...
Essuyant rageusement quelques larmes sur ses joues, elle s'était fait désinscrire du planning pour le reste de la soirée, et puis avait sauté dans sa voiture et roulé pendant un peu plus d'une heure et demie jusqu'à chez lui, quittant la conurbation de Washington pour la Virginie.
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Et maintenant, l'estomac noué, elle avançait à pas prudents dans son salon bordélique où une petite lampe était allumée sur sa table de travail noyée de paperasse. Les couleurs sombres et le sens très particulier du "rangement" de son ancien partenaire, consistant à entasser des piles de dossiers au petit bonheur et à considérer les murs comme des surfaces de travail valides pour y épingler une quantité de coupures de journaux et de bouts de papier qu'il voulait garder sous les yeux… rien n'avait changé à ce niveau. Il n'était toujours clairement pas un fan du ménage. Même son ancien appartement en ville était mieux rangé, c'était dire. Peut-être parce qu'il savait qu'à l'époque, elle pouvait y débarquer n'importe quand...
— Mulder ? C'est moi. Tu es là ?
Son cœur accéléra quand elle le trouva les yeux clos, affalé dans son canapé, sous un plaid à carreaux, plusieurs tasses vides posées sur un guéridon voisin. Pas de chance pour lui, quelques cadavres de bouteilles s'y trouvaient aussi, ce qui ne plaidait pas pour une ingurgitation de café... En le voyant aussi évidemment malheureux, la colère qu'elle avait ruminée pendant tout le trajet recula au second plan.
Elle n'avait eu aucune nouvelle depuis qu'il l'avait laissée pour aller seul à Chicago. Elle s'attendait plus ou moins à ce qu'il lui signale d'une façon ou d'une autre qu'il était rentré, mais il n'en avait rien fait.
— Mulder ? réitéra-t-elle en s'approchant pour toucher son front.
Il entrouvrit une paupière en grimaçant, la considéra d'un œil bleu passablement troublé et incrédule, puis le referma aussitôt en secouant la tête et en marmonnant quelque chose d'inaudible.
— Est-ce que tu es saoul ?
Elle n'obtint pas de réponse mis à part un ample soupir. Voyant cela, elle fit la moue, retira son manteau et décida de faire un peu de bruit, en commençant par rassembler les tasses sales et de les porter jusqu'à la cuisine ouverte attenante, avant de revenir pour jeter les bouteilles avec fracas.
— Première hallucination que je vois aussi portée sur le ménage… commenta-t-il les yeux toujours fermés.
— Qu'est-ce que tu dis ?
Le visage tendu, elle revint vers lui en voyant qu'il avait rouvert les yeux. L'expression de profonde tristesse qu'il avait en la contemplant lui mit les larmes au bord des yeux. Il tendit une main hésitante vers elle et elle la prit en s'asseyant près de lui.
— Mais qu'est-ce qui t'es arrivé enfin ?
De ses lèvres tièdes, il embrassa le dos de ses doigts frigorifiés.
— Qu'est-ce que tu fabriques ? demanda-t-elle avec un sourire surpris en essayant de récupérer sa main.
Il la regarda d'un air légèrement étonné et puis arbora un petit sourire timide. Ou penaud, elle n'aurait trop su dire.
— Ok, tu n'es pas ce genre de fantasme qui débarque chez moi en pleine nuit pour venir me border en petite tenue alors...
Elle prit un magazine qui traînait, le roula et lui tapa sur la cuisse avec, en lui adressant une œillade courroucée. Ce qui le fit rire doucement, contre toute attente.
— Oh c'est pas vrai ! comprit-elle. T'es tellement pété que je ne vais jamais pouvoir avoir une discussion sérieuse avec toi. Je suppose que ça devra attendre demain matin…
— Quelle discussion ? demanda-t-il en clignant des yeux.
— Comment ça 'quelle discussion' ? s'empourpra-t-elle un peu. D'abord tu disparais à Chicago et tu ne daignes pas me dire que tu es rentré, ensuite j'ai reçu un appel d'une femme aujourd'hui qui disait non seulement être ta psychiatre mais aussi que tu étais en institution depuis plusieurs mois ?! Elle soutient que tu leur as faussé compagnie… Est-ce que c'est vrai, Mulder ? Pendant tout ce temps, je croyais que ton traitement médical ne te réussissait pas mais en fait tu agissais bizarrement parce que tu ne le prenais plus ! Pourquoi ne m'as-tu rien dit, imbécile heureux !
— Est-ce que tu es vraiment là ? murmura-t-il en la regardant d'un air à la fois dubitatif et secrètement content.
Elle reprit son journal roulé et lui tapa plus fort deux ou trois fois dessus. Il leva les bras pour se protéger.
— Est-ce que c'est assez réel pour toi ?
— Aïeu. J'ai pas ça d'habitude… le mode dominatrice … Je vais être obligé de conclure que Dieu existe et qu'il a entendu mes prières…
Pas désireuse de le suivre sur ce terrain, Scully secoua la tête et il la retint par la main quand elle se leva. S'il parlait spontanément d'hallucinations, elle comprenait mieux ce que la supposée psychiatre voulait dire…
— Reste… implora-t-il d'une voix fichtrement caressante. J'étais si heureux, plus heureux que je l'ai été depuis longtemps… C'était comme avant…
— Qu'est-ce qui s'est passé à Chicago ?
— Rien… Enfin si, des trucs bizarres, mais bon, pas pire que ce qu'on a déjà vu toi et moi… Au fait, ton Ange du Seigneur n'est pas super en forme… Quand je suis rentré, j'ai appelé Skin-man pour lui dire que la piste que je suivais n'avait rien donné et il m'a carrément jeté de l'enquête qu'il m'avait confiée ! Sans une explication, et en m'ordonnant de ne parler de tout ça à personne… Et il a refusé de me voir ou de prendre le moindre de mes appels ensuite.
— Et bien ? Il s'est passé quelque chose de son côté qui l'a conduit à changer d'avis… c'est tout… Pourquoi est-ce que tu surr… ?
Elle ne finit pas sa phrase, parce que la réponse était évidente s'il n'était pas capable de penser clairement, et s'il était frappé par un accès de nostalgie galopante… Elle le regarda avec inquiétude. Mais pas longtemps car elle eut la surprise de sentir une vibration près d'elle et, à tâtons, elle repêcha le téléphone de Mulder tombé entre deux coussins du canapé.
— Pas étonnant que tu ne répondais pas… Donc à part mes messages, t'en as de Byers… Qu'est-ce que tu trafiques avec lui ?
— C'est top secret, ricana-t-il. Mais c'est inutile maintenant. Tu peux lui dire de plier bagage ? Je ne suis pas sûr de pouvoir taper correctement un message…
— Je ne vais pas lire ta correspondance privée…
— Pff, tu sais déjà tout de moi…
Embarrassée, elle pencha la tête sur le côté, à moitié atterrée par la façon dont il la dévorait des yeux, puis le considéra en plissant les paupières.
— Mulder, à part l'alcool, il y a une raison pour laquelle tu passes ton temps à essayer de me draguer ?
Il opina gravement en faisant la moue et ferma les yeux en soupirant.
Dans la main de Scully, le téléphone vibra de nouveau et elle eut le temps de le lire cette fois. Il disait : "Les Winchester sont dans la maison".
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(à suivre)