Le son de la neige
Chapitre 1 : Le son de la neige
2727 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 28/12/2020 15:15
Le son de la neige
—雪の音—
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Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions.fr :
« Houston, on a un tas de neige (décembre 2020 - janvier 2021). »
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Comme tous les matins en semaine, elle se préparait pour aller en cours au lycée.
La sonnerie de son téléphone, en guise de réveil, diffusait une musique douce et relaxante, qui résonnait dans toutes les pièces de l’appartement, depuis la chambre jusqu’à l’entrée surélevée par une marche. C’était toujours la même mélodie, quelques arpèges joués sur un piano, une piste audio qui était intégrée de base dans les téléphones de cette marque japonaise. Une musique douce et apaisante, bien que vite répétitive, même pour les oreilles les moins musicales.
Elle s’étirait, laissant s’échapper un petit grognement de satisfaction qui se faisait toujours entendre à travers le deux-pièces. Puis elle se levait, enfonçant ses pieds dans ses pantoufles roses molletonnées, et se dirigeait d’un pas paresseux vers la salle de bain. Les bruits de douche, la vapeur qui emplissait la pièce, et voilà qu’elle apparaissait enfin dans la salle de vie. Un immense salon avec cuisine ouverte, et un gigantesque butsudan à l’effigie de ses parents décédés une dizaine d’années auparavant dans un effroyable attentat.
Son premier réflexe, en entrant dans la pièce, avant même de faire chauffer l’eau pour son thé ou de préparer son petit-déjeuner, était d’ouvrir l’armoire de bois, permettant aux deux ihai, les tablettes mortuaires sur lesquelles étaient inscrites les noms des défunts, de baigner dans la lumière matinale, et de profiter d’un bol d’air frais tandis qu’elle aérait la pièce.
Quelques flocons remuèrent et se détachèrent de l’amas qui s’était formé sur le rebord de la fenêtre pendant la nuit. Comme chaque année, l’hiver était rude, même dans une ville aussi dense que la capitale japonaise. En contre-bas, dans la rue, on pouvait voir quelques petits bonshommes de neige, ou même des lapins aux yeux rouges, formés à l’aide de baies de houx par les enfants du quartier. Il lui était déjà arrivé de s’amuser avec eux, lorsque l’occasion se présentait.
Et avec tout ce qui s’était accumulé sur son balcon, peut-être Chris pourrait-elle, elle aussi, confectionner un de ces petits lapins des neiges sans avoir à quitter son appartement.
Une fois les préparatifs terminés, comme chaque matin, elle vint faire brûler de l’encens. Puis, elle déposa, dans un petit bol, du riz devant chaque plaquette et, une fois les offrandes disposées, elle vint s’accroupir sur le petit coussin de tissu bleu, et fit tinter la cloche, appelant les âmes pour leur parler.
« Bonjour, maman, papa, salua-t-elle en gardant ses mains jointes, la tête baissée et les yeux clos. Désolée de vous réveiller si tôt, et d’être aussi bruyante, encore une fois. Mais c’est l’apanage des musiciens, non ? On ne peut s’arrêter de faire du bruit que quand on nous remarque enfin. »
Comme si elles voulaient lui répondre, les plaquettes luisaient.
Le butsudan veillait sur la scène, réunissant de sa seule présence cette famille qui avait été séparée pendant bien trop longtemps. C’était là sa seule tâche, et il la remplissait avec grande fierté.
« Ce soir, on risque de faire un peu trop de bruit, reprit l’adolescente. Les filles ont insisté pour m’organiser une petite fête d’anniversaire. Je vous laisserai une part de gâteau, vous nous en direz des nouvelles. »
Pour l’occasion, tout l’appartement avait été nettoyé de fond en comble. C’était l’activité du dimanche, après tout, entre deux sessions de travail pour les cours du lycée. Et une journée aussi importante ne devait surtout pas être prise à la légère.
« Je repasse vous voir en partant, » ajouta la jeune fille en se relevant ; elle se rendit ensuite dans la cuisine pour se préparer un petit-déjeuner, le même que celui que lui faisait sa mère quand elle était petite.
En sa courte existence, le butsudan en avait vu des choses.
C’était avec sa première paye que Chris l’avait acheté ; elle avait complètement vidé son compte juste pour l’offrir à ses parents défunts, et leur permettre de reposer dignement dans le monde des vivants, et d’honorer leur mémoire de fait. Et depuis, elle en prenait le plus grand soin ; elle ouvrait et fermait les portes aussi doucement que possible, elle ôtait la poussière venue s’y installer chaque jour ou presque, et aspirait avec soin la moindre cendre d’encens tombée de son support après s’être consumée.
Elle l’ignorait, mais l’autel le savait très bien : les âmes de ses parents lui en étaient extrêmement reconnaissantes, et veillaient affectueusement sur elle depuis leur siège.
Une fois qu’elle eût fini d’ingurgiter les tranches de pain perdu sucré, son jus de fruit et un laitage, elle se hâta de terminer de se préparer, ne revenant s’agenouiller face au butsudan qu’une fois son uniforme revêtu. Elle se présenta à lui, la fermeture éclair de son épais manteau tintant à chaque pas qu’elle faisait. S’agenouillant de nouveau, elle regarda fièrement la photographie de ses parents, et les salua.
« Je vais en cours, annonça-t-elle fièrement. À ce soir ! »
Elle ne put entendre la silencieuse réponse de l’autel et de ses habitants, qui guettaient impatiemment son retour à la maison.
Au travers de la fenêtre voisine, on pouvait apercevoir un ballet de flocons, descendant joyeusement du ciel et se mêlant à ceux ayant déjà échoué sur le sol plusieurs jours auparavant. Des monts et vallées de neige creusée formaient des chemins qu’empruntait chaque passant traversant les rues et ruelles de la capitale. Comme à chaque mois de décembre, la fin d’année était synonyme de lourdes chutes de neige. Et d’après ce qu’elle avait dit l’an précédent, Chris avait rarement fêté son anniversaire sous une tonne de poudreuse comme celle-ci.
Elle revint du lycée accompagnée par de nombreuses personnes, chacune aussi chargée en courses que la précédente. Il faisait déjà nuit noire, la faute au soleil bien trop pressé de se coucher. Il y avait la même équipe qu’à chaque petite soirée qui se tenait dans son appartement, ses compagnons d’armes et camarades de classe ; au complet, elles formaient un grand cercle d’une petite dizaine de jeunes femmes.
La plus jeune, une brunette à l’air très calme du nom de Shirabe, s’était affairée à la cuisine, aidée par deux de ses aînées, Hibiki et Miku. Les plus âgées – et seules adultes présentes –, Maria et Tsubasa, mettaient la table, pendant que la dernière, une blonde très expressive du nom de Kirika, s’acharnait à faire rentrer les trop nombreuses bouteilles de soda et de jus de fruits qu’elle avait achetées dans le réfrigérateur.
L’une d’elles avait connecté son téléphone portable à une grosse enceinte sans fil et la musique emplissait les oreilles et réchauffait les cœurs.
Entre quelques chansons populaires qui faisaient fureur à la radio ces derniers temps s’étaient glissés quelques chants de Noël, bien que ce ne fût plus la saison depuis trois jours désormais. Qu’à cela ne tienne, elles chantaient toutes avec joie, poussant toujours plus sur leurs cordes vocales, formant des duos ou trios – voire parfois une septette lorsque le jeu s’y prêtait.
Les anniversaires, pour ce petit groupe de jeunes femmes, étaient l’occasion rêvée pour se retrouver en-dehors du lycée ou du travail, et de se détendre.
Cette journée était aussi parfaite que la couche de neige qui s’accumulait sur la rambarde du balcon et le bord des fenêtres, et que Chris vint déloger en ouvrant la fenêtre afin de rafraîchir un peu l’air ambiant, bien trop vite réchauffé par l’excitation de ses camarades et par les plats qui cuisaient sur le feu.
Dans le four, une délicieuse pizza dorait, et dans le réfrigérateur patientait tranquillement le fraisier acheté pour l’occasion. Garni de fruits rouges et de glaçage, il serait rapidement décoré par de belles bougies ainsi qu’une petite plaquette décorative où était inscrits les mots « Joyeux anniversaire Chris ». Son parfum viendrait rapidement emplir la pièce, et peut-être une part rejoindrait-elle les offrandes déjà disposées sur l’autel.
Le butsudan, observant toute cette petite scène de joie et de bonheur, les regarda disposer les plats sur la table basse, les uns après les autres. Des ailes de poulet frites, une pizza à la tomate et aux herbes, une salade composée, et bien d’autres délicieux plats vinrent la peupler. Les verres, remplis de jus d’orange, rejoignirent toute cette petite troupe, avant que chaque récipient ne se retrouvât vidé de son contenu par des mains gourmandes.
« Attendez, il faut faire une photo ! s’exclama Hibiki en sortant son téléphone portable et en le disposant de sorte à pouvoir faire une photo de groupe.
– Chris, viens au milieu, proposa Miku en s’installant sur le canapé vert pomme. Hibiki se mettra de l’autre côté. »
Quelques secondes plus tard, la photo fut prise.
Chris brandissait timidement les mains, dévoilant la paire de gants fuchsia que lui avait offert le couple d’adolescentes, coincée entre elles, tandis que Kirika tendait joyeusement, avec la même excitation que celle qu’elle affichait toujours, deux petits fanions ; sur l’un, cyan, avait été inscrit le chiffre « un », et sur l’autre, mauve, le chiffre « huit ».
Derrière elle, Tsubasa se penchait, un large sourire exprimant sa fierté et sa joie de voir sa cadette si bien entourée, et Maria, sur sa gauche, tendait son verre. Enfin, à côté de Miku, Shirabe gardait du mieux qu’elle le pouvait dans ses petites mains trois lettres colorées découpées dans du carton, « HBD ». Cela avait été l’idée de Kirika de raccourcir autant les mots « happy birthday », mais elle avait été approuvée par toutes.
Une fois le gâteau découpé, comme promis, une part se retrouva posée sur l’autel, pour que les défunts pussent y goûter eux aussi.
Au terme de la soirée, lorsque toutes durent rentrer, l’appartement se retrouva bien vide. Chris les accompagna jusqu’en bas de la résidence, où Maria avait garé sa voiture. Elles repartirent toutes ensemble, chacune rentrerait bien chez elle.
La pièce était bien silencieuse, à son retour. Les vestiges de la petite fête se dressaient sur l’égouttoir, près de l’évier. Dans le thermos, de l’eau chaude attendait paisiblement d’être utilisée pour servir un thé, ou une tisane.
Se débarrassant rapidement dans l’entrée de ses chaussures recouvertes de neige, avant d’ôter son épaisse écharpe de laine blanche, Chris se hâta pour préparer deux verres de thé au matcha, qu’elle disposa sur l’autel de ses parents. Le butsudan sembla la remercier de cette attention, et ouvrit un peu plus ses portes afin de laisser les défunts voir un peu mieux leur fille.
Puisqu’ils n’avaient pas reçu les sacrements bouddhiques à leur décès – grands Dieux, cela avait été semblait-il un événement terrible –, c’étaient leurs noms de vivants qui trônaient sur les ihai.
Sur celle du père, les sinogrammes inscrivant le nom de Yukine Masanori étaient accompagnés d’une gravure représentant un violon.
Sur celle de la mère, une clé de sol trônait sous son nom, Sonnet M. Yukine, inscrit dans le syllabaire réservé aux mots empruntés de l’étranger. *
Et l’immense armoire aux belles dorures veillait sur eux, leur permettant de faire le trajet depuis l’au-delà, véritable pont reliant le monde d’après auquel ils appartenaient à celui des vivants, où s’aventurait jour après jour leur fille.
« Je n’ai pas eu le temps de vous remercier aujourd’hui, souffla l’adolescente en s’installant sur le coussin. Alors merci beaucoup, maman, papa, de m’avoir amenée dans ce monde. »
La vitre de la fenêtre se teinta de blanc tandis que la condensation s’y accumulait. La fraîcheur de l’extérieur contrastait grandement avec la chaleur de ce foyer qu’elle s’était construit.
« Il faut croire que je porte bien mon nom. S’appeler Yukine, « son de la neige », et être née en plein hiver, il n’y avait que vous deux pour m’offrir ça. »
Le butsudan grinça pour lui faire passer un message. Le bâtonner d’encens arrivait à son terme ; la fumée qui s’échappait de son extrémité s’était tarie. Chris se leva pour jeter les cendres, et aperçut à travers la fenêtre une nouvelle nuée de flocons.
Il ne s’arrêtait jamais de neiger, pas à un seul moment. C’était le propre des hivers japonais, comme le lui avait à maintes reprises raconté son père lorsqu’elle était petite.
Il sembla qu’une idée venait de germer dans sa tête emplie d’imagination, puisqu’elle afficha un large sourire, et se hâta de récupérer dans sa chambre sa couette et son oreiller. Tirant le canapé jusque devant l’immense armoire religieuse, elle improvisa une chambre dans son salon. Elle tira les rideaux, descendit les volets, et vint se blottir, non sans s’être changée au préalable, sous la couette.
Lovée dans les chaudes couvertures, elle posa une dernière fois son regard sur la photographie de famille qui trônait entre les ihai. Ses parents la portaient fièrement, heureux de se tenir aux côtés de leur fille.
Ce soir, elle s’improvisait une soirée en leur compagnie. De là où ils se trouvaient, de là où ils veillaient sur elle, ils devaient sûrement voir qu’elle dormirait à leurs côtés. Comme lorsqu’elle était petite. Comme lorsqu’ils étaient encore en vie.
Chris s’endormit, sous le regard bienveillant du butsudan qui voyait fleurir jour après jour cette rose qui avait tant souffert.
Cette petite amènerait la paix dans le monde avec ses chansons, comme ses parents avaient voulu le faire autrefois, de leur vivant.
Et lui, fier butsudan de son état, il apporterait la paix dans son cœur, en la réunissant avec eux à chaque fois qu’elle se tiendrait face à lui.
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