Je peux pas, j'ai piscine
Chapitre 7 – Entre deux eaux
Le ciel, couleur framboise, oscillait de droite à gauche, dans un mouvement irrégulier, écœurant et totalement imprédictible. Quelques nuages vaguement verts, probablement crachés par un volcan voisin, couraient de temps en temps d’un bord à l’autre de sa vision légèrement trouble. Une branche apparut. Disparut.
Il réalisa alors qu’il était allongé sur une surface dure et bosselée – du bois, peut-être. Oui, des rondins de bois liés les uns aux autres par une solide corde. Sa main droite effleura les aspérités ligneuses et une petite écharde vint se planter dans sa peau. Il la sentit à peine.
Où était-il et que s’était-il passé ?
Un mouvement particulièrement violent fit tressaillir tout son corps et des gouttes d’eau aspergèrent son visage. Sa tête roula sur le côté. Une tache jaune apparut dans son champ de vision.
– Spock, vous êtes avec nous ?
Il cligna des yeux, essayant désespérément de voir où il se trouvait et qui lui parlait. La tache jaune se révéla être l’uniforme du capitaine ; ce dernier, penché sur lui, le regardait avec angoisse. Spock voulut répondre « affirmatif », mais le son qui sortit de sa gorge ne ressemblait que très vaguement à un mot articulé. L’uniforme jaune disparut et laissa la place à une tunique bleue tout aussi familière.
C’est à ce moment qu’il s’aperçut des larges traînées vertes qui maculaient les deux vêtements.
– Spock, vous m’entendez ? Clignez des yeux si vous comprenez ce que je vous dis.
La requête du docteur McCoy était d’une simplicité déconcertante, et pourtant il eut toutes les peines du monde à l’exécuter.
– Bien, c’est bien. N’essayez pas de bouger, on va vous sortir de là. Dès que nous serons sortis de ce champ d’interférences magnétiques, Scotty nous téléportera et on s’occupera de vous sur l’Enterprise. Vous comprenez ce que je vous dis ?
Spock cligna des yeux lentement alors que la mémoire lui revenait. Une gerbe d’eau jaillit soudainement sur sa droite et retomba sur son épaule et son bras déjà humides.
– Nous sommes… sur le fleuve ? parvint-il à articuler, non sans difficultés.
McCoy hocha la tête.
– Nous avons pu fuir sur un des radeaux des Zannéens.
Le Vulcain pouvait nettement sentir l’angoisse qui sourdait des paroles du médecin en chef – parfaitement compréhensible, étant donnée leur situation précaire.
Les négociations avec le peuple zannéen avaient duré de longues heures et n’étaient toujours pas conclues lorsque le bruit d’une arme à feu avait retenti, tout proche. « Les Sinnk ! » s’était exclamé le chef de la délégation zanéenne en bondissant du fauteuil où il avait pris place, au bout de l’immense table de métal glacé…
… et le monde paisible de la planète Kh’Zort était brusquement devenu un enfer. Spock avait déjà eu l’occasion de constater de ses propres yeux, et ce à plusieurs reprises, les dégâts de la guerre, mais jamais jusqu’à ce jour il n’avait été pris au beau milieu de la mêlée. Leur interlocuteur s’était brusquement écroulé, la poitrine percée de dix-sept impacts de balles, et le Vulcain, sans réfléchir, avait attrapé McCoy par le poignet droit tandis que Kirk le saisissait du côté gauche pour le forcer à s’agenouiller sous la table. Une rafale avait fauché le plateau de métal tandis que l’odeur cuivrée du sang se répandait dans la salle.
Les Zannéens s’étaient rapidement organisés pour la riposte, et l’attaquant avait à son tour été jeté à bas par une grenade. Le souffle de l’explosion avait fait voler les vitres en éclat, derrière les trois ambassadeurs de la Fédération. Comment, dans ces conditions, avaient-ils quitté la salle, puis descendu quatre à quatre les marches d’un escalier bordé de flammes et jonché de cadavres ? Spock eût été bien en peine de le dire. Tout ce qu’il savait, c’était qu’ils avaient dévalé les trente-six étages qui les séparaient de la terre ferme, Kirk devant, Spock fermant la marche et McCoy entre eux. Une fois en bas, le capitaine avait hurlé quelque chose à propos du fleuve, que le Vulcain n’avait pas totalement compris. Une déflagration avait entraîné la perte momentanée de 56% de son ouïe.
Autour d’eux, le monde n’était que sang, et feu, et hurlements, et, au loin, le Nornassin roulait toujours ses eaux roses et bourbeuses. Ils avaient avancé au milieu des balles. Des cadavres s’amoncelaient déjà dans les rues. Des civils. Des enfants. Les bottes des trois officiers glissaient dans le sang d’un vert turquoise surréaliste alors qu’autour d’eux, des soldats revêtus de l’uniforme sinnk tiraient à l’aveuglette. Spock avait vu l’humanoïde se tourner vers eux, épauler son arme…
Ce qui s’était passé après, il ne s’en souvenait pas. Sa mémoire avait brusquement été aspirée dans un vortex effrayant, des années en arrière.
Le radeau heurta violemment la rive. Le Vulcain tourna la tête. Des arbres avaient remplacé la ville, et défilaient à une vitesse ahurissante.
– Tu n’aurais pas dû venir, murmura-t-il. Je devais survivre seul.
Une main peu amène lui envoya une gerbe d’eau au visage avant de le gifler sans trop de gentillesse.
– Pas de ça, Spock, annonça une voix définitivement masculine, qui le surprit (à quoi s’attendait-il ?). Plus que quelques minutes à tenir.
Le radeau filait à toute vitesse sur les eaux tourmentées du fleuve et il sembla au Vulcain qu’il remontait le cours du temps, sur quelques planches de bois pourri qui prenaient l’eau. Sur le rivage de sa mémoire défilaient les souvenirs de son enfance, et un, en particulier, se battait pour monter à bord, franchir les digues intérieures qu’il avait érigées contre de telles intrusions.
Le kahs-wan. L’initiation. [1]
C’était là qu’il aurait dû mourir, bien entendu, au milieu du désert de sa planète natale, sur le radeau de fortune qu’il n’avait même pas réussi à mettre à l’eau.
La boucle était enfin bouclée.
– Bones, les chutes !
Spock sentit deux paires de mains qui l’empoignaient fermement à droite et à gauche, puis le radeau s’envola dans les airs. Pendant un instant magique, le Vulcain vit la réfraction du soleil, tout autour de lui, dans les milliers de gouttes en suspension, puis la gravité reprit ses droits et le précipita dans les eaux mousseuses du Nornassin.
…
Le ciel, rouge sang – le sang d’un humain, bien évidemment – est immobile au-dessus de sa tête. Il trouve qu’il est assez stupide de mourir ainsi, ici et maintenant, uniquement pour avoir voulu respecter un des principes les plus sacrés de son peuple. Car il a bel et bien réussi à survivre dix jours seul dans le désert, et si ce le-matya [2] n’était pas arrivé aussi silencieusement dans son dos, alors qu’il s’efforçait d’aider l’oiseau géant pris au piège…
Le le-matya. Où est-il à présent ? Le jeune Vulcain, les yeux fixés sur le ciel, attend la mort qui, il le sait, aura deux larges crocs et un pelage d’un jaune tirant sur le vert, une crinière épaisse et emmêlée, des yeux noirs et brillants d’anticipation face à une proie si délectable. Il ne peut s’empêcher de regretter d’avoir peur. Il ne peut s’empêcher de penser à ses parents et à sa sœur. A ce qu’ils, et surtout elle, vont devenir sans lui.
– Spock !
Au lieu de la forme tant redoutée se découpe sur le ciel pourpre le visage de Lucy. Une main légère se pose sur son torse, où il ne sent déjà plus la douleur, puis disparaît presque immédiatement. Du coin de l’œil, Spock voit sa sœur se redresser, aller inspecter le radeau de fortune qu’il venait à peine de terminer lorsqu’il a entendu la plainte étouffée du lang-kar, puis revenir vers lui et le traîner dans la poussière du désert.
– Arrête… Tu me fais mal…
Il est certainement indigne d’un Vulcain de gémir ainsi, mais les griffes acérées du prédateur ont labouré son flanc et son torse, et chaque secousse envoie des ondes de souffrance à travers tout son corps. De la part de Lucy, aucune réponse, aucune réaction. La jeune humaine dépose sans trop de douceur son petit frère sur les planches qu’il a maladroitement assemblées afin de descendre le fleuve qui devait le ramener à la civilisation. Il sent sous ses doigts les aspérités du bois. Une écharde vient se planter dans sa peau tandis que la rive tangue un peu, puis disparaît.
– Tu n’aurais pas dû venir, murmure-t-il. Je devais survivre seul.
Une gifle retentissante manque lui arracher la tête. Il la sent à peine, tant son corps est engourdi. La course du radeau s’accélère. A côté de lui, Lucy pagaye comme si sa vie en dépendait. Ce qui est le cas, à y bien réfléchir.
– Je t’avais dit que c’était totalement stupide, mais tu ne m’as pas écoutée.
La voix nerveuse, saccadée, emplie de larmes mal contenues. Spock sait pourquoi. A ce qui est probablement la dernière heure de sa vie, il comprend enfin.
– Tu m’as suivi ? articule-t-il péniblement.
Il lui semble que sa langue a triplé de volume.
– Bien sûr. Tu t’attendais à quoi ?
– Je le savais.
Au moment de prononcer ces mots, il se rend compte qu’ils sont vrais : il sait, depuis le début de son kahs-wan, que Lucy l’a suivi pour le protéger en cas de danger.
– Tu as attendu le départ de Maman pour aller risquer ta vie, mais il n’est pas aussi facile de se débarrasser de moi.
Spock retient de justesse le rire tout prêt à sortir de ses lèvres en feu. Non, il n’est pas facile de se débarrasser de Lucy. Elle mêle à la ténacité d’un bouledogue l’entêtement d’un âne et la ruse d’un renard. Tandis que lui viennent ces absurdes métaphores, le jeune Vulcain réalise soudain qu’il n’a jamais vu de bouledogue, ni d’âne, ni de renard.
En revanche, il a vu un le-matya. Et même de très près. De trop près.
– Tu l’as tué ? demande-t-il avec un détachement qu’il n’a jamais réussi à atteindre auparavant, même au plus profond de la méditation la plus profonde.
Pas de réponse. Une gerbe d’écume mousseuse atterrit sur sa jambe gauche. Il sent à peine le froid de l’eau pénétrer les fibres du tissu de son pantalon et imbiber sa peau engourdie.
Il a perdu la notion du temps. Celle de l’espace aussi. Les minutes pourraient être des secondes – ou des années. Il pourrait être sur Vulcain – ou ailleurs, n’importe où, au fin fond de l’univers. Le ciel s’est mis à bouger, défile au-dessus de sa tête, rouge sombre à présent, frangé de nuages verts en provenance du volcan le plus proche. Il sent les battements de son cœur ralentir, le froid gagner ses pieds et ses mains. Si c’est ça, la mort, ce n’est pas si terrible. Ça ressemble même à s’y méprendre à la sérénité qu’il a recherchée en vain durant toute son enfance.
– Spock, reste avec moi !
Il sent le lien mental qui le relie à Lucy se crisper au fond de son esprit, se tendre comme une corde de lyre, dans une note suraiguë – un beau mi bémol – et résister de toutes ses forces pour maintenir éveillé son propriétaire. Il peut ressentir, physiquement, cette corde plantée en lui, impossible à déraciner, sur laquelle la mort est pourtant en train de tirer de toutes ses forces pour l’arracher à ses attaches terrestres.
– Tu le sens ? murmure-t-il. Le lien.
Mais si Lucy répond quelque chose, il ne l’entend pas. C’est à peine s’il sent l’eau se refermer autour de lui lorsque le radeau atterrit au fond du Grand Bassin de ShiKahr, là où mène le fleuve, là où il aurait dû arriver seul et triomphant s’il ne s’était pas attardé à sauver l’oiseau. Le lang-kar [3] auquel il est venu en aide vole en ce moment dans les airs, très haut, vers le cœur du désert de la Forge. Une vie pour une vie. L’échange ne lui semble pas si injuste. Après tout, on le lui a assez répété, il n’aurait pas dû exister.
La boucle est bouclée.
L’ordre des choses est rétabli.
…
Il reprit connaissance allongé dans un lit, et reconnut presque aussitôt l’odeur caractéristique de l’infirmerie de l’Enterprise. S’il ouvrait les yeux, il verrait le moniteur, à droite de son lit, qui mesurait ses constantes et avait déjà probablement prévenu le docteur McCoy que son patient était réveillé. S’il patientait un peu, il allait entendre les pas rapides du médecin, suivis d’une apostrophe plus ou moins aimable concernant son anatomie, à laquelle succéderait une variation sur le thème « vous avez eu de la chance » ou « ne refaites jamais un coup pareil »…
Avec le temps, ce rituel était devenu familier, presque rassurant.
Dix secondes s’écoulèrent avant qu’il ne perçoive le son d’une voix – mais une voix de femme, et non d’homme. Une voix qu’il aurait reconnue entre mille, et qui augmenta légèrement son rythme cardiaque, malgré le contrôle qu’il essayait de maintenir sur son corps et son esprit.
Il ne se trouvait pas sur l’Enterprise, mais dans un endroit qui n’existait plus.
La voix trahissait l’agitation, l’anxiété et la colère, mais, s’il saisissait inexplicablement les nuances de ses inflexions, il ne parvenait pas à leur trouver un sens. Le cœur toujours battant, il cessa de s’efforcer de comprendre logiquement comment Amanda Grayson pouvait être en vie, et se concentra sur la signification des mots qu’elle prononçait.
– … et si j’ai mon mot à dire dans l’éducation de notre fils, ce dont je commence à douter, j’aimerais savoir pour quelle raison tu as autorisé Spock à participer au kahs-wan.
Le kahs-wan. L’initiation.
Spock avait déjà vécu cette scène. Ailleurs, et durant la première moitié de son existence. Il se souvenait du ciel rouge au-dessus de sa tête, de la fumée verte du Yon-Alem [4], du radeau qui dansait sur les flots, de son corps qui s’engourdissait petit à petit et du lien mental qui, seul, l’avait maintenu en vie. Il se souvenait de son réveil à l’hôpital de ShiKahr, alors que ses parents se disputaient à son sujet, sans savoir qu’il avait repris connaissance.
Mais cela s’était passé des années auparavant, sur une planète à présent disparue.
Face à une telle aberration, il n’y avait qu’une seule conclusion possible…
… Je suis en train de rêver.
Le rêve était pour Spock une expérience nouvelle. Après en avoir bien évidemment connu la théorie toute sa vie, il avait rencontré, l’année précédente, la réalité des cauchemars de manière extrêmement brutale, lorsque, en proie à la fièvre et ses cellules immunitaires vulcaines décimées, il avait été assailli durant son sommeil d’images et de sons qu’il avait vainement tenté de repousser.
C’était une expérience qu’il ne souhaitait en aucun cas répéter. Le rêve était une terre sur laquelle il n’avait aucun pouvoir, et qui n’obéissait à aucune logique. Les Vulcains ne rêvaient pas.
Cependant, la sensation était différente cette fois. Spock sentait qu’il pouvait à tout moment, s’il le souhaitait, se réveiller, quitter la scène si cette dernière devenait trop perturbante, absurde ou chargée d’émotions. L’année précédente, lorsqu’il était tombé malade pour la première fois de sa vie, il avait perdu le contrôle sur son propre esprit, mais aujourd’hui, bien qu’il n’eût certes pas convoqué le songe, il en demeurait le maître.
Cette certitude le poussa à demeurer endormi, quoique vigilant.
Peut-être, aussi, l’envie dévorante, non, le besoin d’entendre à nouveau la voix de sa mère, si proche et si lointaine.
– Je n’ai rien autorisé du tout, Amanda.
Son père, dont la voix, comme toujours admirablement neutre, charriait malgré tout quelque chose d’insaisissable. Quelque chose qui, peut-être, avait toujours été là, mais dont Spock ne s’était pas rendu compte auparavant.
– Tu veux dire que, durant dix jours, tu ne t’es pas rendu compte que ton fils ne rentrait pas à la maison le soir ?
Ironie amère et blessante. Lorsque sa mère était en colère, ses mots dépassaient parfois sa pensée.
– Une fois le kahs-wan commencé, nul ne peut venir en aide aux participants.
Une fois de plus, les faits dans leur réalité brutale – avec un soupçon de mauvaise foi, peut-être.
– Sarek, c’est de ton fils qu’il s’agit ! Il aurait pu mourir dans cette stupide initiation ! Comment la vie de ton fils peut-elle t’importer si peu ?
Spock aurait voulu ouvrir les yeux, expliquer à sa mère que Sarek avait eu raison de le laisser participer au kahs-wan, et bien plus raison de ne pas être venu le rechercher. Il n’aurait pas pardonné à son père cette humiliation suprême.
Chose étrange, il avait bien conscience que ce raisonnement appartenait au jeune Vulcain de dix ans qu’il n’était plus. Celui qu’il était à présent, âgé de presque trente-trois ans, comprenait bien mieux le point de vue de sa mère. Il se rendait bien compte, avec le recul, qu’il était stupide de risquer sa vie pour un rituel aussi illogique, à ce point ancré dans l’émotion.
S’il avait lui-même eu des enfants, jamais il ne les aurait autorisés à participer au kahs-wan.
Quelle pensée hérétique, songea-t-il, et il eut envie de sourire.
– La vie de mon fils m’importe.
Spock retint une exclamation choquée. La véritable discussion entre ses parents ne s’était pas exactement déroulée de cette façon. Amanda avait pleuré et son père l’avait prise dans ses bras, puis ils avaient quitté la pièce sur la demande d’un guérisseur.
Cependant, quelqu’un (entendez sa sœur), par la suite, lui avait dit que Sarek avait réellement prononcé ces mots. Et d’autres aussi.
– Amanda, je ne te demande pas de comprendre, je sais que cela t’est impossible, mais écoute-moi. Spock a été blessé, mais il est hors de danger. Il a survécu à l’Initiation. Seul.
Il y avait à présent dans la voix de son père une émotion presque palpable – que là encore, le jeune Vulcain n’avait pas perçu à l’époque, mais qu’il entendait à présent très nettement, peut-être parce qu’il voulait l’entendre : de la fierté. Spock sentit son cœur se gonfler d’une joie totalement ridicule. Cette scène avait eu lieu des dizaines d’années auparavant – pire, elle n’avait jamais eu lieu. Elle n’existait que dans son esprit.
Et pourtant, lorsque sa mère effleura de ses doigts la joue de son fils, il eut l’impression que son cœur allait s’arrêter, que le moniteur allait brusquement s’emballer, que des guérisseurs viendraient le replonger dans un sommeil réparateur…
Il entendit en effet le sifflement aigu du moniteur, mais les rêves n’obéissant pas à la même logique que la réalité, Amanda se contenta d’embrasser doucement le front de Spock et quitta la pièce, suivi de son époux.
Il aurait pu choisir de se réveiller à ce moment. Il le sentait, il en avait la possibilité, il flottait entre deux eaux, entre la veille et le sommeil, et s’il avait décidé d’ouvrir les yeux, comme une partie de lui le pressait instamment, il aurait quitté les étranges contrées du songe.
Encore une fois, l’idée qu’il contrôlait, qu’il maîtrisait, l’incita à rester endormi.
Au fond de lui, une peur sourde, violente, qui battait à grands coups, cette même angoisse qui l’avait poussé, des années auparavant, à ériger une solide forteresse sur les ruines de son passé, à enterrer ses souvenirs pour qu’ils ne puissent plus jamais refaire surface.
Réveille-toi, imbécile !
Il savait que cette voix ne cherchait qu’à le protéger, mais…
… mais peut-être existait-il un autre chemin ? Le jour effroyable où ses boucliers avaient lâché, son alter ego l’avait mentionnée, cette tierce voie, ni humaine, ni vulcaine. Le chemin le moins emprunté. [5]
Pour la première fois depuis le jour où sa sœur l’avait quitté, penser à elle ne faisait pas monter en lui ce flot de colère aveugle qui l’avait submergé des dizaines de fois, avant qu’il ne décide de la bannir de son esprit, incapable d’accepter sa perte autrement qu’en l’effaçant purement et simplement.
Il ne se réveilla pas et attendit, certain qu’elle allait venir, parce que Lucy faisait toujours ce qui était interdit. Jusqu’ici, elle n’avait jamais vraiment réussi – à l’exception de ces jours de fièvre et de cauchemars durant lequel il avait vécu, jusqu’à la nausée, le jour de ses seize ans – à passer ses boucliers. Les archers sur le rempart avaient toujours bien fait leur travail. Certes, l’eau demeurait… conductrice. Voilà pourquoi Spock l’évitait prudemment.
Mais il lui faisait confiance. Elle trouverait bien une brèche quelque part, maintenant qu’il était prêt.
– J’imagine que tu es fier de toi ?
Il sursauta et ouvrit les yeux. Sans se réveiller.
La chambre d’hôpital était telle que dans son souvenir, blanche et neutre. Les hauts bâtiments de ShiKahr se dressaient, intacts, étincelants, de l’autre côté de la vitre légèrement teintée de noir pour protéger les yeux des malades de l’éclatant soleil vulcain.
Lucy était là, elle aussi, telle que dans son souvenir. Les bras croisés sur la poitrine, le visage sévère et ferme, les lèvres étroitement closes, le regard menaçant. Ses cheveux caramel étaient attachés en une queue de cheval très haute et très mal faite, débordant d’épis. Elle portait une tunique verte un peu délavée, froissée, et un pantalon noir – elle ne s’était pas changée depuis le moment où elle l’avait sauvé sur les bords du fleuve.
– Je… commença Spock, mais elle l’interrompit par un simple doigt levé en l’air.
– Tu n’as pas intérêt à prononcer un mot de justification. Tu es complètement inconscient et je ne suis pas certaine de te pardonner un jour.
Docile, il referma aussitôt la bouche. Il se souvenait que l’enfant qu’il était alors avait cherché à protester, mais aujourd’hui, tout ce qu’il voulait était la voir, l’entendre, se rappeler son visage et sa voix. Le souvenir lui faisait mal, mal à en mourir, il lui comprimait la poitrine à la faire éclater, pressait dans sa gorge des sanglots impossibles à refouler – mais il avait l’impression, après des semaines de marche dans le désert, d’entendre la poulie rouillée d’un puits, de voir trembloter à la surface de l’eau le reflet du soleil, et pouvoir enfin se désaltérer, à même le seau…
– Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu n’es pas assez Vulcain, c’est ça ? Tu avais besoin de prouver à ces imbéciles que tu es aussi fort qu’eux ? A la limite, passe encore, je pourrais comprendre, mais tu sais le pire ? Le pire, c’est que tu ne m’as même pas prévenue ! Qu’est-ce que tu croyais ? Que je te dénoncerais à Maman ou à Sarek ?
Non, il savait qu’elle ne l’avait pas fait. Elle n’avait rien dit à personne, elle avait même réussi à faire gober aux Anciens et à son père lui-même qu’elle avait attendu son frère à la lisière du désert, qu’elle avait vu le radeau descendre le fleuve et qu’alors, seulement, elle était montée à ses côtés. Ainsi, le kahs-wan avait été respecté.
– Lucy, je suis tellement… tellement désolé.
Ce n’était pas non plus ce qu’il avait dit, ce jour-là. La réplique sembla déstabiliser sa sœur, qui le fixa avec de grands yeux ronds, incrédules.
– Toi ? Toi, Spock, fils de Sarek, tu es désolé ? Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon petit frère ?
A son horreur, il sentit des larmes lui monter aux yeux. Oui, il était désolé. Désolé de ne pas l’avoir vue devenir adulte, de ne pas avoir pu la sauver ce fameux jour dans l’oasis d'Ahs-Yumau, de ne jamais lui avoir dit à quel point elle était importante pour lui.
Mais non, ce n’était pas ce qu’il avait dit ce jour-là. Ce jour-là, ignorant de l’avenir, stupide, plein d’orgueil blessé, il s’était contenté de hausser les épaules et de déclarer que le kahs-wan n’était pas valable parce qu’elle lui était venue en aide. Ils s’étaient disputés sur la notion de priorité. « J’aurais dû te laisser mourir pour que tu puisses continuer à essayer de survivre seul, imbécile ? » avait demandé sa sœur, hors d’elle, et il s’en était fallu d’un cheveu qu’il ne répondre oui. A cette époque, il voulait désespérément être Vulcain, parcourir la voie de ses pères, ne plus être différent, et il aurait donné n’importe quoi pour y arriver. Y compris sa vie.
Aujourd’hui, vingt-trois ans après, il comprenait. Il aurait donné n’importe quoi pour ressusciter sa mère, sa sœur, et tous ceux qu’il avait perdus dans l’explosion de sa planète. Y compris sa vie.
– Spock ?
La voix de sa sœur semblait à présent hésiter entre l’inquiétude et la méfiance. Il se jeta à l’eau. Métaphoriquement.
– Nous sommes dans un rêve, tu le sais, Lucy, n’est-ce-pas ? Un rêve où tu n’as rien à faire, parce que j’ai délibérément choisi de t’oublier, de ne plus jamais penser à toi ni parler de toi. Tout ceci… (il désigna d’un geste de la main la chambre qui les entourait) n’est pas réel. Cette scène se passe seulement… dans ma tête.
Une étrange sensation lui fit un instant perdre le fil du rêve : pendant qu’il parlait, il eut soudain conscience de n’être plus le jeune Vulcain qui sortait de l’Initiation. Il était redevenu le premier officier de l’Enterprise. Et lorsqu’il releva les yeux, une fois passé l’étonnement du brusque et indolore passage de son corps d’enfant à son corps d’adulte, il sentit son cœur s’arrêter une nouvelle fois. Car Lucy s’était transformée, elle aussi, en une jeune adulte, plus âgée qu’elle ne l’avait jamais été…
– Oh, Spock, dit-elle en secouant la tête, bien sûr que ça se passe dans ta tête, mais pourquoi faudrait-il en conclure que ce n’est pas réel ? [6]
Avant qu’il n’ait eu le temps d’opposer à cette phrase surréaliste des arguments logiques, elle avait fait une petite moue ironique et repris :
– Je sais, je sais. Pas assez rigoureux pour toi.
– Ce n’est pas toi qui me parles. Je suis en train de dialoguer avec moi-même. Tu ne peux pas me parler vraiment car tu es morte.
Il s’interrompit, abasourdi de ce qu’il venait d’admettre à haute et intelligible voix, même en rêve. En face de lui, la jeune femme qu’elle aurait pu devenir lui répondit par un sourire aussi radieux qu’inexplicable :
– Tu sais bien que j’ai toujours aimé tricher.
– On ne peut pas tricher avec la mort.
Lucy leva un sourcil.
– Ah bon ? Et qu’est-ce que je suis en train de faire, à ton avis ?
Spock ferma brièvement les yeux. Il savait qu’il aurait dû se réveiller, mais quelque chose le retenait mystérieusement, l’empêchait de reprendre conscience. Les mots suivants furent difficiles à prononcer.
– Je me suis toujours demandé si, quelque part, tout au fond de moi, je n’avais pas gardé… un morceau de ton katra, qui se serait accroché à ma conscience ce jour-là.
– Il n’a jamais été prouvé que les humains possèdent un katra, mais si tu veux formuler cela de cette façon, libre à toi. Spock, reprit Lucy en s’asseyant sur le bord du lit, si près de lui qu’il aurait pu la toucher s’il avait tendu le bras, je suis toujours là, en toi, je ne vais pas dire dans ton cœur parce que ça te ferait hurler, mais dans ton esprit. Tu peux essayer de m’enterrer, de m’écraser sous une montagne de discipline vulcaine, de m’étouffer sous la forteresse que tu as bâtie pour te protéger de mon souvenir, je fais toujours partie de toi et tu n’y peux rien.
Spock hocha la tête. Il ne faisait pas confiance à sa voix. Il se demandait, pas pour la première fois, comment faisaient les humains pour supporter, sans boucliers mentaux, la douleur de la perte, du deuil et de l’éternelle absence.
– Ils font comme ils peuvent, répondit sa sœur à son interrogation muette. En parlant de ça, ils sont inquiets pour toi. Tu devrais peut-être te réveiller.
Spock sentit une secousse traverser tout son corps et il comprit que Jim et McCoy étaient en train de le hisser sur la berge après leur plongeon forcé dans les chutes.
– Prends soin de toi, conclut Lucy en se levant, légère comme une ombre. Je t’aime.
Pendant un instant, il crut qu’il allait réussir à répéter ces mots, mais rien ne sortit de ses lèvres. Sa sœur sourit de nouveau, de ce sourire un peu triste qui lui rappelait leurs différences, l’ultime barrière qu’il ne pourrait jamais parvenir à franchir.
– Spock, tu n’as pas besoin de me le dire, je le sais. J’ai grandi avec toi, j’ai vécu à tes côtés pendant douze ans…
– 12,46 ans, corrigea machinalement le Vulcain.
Elle eut un petit rire.
– 12, 46 ans ont été largement suffisant pour t’entendre me dire « Je t’aime » des dizaines de fois, affirma-t-elle. Pas avec des mots, bien sûr, mais le message n’en est pas moins bien passé. Eux, par contre, ne t’ont pas connu enfant. Je ne suis pas certaine qu’ils aient aussi bien compris.
Spock ouvrit péniblement les yeux et se rendit compte qu’il venait d’être téléporté, ruisselant d’eau et de sang, sur l’Enterprise.
Eux, c’étaient Nyota, Jim, Leonard, dont les visages anxieux, penchés sur lui, étaient des fenêtres ouvertes sur des émotions tellement fortes, tellement intenses, tellement brûlantes qu’il se demanda comment ils pouvaient les supporter.
Quelque part dans son esprit, Lucy sourit une dernière fois avant de disparaître.
– Je te laisse entre de bonnes mains.
[1] Le kahs-wan est une initiation durant laquelle les jeunes Vulcains doivent survivre seuls, sans aide, durant dix jours dans le désert. Dans TOS (on l’apprend dans la série animée qui a suivi), Spock survit grâce à I-Chaya. Dans le reboot, on ignore tout du kahs-wan de Spock.
[2] Un le-matya est un prédateur vulcain, que le jeune Spock rencontre durant son kahs-wan (TAS).
[3] Lang-kar : oiseau vulcain.
[4] Yon-Alem : littéralement, « Feu de sel » (nom d’un volcan que j’ai inventé).
[5] « The road not taken » (ou « the road less traveled by », poème de Robert Frost que je cite souvent parce que je l’adore.
[6] Ma citation préférée d’Harry Potter…