Jamais trois sans quatre

Chapitre 1 : Jamais trois sans quatre

Chapitre final

3313 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/11/2016 08:31

Sherlock a pour grand-père Arthur Conan Doyle, pour pères Mark Gatiss et Steven Moffat et pour mère Sue Vertue.

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Jamais trois sans quatre

 

C’est la première fois que Mary remarque combien les pneus semblent s’enfoncer dans le goudron de leur rue, confortable et mou ; comme un chat qui se love sur un vieil édredon.

A cette heure-ci, la plupart des riverains travaillent et presque tous les emplacements sont libres. Elle pourrait garer une baleine n’importe où, pourtant, elle choisit de se glisser dans l’espace étroit entre le lampadaire et le monospace des Whitney, en un créneau fluide qu’elle exécute d’une seule main, juste pour le plaisir. Elle serre le frein à main et regarde Salome, qui dort dans son siège auto du sommeil du jeune, insensible à l’exploit.

« Bien la preuve que la manœuvre était fluide ! » se plaisante Mary. Le ciel est chaud, l’air brille joliment ; rien ne ruinera sa bonne humeur.

Surtout pas le détective consultant qui fume assis sur le seuil de la maison, jambes négligemment étendues devant lui, indéfectible manteau drapé sur les hortensias bleus.

« J’espérais plutôt voir John.

 —  Merci, Sherlock. Je vois que tu t’es exercé à manier la politesse. Tiens-moi ta filleule un instant, tu veux ? »

Elle fouille dans ses poches, fait tomber une vieille sucette, la ramasse, trouve enfin ses clefs. La maison a conservé une agréable fraîcheur, qui taquine la peau quand on entre.

Sherlock jette son mégot dans le massif (Mary un regard réprobateur) et la suit en silence le long du couloir jusqu’à la cuisine, toute son attention concentrée sur son juvénile fardeau.

« Limonade ? » lui propose-t-elle joyeusement en sortant du frigo la bouteille en verre, couverte de buée comme un fleuve vert dans la brume du petit matin.

Sa bouche se tord un instant.

« Non merci. »

Il s’est juché sur un coin de la table, grand et droit et les deux bras toujours pleins de Salome, qui agite les siens avec maladresse mais enthousiasme. Elle entretient apparemment l’espoir de tirer les boucles à son parrain. Non pas que le projet soit réaliste. Mary sourit affectueusement : un peu d’ambition n’a jamais nuit.

Sherlock parcourt des yeux la forme courte quoique déjà si complexe du bout de chou ; dieu sait ce qu’il en déduit. Ses yeux se mettent à faire de rapides allers-retours entre son visage et un point flou  dans l’espace, en direction de la gazinière. Mary a découvert assez vite que ces regards trop rapides et trop manifestes indiquent à coup sûr qu’il sent que quelque chose lui échappe, et pas le genre de chose qu’il peut retrouver en fouillant son palais mental.

Quand il finit par relever la tête, elle se contente de lui offrir une façade innocente. Ne propose surtout pas de reprendre sa fille.

« Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de ta visite ? »

Sherlock redresse les épaules et son visage s’anime si soudainement que, pendant un instant, Mary croit qu’il va lâcher Salome et, par réflexe, penche le haut de son corps dans sa direction.

« J’ai arrêté les immolatrices de pompiers ce matin. Avec Lestrade », ajoute-t-il.

« Elles se sont montrées absolument brillantes ! Il n’y a pas trace, dans les annales du crime, de la réussite à grande échelle d’un tel mode opératoire ! »

Mary se dit qu’au cas où le doute subsisterait, elle tient la preuve que ça ne tourne pas rond chez elle, parce qu’avoir confié l’éducation morale de son enfant à l’homme qui vient de proférer ce jugement ne l’inquiète pas une seconde.  

Une grisaille pourtant a dû se lire sur son visage, que Sherlock interprète comme une objection.

« D’accord, il y a eu les scribes de Ramsès 1er, mais ils étaient soutenus par toute l’armée, ça ne compte pas. » 

Elle rigole.

« John sera ravi d’apprendre que notre armée n’est pas impliquée dans le meurtre d’honnêtes citoyens. »

Sherlock fronce les sourcils.

« Techniquement, elle est le seul sacrificateur légal de citoyens en Grande-Bretagne. »

Mais les coins de sa bouche vibrent un peu et Mary perçoit sans mal qu’il joue à être délibérément obtus. Plus encore, elle sait qu’il sait qu’elle sait.

Elle secoue la tête avec amusement.

« Tu vas m’expliquer comment tu les as identifiées ou tu comptes entretenir le suspense jusqu’à ce que John arrive ? »

Sherlock hausse les épaules, mais se fige immédiatement quand Salomé pousse un gargouillement de surprise.

« La démarche était ridiculement simple, en fait, comme pour tous les crimes excessivement tapageurs. Aucun des incompétents  de Dimmock n’avait repéré la marque du vase, imprimée dans le tapis du gymnase où a été brûlée la dernière victime. La marque ne s’explique que si l’on considère que le récipient servait à transporter discrètement l’essence. »

Mary émet un bruit indéfini, quoique clairement incrédule :

« Discrètement ? 

—  Quand on se déplace dans un camion de fleuriste, plutôt. Il a suffit de recouper les enregistrements vidéo pour retrouver le véhicule passé à proximité de toutes les scènes de crimes. Ensuite, remonter jusqu’à la source n’était plus qu’un jeu d’enfant. »

Mary avait appris par John et les journaux que la découverte du dernier corps datait quand même d’il y a cinq jours et se perdit un moment à imaginer les épreuves de ce jeu d’enfant.

Elle est arrachée à ses suppositions par les brefs gémissements de Salome, du genre de ceux qui vont se transformer en cris stridents dans la minute. Elle se dirige vers le plan de travail pour préparer un biberon, tout en continuant d’interroger Sherlock par-dessus son épaule :

« Donc tu n’es pas venu pour que John te prête un coup de démonte-pneu ? »

Sherlock lève un sourcil.

« Pour ça il aurait suffit que je lui envoie un message. Non, j’ai faim et il m’avait dit qu’il célèbrerait avec moi chez Angelo. Mais il tend à se montrer désagréable quand je vais le chercher à son travail. »

« Me demande bien pourquoi », commente Mary in petto en lançant le chauffe-biberon.

Elle pourrait se tromper, mais elle soupçonne que ce n’est pas tout à fait la seule raison de sa venue. Depuis la naissance de Salome, il convoque moins fréquemment John à Baker Street et il s’invite beaucoup plus souvent, lui qui auparavant ne mettait jamais les pieds chez eux. Quand Mary en avait fait la remarque, pour le taquiner, il lui avait rétorqué qu’il serait stupide de ne pas profiter de l’occasion pour récolter des données sur les réactions d’un nourrisson et avait même appelé les statistiques en renfort : « Un meurtre irrésolu sur vingt a été commis sous les yeux d’un témoin en bas-âge ! »

Elle teste le lait.

« Tu veux lui donner son biberon ? »

Sherlock pince les lèvres.

« Pourquoi je voudrais faire ça ? »

Bluffeur…

Mais elle prend pitié de lui et récupère la puce, qui s’accroche goulument à la tétine, avant d’aller se poser sur le canapé du salon. Sherlock reste debout dans l’encadrement de la porte, à les observer. 

Aspergée par un mauvais pressentiment comme par des embruns glacés, même si elle n’a plus rien à cacher, Mary ne peut s’empêcher de se trémousser vaguement.

La question la prend quand même par surprise.

« Est-ce que qu’elle te manque ?

—  Qui ça?

—  Salome. »

Elle sent son cœur s’accélérer. Il n’y a aucune raison, pourtant. Elle dégaine son sourire le plus brave, un brin condescendant.

« Tu sais, en ce moment, je ne la quitte presque jamais.

—  Pas elle », rétorque Sherlock, avec un regard sur le bébé qui vexerait la moins fière des mères.

« Celle dont elle porte le nom. »

Mary ne devrait pas être surprise. Vraiment pas.

D’ailleurs elle ne tombe pas dans le piège.

« Qu’est-ce qui te fait croire…

—  Evident. John déteste son deuxième prénom. Il adhère aux valeurs de l’armée et pense qu’on ne doit se faire remarquer qu’en accomplissant son devoir. Il trouve qu’Harriet est original et ne peut s’empêcher d’y voir une corrélation avec les errements de sa sœur.  Clairement, il n’a pas choisi le nom du bébé, ou alors vous auriez une Emily. C’est donc ta proposition. Pas un coup de cœur esthétique, tu as pris Mary comme pseudonyme. Tu n’aimes pas les noms littéraires, John a été insupportable pendant une semaine parce que tu as refusé Elizabeth au prétexte que ça t’évoque Racisme et vanités.

—  Orgueil et préjugés, corrige Mary en s’interdisant d’être amusée.

—  Reste l’hypothèse d’une origine juive, mais tu n’aurais pas couru le risque de signaler une ascendance particulière. Aucun carton d’invitation n’a été adressé à une Salome. Donc, une connaissance de ton ancienne vie. »

Quand Sherlock Holmes jette ce genre de déduction au visage d’un inconnu, ce qui stupéfait toujours Mary, c’est la bonté profonde qui se cache en tout être humain. Elle seule peut expliquer qu’il ait survécu si longtemps. Quand Sherlock crache ce genre de déduction au visage d’un ami, ce qui étonne toujours Mary, c’est qu’on ne s’habitue jamais complètement au choc.

« C’est tout ? »

Ah. Ça y est. Sherlock hésite. Il vient de réaliser qu’elle n’a peut-être pas envie d’en parler. Poursuit quand même :

« Tu n’aurais pas choisi le nom d’un membre de ta famille. Trop risqué. Ça ne peut être que celui d’une amie. »

Il rajoute plus lentement :

« L’hypothèse est confirmée par la compréhension dont tu as fait montre à… à mon égard. 

—  On n’est pas forcé d’avoir expérimenté une relation pour la souhaiter à d’autres.

—  Les gens ordinaires si. »

Mary redresse la tête et fixe ses yeux :

« Alors tu as la réponse à ta question. »

Son visage demeure un temps vide d'expression, puis il opine du menton. Et à la surprise de Mary quoiqu’avec beaucoup de naturel, il vient s’asseoir à côté d’elle.

« Tu ne veux pas que John le sache. »

Le rire de Mary s’étrangle dans sa gorge.

« Il s’en doute probablement, tu sais. Il ne pratique peut-être pas la science de la déduction, mais on vit ensemble. Et même les gens ordinaires apprennent de leurs erreurs. »

Mary passe et repasse sa main dans les cheveux encore duveteux de Salome.

« L’autre jour, au dîner, il m’a proposé de parler avec mon accent d’origine. »

Elle laisse la main de sa fille s’enrouler autour de son index et caresse ses tout petits doigts.

 « Je ne pourrais pas parler autrement. Mary Watson a l’accent anglais, elle a besoin de l’accent anglais pour se maintenir. Si je perce une vraie fenêtre au milieu du trompe-l’œil, toute la façade se révèle fausse. »

Sherlock reste muet.

« Mais curieusement, placer devant un vrai réverbère, ça ne dénonce pas le trompe-l’œil. Ça lui rend son sens. »

De manière absolument inespérée, car mieux vaudrait se fier au désintéressement de sa banque qu’au tact de Sherlock Holmes, aucun commentaire moqueur ne souligne le ridicule de la métaphore ou sa trivialité. Peut-être parce que le détective aussi a dissimulé  identité avec existence, pendant deux ans. Il sait ce que porter un masque…

« Est-ce qu’elle est vivante ? »

 Mary sourit, sans plus trop savoir pourquoi.

« Oui. Elle va bien, je crois.

—  Mais elle te croit morte.

—  Oui. »

Sherlock plisse le front. Les rides du haut de son nez se creusent, les doigts de sa main droite battent mécaniquement contre son genou. Il cherche quoi dire. Mary se penche pour lui donner un gentil coup d’épaule. Avec Salome endormie dans les bras, elle ne peut pas faire beaucoup mieux.

Il la regarde avec étonnement.

« Ça va, Sherlock. »

Et une fois de plus, elle constate et elle sent avec émerveillement que l’expression est plus qu’une manière de parler. Ici, maintenant, avec eux, ça va.

Sherlock sort son portable de sa poche et se met à texter. Mary soupçonne fort que sa dernière remarque vient d’être déposée dans le Cabinet des Etranges Réactions Sentimentales dont sont Susceptibles les Jeunes Mères. Elle espère juste qu’elle n’a pas été enfermée dans le Bureau des Caractères Secondaires des Assassins Repentis…

Ses bras commencent à faiblir (ou alors les bébés grossissent vraiment à toute vitesse) et elle part déposer Salome dans son lit.

Elle la regarde se contracter légèrement pour adopter une position confortable, puis se relaxer d’un coup contre le matelas. Salome. L’une ne remplacera pas l’autre, mais l’autre peut être heureuse là-bas, et elle, Mary… elle est heureuse aussi ? Sans… mais avec.

Sherlock est retourné dans la cuisine, où il grignote un biscuit au citron.

Elle se sert dans la boîte qu’il tient toujours en main et le geste banal ouvre tout à coup une vanne qu’elle était persuadée d’avoir à jamais scellée, noyée sous une chape de béton. Aurait-elle-même su dire où elle se trouvait ? 

« Elle détestait les gâteaux secs. Etrangement, parce que pour le reste elle était gourmande de tout. Mais elle détestait les gâteaux secs. Alors pour la blague, un peu égoïstement, je n’apportais que ça au goûter. »

 Sherlock bizarrement a l’air intéressé. C’est la seule excuse que Mary se trouve.

« On était dans la même classe au cours élémentaire, assises côte à côte, c’est comme ça qu’on est devenues amies. On n’aurait pas dû le rester, les gens changent trop en grandissant, pourtant si. On a pris des cours d’équitation ensemble. J’avais peur des chevaux, elle était allergique au foin, mais on s’amusait tellement. On a joué à être une famille aussi, jusqu’à beaucoup plus tard qu’il n’est avouable. Elle voulait dix enfants – elle avait un esprit très arithmétique, elle t’aurait plu. Enfin, elle t’aurait probablement très vite crié dessus. Elle était partisane de l’éducation vocale.»

Sherlock rit.

« Et puis en grandissant, il nous est apparu à chacune que la famille resterait sans doute pour nous du domaine du jeu. Elle préférait les femmes et… tu connais mon ancien métier. Alors quand tu nous as… appris, pour ma grossesse, je pensais à elle, sans cesse. »

Sherlock hoche vigoureusement la tête et pioche le dernier biscuit, visage plein de malice.

« Heureusement. Tu m’imagines parrain d’une Emily ? »

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