Le prix de la vie
Comment raconter Tarsus ? Tarsus, c'était pire, voilà. Pire que tout. La seule chose qui m'a permis de tenir, de survivre c'était cette unique pensée : je n'aurais pas dû être là. C'était la faute à ma mère, à mon frère, à mon beau-père. À mon père surtout. S'il n'était pas mort, s'il ne nous avait pas abandonné pour mourir en héros, j'aurais grandi normalement sur Terre et je ne l'aurais jamais quittée pour aller crever de faim sur une planète éloignée de tout.
Aujourd'hui je sais que ce n'est pas vrai. Dans un autre univers je serais peut être allé sur Tarsus, un peu plus tôt ou un peu plus tard. Peut-être l'ai-je fait. C'est quelque chose que je ne demanderais jamais même à celui qui pourrait me répondre. À quoi bon ?
J'y étais. Je n'aurais pas du être là mais j'y étais, moi et 8 234 autres personnes. Je connais les chiffres. Il y avait 8235 personnes sur Tarsus à mon arrivée. À l'arrivée des secours il restait 3977 survivants. 3958 personnes sur les 4000 qui devaient vivre, 19 sur les 4000 qui devaient mourir. Et Kodos. J'ai entendu quelqu'un dire aux dernières commémorations qu'il fallait se réjouir qu'autant de personnes aient quand même survécu.
Mais ces chiffres sont faux. Il n'y a pas 3958 survivants. Il y en a 2421. 125 personnes sont mortes des suites de la famine dans les trois semaines qui ont suivi l'arrivée de la Starfleet. 36 autres ont du être placées dans des endroits où on prend soin d'eux. Une jolie périphrase pour dire qu'ils sont enfermés, réduits à l'état de légume après ce qu'ils ont vu. Leur esprit a décidé que c'était plus simple ainsi. Parfois, je les envie. Les autres se sont suicidés.
Je me trompe sans doute en disant qu'il y a 2421 survivants. Nous sommes là depuis une dizaine de jours. J'ai perdu le fil du temps. Il s'étire tellement ici. Dix jours donc, peut être. Les chiffres peuvent avoir changé. Il peut y avoir eu un autre suicide, un autre stupide accident, un autre sacrifice héroïque. Il y a tellement de façons de mettre volontairement fin à ses jours sans en avoir l'air.
Non, je ne fais pas partie de ceux-là. Je sais que mon comportement en donne parfois l'impression mais la vérité, c'est que j'ai toujours été un casse-cou. Je ne cherche pas à être tué dans l'action, je cherche juste l'action elle-même. Quand l'adrénaline vous submerge, vous oubliez tout le reste, toute la souffrance, tous les souvenirs que vous devez traîner derrière vous comme des boulets. Vous êtes libre et vivant. Le reste du temps, je ne suis pas sûr d'être en vie. Je ne suis qu'un survivant qui lutte pour la prochaine goulée d'air.
Je connaissais plus ou moins bien 231 personnes sur Tarsus. Je vous l'ai dit, je connais les chiffres. Je ne peux pas les oublier. Ceux que je connaissais ? C'était des gens biens, des connards fini, des professeurs, des agriculteurs, des commerçants, des camarades de classe. C'était des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, humains et non-humains. Juste des gens en somme, et au final, juste des noms qui ont rejoint une liste ou l'autre. Je ne connaissais pas leur nom à tous. Certains, je ne les connaissais que de vue. Un marchand, un type qui passait tous les jours à 7 h du matin devant ma fenêtre en chantonnant, ce genre de personnes. Des inconnus, mais c'étaient des vraies personnes et après, après Tarsus, après la faim, j'ai regardé les listes et les photographies. Pour apprendre chaque nom, retenir chaque visage. Sur ces 231 personnes, 127 sont morts. Sur ces 231, 28 enfin étaient des gens à qui j'étais lié, que ce soit par l'amitié, le respect ou des vulgaires rancunes de gosse. 7 ont survécu. Les autres, leur existence, selon Kodos, était ''une menace pour le bien être de la société''. Il n'étaient pas des ''membres valables de la colonie''.
Voilà. Ça ce sont les chiffres. Ceux qu'on trouve dans les rapports, et ceux que nous autres survivants nous répétons jours et nuits. Ces chiffres sont importants. Mais ils sont néfastes. Ils changent les gens en statistiques.
Moi par exemple. Je suis un pourcentage. Une minuscule ligne sur un graphique. Je fait partie des 8235 personnes vivant sur Tarsus au moment de la famine. Je fais partie des 3958 survivants de départs, des 2421 survivants actuels, des 4000 condamnés à mort.
Uhura, ne me regardez pas comme ça. Quelle différence cela fait que j'étais sur une liste ou l'autre ? Que je sois sur la colonne de gauche ou de droite sur un tableau statistique ? Mais oui, j'étais condamné à mort. Un jour j'ai calculé moi même les pourcentages de ma survie, et je vois Spock le faire dans sa tête alors que je parle. 0, 0012. Voilà. C'était mes chances de m'en sortir.
Les chiffres rationalisent Tarsus. Ils ne la racontent pas. Ils ne permettent pas de comprendre, juste de hocher la tête d'un air misérable et de dire que ''c'était horrible'' et que ''plus jamais ça''. J'imagine que c'est ce qu'ils ont dit après les tranchées de Verdun ou les douches de Treblinka.
La vérité, c'est qu'il n'y a pas de mot pour expliquer l'horreur de Tarsus, juste des chiffres. On ne peut pas parler de génocide. Kodos nous a désignés pour d'autres raison que la race ou la couleur de peau. Ce n'était pas un ethnocide. Le mot de massacre est juste, mais il ne dit pas toute l'organisation qu'il y avait derrière cet acte. Barbarie ? Ce mot a été trop utilisé pour garder de sa pertinence. Il y a des dizaines de mots que l'homme a employé pour expliquer ce dont il est capable. Le XXe siècle nous a fourni beaucoup de ces mots. Shoah. Solution finale. Holocauste. Ils ne sont pas appropriés pour Tarsus. Pas parce que c'était pire ! Je ne dis pas ça. Je dis qu'on ne compare pas deux horreurs. Peut-être faut-il employer les mots et les phrases des bourreaux et des juges. ''Extermination systématique d'une partie de la population'', ça c'est l'expression qu'a employé la Fédération. Exécution, ce sont les mots de Kodos. Mais comment ces mots, ces chiffres peuvent raconter Tarsus ?
C'était Tarsus. Ça, c'est ma phrase pour expliquer ce qui c'est passé. Seul le silence peut expliquer l'horreur et les cris et les larmes.
Tarsus ne se raconte pas. Tarsus se vit. Mais, peut-être, ici et maintenant puis-je tenter de le faire.
Tarsus c'était différent de cette tranchée. Déjà parce qu'on avait de l'eau, qu'on pouvait bouger. Ensuite parce qu'on pouvait se battre pour essayer de s'en sortir, courir, hurler, voler, se cacher. Je l'ai fait, nous l'avons tous fait. Tarsus c'était autant une prison que cette tranchée de boue. Mais Tarsus, c'était plus lent encore, et pire, parce qu'on avait toujours l'espoir qu'il y aurait de la nourriture dans la prochaine maison qu'on fouillerait, qu'on trouverait un animal à tuer dans les bois. Et l'eau nous gardait en vie, un peu plus longtemps.
Très bien. Je vais essayer de raconter.
…
Tarsus, c'était le paradis. C'est l'impression que j'en ai eu en arrivant. Jusque là, je n'avais quitté l'Iowa que pour de brèves excursions à San Francisco et je n'avais vu de cette ville que l'aéroport, le cimetière et le campus de Starfleet. Vous savez ce que c'est, cette sensation qu'on éprouve quand on pose le pied pour la première fois sur une planète. Cette sensation d’irréalité, d'être ailleurs physiquement et mentalement. D'être de l'autre côté de l'arc-en-ciel.
En réalité, Tarsus n'était pas différente d'une dizaine d'autres planètes de colonisation. On y trouvait des champs de céréales et des fermes perdues entre des forêts, des montagnes et des marécages. J'étais habitué aux immenses champ de blé de l'Iowa et ces petites fermettes et minuscules champs, c'était bucolique à souhait. Les arbres étaient incroyables. Parfois deux fois hauts comme ceux de la Terre, avec des formes et des couleurs incroyables. C'étaient des arbres tourmentés, noués, avec des feuilles aux teintes brunes et grises. La plupart des enfants ne s'approchaient pas des forêts, pas parce qu'elles étaient dangereuses mais parce qu'elles ressemblaient aux forêts maudites des contes pour enfants.
J'ai posé le pied sur Tarsus au mois d'août terrien. Là bas, c'était le début du printemps. Je devais y rester un mois. Au bout de trois semaines je demandais à ma mère de prolonger mon séjour. Elle ne prit même pas la peine de me répondre, se contentant d'envoyer son autorisation à l'école où je résidais. J'ai vu les champs de Tarsus au moment des semailles et pousser rapidement. Trois mois après mon arrivée, la récolte était imminente. Les céréales étaient deux fois plus hauts que sur Terre, les arbres chargés de fruits. Nous, les gosses doués,...
Je vais trop vite. J'étais dans une école pour enfants trop intelligents, incapable de se fondre dans la masse, brillants mais insolents ou paresseux. Il y en avait plusieurs dans la colonie, et les enseignants circulaient de l'une à l'autre. On était quinze enfants et six adultes présents en permanence dans la ferme-école où je logeais. On jonglait avec les équations le matin, on travaillait aux champs l'après-midi. J'ai appris à pêcher, à réparer un filet ou un moteur, à semer le grain, à résoudre un problème mathématique, à assembler un communicateur. Les professeurs nous traitaient comme des enfants quand on avait besoin de l'être, comme des adultes quand on montrait qu'on pouvait l'être. Ce respect et cet amour qu'on recevait, c'était...
Donc, nous guettions le jour de la récolte des premiers fruits. J'étais là depuis trois mois, et ceux qui étaient déjà là l'année précédente me mettaient l'eau à la bouche en me décrivant la taille des fruits et le festin qui avait été fait. Nous étions tellement concentrés sur les arbres fruitiers que nous n'avons pas remarqué les tâches sur le blé qui mûrissait au soleil.
Et puis un jour, quelqu'un a remarqué quelques plants morts dans un champ. On les a arrachés et le champ a été traité. Quelques jours plus tard, d'autres plants étaient malades. L'une des professeurs était spécialiste en agronomie. Elle les a examiné et je me rappellerai toujours comment son visage s'est figé tandis qu'elle prenait des échantillons à examiner au microscope. Elle est resté toute la journée penchée dessus et je me souviens m'être dit que quelque chose n'allait pas.
Elle est partie dans la soirée pour parler aux responsables de la colonie. Elle n'est jamais revenue.
Je vois les têtes que vous êtes en train de faire. Vous vous demandez ce qui lui est arrivé. Je me le demande encore. Mais voilà, le lendemain, trois hommes sont venus. Ils nous ont expliqué qu'il y avait un problème avec les récoltes et que cette femme, Eva Nowak, allait rester en ville pour aider à le résoudre. Ils venaient chercher ses travaux pour l'aider. L'un d'eux posa des questions à tous les enfants et adolescents, pour savoir sur quoi travaillait le docteur Nowak et si elle parlait avec nous de ses découvertes. Il ne me plut pas.
Je crois qu'elle était encore vivante à ce moment. Ils devaient espérer qu'elle résoudrait le problème. Je crois aussi qu'ils ne voulaient pas que la panique naisse dans la colonie et que c'est pour ça qu'ils ont emportés tous ses travaux.
Je pense qu'elle a voulu parler et qu'ils l'ont fait taire par la suite. Le saviez-vous ? Il y a eu deux appels au secours auprès de la Fédération, un anonyme et le second officiel. Peut-être le docteur a-t-elle payé de sa vie l'appel anonyme, celui qui fut considéré comme une plaisanterie et ignoré. Peut-être. Son corps a été retrouvé. Selon l'autopsie, elle a été tuée d'une balle dans la tête et jetée dans un soubassement des bâtiments de l'administration immédiatement muré. Elle n'a même pas été enterrée.
Était-ce louable de ne pas vouloir que les colons paniquent ? Je ne sais pas. Mais ce fut nocif pour tous. Dans la semaine qui suivit, on récolta le blé. Il n'y avait eu que quelques plans contaminés, nous ne nous inquiétons pas. À l'école, nous savions qu'il y avait un problème mais nous faisions confiance au docteur Nowak.
Le blé fut récolté donc, et envoyé en ville. La colonie fonctionnait sur un juste partage de la nourriture et tout était stocké là bas. Il y avait plus de trois cent fermes sur Tarsus qui ont toutes envoyées leurs récoltes sur quatre lieux de stockage. Selon les témoignages des survivants, on pense qu'environ quinze exploitations étaient touchées par la moisissure. Malheureusement, chacun des lieux de stockage reçu des récoltes issues de ces exploitations.
Il n'était pas trop tard alors je pense. Il aurait suffi... Je ne sais pas. Quand les agronomes ont constatés que les stocks étaient infesté, il aurait fallu prévenir les paysans, interdire d'envoyer les récoltes suivantes en ville, de tout conserver sur place. Ce ne fut pas fait.
Cela vous le savez. C'est dans les rapports et les livres d'histoire. Nous pendant ce temps, nous étions en train de jouer et d'apprendre. J'ai commencé au bout d'un moment à soupçonner quelque chose, dans la manière qu'avaient les adultes de discuter à voix basse, de nous jeter des coups d’œil furtifs et inquiets.
Le blé était récolté. Quand vint le tour des fruits et légumes d'été, des camions vinrent à la ferme. D'habitude, nous allions nous même livrer le produit de nos récoltes. C'était anormal. Les camions ont tout pris malgré les protestations des adultes.
Je vous l'ai dit, ils étaient six avec nous. Un couple de fermier était là en permanence. Ils s'occupaient de l'entretien de la ferme et de notre bien être. Une poignée d'entre nous auraient voulu que ce soit leurs parents. Pas moi, je ne voulais pas de parents, merci bien. J'avais assez de mal avec ma famille. Mais je les aimais beaucoup. Il y avait quatre autres adultes, un médecin-psychologue et trois pédagogues et scientifiques qui allaient d'une des écoles pour enfants doués de la colonie à l'autre. Des gens brillants. Ils partirent avec les camions. Ils avaient ordre d'aller aider à la résolution d'un problème scientifique. Il n'y eut pas besoin de les forcer. Ils commençaient à se faire une idée de ce qui se passait je pense, et voulaient protester contre le déroulement des événements.
Le lendemain, on apprenait que le gouvernement collégial de Tarsus était démantelé pour incompétence et un gouverneur avait été nommé. Nommé par qui, mystère. Son portrait ne fut pas diffusé.
C'était Kodos.
Notre réaction à tous, adultes et enfants fut de se demander qui était ce type. Il n'était pas au gouvernement. Ce n'était pas un scientifique. Aujourd'hui encore, on ignore qui était Kodos. On n'a que son nom inscrit sur les registres de la colonie. Un homme sans passé, qui détruisit le futur de plus de 8000 personnes.
Le soir, nous étions tous attablés quand un nouveau communiqué fut transmis. Nous gardions tous les appareils de communication allumés en permanence désormais, comprenant que quelque chose d'anormal se passait. Kodos proclama la loi martiale et réquisitionna toutes les récoltes. Mais cela, vous le savez aussi.
Je me rappelle des paroles de Kodos et de sa voix. Cette voix... Elle était grave et profonde. C'était la voix d'un acteur et d'un politicien, chaque syllabe destinée à frapper au ventre l'auditeur. Je n'oublierai jamais cette voix. Elle cherchait à nous charmer et elle réussit. Personne ne se rebella. Tous les midi et tous les soirs, Kodos assurait que la Fédération était prévenue, qu'on nous enverrait des secours, mais qu'en attendant, il fallait faire preuve de courage et de sacrifice. Et nous hochions la tête.
Les professeurs étaient partis, il n'y avait plus de cours. C'était l'été. J'aurais du voir ce qui se passait. Ne me regardez pas comme ça. Oui, je n'avais que 13 ans. Dès fois je me réveille en sursaut avec le besoin de le hurler. Je n'avais que 13 ans et j'étais censé prendre des décisions pour sauver ma vie, pour sauver... Mais même à 13 ans, j'aurais dû voir venir la suite.
Le manque de nourriture ne s'est pas fait sentir tout de suite. Il a été progressif. Les desserts ont disparu, les fruits et légumes devenaient de moins bonne qualité. Les Kheloufian, nos logeurs, revenaient plus sombres du marché et avec des paniers de plus en plus vide. Nous mangions à notre faim pourtant. Tout le monde semblait d'accord pour dire que les enfants avaient la priorité. Difficile à croire aujourd'hui, mais il y avait un véritable esprit d'entraide.
Nous n'avions pas peur. La Fédération allait venir, Kodos s'occupait de nous.
Étrangement, si les chiffres ne peuvent quitter ma tête, les dates resteront à jamais floues. Je suis incapable de dire s'il s'était écoulé deux semaines ou deux mois depuis le départ du docteur Nowak. Toujours est-il qu'un jour, les camions sont revenus.
Nous devions tous aller en ville nous a-t-on expliqué. Le gouverneur Kodos voulait s'assurer que tout le monde aurait sa part dans ces temps difficile. Des examens médicaux devaient permettre de voir qui devait être prioritaire.
Je suis monté dans le premier camion avec cinq autres enfants. Le second camion transportait les Kheloufian et les quatre autres jeunes du centre. Je sus qu'il se passait quelque chose de mauvais, de vraiment mauvais, dès que nous arrivâmes en ville. L'histoire ne m'intéressait pas à l'époque, je préférais la mécanique, les mathématiques, la littérature. Si j'avais connu l'histoire de la Terre au XXe siècle j'aurais compris immédiatement. À l'époque, bien sûr, personne ne s'y intéressait. On citait cette époque en exemple de l'obscurantisme passé de l'humanité, avec mépris, mais qui aurait pu dire quels étaient les mécanismes de la terreur et du meurtre organisé mis en place à cette époque ?
Des gens en noir, la milice de Kodos, qui maintenait l'ordre depuis son arrivée au pouvoir, nous demandaient nos noms et nous donnaient une plaque avec un chiffre et un endroit où se rendre. Tout était terriblement confus, à dessein bien sûr. Personne ne comprenait la logique de la répartition. J'ai vu deux frères et sœurs rester ensemble tandis que le troisième était envoyé à l'autre bout de la ville. Quand les gens protestaient, les miliciens leur disaient que tout leur serait expliqué là bas.
Avec une camarade de classe, je fus envoyé dans une école, où on nota mes noms et prénoms. Les yeux de la femme qui s'occupait de mon cas s'écarquillèrent en comprenant qui j'étais et elle bafouilla qu'il devait y avoir une erreur. J'avais des soupçons, mais là je sus avec certitude que quoi qu'il était en train de se passer, j'étais du mauvais côté. La femme se reprit rapidement et continua ses questions. Elle tournaient autour de mes études et de mes allergies. Finalement, elle appuya un tampon encreur sur ma main, avec le chiffre deux et une nouvelle adresse pour me rendre.
Sa main tremblait.
Cette femme a survécut au massacre. Elle est venue s'excuser devant chaque personne qui survécu malgré ce fatidique chiffre deux, et devant les familles de ceux qui n'ont pas survécu. Elle s'est suicidée deux ans après. Jetée sous un train je crois.
Derrière moi, il y avait ce gosse minuscule, la morve au nez, tout seul. Il devait se rendre au même endroit et je le pris par la main. Je ne pensais plus clairement à ce moment et je n'ai absolument aucune idée de comment nous avons rejoint le lieu de ralliement.
Ironiquement, les quatre centres de stockage, vidés de leur nourriture infestée, ont servi à Kodos pour ses plans. C'étaient les seuls endroits assez vaste pour accueillir cinq cent personnes d'un coup. Ils ont utilisé également des piscines, des salles de fêtes et des complexes sportifs. Le gamin et moi, nous avons été envoyé dans un centre de stockage.
Il y avait cette immense pièce de tri, et les miliciens nous y faisaient rentrer à toute allure. Devant nous, quelqu'un essaya de refuser, et les miliciens se précipitèrent pour le maîtriser. J'y ai vu ma chance, et j'ai poussé l'enfant, Kevin, sur le côté. Oui Uhura, ce Kevin. Il avait sept ans.
Le prenant par la main, je l'ai forcé à me suivre à toute allure. On ne nous as pas vu fuir, ou alors, personne n'a rien dit. Les adultes savaient désormais. Nous nous sommes cachés. Il y avait une salle ouverte, et un placard à balais. J'ai fermé la porte derrière nous. Nous commencions à peine à respirer à nouveau qu'elle s'est rouverte et je n'ai jamais eu plus peur de ma vie. C'était un adulte portant le noir des miliciens. Il est resté silencieux et a fait entrer cinq autres enfants dans le placard, puis a refermé. J'ai su plus tard qu'après avoir sauvé ces enfants, il est entré dans la pièce de tri et n'en est pas ressortit. Pas vivant.
Plus tard, une éternité plus tard, une voix a résonné dans un micro. Même là où nous étions on pouvait l'entendre clairement. Un discours enregistré et diffusé au même instant dans tous les lieux de mise à mort choisis par le pouvoir. C'était Kodos et j’entends toujours ses paroles. Il parlait de révolution, de survie. Il nous condamnait à mort, sans possibilité de nous défendre. Il signait de son nom ce discours. C'est le pire je crois. Il n'avait pas peur de revendiquer ce crime.
Il venait de condamner exactement 4000 personnes à mort. Les enfants et les vieillards, ses rivaux politiques qui auraient pu l'identifier, les malades, les asthmatiques, les allergiques. Il gardait en vie les forts, les manuels, les paysans, les bâtisseurs et tuait les artistes et les enseignants.
J'entendis des hurlements. Les enfants avec moi pleuraient. Moi aussi je crois.
Nous sommes restés longtemps cachés et morts de peur. On a fini par s'endormir.
La faim m'a réveillé et je suis sorti de ma cachette. J'étais terrorisé bien sûr mais j'avais trop faim. Les autres m'ont suivi. J'étais le plus vieux, alors... J'ai ouvert chaque porte en espérant trouver de la nourriture. L'une d'entre elle ne voulait pas s'ouvrir et j'ai du la forcer. De l'autre côté, il y avait des corps inanimés, et cette odeur, cette odeur de pisse, de sang et de sueur....
J'ai entendu des bruits de pas et j'ai fait signe aux enfants de s'allonger parmi les morts. J'en reconnaissait quelques uns. Le docteur Sato qui venait nous donner des cours. Un marchand à qui j'achetais des friandises. Et cette femme...
Non. Assez. Vous n'avez pas à partager le poids de cette vision.
Il est entré. Kodos. Il venait admirer son œuvre avec ses hommes. Je suis incapable de dire s'il avait l'air satisfait ou repentant et je ne me souviens pas de ce qu'il a dit. J'ai vu son visage et je l'ai reconnu. C'était l'homme qui nous avait questionné sur les travaux du docteur Nowak.
Après son départ, il a fallu longtemps pour que j'ose me relever. Les petits m'ont suivi. Je ne savais pas où j'allais, juste qu'il fallait partir, qu'il ne fallait pas qu'on nous trouve.
Vous savez combien de personnes de moins de quinze ans ont survécu ? Dix-sept. 17 sur les 932 enfants condamnés à mort. Sur les 19 survivants à l'arrivée de la Fédération parmi les condamnés à mort par Kodos, 17 étaient des enfants. Pour ces enfants, certains adultes ont trouvé des réserves de courage. Il y a eu des cachettes, des sacrifices. Mais pas assez. Pas assez.
Nous, nous nous sommes cachés dans les bois. Je n'osais demander de l'aide à personne. Nous aurait-on dénoncé ? Qui était responsable ? Kodos ou la communauté ? Je me méfiais de tous les adultes à ce moment là. J'avais raison. On appris plus tard que Kodos menait une chasse aux rescapés. Sur les 4000 de la listes, environ 300 avaient survécu, parce qu'ils s'étaient enfui, cachés ou qu'ils étaient absents de leur domicile. Kodos payait les dénonciateurs en nourriture. Désormais, tout le monde se méfiait de son voisin. Et avec la nourriture rationnée comme elle l'était, beaucoup auraient hésité avant de nous aider.
La faim nous a vite saisi. Je n'ai pas besoin de vous la décrire, nous la vivons. Pour un enfant, c'était pire encore. On entrait dans des maisons vides, sachant que les habitants étaient morts comme nous aurions dû l'être et on fouillait désespérément les tiroirs à la recherche d'un quignon de pain qu'il faudrait partager. Je me privais pour ceux qui étaient plus petits que moi au début. Ils avaient plus besoin de manger que moi. Oui Uhura, j'ai fait de même ici. Je puis vivre avec la faim, mieux que vous. Peut-être que je mourrai le premier à cause de cela, mais je ne le regretterai pas. Cela compensera peut être ce que j'ai fait à l'époque.
Je vous l'ai dit, Tarsus c'était pire. Il n'y avait rien à manger, mais qui sait ? La prochaine maison contiendrait peut-être un trésor caché. L'espoir nous déchirait les entrailles aussi sûrement que la faim. Tarsus nous volait tout, amitié, dévouement, sacrifice. À un moment, peu avant la fin, je n'étais plus capable de penser aux autres, même à ces gosses qui me suivaient comme si je pouvais les protéger et les nourrir.
J'étais trop affamé. Je mangeais ce que je trouvais, racines, herbes, sans penser aux autres. J'ai tué un lapin une fois et je l'ai immédiatement mangé cru. J'ai été malade pendant deux jours. Après ça, je n'étais plus capable de manger même de l'herbe. J'avais trop honte d'avoir mangé sans penser à ces six gosses qui m'attendaient désespérément. Hernando est mort pendant que j'étais malade. Je l'ai recouvert de terre. Il n'en a pas fallu beaucoup tellement il était maigre. Il est mort de faim pendant que je vomissait de la nourriture que je m'étais réservé. Sa mort, c'est moi qui l'ai causée. C'est un miracle que les autres...
Des gosses. Nous n'étions que des gosses. Laouna avait 11 ans, Darshan 10 ans et demi, Georgia et Sylvia 9, Jean presque autant et Kevin 7. Le plus jeune survivant. Des chiffres et des statistiques, encore. Des gosses, rien que des gosses, et j'ai échoué à les garder tous en vie.
Aujourd'hui encore j'ai échoué. Est-ce égoïste de vouloir partir le premier pour ne pas avoir à vous voir mourir ? Oui, ça l'est j'imagine.
Quand nous nous couchions dans la boue ou sur un canapé dans une maison vide, on ne s'endormait pas vraiment. On s'évanouissait plutôt. Je n'arrivais pas à dormir, trop peur d'être surpris. Alors pour m'empêcher de dormir, je me récitait les paroles de Kodos. Je n'ai jamais pu oublier. J'en ai retenu chaque syllabe, chaque pause. Je l'entends encore parfois à mon réveil et ses paroles flottent alors dans l'air toute la journée.
J'avais la haine. Je crois que cela seul m'a gardé en vie jusqu'à la fin, cela et la certitude que les maigres chances de survie que j’offrais aux gosses seraient réduites à néant si j’abandonnais.
Que dire d'autre ?
Je pourrai vous parler de la pluie, de l'obscurité, de la peur, de la fuite désespérée. Des moments où nous espérions malgré tout et de ceux où la faim et le désespoir nous gardaient à terre pendant des heures ou des jours. Je pourrais vous parler de la fois où des adultes nous ont aperçus et où nous sommes restés cachés un long moment, les entendant parler pendant qu'ils nous cherchaient. Ils espéraient nous capturer et nous vendre à Kodos. « Sept enfant, ça doit bien valoir une miche de pain sec ou même quelques pommes » disait l'un d'eux. Notre plus grande peur, c'était que les gargouillements dans nos ventres nous révèlent. Ils ont fini par abandonner et nous sommes restés là, cachés dans un bosquet d'épineux qui déchiraient nos vêtements et nos peaux pendant des heures, ayant trop peur qu'ils reviennent. La seule raison pour laquelle j'ai réussi à me relever et à convaincre les autres d'en faire autant, c'est qu'il était hors de question que j'agonise pendant des heures avec la douleur des piqures en plus de celle au creux de mon ventre.
Mais à quoi bon revivre ces heures sombres ? Cela ne changerait rien. Je n'ai pas été brave, mais je ne crois pas avoir été trop lâche. Certains l'ont été davantage, c'est certain. J'ai pleuré, j'ai hurlé, j'ai couru. J'ai fait ce qu'il fallait pour survivre à Tarsus. Je continue. Des fois, j'ai l'impression de continuer à courir. Il semblerait que je puisse enfin m'arrêter.
Je vais m'arrêter de parler je crois Spock. Vous êtes le seul encore éveillé avec moi. Uhura était la dernière à écouter. Elle s'est endormie. Elle est si maigre. Moi aussi, je le sais. Nos forces nous abandonnent. Bientôt ce sera votre tour. Je regrette que vous soyez obligé d'observer notre agonie Spock, je regrette vraiment. Si Tarsus m'a appris quelque chose, c'est que voir les autres mourir est infiniment plus cruel que notre propre souffrance.
Et je vais espérer que vous teniez jusqu'à l'arrivée des secours. J'ai besoin de ce dernier espoir Spock, parce qu'un monde sans vous me paraît dépourvu de sens. Votre amitié... elle m'a été précieuse. Elle le sera jusqu'à la fin. Essayez de tenir. Essayez pour moi, pour nous. C'est cruel de vous demander cela, je le sais. Mais je ne puis m'en empêcher.
Merci Spock de m'avoir écouté. Ne me jugez pas mal pour ce que j'ai du faire là bas, pour n'avoir pas eu le courage d'écourter nos souffrances ici. Pour continuer à espérer malgré tout. Croyez-moi, je me dégoûte suffisamment moi-même.
Je vais m'arrêter de parler Spock. Dès que je trouverai le courage de me taire parce que, là, j'ai peur, vraiment peur, pour la première fois depuis Tarsus. Ne lâchez pas ma main je vous prie. Pas avant que je m'endorme.
Ce ne sera plus long.