L'Héritage des Woodstone
Chapitre 1 : L'Héritage des Woodstone - 1ère partie
8887 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 28/02/2017 22:38
L’héritage des Woodstone
Au cours des nombreuses années passées aux côtés de Sherlock Holmes, il m’a plus que de raison été donné l’occasion d’apprécier les multiples talents de mon ami ; j’ai d’ailleurs à ce sujet écrit le récit de bon nombre de nos aventures, même si certaines n’ont jamais été dévoilées au grand public, car elles auraient mis à jour des scandales qui auraient troublé l’Angleterre toute entière, et qu’il est donc préférable de passer sous silence.
Comme tout grand génie, Holmes avait besoin d’un public attentif et enthousiaste devant ses miracles de déductions qu’il accomplissait presque quotidiennement, et, pendant longtemps, je fus ravi de tenir ce rôle de compagnon silencieux et admiratif, m’émerveillant de sa capacité à relever les détails qui nous échappaient, à nous autres hommes communs. Mais, malgré ses dons extraordinaires, il arriva parfois que l’homme de pensée se heurta à des problèmes dépassant ses compétences. Dans ces cas-là, il arrivait qu’il n’en parle plus pendant des jours, ruminant furieusement ses singulières méditations en remplissant le salon de Baker Street de la fumée âcre du tabac à pipe qu’il affectionnait tout particulièrement. Il m’interdit, dans ses accès de morbidité, de mentionner les irrésolus, comme il se plaisait à les appeler.
Les scandales et les irrésolus, voilà les deux exceptions auxquelles je devais me conforter ; et pourtant, il demeure dans mes archives une prodigieuse aventure qui s’apparente à la fois à l’un, et un peu à l’autre. La dévoiler au grand public n’entrainerait à l’heure actuelle plus aucune conséquence dramatique, car les principaux intéressés sont à désormais hors de cause, ou ont quitté le pays ; et si leurs noms furent un jour connus, ils sont aujourd’hui retombés dans l’anonymat, et la révélation de cette sombre histoire ne leur causera aucun tort. Quant à mon ami Holmes… Il est sans doute temps de prouver au monde entier qu’il lui est arrivé de faire des erreurs.
Néanmoins, je n’oserais présenter au lecteur moyen une enquête sans résultat ; cela serait frustrant, et sans grand intérêt. Alors sachez qu’en dépit des fausses pistes sur lesquelles Holmes se lança, cette histoire trouva sa conclusion, et, si je peux me permettre, je jouai dans cette affaire un rôle non négligeable, puisque je me retrouvai même au premier plan.
Ce fut par une douce soirée de fin d’été que l’intrigue vint sonner à la porte de Baker Street. J’étais venu dîner dans notre ancien appartement, tandis que Holmes, penché sur le rebord de la fenêtre entrouverte, humait l’air tiède de septembre, son regard perçant embrassant la rue animée.
- Tiens, déclara-t-il soudain, nous avons un client.
- A cette heure-ci ? m’étonnai-je, me redressant dans mon vieux fauteuil.
- Le jour commence seulement à décliner, m’opposa mon ami en posant sa pipe sur le bord de la cheminée. Rien d’étonnant à ce que les gens sortent plus tard le soir en ce moment, le climat est plutôt agréable…
Il ne ressemblait pas à Holmes de s’attarder sur des détails aussi futiles que les caprices du ciel, aussi l’interrogeai-je sur l’identité de notre visiteur.
- J’ignore de qui il s’agit, me confia-t-il en époussetant une poussière imaginaire sur le devant de sa chemise. Son arrivée ne m’a pas été annoncée, à moins que le jeune Billy n’ait omis de me transmettre un télégramme…
Il avait lui-même l’air peu convaincu de cette hypothèse ; Billy était un jeune garçon très consciencieux dans son travail, une telle étourderie de sa part était hautement improbable.
- Mais voilà notre impromptu visiteur qui monte, j’entends son pas dans l’escalier. Allons, Watson, nous allons pouvoir l’interroger directement !
Notre inconnu fit irruption dans la pièce comme une véritable tornade, l’esprit et le corps agité, emparé d’une frénésie peu convenable.
- Ah ! Monsieur Holmes ! Il faut que je vous p…
Avant même d’avoir achevé sa phrase, il s’effondra sur le tapis oriental, à bout de souffle. Je me précipitai aussitôt au-devant de lui, pour palper son pouls et m’assurer que sa respiration restait régulière.
- Apportez-moi cette bouteille de cognac ! ordonnai-je à mon ami, qui obtempéra sans broncher, me ramenant l’alcool versé dans un large verre.
Je le portai immédiatement aux lèvres de l’homme inconscient. A peine le liquide ambré eut-il atteint sa bouche que l’inconnu ressuscita, les yeux exorbités, et son excitation repartit de plus belle.
- Là, là, dit sereinement Holmes. Calmez-vous, et expliquez-nous la raison de votre venue.
Tour à tour, l’homme nous regarda, comme un animal apeuré pris au piège. Il était jeune, avec de grands yeux gris perle, des cheveux bouclés ramenés sous un chapeau aux bords élimés et une petite moustache. Il semblait en bonne santé, mais il y avait dans sa physiologie quelque chose de fragile, presque efféminé, que venait conforter ses mains gantées, des mains si petites et si délicates qu’elles auraient pu appartenir à une femme. Son regard intelligent qui trahissait une bonne, sinon excellente éducation s’attarda longuement sur moi.
- Lequel d’entre vous est Monsieur Sherlock Holmes ? demanda-t-il d’une voix rocailleuse, comme s’il essayait de la moduler pour la faire paraître plus grave, ou plus âgée.
Le détective étira ses minces lèvres en un sourire confiant, et se présenta.
- L’homme que vous avez de toute évidence pris pour moi-même est mon bon ami le docteur John Watson, ajouta-t-il en tendant à notre visiteur une main avenante. Je vous en prie, ne restez pas au sol. Je ne doute pas que ce tapis de Bohème soit de la meilleure qualité, mais il sera tout de même plus confortable pour nous de discuter assis.
Le jeune homme se saisit de la longue main maigre de Holmes et, titubant, se remit sur pied. Il était accoutré d’une bien étrange façon : bien trop chaudement pour la saison, tout d’abord. Et bien que, pris séparément, chacun de ses habits étaient de très bonne facture, ils étaient tous trop grands pour lui, et mal accordés. On aurait dit un enfant des rues qui aurait constitué son trousseau de chiffons récupérés dans le caniveau.
- Asseyez-vous donc là, proposa Holmes en lui désignant mon fauteuil. Je suis certain que le bon vieux docteur n’y verra pas le moindre inconvénient.
De bonne grâce, je cédai ma place habituelle à notre original et tirai une chaise pour m’asseoir dessus, cependant que Holmes s’enfonçait dans son fauteuil favori, dos à la lumière du jour qui éclairait le pâle visage de notre nouveau client.
- Je ne crois pas vous connaître, commença Holmes en joignant le bout de ses doigts dans une attitude de réflexion. Aurais-je manqué votre billet ?
L’inconnu tritura nerveusement l’un de ses foulards de soie, ému.
- Je suis navré, Monsieur Holmes. J’aurais dû vous avertir de ma venue, mais tout est arrivé si vite. Je suis venu de la province de Londres, mais comme aucun train de partait à cette heure-ci…
- Vous avez fait le trajet en bicyclette, compléta mon ami d’un air absent.
- Comment avez-vous deviné ?
Une lueur malicieuse brilla dans le regard du génie détective. Le jeune homme était un public facilement impressionnable, et l’étalage des connaissances de Holmes était sur le point de le laisser, comme beaucoup d’autres avant lui, sans voix.
- Le bas de vos pantalons est couvert de traces de boue, déclara Holmes à toute allure. Le temps a été humide il y a quelques jours, mais vous n’auriez pas eu vos affaires trempées si vous aviez pris un fiacre pour venir. Cependant, vous dîtes venir de la province, mais il n’a pas plu dernièrement aux alentours de Londres, vous venez de plus loin. Un trajet à pied est donc exclu, mais votre fatigue en arrivant suggère que vous ayez fourni un effort considérable. Par conséquent, et si à cela on ajoute la bicyclette garée de l’autre côté de la rue qui ne semble appartenir à personne et que j’ai aperçue un peu plus tôt, l’hypothèse la plus vraisemblable est que vous soyez cycliste.
Je ne pus retenir un petit rire devant l’air abasourdi de notre visiteur tardif.
- Incroyable ! murmura-t-il d’une voix fluette.
Holmes arqua les sourcils, suspicieux, tandis que le jeune homme reprenait son récit.
- En effet, je suis venu d’Aldgate Pines à vélo.
- Aldgate… ? marmonna Holmes, pensif. Watson, veuillez donc m’amener le dossier marqué de la lettre A. Ce nom m’évoque quelque chose, voyons si nous y avons déjà eu à faire…
- Holmes…
- Allons, Watson, pressez-vous !
Je m’exécutai et tendit à mon ami le dossier archivé qu’il conservait dans une bibliothèque murale débordante de recueils d’informations en tout genre.
- Voyons voir, marmotta-t-il en tournant une à une les pages de l’album. Adler… une drôle d’affaire que celle-ci, n’est pas, mon ami ? Atkins, le fonctionnaire véreux de l’East End… Non, il devrait se trouver avant. Amaryllis… Ah !
Mais l’exclamation de Holmes laissa vite place à une déception à peine masquée et il referma le volume d’un coup sec.
- Rien sur Aldgate Pines ! bougonna-t-il. Je suis pourtant certain d’avoir déjà entendu ce nom…
Je saisis l’occasion pour prendre la parole à nouveau et lui mis sous le nez l’édition du soir.
- Aldgate Pines est la propriété de feu le comte Woodstone. Vous avez dû lire ce nom dans la rubrique nécrologique.
Il me jeta un regard surpris.
- Ca alors ! s’exclama-t-il, ravi. Ma foi, Watson, vous êtes bien plus observateur qu’il n’y parait, je ne m’attendais pas à ce que vous reteniez un si infime détail !
- Infime ? m’étonnai-je. Le comte Albert Woodstone était un magnat de l’or, en son temps, en Amérique. Il est de savoir commun qu’il s’était retiré des affaires et avait pris sa retraite en Angleterre, à Aldgate Pines.
- Tiens donc ! Voilà une chose que j’ignorai.
Les connaissances de mon ami étaient surprenantes. Alors que sa mémoire retenait la moindre parcelle d’information et qu’il était un puits de science sur nombre de domaines, il arrivait parfois qu’il ignorât totalement les personnalités et les actualités qui mettaient la presse en émoi.
- Je n’avais pas jugé bon de retenir cette information, admit à mon grand étonnement Holmes. C’est un tort, je dois le reconnaître, mais à ma décharge, je ne m’attendais pas à avoir un jour dans mon salon l’un des représentants de Woodstone.
- Son fils, Timothée Woodstone, nous dit notre client en tendant la main.
Une fois les présentations faites et le contexte remis, Holmes posa entre ses mains diaphanes son menton pointu et darda sur le jeune comte un regard inquisiteur.
- Bien, Monsieur Woodstone, et si vous nous racontiez votre histoire, maintenant ? Prenez votre temps, surtout, et n’omettez aucun détail. La moindre information, aussi ténue soit-elle, pourrait s’avérer être d’une importance cruciale.
Le jeune homme blême prit une grande inspiration et se lança.
- Feu mon père, le comte Woodstone, était un homme vigoureux, paix à son âme. Il était parti de rien, dans un petit Etat d’Amérique, et il avait bâti sa propre fortune à la seule force de ses bras. C’est là-bas qu’il rencontra ma mère, Adeline Rosario. C’était une femme magnifique. Tenez, je conserve sur moi une photographie d’elle et de mon père…
Il nous tendit l’image représentant ses parents. Le jeune lord n’avait pas menti : sa mère était une rare beauté, aux yeux immenses et au visage délicat, encadré d’une cascade de boucles sages. La bestialité dégagée par le défunt comte contrastait de façon saisissante avec la grâce de sa jeune épouse ; des yeux noirs enfoncés dans leurs orbites bordées de sourcils broussailleux, le front noble et haut, et une certaine sévérité dans les traits qui témoignait d’une grande intelligence et d’une certaine raideur d’esprit.
- Ne vous y méprenez-pas, nous dit le jeune Timothée en rangeant la photographie usée. Malgré son apparence, mon père était doux comme un agneau, et il aimait ma mère plus que tout. Mais elle était de constitution fragile, et elle est morte alors que ma jeune sœur était encore en bas âge. Père ne s’est jamais totalement remis de cette perte ; mais il continua de s’occuper de nous et nous donna l’amour de deux parents à lui seul. Quand il vieillit, nous quittâmes avec notre vieille gouvernante et deux de nos plus fidèles domestiques l’Amérique et il acquit la propriété d’Aldgate Pines pour une bouchée de pain.
Holmes tapa du pied, légèrement agacé.
- Oui, oui, bien. Je suis certain que mon ami Watson m’aurait appris tout cela si je le lui avais demandé. Venez-en directement à ce qui vous a amené si précipitamment à ma porte.
- J’y venais ! s’insurgea notre client. Mon père est décédé d’un accident, il y a de cela une semaine. Il avait de la goutte, et son genou le faisait souffrir, mais il refusait de se reposer et il monta sur le toit du pavillon de chasse pour examiner une tuile abimée. Il aimait faire les choses lui-même, et refusait de déléguer. Malheureusement, le toit était glissant, et…
Il n’acheva pas sa phrase et demeura un instant prostré, une ombre sur son visage fin.
- Toutes mes condoléances, déclarai-je.
- Je vous remercie, répondit-il d’une voix chevrotante. Veuillez m’excuser, ma peine est encore toute récente. Et je ne serais pas venu vous voir s’il n’y avait pas… Victoria. C’est ma sœur cadette, expliqua-t-il tandis qu’une lueur s’allumait dans les yeux nacrés de Holmes. Elle et moi avons hérité chacun de la moitié de la propriété, et les choses se seraient passées sans problème, car nous avons toujours été en bons termes, depuis que nous sommes enfants. Cependant il y a un problème : mon père avait un associé, Ramon Torez, du temps où il était chercheur d’or. Un homme odieux, aussi détestable que mon père était vertueux. Mais il était son ami et mon père lui a promis la main de ma sœur.
Holmes se frotta la joue, pensif.
- Et je présume que votre sœur ne voit pas d’un bon œil cette union.
- Et moi non plus ! s’écria notre client, soudain impétueux. Cet homme est un véritable monstre, je refuse de voir mon unique sœur épouser pareille crapule !
- Maintenant que votre père est décédé et qu’elle a acquis l’héritage, ne peut-elle pas rompre les fiançailles ? Je gage qu’elle doit, tout comme vous, posséder désormais une coquette somme qui la mettrait à l’abri du besoin, et ainsi d’un mariage précipité et indésirable.
- Hélas ! se lamenta le jeune homme. Je n’invente rien en vous disant que ce Torez est un diable d’espagnol ! Il a en lui l’âme de l’escroc et du criminel. Il a fabriqué un faux !
- Un faux ? demandai-je, glissant au bout de ma chaise.
- Oui ! Un faux testament ! L’avocat de mon père – oh, ce vaurien de Lancaster est de toute évidence de mèche avec ce démon, c’est évident – prétend avoir trouvé un autre document dans le coffre du comte ; une nouvelle version du testament qui annule le précédent et place Ramon Torez comme héritier du tiers d’Aldgate Pines et lui accorde officiellement la main de Victoria ! Oh ! Jamais père n’aurait fait une chose pareille ! C’est une odieuse manigance !
Le sanguin Timothée Woodstone vit son teint virer à l’écarlate sous le coup de l’émotion.
- Un faux testament, voilà qui est intéressant, dit Holmes, dont la froideur apparente s’opposait à la colère de notre visiteur. Je serais ravi de m’occuper de votre affaire, Monsieur Woodstone. Cependant, une question persiste… Le décès de votre père remonte à une semaine, la découverte de ce prétendu faux à moins ; mais qu’est-ce-qui vous a décidé à venir me consulter en urgence ?
- Torez a décidé de prendre ce document pour argent comptant – la canaille ! Il estime être autant en droit que nous de séjourner à Aldgate Pines, et s’y est installé sans même nous concerter ! Il hante les pas de ma sœur, et a décidé de l’épouser avant la fin du mois ! La pauvre enfant est complètement désemparée. Elle est comme ma mère, sa santé est fragile, et je crains pour sa vie… Je crains qu’elle ne supporte pas un tel choc. C’est pourquoi il vous faut agir, et au plus vite !
- Eh bien, fit Holmes en se levant, il me semble que mon dossier est complet. Votre histoire fut fort distrayante, et je crois que ce problème requiert l’avis d’un expert. Nous viendrons à Aldgate Pines demain par le premier train. En attendant, Monsieur, je vous souhaite une bonne soirée. Un train vous ramènera chez vous.
Quand notre impromptu visiteur fut reparti, Holmes s’autorisa un léger sourire.
- Voilà une affaire qui promet d’être fort enrichissante !
Je m’étonnai de cette soudaine énergie.
- Je ne vous savais pas attiré par les affaires de succession et de faux !
Holmes me décocha un de ces regards dont il avait le secret, qui dévoilait qu’il avait une idée en tête.
- Ce détail sera vite résolu, me confia-t-il. Non, ce qui m’intrigue, c’est ce jeune homme en lui-même. Il cache de toute évidence quelque chose.
- Ah ?
- Enfin, Watson, personne ne porte d’aussi lourds habits par un temps pareil ! Et ses mains ? Avez-vous vu ses mains ?
- Ma foi, oui, elles étaient plutôt petites. Mais en quoi cela… ?
- Chaque chose en son temps, mon ami. Ne sautons pas sur des conclusions hâtives, nous avons besoin de faits. Nous verrons tout cela demain. En attendant, que diriez-vous d’une promenade nocturne pour digérer cette histoire ?
Le lendemain matin, nous étions dans le train pour Aldgate Pines. Je lisais le journal, et Holmes, muet regardait le paysage défiler, le front barré par des rides, témoins d’une concentration intense. Le brouillard et l’industrie londonienne laissèrent peu à peu place aux plaines vertes de la campagne anglaise et le train finit par s’arrêter dans une petite gare. Nous descendîmes et je humai l’air humide de la région en remontant la route jusqu’à la propriété des Woodstone, car nous ne trouvâmes pas de fiacre pour nous emmener et durent nous y rendre à pied. Finalement, après avoir remonté une allée de graviers bordée d’ifs, Holmes actionna le carillon de la porte d’entrée et un petit homme sec et nerveux vint nous ouvrir.
- Monsieur Sherlock Holmes, annonça mon ami en tendant sa carte de visite. Monsieur Timothée Woodstone a sollicité mon conseil sur une affaire.
L’homme, dont les yeux globuleux étaient atteints d’un léger strabisme, s’empara lentement de la carte et la tourna dans tous les sens, lorgnant sur les écritures.
- Monsieur Holmes… dit-il mollement. Oh ! Le détective de Londres. Le jeune maître Timothée m’a parlé de vous, et m’a prévenu de votre arrivée. Mais il est absent pour le moment, excusez-le. Je suis Jim Brown, c’est moi qui m’occupe du jardin. Ma femme Betty est la femme de chambre de Miss Victoria.
- Miss Woodstone est-elle ici ?
- Oh, oui, elle est à l’étage. Voulez-vous que je vous conduise jusqu’à elle ?
- Ce serait avec plaisir, Monsieur Brown. J’aurais quelques questions à lui poser, au sujet de…
- C’est bon, éluda le domestique d’un geste de la main. Je suis au courant du plan de Monsieur Timothée. Croyez-le ou non, mais il n’est pas le seul à souhaiter le départ de cette brute de Torez. Il terrorise tout le monde, depuis qu’il s’est installé à Aldgate Pines. Ma femme refuse de se trouver dans la même pièce que lui, et la femme de ménage est terrifiée dès qu’il s’approche d’elle !
- Qu’en est-il de la gouvernante, qui est venue avec vous d’Amérique ?
Le jardinier eut l’air surpris.
- Rosa ? La pauvre vieille est décédée il y a de ça trois ans maintenant. Je ne devrais pas dire ça, mais grand bien lui en fait, maintenant que je vois ce que nous devons subir avec ce criminel sous le même toit que nos maîtres. Imaginer la pauvre Miss Victoria à la merci de cet abominable…
- Jim ! tonna soudain une voix féminine au comble de l’effroi.
Holmes se précipita à l’étage, le domestique sur ses talons, et je les suivis à distance respectable, pour les retrouver dans une bibliothèque, où une jeune femme se tenait debout sur une chaise, le visage entre les mains, poussant des cris de terreur.
- Allons, Miss, gronda le majordome, un peu de calme. Ce n’est qu’une souris…
Il avait les mains refermées autour d’un chiffon qui semblait gigoter.
- Miss Victoria à une peur bleue des rongeurs, expliqua Jim en se battant pour conserver le rongeur à l’intérieur du tissu. Je vous laisse avec ces messieurs, Miss, je vais remettre ce petit mulot dans le jardin.
Je tendis la main à la jeune femme pour l’aider à redescendre et elle arrangea ces cheveux défaits.
- Je vous demande pardon, s’excusa-t-elle, je suis confuse, vraiment.
- Il n’y a pas de mal, assurai-je avec un sourire affable.
Quelle ravissante créature que Miss Victoria Woodstone ! Grande, mince, élancée, elle avait des traits exquis et des manières raffinées, en dépit de son accès de frayeur. Elle avait les mêmes yeux que son frère, deux grandes fenêtres humides et pétillantes bordées de cils blonds.
- Monsieur Holmes ? demanda-t-elle en s’adressant à mon compagnon sans la moindre hésitation. Tim m’a averti de son plan. Je suis si rassurée de vous savoir de notre côté ! C’est un acte infâme de la part de Torez que de ternir la mémoire de mon père en lui incombant ce faux testament ! Dire qu’il avait été son meilleur ami !
- Nous ferons tout notre possible pour que cette affaire soit résolue au plus vite, garantit Holmes. Et si vous êtes remise de vos émotions, mon ami et moi-même aimerions vous poser quelques questions.
Il fit répéter à la jeune fille la même histoire que celle relatée par son frère. Les deux versions coïncidaient parfaitement, si ce n’est qu’elle ajouta un détail dont le jeune comte n’avait pas fait mention – sans doute était-ce un élément qu’il ignorait.
- Monsieur Torez est effroyable, Monsieur Holmes, effroyable. Tant que mon frère est à mes côtés il n’ose rien, mais je n’ose imaginer ce qui se passerait s’il venait à s’absenter trop longtemps. Rien qu’hier, lorsqu’il a fait le déplacement pour Londres, cet ignoble individu m’a fait des avances des plus inconvenables ! Je… Dire que je vais devoir épouser cet homme affreux…
Elle s’effondra sur un fauteuil, en larmes.
- Allons, dis-je en lui tapotant doucement la main. Ne craignez rien. Monsieur Holmes et moi-même allons nous assurer que cela ne se produira pas. N’est-ce-pas, Holmes ?
Un rictus moqueur et un ricanement sardonique de la part de mon ami vinrent ponctuer ma demande et je lui lançai un regard lourd de reproches.
- De toute évidence, finit-il par dire.
Au même moment, un homme échevelé fit irruption dans la pièce. Grand, jeune, bien bâti, le profil fier, il y avait dans son regard vert d’eau une lueur d’inquiétude et ses lèvres frémissaient d’angoisse.
- Victoria ! s’écria-t-il en s’agenouillant prêt de la jeune femme. Je vous ai entendu crier depuis le pavillon de chasse ! J’ai accouru dès que possible, j’ai cru que ce rat d’espagnol…
- N’avez-vous pas croisé ce brave Jim dans votre course ? intervint Holmes. Si vous y aviez prêter attention, il vous aurait tenu informer que l’origine des émois de Miss Woodstone n’était rien d’autre qu’une innocente petite souris.
L’homme se releva d’un bond.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-il dans une attitude de défi.
- Oh, Lloyd, ces messieurs sont détectives. Ils viennent nous aider.
- Monsieur Holmes est détective, corrigeai-je. Je ne suis qu’un simple docteur et chroniqueur. John H. Watson, pour vous servir.
- Lloyd Harrington, répondit sèchement le nouveau venu.
- Vous pouvez leur faire confiance, Lloyd, promis la jeune femme. Ce sont les hommes de… euh, de mon frère.
- Vous êtes des amis de Timothée ? Dans ce cas, pardonnez mon impudence. J’ai appris à me méfier des hommes, surtout depuis que l’abominable…
- Oui, je comprends, coupa Holmes.
- Je suis moi-même un ami de la faculté de Tim, nous expliqua-t-il en même temps que son masque de dureté se fendait pour laisser place à une bienveillance naturelle. J’étais le cousin de son épouse, Cathy…
- Monsieur Woodstone est marié ?
- Veuf, précisa la sœur. Cathy est morte l’an dernier, la fièvre l’a emportée. Ils s’étaient mariés très jeunes, et étaient époux depuis sept ans. C’est à ce moment-là qu’il…
Le jeune homme toussota.
- Que ma santé a également commencé à se dégrader, reprit la jeune femme. Hélas ! Je préfèrerais reposer dans cette tombe à la place de ma belle-sœur que de devoir épouser cette fripouille !
Harrington lui prit tendrement la main, et il y avait dans ce geste une affection qui n’échappa ni à l’œil aiguisé de Holmes, ni au mien, pourtant bien plus lent à la compréhension.
- Ne dîtes pas des choses pareilles, Victoria ! Votre vie vaut bien plus que tous les joyaux de la couronne, vous ne pouvez y attenter…
- Pardonnez-moi, Lloyd. Vous ne m’y reprendrez plus.
- Vivez-vous à Aldgate Pines, Monsieur Harrington ?
- Non, je réside un peu plus bas, sur le versant ouest de la colline.
- Mais pourtant, vous étiez ici ?
- Tim m’a demandé de veiller sur sa sœur durant son absence. Si jamais Torez…
- Vous ne cessez de me parler du loup, mais je n’en ai encore pas vu la queue, remarqua mon ami. Où se trouve-t-il en ce moment ?
- C’est un bien grand mystère ! La journée, nous ne le voyons presque pas. Il revient au manoir pour le souper, passe la nuit et repart de bonne heure le matin.
- S’il pouvait lui arriver malheur durant l’une de ses escapades, marmonna Miss Woodstone entre ses dents, ce serait une délivrance pour nous tous. Je serais prête à m’en charger moi-même !
- Inutile de vous salir les mains, Miss, dit Holmes. Donnez-moi un peu de temps, et je vous promets que tous vos malheurs s’envoleront.
De bien belles paroles prononcées là ! L’après-midi, nous interrogeâmes les cinq domestiques – Tim, son épouse, la femme de ménage, le cuisinier et le jeune garçon qui s’occupait des courses – qui ne nous en apprirent pas davantage ; notre visite des lieux n’aboutit pas non plus et, dépités, nous redescendîmes au village où nous avions trouvé un hôtel, sinon luxueux, du moins confortable, et à un prix raisonnable.
- Eh bien ! soupira Holmes. Cette enquête est décidemment bien plus complexe qu’elle n’y parait de premier abord ! J’ai bien peur qu’il ne me soit difficile de tenir ma promesse.
- Voyons, Holmes ! Il n’est pas dans votre habitude de baisser si rapidement les bras !
- Non, vous avez raison ! Mais nous manquons cruellement d’éléments !
- Il faudrait avoir accès à ce fameux testament. Peut-être que si nous contactions l’avocat du défunt comte…
- Avez-vous vu ses mains, Watson ?
- Pardon ?
La question me prit de court, car le chemin de nos pensées s’était séparé et l’esprit génial de mon ami errait à présent sur des landes escarpées où il m’était impossible de le suivre.
- Ses mains, Watson ! s’impatienta Holmes. Les mains de Miss Victoria Woodstone !
Il me fallut un intense effort de concentration pour tenter de me les remémorer, car mes yeux s’étaient plus longuement attardés sur son visage d’ange que sur ses mains à proprement parlé.
- Je crois me souvenir qu’elles étaient… petites. Des mains de femmes, en somme !
Holmes leva les yeux au ciel, irrité.
- Comme d’habitude, vous voyez mais n’observez pas, Watson !
Le ton de mon ami m’échauffa légèrement, même si en temps normal, ses sautes d’humeur me laissaient de marbre.
- Dois-je vous rappeler qui vous a mis sur la piste d’Aldgate Pines, hier soir ?
- Un unique exploit de votre part ne fait pas de vous un homme d’exception, mon cher !
- Très bien ! m’emportai-je. Puisque c’est comme ça, je vous laisse dîner seul !
La soirée s’acheva sur une note amère mais tout fut oublié dès le lendemain matin, quand Holmes débarqua dans ma chambre aux premières lueurs de l’aube.
- Debout, Watson ! m’intima-t-il en me jetant mes affaires à la figure. Je crois que je tiens une piste !
Encore tout engourdi de sommeil, je m’habillai en hâte et suivit mon ami sur la lande humide de rosée. L’aube pointait presque le bout de son nez, même s’il faisait toujours sombre.
- Où m’emmenez-vous, Holmes ? demandai-je tandis qu’il se frayait d’une main de maître un chemin parmi les fourrés.
- Le temps n’est pas à la discussion, Watson. J’ai passé plusieurs heures dans la campagne d’Aldgate à la recherche d’indices, et je suis tombé sur une découverte du plus grand intérêt. Cependant, il nous faut faire vite, j’ignore si notre loup sera toujours là à notre retour…
Je finis par reconnaître les lieux ; Holmes nous avait fait faire un détour par le sud, mais nous étions en fait seulement à quelques yards de la limite de la propriété des Woodstone, séparés du jardin par un fossé broussailleux.
- Tenez-vous là, Watson, et baissez-vous ! m’ordonna-t-il. Le voilà qui vient par ici !
En effet, dans la pâle lueur de l’aurore se découpa une silhouette massive qui venait vers nous. Comme je ne réagissais pas, Holmes m’attrapa par le col de mon manteau et me plaqua au sol, et s’allongea lui-même à plat ventre, sortant de sa poche une petite longue vue.
- Admirez, mon ami. Je vous présente Ramon Torez, le Diable en personne !
Et quel diable ! Torez devait mesurer au moins deux mètres, pour cent kilos ; un nez busqué, une mâchoire carrée, le front tombant sur deux yeux sombres. Il portait un lourd pardessus, ce qui me fit penser qu’il devait déjà être dehors aux plus froides heures de la nuit.
- Qu’en pensez-vous ? me demanda Holmes.
- Impressionnant, c’est le moins que l’on puisse dire.
- Non ; je voulais dire : à votre avis, que fait Ramon Torez dans le jardin des Woodstone ?
- Eh bien, jusqu’à l’authentification ou la réfutation du testament, il est ici chez lui, non ?
- Oh ! Watson ! s’impatienta mon ami. Vous baladeriez vous en pleine nuit avec une pelle, même dans votre propre demeure ?
Je n’avais jusque-là pas remarqué l’outil qu’il transportait, car il m’avait été caché par sa massive silhouette. De là où nous étions, il était difficile d’en distinguer les détails mais il me semblait qu’elle était déjà maculée de terre.
- Notre homme n’a cessé de faire des allers et retour, confirma Holmes à ma question muette. Il arpente le jardin en long, en large et en travers, et parfois s’arrête pour creuser un trou.
- A-t-il trouvé quelque chose ?
- A votre avis, serait-il encore là s’il avait mis la main sur ce pour quoi il était venu ?
- Non, dus-je reconnaître.
- Il semblerait que Monsieur Torez soit au fait d’une information dont nous ne disposons pas, Watson.
- Comment ?
- Le jour va bientôt se lever ; il est grand temps pour nous d’intervenir. Que pensez-vous de le prendre par surprise ?
Sans guetter mon approbation, il bondit sur ses jambes et, tel un lévrier, franchit d’un bond le fossé qui nous séparait d’Aldgate Pines. Ses longues jambes maigres le portèrent à une vitesse qui dépassait l’imagination ; jamais quiconque n’aurait pu distinguer sous cette charpente efflanquée l’homme sportif qu’il était. Mon ami était bien meilleur athlète que moi, et je me retrouvai vite distancer alors qu’il atteignait presque la hauteur de l’espagnol. Comme l’homme nous tournait le dos, Holmes parvint quasiment à le surprendre, mais notre loup avait de bons réflexes et il asséna un coup de pelle sur la tête de mon ami qui s’effondra sur le sol avec un bruit sourd.
- Hé ho ! m’écriai-je pour faire peur au sinistre individu.
Il tourna son regard dans ma direction, et l’espace d’un instant, je craints qu’il ne vint vers moi. Il était encore plus imposant de près, et je ne disposais pas des connaissances de mon ami en termes de lutte orientale ; face à une bête comme Torez, je n’avais pas la moindre chance. Néanmoins son attention fut attirée par le chant matinal du coq, et avec un dernier regard furibond, il prit la fuite, disparaissant dans la brume diffuse de cette heure précoce.
Il me traversa l’esprit de m’élancer à sa poursuite, mais ç’aurait été en vain, et de plus, mon ami étendu inconscient par terre nécessitait mon aide. D’un geste preste, je vérifiai sa respiration, faible mais présente.
Avec un grognement étourdi, Holmes finit par ouvrir les yeux, pour voir mon visage inquiet penché au-dessus de lui.
- Quelle puissance, marmonna-t-il en se redressant en position assise. Une véritable force brute ! Il aurait été un adversaire remarquable…
- Remarquable ? Il vous a à moitié assassiné !
- Assassiné ? Ne dîtes pas de bêtises, il m’a eu par surprise, et il est fort probable que d’ici peu nous voyions un hématome apparaître sur ma figure. Mais assassiné ? Vous y allez un peu fort !
- Ha ! Vous prenez sa défense, maintenant ?
Holmes se releva en titubant et secoua son manteau couvert de terre.
- Je ne défends personne, Watson. Mais mettez-vous donc à sa place : comment réagiriez-vous si deux inconnus vous couraient dessus en hurlant ?
- Moi, je trouve qu’il a l’attitude d’un homme qui a quelque chose à se reprocher.
- Tss ! Ce sont les histoires des Woodstone qui vous ont monté contre cet homme ! Nous ne l’avons même pas encore rencontré en personne !
- En tout cas, marmottai-je, abasourdi, il semblerait que votre mâchoire ait fait connaissance de sa pelle.
- Un bien bel objet, déclara Holmes en se frottant la tempe. J’ai même une idée de ce à quoi elle peut servir… Mais nous devrions rentrer à l’hôtel, maintenant que nous n’avons plus rien à faire ici. Je voulais interroger cet espagnol, mais il a été plus malin que moi. Je me contenterai donc d’interroger à nouveau les Woodstone. Mais il serait très malvenu si nous débarquions si tôt ; de plus, je meurs de faim, allons nous ravitailler !
Après un petit-déjeuner copieux, Holmes passa plusieurs heures à méditer dans la salle commune de l’hôtel, et j’en profitai pour aller faire un tour dans les environs. Je rentrai de ma promenade aux alentours de midi, et mon ami m’attendait, un billet à la main.
- Qu’est-ce donc ?
- Eh bien, l’air de la campagne ne vous sied guère, Watson ! Vous voilà devenu oisif. Mon esprit à moi n’a pas chômé, guère plus que mes jambes, d’ailleurs. Je suis retourné à Aldgate Pines, duquel je me suis expressément fait expulser. Mais asseyez-vous donc, mon ami, je vais vous raconter.
Vous l’avez sans doute remarqué, dans cette affaire, tout semble précipité : le décès du comte, le testament puis sa copie, l’arrivée de Torez au domaine, la demande de Monsieur Timothée Woodstone… Je pensais qu’on nous cachait quelque chose, et ma visite impromptue a confirmé mes soupçons. J’ai une devinette pour vous, Watson : que faisait Ramon Torez cette nuit dans le jardin des Woodstone ?
Je haussai les épaules.
- Il creusait.
- Et il creusait pour quoi ?
- Je l’ignore.
Holmes joignit ses mains, un large sourire fendant son visage anguleux.
- Généralement, si on exclue les amoureux du jardinage, les gens creusent pour enterrer ou déterrer. Notre première option est que notre loup enterrait quelque chose…
- … Ou quelqu’un, complétai-je, empli d’effroi.
- Possible, mais peu probable, contra Holmes. Et mes observations me font dire qu’au contraire, il creusait pour déterrer quelque chose. Maintenant, revenons un peu dans le passé : le vieux Woodstone était chercheur d’or en Amérique, n’est-ce-pas ? Torez était son collaborateur et ami ; il n’est donc pas idiot de penser qu’il aurait été au courant si Woodstone avait ramené du continent quelques extras…
- Oh ! Vous pensez que le comte a caché un trésor dans son jardin ?
- C’est tout du moins mon idée, oui. De l’or, des bijoux, n’importe quel objet de valeur qu’il aurait enfermé dans un coffre et mis à l’abri des vautours avide d’argent et de pouvoir. Cette hypothèse explique également pourquoi Torez s’est installé à Aldgate Pines aussi précipitamment ; il veut trouver le trésor d’Albert Woodstone avant les enfants.
- Et héritiers légitimes du comte.
- Pas nécessairement.
- Comment ? Mais le faux…
- Nous n’avons pas encore vu ce testament, Watson. Je refuse de me prononcer sur sa véracité tant que je ne l’aurai pas eu en main propre.
- Que… Pensez-vous réellement que ce testament puisse être authentique ?
- Pour le moment, je ne pense rien. Mais voyez un peu la suite de mon histoire, elle devient vraiment intéressante : je me suis rendu ce matin chez les Woodstone, peu après votre départ, et j’ai interrogé Miss Victoria, car son frère n’était pas rentré. Je lui ai parlé du trésor, de Torez et de ce que nous avions vu – passant sous silence notre douloureuse altercation – et devinez quoi ? Elle m’a mise à la porte, sans aucune cérémonie ! Elle m’a dit que ce n’était en aucun cas mes affaires, que j’étais requis ici pour les aider, et non me mêler de ce qui ne me regardait pas ! Elle m’a congédiée et prié de rentrer à Londres par le premier train ! C’est d’ailleurs ce que je m’apprêtai à faire, puisque je n’étais plus le bienvenu ; j’avais déjà plié mes affaires, et j’attendais juste votre retour pour rentrer à Baker Street. Mais cette missive vient d’arriver et bouleverse mes plans.
Il me tendit le télégramme, que je dépliai précautionneusement.
- C’est un billet du jeune comte Woodstone, qui s’excuse pour l’attitude de sa sœur et nous prie de bien vouloir rester jusqu’à l’identification du testament. Pour se faire pardonner, il nous invite – oui, Watson, vous êtes naturellement de la partie – ce soir pour le dîner, à Aldgate Pines.
- Donc, nous restons ?
- Oui, nous restons. Vous aurez encore l’occasion de profiter de la générosité de nos hôtes, et de la beauté de Miss Victoria, ajouta-t-il avec un air pincé.
- Une femme bien mystérieuse… murmurai-je pensif. Hier, elle semblait s’en remettre entièrement à nous, et aujourd’hui, la voilà qui vous repousse sans la moindre manière.
- Mystérieux, c’est bien le terme, mon vieil ami. Toutes les familles ont leurs mystères, mais celui de la lignée des Woodstone dépasse de loin bien d’autres. Mais cette simple lettre portée par le jeune coursier recèle aussi quelques éléments amusants…
- Ah oui ?
- Elle a été écrite par un homme, c’est évident.
- Vous avez dit qu’elle vous était adressée par le comte Woodstone.
- Un homme gaucher. Contrarié, qui a écrit de la main droite. Et j’ai remarqué que le comte est droitier.
- Il l’aurait faite dictée ?
- Un mot si court ? Surement pas, Watson, surement pas.
Il me laissa méditer et s’enferma dans un nouveau silence passionné qui dura jusqu’au soir. Comme le temps était agréable, nous nous rendîmes à pied au manoir, et l’homme taciturne qui m’avait tenu compagnie tout l’après-midi s’était mué en un homme charmant et bavard, qui discuta des diverses variétés de violettes tandis qui nous marchions.
Finalement nous arrivâmes à destination, et fûmes accueillis par le comte en personne.
- Ravis de vous revoir, messieurs.
- De même.
- Veuillez excuser ma sœur, nous dit-il tandis que nous pénétrions dans le vestibule, mais Victoria se sent légèrement indisposée, et nous dînerons sans elle, si vous le voulez bien.
Holmes hocha imperceptiblement la tête, les yeux rivés sur les mains du jeune comte. Qu’avait-il donc en tête ?
Nous fûmes rejoints par Lloyd Harrington et nous profitâmes d’une entrée délicate concoctée par la cuisinière. Nous entamions le plat de résistance lorsque Ramon Torez fit irruption dans la salle à manger. Sitôt, Timothée Woodstone se leva, une lueur mauvaise dans le regard, suivi de près par le jeune Harrington, qui posa une main sur l’épaule de son ami pour tenter de calmer le sanguin jeune homme.
- Vous n’êtes pas le bienvenu à cette table, Torez, cracha-t-il d’un air dédaigneux.
- Je suis ici chez moi, tout comme vous, rétorqua l’autre d’un ton bourru.
A la lumière des chandelles, il semblait moins effrayant que le matin même ; mais la joue bleutée de mon ami se souvenait qu’il n’était pas le genre d’homme à plaisanter, et j’admirais en même temps que je réprouvais l’audace du jeune homme qui tenait tête à cette montagne sans sourciller.
- Pas encore, non. Le testament de mon père n’est pas encore passé entre les mains d’un expert…
- Que faites-vous de maître Lancaster ? demanda-t-il de sa voix gutturale.
- Ce vieux rat est pourri jusqu’à l’os ! Il…
- Tim ! intervint à voix basse le jeune universitaire. Je ne pense pas que votre sœur apprécierait de telles paroles. Pensez donc à ce qu’elle dirait si elle vous entendait. Et feu votre père…
- Très bien. Tant est-il que Lancaster n’est pas neutre dans cette histoire. J’ai moi-même fait appel à un professionnel, dit-il en désignant mon ami.
- Comment pourrai-je savoir si celui-là est neutre ?
- Je me permets de vous l’assurer, répondit Holmes d’un ton courtois. Je viens de Londres, et avant la venue de mon client, je n’avais jamais eu vent de cette affaire…
- Torez, je vous présente monsieur Sherlock Holmes. C’est lui qui prouvera votre escroquerie et votre félonie !
- J’espère que nous en arriverons pas là, fit Holmes avec un sourire chaleureux en tendant sa main devant lui.
L’homme attrapa la main squelettique de mon ami dans son énorme paluche d’ours et la serra avec vigueur.
- … Sherlock Holmes… On ne se serait pas déjà rencontrés ?
- Si c’était le cas, je m’en souviendrais. Une telle rencontre laisserait des traces.
Il cligna de l’œil d’un air moqueur et l’espagnol demeura interdit. Pour la première fois depuis le début de notre aventure, le doute me traversa l’esprit. Une fois passée l’effroi causé par la stature de l’ancien équipier du comte, on pouvait s’apercevoir qu’il ne ressemblait pas tant que cela à un mauvais diable. Il n’avait pas, contrairement à nombre d’autres criminels auxquels nous avions eu à faire avec mon ami Holmes au cours des années, ce regard intelligent et féroce qu’ont les pires délinquants de leur espèce. A vrai dire, il ne semblait pas très futé, et j’en vins à douter que cette masse de muscles ait été en mesure de concocter à elle seule un plan aussi fin que celui pour lequel il était soupçonné. Je me demandai si finalement, l’avocat de Woodstone n’était pas également dans le coup…
- Veuillez sortir, maintenant, ordonna Woodstone fils en tapant du poing sur la table. Ma sœur ne se sent pas bien, et si elle vous entend d’en haut, elle risque de faire un malaise.
Torez grogna quelques paroles incompréhensibles et tira une chaise pour s’asseoir.
- Je vous préviens, menaça le comte, si jamais vous ne vous en allez pas…
- Allons, allons ! s’exclama Holmes en s’interposant entre les deux. Est-il nécessaire d’en venir aux mains ? Ce ne serait pas digne d’un gentleman ! Venez donc plutôt avec moi, Monsieur Woodstone. J’aimerai m’entretenir avec vous du sujet qui a tant chamboulé Miss Victoria. Quant à vous, Watson… S’il vous était gré de tenir compagnie à Monsieur Harrington et Monsieur Torez, je vous en serais reconnaissant. Oh ! Et pensez à ce que je vous ai dit à propos du billet…
Sur cette étrange palabre, il quitta le manoir au bras du jeune comte, et je demeurai prisonnier entre l’universitaire et l’espagnol.
- Eh bien, dit le premier en se rasseyant. Il serait dommage de gâcher un si délicieux repas, n’est-ce-pas ?
Il se remit à manger avec un appétit non feint, bientôt accompagné par Torez, mais je touchai à peine à mon assiette, trop occupé que j’étais à observer, sur les injonctions de mon ami, les mains du jeune homme. Mais je ne découvris aucun indice me permettant d’affirmer qu’il était l’auteur de la lettre.
Après le dîner, Torez disparut dans les allées du manoir et je montai avec Lloyd Harrington dans le petit salon pour une partie de billard endiablée, de laquelle il sortit vainqueur.
- Ce fut une belle partie, m’annonça-t-il peu avant la fin du jeu. Mais le dernier coup approche, et pardonnez-moi, docteur Watson, mais je sens que je vais gagner.
Il remporta peut-être la partie, mais j’emportai avec moi un indice autrement plus important : la tension accumulée pour la dernière manche pesait sur les épaules de l’universitaire, et il se saisit de sa queue de billard de la main gauche, avant de la refaire passer furtivement dans l’autre main, gageant que je n’avais rien vu.
Lorsque j’en fis mon rapport à Holmes, il se contenta de me sourire.
- Bien entendu, je l’avais déjà remarqué, à sa façon de croiser les bras. L’avant-bras non-dominant d’un homme est au-dessus, mais la main qui enserre le bras est la main dominante.
- Alors pourquoi diable m’avez-vous demandé cela ?
- Je voulais m’assurer que je ne m’étais pas trompé, et que je n’avais pas vu cette caractéristique chez Harrington uniquement car je souhaitais la voir ; de plus, j’avais besoin de parler avec le comte seul à seul. Il vous fallait donc occuper son ami. Mais je vois que vous avez également profité de la soirée !
- Il faut avouer que cette partie de billard était plutôt sportive, reconnus-je en rabaissant les manches de ma chemise. Donc, vous pensez que la lettre nous a été écrite par ce Harrington ?
- C’est tout à fait certain, à vrai dire. Il semble avoir beaucoup d’influence sur les Woodstone, et le Ciel soit loué, une bonne influence. Il a très bien pu raisonner la sœur et convaincre le frère de nous inviter à dîner. Il aura lui-même écrit la lettre qu’il aura faite porter. Après tout, il était le frère de l’épouse de Monsieur Timothée, il fait partie de la famille, et me semble le seul doté de raison, à Aldgate Pines. Enfin, sans parler des domestiques.
Je hochai la tête en silence.
- Nous n’aurons pas perdu notre soirée, Watson. Cependant, j’avoue que je suis déçu de la réaction du comte à mes questions : il prétend ne pas être au courant de l’existence d’un trésor, et nie en bloc.
- Et s’il n’était pas au courant ? Que seul Torez connaissait l’existence de ce trésor ?
- Ce n’est pas impossible. Mais il y a toujours quelque chose dans l’attitude des deux héritiers qui me chagrine… J’ai presque le doigt dessus, mais dès que mes pensées se concrétisent, elles s’envolent aussitôt ! J’y suis presque, Watson, presque…