Je peux pas, j'ai piscine

Chapitre 8 : Se méfier de l'eau qui dort

4325 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/04/2022 12:32

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Quelques gouttes d’OS dans l’océan - (mars avril 2022).



Chapitre 8 : Se méfier de l’eau qui dort



Il avait d’abord refusé de descendre avec le reste de l’équipage. Il fallait bien qu’un officier supérieur restât sur la passerelle. Il n’était pas fatigué (puisque les Vulcains ne se fatiguent pas comme les humains) et n’avait donc nul besoin de permission. Et, surtout, cette planète qui rendait réels paysages et situations imaginées par les visiteurs ne lui inspirait pas une bien grande confiance. De manière générale, ainsi que l’avait fait remarquer le docteur McCoy, tout ce qui échappait à son contrôle lui déplaisait. L’idée qu’une planète entière dépende d’une faculté aussi peu fiable que l’imagination le mettait mal à l’aise. Nyota s’était employée à le rassurer en lui affirmant que l’équipage était déjà descendu ici sans lui, au début de leur première mission, et que tout s'était très bien passé. Ce à quoi Jim avait négligemment ajouté qu’en cas de problème, ils pourraient avoir besoin de l’unique personne à bord entièrement dépourvue d’imagination.

L’argument était spécieux, en plus de se fonder sur de fausses prémisses, car Spock, tout Vulcain qu’il fût, n’était pas dépourvu d’imagination. Il jugeait simplement préférable de ne jamais la laisser s’exprimer. Cependant, comme expliquer cette nuance aurait fait perdre du temps à ses coéquipiers, il s’était contenté d’acquiescer et de monter sur la plate-forme de téléportation, à côté d’une Nyota surprise et ravie de ce brusque revirement d’intention.

Le capitaine avait choisi comme décor une immense plage de sable fin bordée de palmiers et de fleurs exotiques qui répandaient alentour un parfum envoûtant. Le ciel, sans un nuage et d’un bleu intense, se reflétait dans l’océan, à perte de vue.

– Je sais, c’est un peu cliché, s’excusa Kirk, mais quand j’avais une douzaine d’années, j’ai passé des vacances inoubliables avec ma mère et mon frère sur une plage qui ressemblait beaucoup à celle-là, alors j’ai pensé que…

Il haussa les épaules et fit quelques pas sur la grève. Le médecin en chef lui emboîta le pas, suivi de près par Spock et Nyota. Une légère brise tempérait agréablement la chaleur du soleil tandis qu’ils marchaient vers une table en bois, posée de manière incongrue au milieu de la plage. Sur chacune des quatre chaises longues qui l’entouraient se trouvait un maillot de bain posé sur une large serviette. Jim avait été jusqu’à choisir les couleurs en harmonie avec leurs uniformes.

– Parfaitement à ma taille, plaisanta Uhura en examinant le vêtement. Dis-moi, capitaine, tu n’as pas les yeux dans ta poche lorsqu’il s’agit de reluquer les femmes de ton équipage !

– Tu oublies que je t’ai vue en sous-vêtements le jour où tu m’as entendu respirer sous le lit de Gaila, rétorqua Jim sur le même ton léger, mais avec un petit regard d’excuse en direction de l’officier scientifique, qui lui offrit en retour un signe de tête.

Spock s’étonnait chaque jour davantage de la facilité avec laquelle il arrivait à comprendre les sous-entendus, verbaux ou non, provenant de ses coéquipiers et amis. Quatre années s’étaient écoulées depuis le jour où il avait pour la première fois mis le pied sur la passerelle de l’Enterprise en tant que premier officier sous le commandement de James Tiberius Kirk. Parfois, il avait l’impression très humaine qu’une éternité le séparait de celui qu’il était alors. Le changement s’était fait insensiblement, par indécelables paliers.

– Attention, Spock, ne rêvez pas trop, s’écria McCoy, sinon nous pourrons savoir ce qui se passe dans votre tête lorsque vous êtes seul !

Le Vulcain se tourna vers son interlocuteur avec l’intention de lui répondre que, bien évidemment, ceux de son espèce ne rêvaient pas, mais il trouva cette répartie bien trop prévisible et lui préféra quelques mots inattendus :

– Docteur McCoy, faites attention à ce que vous souhaitez. Vous pourriez regretter d’avoir souhaité connaître mes rêves.

Leonard eut un petit rire et s’empara d’un des verres posés sur la table.

– Champagne, Jim, sérieusement ? Tout ça n’était pas assez cliché ?

Mais déjà le capitaine, en maillot de bain jaune vif, se dirigeait vers l’océan. Spock se changea rapidement à son tour et s’avança vers Nyota qui l’attendait.

– Tu vas te baigner ?

– Si tu le souhaites.

La jeune femme lui planta un léger baiser sur les lèvres.

– Bien sûr. Je n’oublie pas que c’est l’eau qui nous a rapprochés.

Spock hocha pensivement la tête et saisit la main de sa compagne. Il se rappelait la fois où ils avaient marché le long du rivage, sur la baie de la Demi-Lune, alors qu’il était encore son professeur de xénoéthique. Leur conversation s’était prolongée tard dans la nuit, ils étaient rentrés par le même train et avaient partagé un repas végétarien dans un petit restaurant où il n’avait jamais mis les pieds. Ce soir-là, pour la première fois, il avait pensé à démissionner de son poste d’enseignant, mais il lui avait fallu plusieurs mois, et plus spécifiquement cette mission sur Tarany, au Lagon des Ames, pour qu’il comprenne enfin ce que représentait pour lui la jeune femme. De retour sur Terre, il avait envoyé au directeur de l’Université la lettre qu’il avait écrite quinze semaines auparavant et qui attendait sur son bureau ; et lorsque la réponse était arrivée, assortie d’un changement de poste, il était allé trouver Nyota pour lui expliquer ce qu’il ressentait pour elle.

Bien évidemment, il n’avait pas formulé les choses de cette façon, car à cette époque, le verbe « ressentir » était banni de son vocabulaire.

Ils entrèrent ensemble dans l’eau, main dans la main. Immédiatement, les sentiments de Nyota montèrent à l’assaut de ses boucliers mentaux. Il ne chercha pas à les repousser, mais au contraire, les accueillit avec confiance. L’eau était tiède, salée, parsemée d’éclats de soleil. Ils auraient presque pu se croire sur Terre.

– Commandant Spock !

La voix de Jim retentit, toute proche. Spock se tourna sans méfiance dans sa direction.

– Un spécimen digne de votre attention, ajouta le capitaine avec un rire en lançant au visage de son premier officier une gerbe d’eau salée.

Le vulcain hésita un instant. Bien évidemment, il n’était guère professionnel de noyer son supérieur hiérarchique. Mais, d’un autre côté, terriblement tentant.

Il n’a pas l’intention d’entrer dans le simulateur avec les autres. Il faut bien que l’un d’entre eux reste avec I-Chaya. Il ne fête pas comme eux la fin de l’année scolaire (puisque les Vulcains n’ont pas besoin de vacances, au contraire des humains) et n’éprouve donc nulle envie de « décompresser » après les examens. Surtout, cette attraction qui rend réels paysages et situations imaginées par les clients ne lui inspire pas une bien grande confiance. De manière générale, ainsi que le fait alors remarquer Lucy, tout ce qui échappe à son contrôle lui déplaît. L’idée que les événements générés au sein du simulateur dépende d’une faculté aussi peu fiable que l’imagination le met mal à l’aise. Fali s’emploie à le rassurer en lui affirmant qu’il a déjà fait cette attraction lorsque la foire est venue sur Vulcain, il y a trois ans, et que tout s’est très bien passé. Ce à quoi Lucy ajoute négligemment qu’en cas de problème, ils auront précisément besoin de l’unique personne du groupe dépourvue d’imagination.

En entendant ces mots, Spock lui jette un coup d’œil qui – du moins l’espère-t-il, car il n’est guère brillant dans le domaine de la communication non-verbale – exprime le mieux le sentiment d’injustice qu’il éprouve en cet instant. L’imagination est une faculté intéressante et nécessaire à tout bon scientifique ; le tort des humains consiste seulement à l’utiliser trop, et à se laisser trop souvent submerger par elle, pour pouvoir la maîtriser totalement. Son regard assassin est cependant perdu pour sa sœur, qui se contente de hausser les épaules et de demander un ticket au Talaxien responsable de l’attraction. Lollie, Matthew, Solal et T’Linva la suivent sans hésiter. Fali, appuyé sur ses béquilles, se tourne vers son ami.

– Tu as tort de ne pas venir, c’est une expérience fascinante.

– I-Chaya… commence Spock sur un ton peu crédible.

– … est parfaitement capable de se garder tout seul, répond le jeune Orion. Je ne suis pas sûr de comprendre la raison de ton hésitation.

Spock n’est pas certain de la comprendre lui-même. Depuis que la foire s’est installée dans le quartier humain de ShiKahr, Lucy n’a pas fait mystère de son désir de s’y rendre. Il y a trois ans, Amanda a refusé de la laisser y aller seule, et l’adolescente n’a pas voulu y être vue en compagnie de sa mère. A presque dix-sept ans, elle a obtenu gain de cause et a embarqué son petit frère avec elle. La partie vulcaine dudit petit frère aurait préféré que sa mère l’empêche de se joindre au groupe ; ainsi, il n’aurait pas eu à expliquer à Lucy que manèges et autres simulateurs ne l’enthousiasment pas outre mesure. Peut-être parce que le concept est entièrement humain. Si la communauté terrienne n’était pas si importante sur Vulcain, les Talaxiens ne s’arrêteraient même pas sur la planète tous les trois ans – question de rentabilité. Aucun membre de la communauté vulcaine normalement constitué n’irait de lui-même s’amuser dans une foire.

Pour cette raison, Spock a été très surpris de voir que les deux Vulcains à plein temps de la bande n’ont même pas hésité face à la proposition de Lucy. Pour Solal, dont l’unique but depuis quelques temps est de montrer à Matthew qu’il est capable de s’adapter à toutes les situations, cela peut se comprendre ; mais T’Linva, qui n’a rien à prouver à qui que ce soit, demeure pour Spock un complet mystère. En ce qui concerne Fali, sa moitié Orion pourrait expliquer son léger penchant pour le divertissement et les activités illogiques, mais Spock le sent presque aussi réticent que lui, malgré son discours officiel.

– Il me semble que tu n’as pas très envie d’y aller non plus, fait-il prudemment remarquer.

Un bref coup d’œil vers ses jambes indique à Spock tout ce qu’il a besoin de savoir : Fali ne partage pas sa perplexité sur le côté purement humain de l’activité. Il redoute simplement une crise neuronale qui l’obligerait à mettre fin à la simulation, empêchant les autres d’aller jusqu’au bout de l’expérience.

– Je quitterai la pièce avec toi si ça ne va pas, propose Spock en s’avançant vers le guichet.

Le visage de son ami s’éclaire brièvement, dans un demi-sourire qui donne à son visage une teinte d’un vert plus clair et semble ôter de son front les rides que sa maladie y a déposées prématurément. Spock se demande – pas pour la première fois – comment il a pu se rapprocher autant d’une personne qu’il ne connaissait pas un an auparavant. Il tient sa sœur responsable de ce miracle comme des autres.

Tous deux entrent dans le simulateur. Dans le sas, Lucy a traîné un peu, et même s’il est évident qu’elle les a attendus, elle ne fait aucun commentaire. Les portes se referment derrière eux tandis qu’une voix désincarnée leur explique que le simulateur va capter les pensées de la première personne entrée, à savoir Lollie. Spock soupçonne sa sœur d’avoir manigancé quelque chose avec sa meilleure amie. Il se tient légèrement en retrait, prêt à réagir à tout.

Lorsqu’apparaît la plage de sable blanc, bordée de palmiers, il ne peut se défendre d’une pointe de soulagement. C’est un endroit qu’il connaît puisqu’il l’a visité lors de son unique voyage sur Terre, quatre ans auparavant. Un voyage auquel Lucy, malade et en quarantaine, n’a pas pu se joindre. Nul doute qu’elle a en effet tout manigancé avec Lollie – à moins que cette dernière n’ait décidé de lui offrir (en avance de 1,18 mois) son présent d’anniversaire. A en juger par le ravissement proche de l’extase qui se peint sur son visage, elle vient en effet de recevoir un des plus beaux cadeaux qu’elle puisse souhaiter. Si Spock était humain, il éprouverait sans nul doute une pointe de jalousie à l’idée que Lollie soit davantage capable que lui d’émerveiller sa sœur.

Lucy a déjà piqué un sprint vers l’océan après s’être débarrassée de ses chaussures d’un coup de talon. Le petit groupe suit, chacun à son rythme, les humains d’abord, les Vulcains ensuite. Spock demeure volontairement en retrait, près de Fali qui progresse plus lentement à cause de ses béquilles. Les deux amies sont déjà dans l’eau avec Matthew qui essaye d’entraîner Solal à sa suite. T’Linva demeure prudemment sur la rive.

– Commandant Spock !

La voix de Lucy jaillit, claire et forte, et suffit à éveiller chez son frère des souvenirs d’enfance, les heures passées avec le tricordeur dérobé au centre d’entraînement à parcourir le désert en quête de « nouvelles formes de vies ». Lucy était toujours capitaine et responsable de la sécurité, alors que le jeune Vulcain jouait les officiers scientifiques, parfois médicaux. Leurs jeux ont disparu progressivement alors qu’ils sortaient de l’enfance, mais il suffit parfois d’un rien pour les faire ressurgir.

– Capitaine ? répond Spock.

Le visage de sa sœur s’illumine.

– Je crois qu’il y a ici un spécimen que vous aimeriez analyser, déclare-t-elle en désignant une créature translucide qui se meut paresseusement à la surface de l’eau.

Spock se tourne vers Fali qui s’est installé dans une chaise longue.

– Permission accordée, commandant, déclare-t-il avec un sourire.

Qu’un Vulcain fût capable, à trente-deux ans presque révolus, de se livrer à une activité aussi frivole qu’une bataille d’eau lui semblait parfaitement absurde. On le lui aurait dit qu’il ne l’aurait pas cru. Et pourtant, c’était bien lui qui s’était commis de la sorte, avant de nager dans l’eau agréablement tiède aux côtés de Nyota, et de l’embrasser occasionnellement, sans jamais perdre le contrôle sur ses boucliers mentaux. Sans même avoir à les renforcer, ni même à se poser la moindre question à ce sujet.

Lorsque Jim proposa un jeu basé sur l’imagination, il déclina et s’assit sur la grève, non loin du docteur McCoy qui somnolait au soleil, tandis que le capitaine et la jeune femme s’éloignaient en faisant naître par la simple pensée des créatures étranges et fantasques. Spock demeura seul quelques instants, les pieds dans l’eau, attentif à la caresse du vent sur sa peau, à la douceur du sable sous ses doigts, au silence uniquement troublé par le bruit apaisant des vagues.

Il aurait pu prévoir. Anticiper. Savoir. Au lieu de cela, il se laissa prendre totalement par surprise.

Bien évidemment, les lieux avaient ravivé en lui le souvenir de son premier voyage sur Terre, puis celui du simulateur à la fête foraine de Parkesh. Bien évidemment, ses boucliers mentaux étaient affaiblis par l’eau qui effleurait agréablement ses pieds nus.

Bien évidemment, Lucy profita de la brèche pour s’échapper de son esprit et se matérialiser à ses côtés. Lorsqu’il rouvrit les yeux, elle était là, à côté de lui, vêtue d’une tunique noire et rouge sur laquelle elle avait cousu plusieurs petits boutons multicolores. Ses longs cheveux auburn encadraient un visage plus âgé qu’il n’avait jamais connu. De toute évidence, son imagination, stimulée par les étranges pouvoirs de cette planète, avait recréé une Lucy d’une trentaine d’année, comme si elle était restée en vie.

– Salut, dit-elle en le regardant par-dessous une mèche rebelle.

Incapable de lui répondre, il lui adressa un petit signe de tête. Il suffisait qu’il cesse de penser à elle, qu’il ramène ses pensées au cœur de sa citadelle intérieure, et elle disparaîtrait. Pourtant, il ne parvenait pas à effectuer ce basculement infime qui le délivrerait de la douleur de la perte. Elle était là, à côté de lui, et peu lui importait qu’elle ne fût pas réelle, peu lui importait qu’elle ne fût qu’une partie de lui-même, elle était . A très exactement 96 centimètres de distance.

– Bonjour, répondit-il d’une voix qu’il s’efforça d’empêcher de trembler.

– Mon frère assis en maillot de bains sur une plage du Pacifique, ironisa la jeune femme. Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de Spock, fils de Sarek ?

Il haussa les épaules, trop ému, trop humain pour prononcer un seul mot. Lucy le regardait avec une attention dérangeante. Elle semblait tout aussi émerveillée de le voir qu’il l’était, lui, de la sentir à ses côtés.

– Ce n’est pas vraiment toi, n’est-ce-pas ? murmura-t-elle en tendant une main hésitante vers lui.

Ses doigts s’arrêtèrent à quelques centimètres de sa peau. Elle semblait avoir aussi peur que lui.

– Bien sûr que c’est vraiment moi, répondit-il, plus hiératique que jamais. C’est toi qui n’es pas vraiment là. Tu n’es qu’une incarnation de mon imagination.

– Parce que tu as de l’imagination, toi ?

Les mots étaient sortis naturellement, spontanément, comme s’ils s’étaient quittés de la veille et reprenaient la conversation interrompue plus de seize ans auparavant. Des avantages d’être humain, des inconvénients de l’être trop – leur éternel débat.

Lucy s’était figée, comme si elle s’était elle-même rendu compte de l’incongruité de la situation. Elle secoua la tête, comme elle le faisait, enfant, lorsqu’elle souhaitait sortir d’une conversation qui la dépassait, l’ennuyait ou la mettait mal à l’aise.

– La dernière fois que tu m’as… convoquée, reprit-elle avec hésitation, tu étais blessé. Est-ce que… est-ce que ça va ?

C’est alors qu’il comprit que quelque chose n’allait pas.

Ce n’était pas la première fois que Lucy venait lui rendre visite depuis sa mort, mais c’était la première fois qu’elle agissait de cette façon.

Tout avait commencé lorsqu’il avait repris la natation, sur Terre, à l’Académie de Starfleet. Les souvenirs qu’il avait emprisonnés au plus profond de lui après sa mort avaient – sans mauvais jeu de mots – refait surface. L’eau avait toujours eu sur lui cette emprise étrange et terrible. Bien qu’il fût parfaitement capable de tenir à distance à présent les émotions des autres, il éprouvait toujours au contact de l’élément liquide cette espèce de dissolution de la conscience, cette impression que le passé n’était pas mort, qu’il ne le contrôlait plus.

Mais jusqu’ici, il n’avait fait que revivre certains événements de sa vie. Jamais Lucy ne s’était adressé à lui de cette façon, n’avait interagi avec lui au point de presque le toucher, n’avait relié entre eux les moments où elle lui était apparue. Il ne s’agissait pas d’une Lucy douée de conscience, inscrite dans le flux du temps, mais d’une image fixe de la jeune fille qu’elle avait été, qui lui apparaissait depuis leur passé commun, comme scintillent au fond du ciel des étoiles mortes depuis des siècles.

Aujourd’hui, son imagination n’était pas aux commandes. Lucy vivait à côté de lui, douée de pensée, de sentiments, plus réelle qu’elle ne l’avait jamais été. Et alors qu’il aurait voulu couper court à cette conversation, faire disparaître ce dangereux fantôme, reprendre le contrôle sur la situation, il s’entendit prononcer les mots qu’il prononçait lorsque sa sœur s’enquérait de sa santé, lorsqu’ils étaient enfants, et qu’il ne parvenait pas à lui répondre qu’il se sentait bien.

– Je suis parfaitement fonctionnel.

Un sourire éclaira le visage jusqu’ici soucieux de la jeune femme.

– Alors, Starfleet, hein ? Je suis impressionnée. Commandant Spock, ça sonne quand même vachement bien !

L’entendre prononcer son titre et son nom le fit frissonner. Il ne parvenait pas à détacher les yeux de son visage, comme si elle allait disparaître au moment où il fermerait les paupières. Ses joues s’étaient un peu creusées ; son teint, naturellement mat, était revêtu d’un hâle soutenu et quelques petites taches plus foncées étaient apparues sur les pommettes ; le grain de beauté, sur sa paupière gauche, n’avait pas bougé, mais il lisait dans ses yeux d’un brun doré une forme de lassitude, ou de tristesse, qu’il ne lui avait jamais connue.

Il s’interrompit au moment où il s’apprêtait à l’interroger sur sa vie. Comme s’ils n’avaient fait que se perdre de vue dans des circonstances indépendantes de leur volonté, et renouaient après des années de séparation. Comme si elle avait grandi, évolué, vécu durant ces seize ans qui le séparaient de leur dernier contact réel.

Dans un nouveau frisson, Spock se leva précipitamment et fit deux pas en arrière, se soustrayant au pouvoir perfide de l’eau qui amollissait toujours ses boucliers et risquait de l’amener au bord de la crise intérieure. Il aurait dû se méfier davantage, couper court bien avant à ce dialogue en apparence anodin. Il est toujours dangereux de parler avec les morts.

Surprise par ce brusque mouvement, Lucy l’imita. Elle semblait déjà un peu plus transparente.

– Attends ! s’écria-t-elle. J’ai plein de choses à te dire…

Il secoua la tête.

– Tu es morte, Lucy. Tu n’existes que dans mon imagination. Tu n’as rien à me dire que je ne sache déjà.

Elle ouvrit la bouche pour rétorquer quelque chose, mais le Vulcain avait repris pied sur la terre ferme, sur le sable sec. Le soleil faisait disparaître sur son corps les gouttelettes d’eau qui s’y étaient déposées. Et le corps de Lucy, déjà à moitié translucide, s’évanouit dans l’air pur.

Spock resta quelques instants immobile, les bras le long du corps, les poings contractés, les dents serrées, incapable de démêler les sentiments qui luttaient en lui pour parvenir à sa conscience.

– Spock !

La voix du docteur McCoy, toute proche, le fit sursauter. Le médecin en chef était là, à quelques mètres, et fixait avec des yeux agrandis par la surprise l’endroit où s’était tenue Lucy. Spock sentit ses muscles se détendre, ses boucliers se remettre en place, ses émotions s’apaiser. McCoy, en maillot de bain, décoiffé et mal réveillé, incarnait une réalité solide, tangible, qui venait remettre le monde à l’endroit.

– Docteur ?

– Qui… qui était-ce ? demanda le médecin en se passant la main sur le visage.

Il eût été facile pour Spock de lui faire croire à un rêve, mais évoquer Lucy ne lui semblait plus impossible. Lorsqu’il repensait à ce qu’il avait fait pour effacer de l’esprit de Leonard le souvenir de sa sœur, il n’était plus certain de comprendre les raisons qui l’avaient poussé à supplier son alter ego de pratiquer à sa place la fusion mentale qu’il était incapable d’accomplir. Il trouvait sa réaction excessive, peut-être même stupide. Après tout, elle avait failli lui coûter son amitié avec le médecin en chef de l’Enterprise.

– Spock ? insista ce dernier.

– Vous étiez curieux de savoir quels étaient mes rêves, répondit le Vulcain avec le haussement de sourcil qui, chez lui, équivalait à un sourire moqueur. Vous voilà exaucé.

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