Le sanctuaire aux lapins
Chapitre 1 : Le sanctuaire aux lapins
5860 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 16/05/2021 15:50
Le sanctuaire aux lapins
— ウサギの調神社 —
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Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions.fr :
« Le coup du lapin » (avril – mai 2021)
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Depuis que ces filles l’avaient quitté, le sanctuaire était bien calme. Le prêtre avait bien apprécié leur compagnie, voir autant de vie dans ce temple délaissé à cette période de l’année avait fait remonter bon nombre de souvenirs.
Reposant sur son plateau la tasse de matcha vide, quoiqu’encore fumante, il laissa son esprit divaguer. La plus jeune de ces filles lui rappelait quelqu’un ; d’une manière étrange, quelque chose chez elle lui évoquait la douceur et la gentillesse de sa fille défunte. Mais cela faisait une dizaine d’années, désormais, et il ne le savait que trop bien : personne n’avait survécu à ce regrettable accident.
Dehors, dans la fraîcheur de l’automne, les feuilles des arbres tombaient sur le sol humide. Il en vit une qui virevoltait, ici et là, portée par le souffle d’un vent farceur qui refusait de la laisser rejoindre ses camarades. L’homme la suivit du regard. Elle passa entre les statues de deux lapins de pierre, et finit par se poser sur la tête de l’un.
Le sanctuaire Tsuki était réputé pour ses lapins gardiens. Il était inconcevable que des komainu fussent les gardiens d’un temple dédié au dieu lunaire. La curiosité d’un tel animal protecteur attirait chaque année bon nombre de visiteurs. Rien que pour ça, le prêtre en chef en était ravi.
Il se resservit un peu de boisson. En attendant que le thé ne se mêlât correctement à l’eau chaude, il jeta un nouveau regard à travers la porte-fenêtre grande ouverte. Debout sur l’engawa, il se laissa aller à une contemplation de l’obscurité fraîche. La rosée du soir avait pris place sur les bâtiments et les sculptures. L’immense porte que l’on devinait au loin devait être tout autant humide que les deux lapins qu’il voyait devant lui.
Comme en écho aux sentiments de l’homme dont le cœur se nouait, une goutte glissa le long de la joue du lapin qui avait été évité par la feuille morte, à la manière d’une larme versée.
Le prêtre soupira, et fit demi-tour. Reprenant place sur son coussin, posé à-même le tatami, il ne put que subir l’afflux de souvenirs qui venaient l’assaillir. Sirotant une première gorgée de matcha, il repensa à sa famille.
…
C’était le premier janvier.
Afin d’accueillir la nouvelle année, il était coutume de se rendre au sanctuaire shintō, et d’y prier les dieux vénérés.
Loin d’être un acte religieux pour tous les Japonais, cela relevait plus de la pratique sociale. Il était ainsi usuel que de voir des groupes de lycéens portant les tenues habituelles, un épais kimono, puisque c’était, pour certains, la seule occasion de l’année pour revêtir le leur. Il n’était pas rare de croiser plus de femmes que d’hommes revêtant l’habit, ces derniers privilégiant le confort des vêtements décontractés, mais le festival de couleurs chatoyantes se reflétant sur la neige pure était un véritable régal pour l’œil.
Le sanctuaire Tsuki, habituellement calme, était en effervescence. Tant de personnes s’y étaient réunies, choisissant de faire leur hatsumōde en ce lieu ! Les prêtres et prêtresses du sanctuaire s’en réjouissaient ; le nombre de plaquettes de bois, de porte-bonheurs ou encore d’oracles de papiers achetés par les visiteurs permettraient assurément de financer quelques rénovations.
Kentarō contempla la foule qui patientait, et un sourire étira ses lèvres. Une adolescente approcha timidement du comptoir pour lui demander le goshuin, le sceau rouge du temple, tendant à bout de bras le carnet aux feuilles pliées en accordéon, ouvert sur une page blanche qu’il s’apprêta à remplir. Se saisissant d’un premier pinceau, aux poils épais, qu’il trempa légèrement dans de l’encre noire.
Au milieu de la page, de sa plus belle graphie, il inscrivit le nom du temple. Tsuki-jinja, en trois sinogrammes. 調神社. Reposant son pinceau, il en prit un second, plus fin, avec lequel, une fois le bout imbibé d’encre sombre, il inscrivit sur la gauche, la date du jour, ainsi qu’une prière. Les formules habituelles.
Il se saisit alors d’un petit éventail, à l’aide duquel il fit sécher l’encre, afin d’apposer deux tampons trempés dans de l’encre rouge. Le premier, au centre, en vieille graphie, réitérait le nom du sanctuaire. Le second, apposé en haut à droite de la page, prenait la forme d’un petit lapin bipède, tenant dans ses mains un ōnusa. La petite baguette de bois était recouverte de deux serpentins de papier, qui pendaient dans le dos de l’animal.
Plaçant une fine feuille de papier de riz entre les pages avant de clore le carnet à sceaux, il tendit à la jeune fille son bien. La fine main à la peau claire s’ouvrit pour déposer sur le comptoir une pièce de cinq cents yens, le prix à payer pour le sceau. Puis elle tourna les talons, faisant résonner le bois de ses sandales contre le pavé du chemin.
Peu de personnes venaient lui demander de goshuin ; sa journée était plutôt tranquille, en comparaison de celle de ses collègues.
Les miko, les prêtresses du temple, dans leur tenue rouge et blanche, ne cessaient de s’affairer à droite à gauche, troquant les porte-bonheurs, plaquettes de vœux et autres, contre quelques pièces ou billets. Certains visiteurs dépensaient tout de même plusieurs milliers de yens ; il suffisait qu’une famille entière – grands-parents, parents et enfants – vînt inscrire un vœu pour la nouvelle année sur un ema pour que le temple ne récoltât près de quatre ou cinq mille yens.
Et au vu de la grande quantité de porte-bonheurs qu’ils proposaient, entre ceux où il était écrit « réussite aux examens » ou encore « sécurité routière » pour ne citer que ceux-là, il y avait de quoi faire un peu plus grossir les dépenses des visiteurs.
Tous ces bénéfices revenaient au temple, jusqu’à la dernière pièce en aluminium d’un yen. Et Kentarō était ravi de pouvoir contribuer à la vie du temple, par sa simple maîtrise de la calligraphie. Il était, après tout, le prêtre en chef du sanctuaire. Il se devait d’en prendre soin.
S’il avait hérité de ce titre, et de cette responsabilité de son père, il se devait de la transmettre, lorsque le jour viendrait à sa propre fille, ou bien au mari de cette dernière. Sa chère Mio l’avait longtemps aidé, jusqu’à ce que ne vînt au monde sa propre fille. La petite Fuyuko n’avait que quatre ans, mais semblait déjà grandement intéressée par le sanctuaire et ses traditions. La famille Hashida ne saurait être plus fière qu’elle ne l’était.
Mio avait dû mettre de côté ses participations auprès du sanctuaire en attendant que sa fille fût assez grande pour se débrouiller seule. Mais à chaque fois qu’ils se voyaient, elle lui répétait combien elle avait hâte de pouvoir reprendre du service. La dernière fois qu’elle lui avait rendu visite, elle lui avait confié ne pas pouvoir s’empêcher de s’entraîner à calligraphier chez elle, afin d’un jour pouvoir faire à son tour les goshuin. Le simple fait de l’imaginer à l’œuvre, avec sa fille qui gambadait partout autour sur les tatami, avait fait sourire Kentarō.
La tranquillité le berçait ; pour peu, il était prêt à somnoler. Il n’était qu’à l’aube de sa cinquantaine, et tenait une forme presque olympique, et pourtant, le simple brouhaha des personnes au loin suffisait à l’apaiser. Décidant de profiter de l’absence de visiteurs venus réclamer un goshuin, il plaça sur le comptoir devant lui un petit écriteau disant qu’il reviendrait vite, et quitta son poste.
Dans une pièce voisine, il servit dans une tasse de céramique de l’eau gardée au chaud dans un gros thermos ; il y versa un peu de matcha en poudre, et mélangea mécaniquement avec une cuillère le tout, jusqu’à atteindre le kotatsu disposé sur le sol de tatami. La table basse à l’épaisse couverture chauffante faisait toute la différence ; dans une pièce si mal isolée, où la fraîcheur de l’hiver pouvait facilement s’inviter, ce petit dispositif électrique était salvateur. Savourant son thé vert, il tourna la tête lorsque quelqu’un vint faire coulisser la porte de bois et de papier.
« Bonjour ! salua Mio d’une voix enjouée. Je savais que je te trouverais là !
– Quelle joie de te voir ! sourit-il en retour, avant de se lever et de lui préparer une tasse. Quel bon vent t’amène ? Hifumi et Fuyuko ne sont pas avec toi ?
– Fuyuko voulait caresser tous les lapins de pierre du sanctuaire. Quand j’ai vu que tu avais pris une pause, je me suis dit que j’allais laisser Hifumi la promener à droite à gauche jusqu’à ce qu’elle ait salué chacune des statues. »
Kentarō ne put s’empêcher de rire en imaginant la fillette tendre la main pour effleurer chacun des animaux gardiens du temple. Elle était bien trop admirative de ces créatures, et bien trop attentionnée ; lors d’une des précédentes visites, elle s’était rapidement mise à pleurer car elle n’avait pas eu le temps de dire bonjour à tous, et avait peur que ceux qu’elle avait délaissés se sentissent seuls. Incapables de lui résister, ses parents et grands-parents l’avaient accompagnée jusqu’aux statues restantes, afin qu’elle y posât quelques secondes la main.
« Merci pour le thé, fit Mio en buvant une gorgée de la boisson brûlante. Maman est là ?
– Aux omikuji. Tu ne l’as pas vue en passant ?
– Je ne crois pas. Peut-être était-elle cachée derrière son comptoir.
– C’est une possibilité, » rit-il doucement.
Ils restèrent là de longues minutes, avant que le devoir ne rappelât Kentarō à l’ordre. Il se leva, s’extirpant à regret du kotatsu, et alla poser les deux tasses de céramique dans l’évier en inox. Sa fille lui emboita le pas, enfilant prestement ses chaussures délaissées dans l’entrée, et refermant soigneusement derrière eux la porte coulissante de bois.
Dehors, une fine neige commençait à tomber.
« Maman ! » cria une petite fille en accourant vers Mio.
La jeune femme s’agenouilla, pour accueillir dans ses bras sa fille qui venait s’y jeter, bien trop heureuse de la retrouver. Derrière elle suivait paisiblement son père, Hifumi, ses mains cachées au fond des poches de son épais manteau d’hiver. Venu des préfectures du sud du Japon, il était plus habitué aux chaudes journées d’été. Il salua Kentarō d’un signe de tête, accompagné d’un sourire, et prit place près de sa famille, les adultes formant un triangle au cœur duquel avançait l’enfant.
« Alors, Fuyuko, fit-elle en prenant sa douce voix maternelle, tu as pu dire bonjour à tous les lapins ?
– Oui ! s’exclama la fillette en levant les deux bras, en signe de victoire. Ils étaient tous contents !
– Tant mieux ! » rit Mio tandis qu’elle remettait en ordre les cheveux bruns de l’enfant, qui s’étaient décoiffés lorsque son bonnet de laine avait commencé à glisser.
Kentarō s’agenouilla à son tour, et salua chaleureusement l’enfant. Elle lui rendit un sourire s’étirant de part et d’autre de son petit visage rond, heureuse comme jamais.
« Papi ! s’écria-t-elle en s’avançant vers lui, écarquillant ses grands yeux. Avec papa, j’ai dit bonjour à tous les lapins !
– Ils en sont ravis, fit-il doucement. Ils m’ont dit, quand je suis passé les voir, qu’ils étaient très heureux de te voir prendre soin d’eux
– Plus tard j’aimerais faire comme toi et maman, et pouvoir les caresser tous les jours !
– Vraiment ? »
Il ne put s’empêcher de rire tant elle était adorable. L’innocence de la fillette le comblait de joie à chaque fois tant elle était altruiste. Rien ne valait la sérénité que sa présente apportait à son entourage.
« Quand tu seras grande, tu pourras venir m’aider. Je t’apprendrai à écrire le nom du temple avec des pinceaux.
– Quand je serai grande comment ? s’enquit Fuyuko, levant le nez vers lui, avant de le frotter légèrement lorsqu’un flocon de neige gelé vint s’y poser.
– Au moins grande comme ça ! » répondit-il en levant la main quelques centimètres au-dessus de la tête de l’enfant.
Elle s’étira légèrement sur ses talons, touchant du bout du pompon rose de son bonnet la paume de son grand-père.
« Je suis assez grande ? s’enquit-elle, sans perdre de son sourire, trépignant d’impatience en guettant sa réponse.
– C’est ton pompon qui a touché ! rit Kentarō. Il faut que ça soit ta tête ! »
Le sourire de Mio s’étira tandis qu’elle observait la tendre scène qui se déroulait sous ses yeux. Lorsque ses parents avaient appris que la famille s’agrandissait, ils n’avaient pu cacher leur joie. Même Kentarō, avec ses éternelles blagues de prêtre, s’était abstenu ce jour-là d’en faire, et avait exprimé sa gaîté la plus sincère par de simples mots. C’était toujours lui qui la contactait, d’ailleurs, pour connaître la date de leur prochaine visite. Il interagissait avec Fuyuko comme avec Mio à son âge : avec tout l’amour paternel – ou plutôt « grand-paternel » en l’occurrence – qu’il avait à offrir.
Fuyuko sautilla, montrant clairement son impatience. Elle voulait à tout prix se promener un peu plus, se mêler à la foule, profiter des festivités. Les parents se doutaient bien que c’était l’odeur des takoyaki qui la faisait saliver, et qui ne faisait que faire grandir cette impatience si caractéristique des enfants de son âge. Même si elle ne formula pas son souhait à haute voix, Mio le comprit et, incapable de refuser quoi que ce fût à sa fille lorsqu’elle l’implorait du regard, finit par l’entraîner avec elle à travers la foule, main dans la main. Hifumi leur emboîta le pas, et Kentarō prit une autre direction, retournant remplir son devoir.
Les cris de joie de la petite résonnèrent longtemps ; il l’imaginait croquer à pleine dents dans les boulettes de pâte garnie de morceaux de poulpe. Il savait très bien qu’elle finirait avec de la sauce partout autour des lèvres, et que Mio peinerait à lui essuyer le visage entre deux bouchées tant la petite raffolait de ce plat, préférant croquer dans la boulette suivante plutôt que d’effacer toutes traces restantes de celle qu’elle venait d’ingérer. Cette petite adorait la bonne nourriture, et elle le faisait savoir.
Fuyuko… Avec les sinogrammes qu’avaient choisi ses parents – 冬子 –, son nom signifiait « enfant de l’hiver ». Elle serait bientôt capable de tracer les deux signes de respectivement cinq et trois traits. Rien de bien compliqué, se disait-il. L’idée de pouvoir être celui qui lui apprendrait la calligraphie le ravissait, et la perspective de pouvoir la voir dessiner avec le long pinceau trempé d’encre noire ces deux sinogrammes l’enchantait d’autant plus. Il y avait tant de choses qu’il voulait lui montrer, lui apprendre, mais elle n’avait encore que quatre ans. Il ne fallait pas la presser.
Il fallait dire que son nom était très représentatif de l’enfant. Née le seize février, elle fêterait bientôt son cinquième anniversaire. La seule déception de Kentarō était de constater que sa fille n’avait pas repris la coutume familiale que de nommer les femmes d’après des noms de fleurs. Mio, avec les sinogrammes que sa femme et lui avaient choisi, 美桜, signifiait « beau cerisier », et le temps leur avait donné raison. Leur fille avait fleuri, comme ces merveilleux arbres, d’année en année, et ils la contemplaient avec fierté. Mais, étrangement, le nom de Fuyuko semblait plus approprié que d’autres pour la fillette ; peut-être était-ce l’habitude de le lire, l’entendre, et le dire.
Il retourna à son poste, guettant avec impatience le moment où sa famille reviendrait le voir, le cœur partagé entre l’envie d’admirer le temple animé par les nombreux visiteurs, et celle de pouvoir se retrouver en seule compagnie des Hashida.
« Maman, c’est quoi ça ? » fit Fuyuko en pointant du doigt les porte-bonheurs vendus par l’une des miko du temple.
Sa mère chercha un instant ses mots, pour formuler cela d’une manière simple que l’enfant comprendrait.
« C’est un porte-bonheur, une amulette. C’est pour être protégé des malheurs.
– C’est quoi ce qui est écrit sur celui-là ? »
Elle désigna plus précisément l’un d’eux.
« O-mamori.
– Et en-dessous ?
– C’est le nom du temple. Tsuki-jinja. »
La petite ne cessait de fixer l’objet, d’un air envieux.
« On en achète pour avoir de la chance toute l’année. Pour réussir à l’école, par exemple. Et pour être toujours heureux.
– Je peux en avoir un ? » fit Fuyuko en relevant le nez vers sa mère, ses grands yeux s’écarquillant et brillant un peu plus.
Mio ne put résister, et sortit d’une poche de son manteau son portefeuille, tendant un billet de mille yens à la miko, qui lui donna en retour un change de deux pièces de cents yens, ainsi que le o-mamori tant convoité par Fuyuko.
D’une largeur d’environ cinq centimètres et d’une hauteur de huit, l’objet paraissait bien trop grand pour ses petites mains d’enfant. Le sac de tissu de la couleur des bleuets était brodé de gris et de noir ; une cordelette blanche formait un nœud à l’avant, et le fermait à l’arrière. Un lapin blanc avait été brodé au dos de l’amulette, animal représentatif du sanctuaire.
Sur la face avant étaient inscrits, au centre, les sinogrammes 御守, que Mio lut à Fuyuko comme étant « o-mamori ». La petite répéta le mot, à la manière d’un incantation pour s’en souvenir. Puis, elle lui lut les trois caractères inscrits, plus petits, en-dessous, de gauche à droite. 調神社, « sanctuaire Tsuki ». Fuyuko fixa intensément les kanji, comme si cette simple observation suffirait à ce qu’elle les mémorisât, elle qui commençait tout juste à apprendre ses syllabaires à l’école.
« Garde-le précieusement, lui souffla sa mère. On le rapportera l’an prochain pour le purifier.
– Et on en achètera un nouveau ?
– Oui, c’est comme ça qu’on fait. »
Elle caressa tendrement la joue de l’enfant, qui passa la corde autour de son poignet, gardant le porte-bonheur à la manière d’un bracelet. Le regard de Fuyuko était captivé par le mouvement de balancier que faisait l’objet, si bien qu’elle ne prêta plus attention à ce qui l’entourait.
« Et si on retournait voir ton père, pour lui dire au revoir ? lança Hifumi à son épouse, le visage emmitouflé dans son épaisse écharpe de laine. Il va bientôt falloir rentrer. »
Elle acquiesça, et prit Fuyuko dans ses bras, puisqu’elle refusait de marcher, trop happée par sa nouvelle acquisition. La neige crissa sous leurs pas, jusqu’à atteindre le bâtiment où se trouvait Kentarō.
« Papi ! Regarde ! » s’exclama l’enfant, montrant fièrement le o-mamori en tendant le bras.
Il remit ses lunettes à monture ronde à leur place, et afficha un large sourire.
« Oh, je vois que tu as fait le meilleur choix ! Le bleu est une couleur qui te va bien. Tu veux bien me le donner ? Je vais le rendre un peu plus spécial. »
Elle fit consciencieusement glisser la corde hors de son poignet, et le tendit, non sans une once d’inquiétude. Elle craignait de ne pas pouvoir le récupérer.
Le prêtre prit le porte-bonheur dans ses mains, et murmura une petite prière, utilisant des mots dans une langue que l’enfant n’avait jamais entendue. Lorsqu’elle demanda à sa mère de répéter ce qu’il venait de dire, celle-ci lui expliqua que c’était une incantation en vieux japonais, qu’elle-même avait du mal à saisir.
« Ton papi a fait en sorte que ce petit porte-bonheur te protège de tous les maux, murmura-t-elle. Comme ça, tu ne seras jamais malheureuse cette année.
– Merci papi !! » fit Fuyuko lorsque son bien lui fut restitué, cet éternel sourire illuminant son visage d’enfant, ses mains se liant dans la nuque de son grand-père, au cou duquel elle venait de sauter.
Il la garda quelques instants dans ses bras, ravi d’avoir pu la faire rire et sourire. Il n’y avait rien de mieux au monde que de voir le bonheur se refléter dans ces petits yeux pleins de vie et d’énergie. Puis il la reposa au sol, restant à sa hauteur en pliant les genoux, et resta là à l’admirer un peu plus pendant de longues secondes.
« Dis, papi, murmura l’enfant, quand est-ce qu’il a été construit le sanctuaire ?
– Ah ça, c’est une excellente question, ma petite. On dit qu’il a été construit il y a plus de mille trois cents ans. Et il tient toujours debout !
– Mille trois cents ans ? répéta Fuyuko en écarquillant les yeux, incrédule. Ça fait beaucoup ?
– Ce temple a vu tellement d’étés et d’hivers, murmura Mio, et pourtant il tient toujours debout. C’est incroyable.
– Et à quoi il sert ? relança la petite, décidément assoiffée de connaissances.
– Il nous permet d’honorer les dieux, de ne pas les fâcher. Tu vois le pavillon là-bas ? demanda-t-il en pointant du doigt un petit bâtiment aux portes closes. C’est celui dédié à la déesse Amaterasu, la déesse du soleil. À sa gauche, c’est celui du dieu des tempêtes, Susanoo-no-Mikoto. Et à sa droite, tu te souviens de qui il s’agit ?
– Tsu… Tsuku-quelque chose ! » s’exclama la petite fille, incapable de se remémorer les dernières syllabes du nom du dieu.
Kentarō, Mio et Hifumi ne purent s’empêcher de rire tant elle était adorable. Elle avait beau faire de son mieux, elle peinait à retrouver le nom complet du dieu. Reprenant son souffle, son grand-père lui répondit.
« Tsukuyomi-no-Mikoto, expliqua-t-il. Le dieu de la lune. Et tu sais pourquoi c’est son pavillon le plus grand des trois ?
– Parce que la lune est plus grande que la Terre ?
– Pas du tout ! » pouffa-t-il tant il ne s’attendait pas à une telle réponse.
La question de savoir pour quelle raison Fuyuko croyait-elle que la Lune était plus grande que la Terre avait beau se poser dans l’esprit du prêtre, il la laissa de côté, préférant s’adonner à lui trouver une explication ultérieurement. Il essuya une larme qui naquit au coin de son œil sous l’hilarité, et reprit son petit cours improvisé.
« Te souviens-tu du lapin lunaire ?
– Oui ! Il fait du mochi sur la Lune !
– C’est parce que ce sont des lapins qui gardent notre sanctuaire que Tsukuyomi le préfère, poursuivit-il. Lui qui aime autant le lapin de la Lune, il est heureux d’avoir notre sanctuaire comme demeure. »
La petite buvait ses paroles. Il avait expliqué simplement, sans trop rentrer dans les détails, et de sorte à nourrir son imagination débordante d’enfant. La réalité était bien plus complexe que ces légendes, mais cela suffisait à satisfaire sa curiosité. Tout du moins, pour l’instant.
« Mais, reprit Fuyuko, Amaterasu ne va pas être fâchée ?
– Elle a tant de temples aux alentours, et à travers le pays, qu’elle n’est pas jalouse de son frère, répondit doucement Kentarō en lui caressant la tête, décoiffant légèrement ses cheveux alors que le bonnet les entraînaient dans tous les sens. Ne t’en fais pas. »
Les joues rougies par le froid, l’enfant ne cessait de rire et de sourire. C’était comme si cette petite réunion familiale les avait séparés de la foule, du reste des personnes se trouvant en ce lieu si particulier. Seuls le rire de Fuyuko et sa voix perçante pleine d’énergie trouvaient leur chemin jusqu’aux oreilles de ses parents, et de son grand-père.
« Et si on allait suspendre un ema ? proposa-t-il enfin. Comme ça, vous aurez fini votre hatsumōde, et pourrez repartir.
– Bonne idée ! acquiesça Mio en tapant doucement dans ses mains. Tu as des vœux pour la nouvelle année, Fuyuko ? »
La petite fit oui de la tête, et attendit qu’on la prît de nouveau dans les bras pour se rendre jusqu’au panneau où étaient déjà suspendus des dizaines – non, des centaines au moins – de plaques volitives.
Au lieu du traditionnel cheval représenté sur l’une des deux faces, deux lapins blancs au ruban rouge noué autour du cou trônaient. Jusque dans les moindres détails, o-mamori comme ema, et même sur les petits omikuji en papier de riz, les lapins pullulaient dans chacun des objets vendus par le sanctuaire.
Si Kentarō n’y avait pas été autant habitué avec le temps, peut-être aurait-il pu en être surpris. Après tout, il avait grandi ici, avec son père, alors prêtre en chef, qui l’avait initié au métier. La surprise allait plutôt dans le sens contraire : c’était lorsqu’il visitait d’autres sanctuaires shintō qu’il était étonné de voir les figures « normales » protégeant les lieux.
Chacun prit une petite plaque de bois ; Kentarō avança lui-même les frais, versant dans la boîte à offrandes le montant exact. Puisque Fuyuko ne savait pas encore écrire, ce fut de sa plume que son vœu fut inscrit. Elle l’énonça d’une voix claire, joyeuse, adorable :
« Je veux que toute la famille soit heureuse, et que chaque jour soit aussi génial qu’aujourd’hui ! »
Rapidement, son vœu rejoignit tous les autres, suspendus aux clous par une fine corde rouge. Les lapins gravés et peints se balançaient en s’entrechoquant lorsqu’une brise vint les soulever.
Ce fut bientôt l’heure de repartir. Raccompagnant sa petite famille à l’entrée du sanctuaire, qui se vidait peu à peu de ses visiteurs, Kentarō observa gaiment l’enfant qui, une fois n’était pas coutume, caressait affectueusement la tête des lapins qui bordaient l’entrée. Son o-mamori toujours suspendu à son poignet, elle parlait aux statues de pierre comme s’il s’était agi de véritables créatures vivantes.
« Soyez sages, et protégez bien le temple ! Si vous n’êtes pas sages, je ne vous ferai plus de caresses ! »
Remerciant une fois de plus intérieurement sa fille et son beau-fils d’avoir donné naissance à l’être le plus adorable qu’il lui eût été donné de rencontrer, Kentarō les salua chaleureusement, les invitant à leur rendre visite, à sa femme et lui, à une autre occasion, dans un contexte plus privé.
« Merci encore d’avoir fait votre hatsumōde au sanctuaire Tsuki, annonça-t-il en leur prenant leurs mains. J’espère que nous nous reverrons très bientôt. Au moins à l’occasion de l’anniversaire de Fuyuko. »
Sur quelques derniers échanges de politesse affectueux, il observa les trois silhouettes disparaître au coin d’une rue voisine, tandis qu’ils rejoignaient la station de train qui leur permettrait de rentrer chez eux.
…
Kentarō soupira.
Comme à chaque fois qu’il songeait à sa famille, son cœur se serrait.
Fuyuko avait à peine fêté ses cinq ans qu’ils avaient tous les trois disparu dans cet horrible accident de la route. Aucune trace ne subsistait de leur présence ; ils avaient tout simplement été effacés de ce monde, le laissant seul. Sa femme, dévastée par le chagrin, n’avait pas tardé à les rejoindre.
Ses pensées se tournèrent une fois de plus vers ce groupe de jeunes filles. L’une d’entre elles semblait avoir quinze ans. Ses cheveux bruns, sombres comme la nuit, et ses grands yeux à travers lesquels il avait décelé une curiosité timide, lui avaient immédiatement fait penser à sa défunte Fuyuko. Calme et placide, son caractère n’était pas sans rappeler celui de sa fille. Les quelques mots qu’ils avaient échangé la nuit de la visite du groupe l’avaient ravi, sans qu’il ne sût réellement pourquoi.
Oui, cela faisait dix ans que Mio, Fuyuko et Hifumi avaient perdu la vie. Peut-être avait-ce été pure fantaisie que de s’imaginer que cette petite eût été l’enfant disparue en ce jour. Il avait toujours voulu croire qu’elle avait survécu, car peu de traces de sa présence avaient été retrouvées dans la voiture accidentée.
Mais ça n’était que pure chimère. Après tout, quelles étaient les chances ?
Maintenant que cela le frappait, il se remémorait que cette adolescente portait un bien joli prénom. Shirabe. Sur les documents envoyés par Kazanari Yatsuhiro, il avait remarqué que le sinogramme utilisé était le même que pour le nom du temple, 調. Sans oublier le fait que son nom de famille n’était autre que Tsukuyomi, celui du dieu vénéré, identique jusque dans les caractères utilisés pour l’écrire. Il était cependant impossible qu’il s’agît d’elle ; leurs caractères étaient si différents… Quelles horreurs cette adolescente avait-elle vues pour être autant détachée ?
Que cette fillette portât un nom tant lié à sa vie de prêtre le fit frissonner. Ou bien était-ce la fraîcheur automnale ?
Kentarō secoua la tête. À quoi bon ressasser le passé ? Cela n’apporterait rien de bon que de nourrir son esprit de fantaisies.
Il se releva, débrancha la table basse à la couverture chauffante, et se dirigea d’un pas lent vers sa chambre.
Dehors, les statues de lapin gardaient le sanctuaire, attendant vainement la visite de l’enfant qui prenait tant de temps à les caresser. Les animaux de pierre patientaient depuis dix longues années la venue d’une fillette qui n’était certainement plus.
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