La Geste des Chevaliers Jumeaux (co-auteur Rikimaru)

Chapitre 1 : Destins jumeaux (co-auteur Rikimaru)

4171 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 24 jours


Plaine de Tanagra,

Béotie, Grèce,

5 Giamonios 143 GRM.


Apólytos Drákos [Ultime Dragon] !

Thysiastikós Galaxías [Galaxie Sacrificielle] !

Gorgónēs Lithokardía [Cœur de Pierre de la Gorgone] !

Le Chevalier de Bronze du Dragon se propulsa dans les airs en une explosion phénoménale de cosmos, étoile filante draconique emportant à tout jamais avec elle un Berserker de Haut Sang.

La Saintia de Bronze d’Andromède fit imploser son énergie en tournoyant sur elle-même, entraînant dans sa dernière danse son vent nébulaire et ses chaînes ensanglantées qui annihilèrent une phalange entière de Berserkers de Bas Sang.

La Chevaleresse d’Argent de Persée brandit son cœur qui se mit à irradier d’un cosmos pulsatile, dont chaque vague pétrifia les Berserkers de Haut et de Bas Sang alentour, jusqu'au total épuisement de l’énergie résiduelle de la guerrière déjà morte.

Les armures des trois immolés stationnèrent un instant au-dessus du champ de bataille, semblant défier les troupes ennemies de dénigrer leurs porteurs sacrifiés. Sous elles, deux Chevaliers d’Or se tenaient dos à dos, encerclés. 

Ils étaient les derniers. Les derniers Saints d’Athéna.

— Mourir avec toi sera un honneur, mon frère, déclara Cælorn du Capricorne en essuyant le sang qui dégoulinait sur son visage depuis une profonde entaille au crâne et qui menaçait de réduire son champ de vision.

— Nous quitterons cette vie comme nous y sommes venus, ensemble, assena Druvan de la Balance en ignorant ses côtes brisées et la probable hémorragie interne qui s’épanchait en lui.

Le métal doré et fracturé de leurs plaques dorsales en contact, les jumeaux affichèrent une détermination sans faille face à une situation aussi désespérée qu’il y paraissait.

Athéna désincarnée.

Le Sanctuaire décimé.

Les survivants condamnés.

Sur le champ de bataille, les armées d’Arès étaient partout, foulant un sol gorgé de sang, jonché de débris d'armures, occulté de centaines de cadavres. Hippeis spartiates contre Hoplites athéniens ; Chevaliers contre Berserkers ; Clothes contre Armours ; le Feu, la Flamme, le Malheur et la Terreur contre l’Or, l’Argent et le Bronze. Le cruor se mélangeait à l'arène granitique de la grande plaine où l’affrontement du désespoir se déroulait, formant un conglomérat ocre et grenat. 

Tout avait été mûrement planifié. Arès avait attisé le conflit entre les Cités de Sparte et d'Athènes, mettant à feu et à sang le monde grec. Guidés et galvanisés par les Berserkers, les Spartiates avaient rapidement et facilement dominé les Athéniens, déstabilisant l'équilibre du Péloponnèse.

Athéna s'était finalement décidée à intervenir, envoyant les cinquante-huit Saints dont elle disposait alors pour assister les soldats de la Cité placée sous son égide. C’était ce qu’Arès avait attendu. Il avait lancé dans la bataille l’intégralité de ses armées, semant chaos et panique. Les troupes du dieu de la Guerre offensive, conquérante et violente avaient débordé celles de la déesse de la Guerre défensive, juste et raisonnée. L’assaut avait été massif, implacable, brutal. La déesse aux Yeux Pers avait été contrainte d’envoyer jusqu'aux apprentis Chevaliers pour tenter de soutenir ses chers guerriers, mais ils étaient tombés les uns après les autres sous les coups des Berserkers commandés par les dieux mineurs, Phobos et Deimos. Un véritable carnage.

Athéna elle-même avait fini par prendre les armes, affrontant seule les divinités de la Peur et de la Terreur. Si elle les avait vaincues, son enveloppe charnelle n’y avait toutefois pas survécu. Les Saints survivants avaient assisté impuissants à la désincarnation de leur déité. Les larmes de désespérance qu’Athéna avait versées au moment de disparaître avaient éteint le feu combatif de bon nombre des Chevaliers rescapés. Ils avaient failli à leur mission. Ils avaient trahi sa confiance. Ils avaient bafoué sa guidance. Ils avaient échoué à la préserver et à sauvegarder le monde qu’elle protégeait. 

Tétanisés par la détresse, ils n’avaient même pas cherché à se défendre lorsque les Berserkers étaient venus les achever. 

Seuls quelques cœurs vaillants et incapables d'accepter une défaite totale s’étaient échinés à tenir leur rôle d’ultime rempart contre l’infamie d’Arès. Druvan et Cælorn étaient les derniers d'entre eux à présent, les seuls survivants de cette Guerre Sainte impromptue qui s'était déroulée à l’ombre de la Bataille de Tanagra, noyée dans la masse des Spartiates et des Athéniens qui s'affrontaient pour la domination du Péloponnèse.

Le conflit entre les soldats des Cités belligérantes s'était déporté du noyau opposant les Saints et les Berserkers. Druvan et Cælorn se retrouvaient complètement seuls face à leurs trop nombreux ennemis. C'était tant mieux : les coups d’éclats des utilisateurs du cosmos avaient déjà fait suffisamment de victimes parmi les innocents manipulés par les volontés divines. Les jumeaux de la Balance et du Capricorne s’apprêtèrent pour l'assaut final. Celui-ci était imminent. Enhardis par la déroute des combattants du Sanctuaire, les guerriers d’Arès resserraient de plus en plus leur étreinte mortelle, toute crainte envers leurs illustres adversaires d’Or envolée.

Alors qu'ils raffermissaient leur dos à dos, la chaleur corporelle et cosmique qu’ils s’échangèrent réveilla des scènes du passé et, funeste présage s'il en était, leur vie défila sous leurs yeux. 

L’intemporalité de l’anamnèse les saisit et ils furent emportés par le zéphir des souvenirs.


*******


Territoire massaliote,

 Gaule, Celtie,

22 Cantlos 122 GRM.


L’air chaud et sec du début d’après-midi s’engouffra sous les ailes et la queue du corbeau. Les rémiges frémirent et s’orientèrent pour mieux assurer la portance, la poussée et la stabilité de l’animal. Les rectrices s’agitèrent et se déployèrent, dirigeant les changements de cap du corvidé, dont l'ombre caressait le sol, loin en dessous de lui. Les courants thermiques portaient l’oiseau et l’odeur des foyers allumés tandis que le soleil au zénith embrasait les collines. Là, au sommet d’un éperon rocheux, s’élevait l’oppidum de Brigoscanta, une forteresse de bois et de pierre, veillant sur les terres sauvages de la Celtie méditerranéenne, non loin de la grecque Massalia.

Protégé par une enceinte en lauzes de travertin et poutres de chêne, l’oppidum bruissait d’une vie intense. Dans ses ruelles sinueuses, des boulangers exposaient leurs pains fraîchement cuits, des forgerons martelaient le fer, des tisserandes faisaient danser leurs doigts sur des étoffes colorées, et des enfants aux cheveux clairs couraient dans les ruelles de terre battue, soulevant des nuages de poussière par leurs jeux éperdus.

Dans une maison de torchis et de chaume, une couturière repliait soigneusement une étoffe reprisée la veille. De larges carrés de tissu étendus bruissaient doucement tandis que ses enfants se disputaient une poignée de noisettes, riant aux éclats en se poursuivant dans le labyrinthe de coutil. Plus loin, un potier tournait une nouvelle amphore, humectant l’argile d’un geste précis, tandis que sa femme disposait les pièces sèches près du four à bois.

Sur la place principale, les marchands installaient leurs étals. Ici, on troquait du sel salyen contre du vin massaliote, du cuivre ségobrige contre de l’ambre balte, du miel arverne contre des fibules romaines. 

Près du rempart, à l’ombre de la courtine, un groupe de guerriers s’entraînait, frappant de lourdes épées de bois contre d’imposants boucliers tenus par des mannequins de paille pivotants. L’un d’eux, un jeune homme aux bras noueux, essuyait la sueur de son front en riant. Son père, un vétéran au visage marqué, lui corrigeait sa posture avec sévérité.

Le corbeau survola tout cela, ses yeux intelligents capturant les scènes de vie, sa silhouette large et arrondie attirant les regards de ceux qui prenaient le temps d’observer les cieux. Ses ailes l’amenèrent au-dessus du sanctuaire, à l’aplomb duquel il dessina des cercles concentriques avant de plonger vers une fenêtre ouverte, d’où s’échappait une fumée délicate. L’oiseau psychopompe, guide des âmes et messager des dieux, annonciateur des guerres et protecteur des défunts, se posa sur le rebord de l'ouverture murale et scruta l’intérieur du bâtiment religieux. 

Un druide traçait des symboles sur une pierre sacrée. Autour d’un feu qui brûlait devant lui, il avait disposé des offrandes aux dieux : des armes brisées pour Toutatis, dieu de la Guerre et Protecteur des Clans, des bijoux en or pour Belisama, déesse des Arts et de la Sagesse, et des libations de lait pour Epona, déesse de la Fertilité. La litanie qui accompagnait le rituel émanait de sa bouche en un murmure lancinant.

Le druide avait une bonne raison de prier. La femme du chef était en train de donner la vie. L'homme de foi avait dépêché ses meilleures sages-femmes afin d’assister la parturiente. Elle était de solide constitution, il n'était donc pas inquiet pour sa vie, mais il en allait autrement pour celle de ses bébés. Les auscultations pendant la grossesse avaient révélé un fait étrange : deux matti après les dernières lunaisons, un second rythme cardiaque était apparu dans la matrice de la future mère. Il avait fallu l’expertise de toutes les guérisseuses et druidesses du clan pour confirmer cette observation. Le druide lui-même avait été formel après avoir écouté au moyen d’une corne percée posée sur le ventre maternel : une deuxième grossesse avait débuté pendant la première, un cas rare et extrême de superfétation.

Comme satisfait de la bonne marche du rituel, le corvidé se détourna du druide d’un petit bond gracile et reprit son vol, attiré par l’odeur du sang et de la souffrance, celle qui émanait des champs de bataille et des lits d’accouchement. 

Il rallia la lucarne d’une grande chaumine au centre de l’oppidum, où la tension était à son comble. La future mère avait perdu les eaux, celles des deux poches à en croire la quantité de liquide amniotique répandue. Le premier né allait immanquablement entraîner la venue au monde prématurée de son cadet et il eût été de mauvais augure que la descendance du chef ségobrige ne soit pas viable. Aussi, encerclant le lit d’enfantement, des braseros, des flambeaux et des lampes à huile formaient un soleil sacré et protecteur qui en appelaient aux bonnes grâces de Belisama, Toutatis et Epona.

Courageusement, la femme en couches accompagnait ses douloureuses contractions d’inspirations profondes et d'expirations puissantes. Elle ne gémissait pas, intériorisant la souffrance et insufflant confiance et espérance aux petits êtres en passe de naître. Les guérisseuses psalmodiaient des chants d’accueil et d’encouragement, agitant des rameaux fumants de sauge, d'armoise et de fenouil. Une décoction des mêmes simples avait été donnée à la mère en travail.

Cette dernière sentit lorsque le moment fatidique se présenta. La contraction finale ondula, ultime vague libératrice de vie. Un croassement à la fois macabre et glorifiant l’accompagna. Cette fois, la femme ne retint pas son hurlement, le seul qu’elle avait décidé de s’accorder, celui de l’expulsion, non pas un cri d’affliction, mais un cri de défi visant à effrayer la mort elle-même, si l'idée lui était venue de lui voler ses enfants. Ses fils.

Les exclamations des druidesses firent écho à la clameur maternelle et la femme du chef se redressa, mue par une inquiétude et une détresse soudainement incontrôlable. Peu importait son état si ses bébés vivaient. Peu importait que leur mise au monde lui ait déchirée les voies s’ils allaient bien. Elle prenait conscience qu’ils seraient les seules existences qu’elle ferait passer devant la sienne sans la moindre hésitation. 

Ce qu’elle vit la stupéfia autant que les sages-femmes : les enfançons étaient sortis en même temps, enlacés, le bébé prématuré lové dans les bras de son jumeau né à terme. La différence entre les deux était nette. L’un mesurait une bonne coudée pour une demi-douzaine de livres. L’autre ne faisait qu’à peine un pied pour la moitié de la masse du premier. Le plus chétif s’avéra également infirme, son bras droit se limitant à un moignon doigté ressortant de l'épaule. Les deux braillaient vigoureusement de concert, preuve de leur volonté de vivre.

Des suites d’un battement d’ailes dont l’auteur resta caché dans les ombres de la sous pente, une plume noire tomba doucement sur les nouveaux-nés, les gratifiant d’un subtil effleurement de bienvenue.

Ainsi virent le jour, au vingt-deuxième jour de cantlos, Druvan, l’aîné, déjà protecteur de Cælorn, le cadet estropié qui aurait dû naître en dumannios. 

Se mêlant à leur premier souffle, le mistral de la remembrance entraîna l’esprit des deux frères vers leur futur.


**


Territoire massaliote,

Gaule, Celtie,

20 Cutios 130 GRM.


Les années virent grandir les jumeaux qui n'en étaient pas vraiment au sein d’une famille aimante, mais dure. Le chef de l’oppidum de Brigoscanta, sans récuser le handicap de son cadet, ne le privilégiait pas pour autant et avait avec lui les mêmes exigences qu’avec son frère. Leur mère veillait sur eux avec attention, mais sans les couver outre mesure. C'était ainsi que le couple dirigeant avait toujours gagné le respect de ses administrés, en montrant l'exemple et en ne s’arrogeant aucun avantage particulier, auquel ils auraient pourtant pu prétendre compte tenu de leur rang. Druvan et Cælorn ne reçurent donc aucun régime de faveur. Mais les enfants, aussi prompts à l’acceptation qu’à la discrimination, ne faisaient en l’occurrence pas preuve de la même tolérance que leurs aînés. Cælorn était ainsi souvent pris à partie. 

Lorsqu'ils eurent un lustre et demi passés, le jeune infirme se retrouva une nouvelle fois l’objet d’une agression. Acculé dans un renfoncement de la courtine, au pied d’une tour ovoïde qui surplombait la fortification protectrice, Cælorn brandissait devant lui un poing empourpré de son sang et de celui de ses assaillants. Il s'était arraché la peau sur les dents d’un garçonnet trop zélé, à qui elles manqueraient très certainement pendant un temps. Sur sa tempe, une cuisante entaille saignait également, fruit des jets de pierre dont il était la cible, maintenant que la bande de drutos n’osait plus l’approcher.

— Tu fais moins le fier, hein ? l'éclopé ! ragea un blondinet aux cheveux en bataille et au visage poussiéreux.

Plus tôt, Cælorn et lui s'étaient affrontés dans la poussière, que l’infirme lui avait fait mordre au prix de larges déchirures dans sa tunique et ses braies de lin, mais aussi de nombreuses contusions. Le jeune manchot ne répondit pas et grogna quand un projectile l’atteignit à la poitrine. Il ne pouvait se protéger que sommairement et il ne parvenait pas à parer tous les cailloux.

Les jets cessèrent lorsqu'il mit un genou en terre. Cælorn sut que s'il ne faisait rien, ses agresseurs recommenceraient jusqu'à ce qu'il s’effondre. Les drutos respiraient la jubilation et s’octroyaient le temps de profiter avant l'acharnement final. Parfait exemple de cruauté infantile. Courageusement, en dépit de la situation qui lui était clairement défavorable, il se remit sur pieds et fit face :

— Approchez ! Approchez donc, porcs galeux ! les harangua-t-il Si vous voulez une victoire totale, il va falloir la mériter ! À moins que la peur vous tétanise…

La provocation fit mouche. Les gamins laissèrent tomber leurs pierres et s’avancèrent, poings serrés et mâchoires crispées par la colère. Ils se précipitèrent vers l’infirme qui se mit à distribuer une pluie de coups sans même tenter d’esquiver ou de parer ceux qu'il recevait. Sa priorité était d’atteindre ses adversaires, de les blesser le plus possible avant de perdre le combat. Il devait leur prouver qu'il n'était pas une proie facile, qu'il était loin d'être l’estropié inoffensif, le malingre vulnérable qu’ils pensaient.

Une masse sauvage percuta la mêlée, soustrayant Cælorn à l'entrelac de bras et de jambes déchaînés, et Druvan se colla au dos de son jumeau. Il avait vu les corbeaux tournoyer et avait de suite compris le funeste présage : son frère était encore dans de sales draps. Il s'était alors élancé en direction de la volée de mauvais augure. Son sang n’avait fait qu'un tour lorsqu'il était arrivé en vue de la tour, au pied de laquelle une bande de gosses tourmentait Cælorn. Le tertre sommital de la courtine était orné de dizaines de corvidés qui semblaient attendre avidement la conclusion de la bagarre. Dans sa hâte, Druvan n’y avait pas prêté attention et avait rejoint son puîné, sachant ne pouvoir compter sur aucun adulte alentour. Ces derniers s'évertuaient à détourner le regard, délibérément aveugles au sort d'un infirme qu’ils considéraient jeter l'opprobre sur le village, tout fils de chef fût-il.

— Tu n’as pas pu t’empêcher de les provoquer, hein ? tança Druvan.

— Je savais que mon frère finirait par arriver, railla Cælorn.

— Ai-je vraiment le choix, ‘spèce de teigne !

— Moi aussi je t’aime, frérot.

Les jumeaux se défendirent comme ils le purent. Dans un tourbillon de poussières, de graviers et de brins d’herbe sèche, les enfants s’affrontèrent. La pommette de Druvan éclata, le nez d'un assaillant céda, la lèvre de Cælorn se fendit, la mâchoire d'un adversaire craqua. Dans un tonnerre de cris, d’ahanements et d'imprécations convoyant colère, douleur et outrage, la bagarre se poursuivit, acharnée.

Jusqu'à l’arrachement de la tunique de Cælorn et de la bande de lin qui maintenait le bras affreusement atrophié contre son buste, dévoilant l’infirmité que le garçon préférait dissimuler.

La rixe se figea, les belligérants tétanisés par la vision du handicap honni… et du regard haineux que leur lança Cælorn. Druvan sentit son cœur accélérer et il lui sembla qu’il expulsait du magma en lieu et place de sang. Son frère frémissait de la tête aux pieds, épris d’une rage comme il ne lui en avait jamais connu. L’aîné crut voir des particules dorées flotter là où le bras de son cadet aurait dû se trouver. Mais peut-être était-ce simplement des poussières en suspension scintillant au soleil.

Sur les créneaux, les corbeaux battirent des ailes en croassant fébrilement, l’anticipation animant leurs yeux d’un éclat argenté.

Deux mains vinrent se poser sur les épaules crispées des jumeaux. Des mains d’adultes, fermes, puissantes… et calmes.

— Il suffit, les enfants, intima une voix dure et posée, avec un accent étranger aux terres gauloises. Vous allez leur faire plus de mal que de raison, si cela continue.

— On allait pas aller plus loin que za, M'sieur ! s'indigna le blondinet édenté. Z’vous zu…

La voix de l’enfant mourut soudainement et une expression de stupeur apparut sur le visage de l’agresseur.

— Ce n'était pas à vous que je parlais, drutos, précisa la voix.

La bande de gamins sembla décider qu’il n'était pas la peine de discutailler et s’égaya sans demander son reste. Les deux frères, jusqu'alors incités à rester immobiles par la poigne insistante de l’inconnu, se tournèrent vers lui.

C’était un homme d’une vingtaine d’années dont les longs cheveux avaient les mêmes reflets que celle des plumes d’un corbeau lorsque les rayons du soleil jouaient dessus. Sa lèvre supérieure était porteuse d’une large moustache dont les extrémités tombaient jusqu’à son menton et sous des sourcils broussailleux, ses yeux noirs, durs comme le silex, étaient intensément rivés sur les deux garçons. 

Toutefois, cet intense regard n’était pas ce qui retenait l’attention des enfants. En effet, de magnifiques tatouages bleutés s'enroulaient en fines sinuosités depuis la naissance du cou de l’inconnu pour monter jusqu'à ses tempes. C’était la première fois qu’ils en voyaient de tels. En sa présence, les corvidés, si agités quelques instants plus tôt, paraissaient s’être apaisés.

— Qui êtes-vous ? demanda le plus grand.

— Je me nomme Brennos, répondit l’homme d’une voix plus douce que lors de sa sommation. Et il me faut m’entretenir avec vos parents. Conduisez-moi auprès d’eux.

Après l’avoir mené jusqu’à la maison du chef et qu’on les eut chassés de là, les deux frères grimpèrent dans l’arbre le plus proche, l'aîné tendant parfois la main au cadet afin de l’aider, pour ensuite passer précautionneusement sur le toit de chaume. De là, en collant l’oreille, ils pourraient probablement entendre la conversation.

Leurs sens étaient en éveil comme jamais et leur excitation à son comble, la bagarre précédente déjà complètement oubliée.

Qui était réellement cet inconnu ? Bien entendu, les jumeaux avaient déjà aperçu d’autres visiteurs étrangers au village par le passé, mais jamais quelqu’un comme lui. De ses braies à sa tunique bien coupée sans être de qualité, rien ne laissait supposer à un invité prestigieux. Mais il se dégageait de cet homme quelque chose de spécial que les enfants semblaient comprendre plus intimement que les adultes qui l’avaient aussi vu. Que venait-il faire ici ?

Au début, ils n’entendirent que des sons étouffés et indistincts, puis :

— Impossible ! tonna leur père de sa voix de stentor. Ce sont mes héritiers ! Leur devoir est de me succéder. Ils…

— Non, le coupa tranquillement le dénommé Brennos. Ils sont appelés à quelque chose qui dépasse de loin toute considération aussi basse que l’héritage ou le rang social.

— Effronté ! Je pourrais te faire rosser et jeter hors de ces murs pour ces mots.

— Vous n’en ferez rien. Je suis le seul qui peut aider vos fils. Ils ont reçu la grâce de Belisama. Mais comme la chaleur du soleil réchauffe en hiver, elle peut brûler en été. Ainsi, ils pourraient se révéler un danger bien plus grand que tout ce que vous avez connu.

— Tu n’es que folie ! Je…

Ce que les enfants ne pouvaient voir, et qui leur fut conté ultérieurement, c’était que le vénérable druide, qui s’était tenu à l’écart jusque-là, s’avança de son pas lent pour murmurer quelque chose au chef de clan.

— Les dieux donnent, mais les dieux peuvent aussi reprendre, hein ? finit par capituler le père des jumeaux. Mais quelle garantie ai-je que tu t’occuperas d’eux comme tu le revendiques ?

— Je le jure sur tout ce qui est sacré et sur mon sang.

Un sifflement de lame qu’on dégaine, puis rengaine en un battement de cils. Un silence s’étira, ponctué uniquement par le bruit de gouttes s’écrasant sur le sol.

— Très bien, déclara finalement leur géniteur. Qu’on leur prépare des bagages.

Le soir même, les deux jeunes frères quittaient tout ce qu’ils avaient connu jusqu’alors. Leur vie allait ainsi prendre un tournant dont ils n’auraient jamais pu rêver. 

La brise nocturne se confondit à ce moment-là à l’aquilon mémoriel pour les acheminer vers leur avenir.


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