Passion de glace
Morwen avait couru droit devant elle sans s’arrêter bien qu’elle ait manqué à plusieurs reprises de trébucher sur le sol inégal. Elle avait couru si vite et si longtemps qu’il lui semblait que l’air qu’elle respirait était fait de flammes. Un élancement dans le côté mit un terme à sa folle cavale. La jeune femme pressa son poing contre son flanc et tenta de reprendre son souffle. Le sang battait à ses tempes et une désagréable sensation d’odeur métallique lui remplit les narines.
- Mais qu’est-ce qui m’a pris de m’enfuir comme ça ? Pensa-t-elle en se laissant tomber au sol. J’ai réagi comme une idiote, pourquoi faut-il toujours que je me fasse remarquer dans le mauvais sens ?
Tandis que sa respiration redevenait calme la demoiselle ferma les yeux et s’appuya du mieux qu’elle pût sur un amoncellement de pierres en évitant de penser qu’un serpent y avait peut-être élu domicile. L’astre du jour lui brûlait la peau. Elle aurait sûrement de beaux coups de soleil avant la fin de la journée mais elle s’en fichait totalement et quand enfin elle se sentit reposée elle reprit son chemin d’une démarche résolument calme.
Morwen prit alors le temps de regarder le paysage autour d’elle et se rendit compte qu’elle s’était beaucoup éloignée. Avait-elle déjà franchi la frontière du Domaine Sacré ? Non, elle n’avait croisé aucun garde. La demoiselle laissa errer son regard sur la garrigue qui l’entourait. Des plantes grasses poussaient dans la rocaille et leurs fleurs de couleurs vives, allant du rose au jaune en passant par l’orange et le blanc, attiraient grand nombre de papillons aux ailes d’un magnifique noir bleuté. Les lézards quant à eux se réchauffaient sur les roches, semblant dormir mais disparaissant en quelques secondes au moindre signe de danger. Les chants mêlés des cigales et des grillons berçaient le promeneur et le parfum de quelques herbes aromatiques sauvages embaumait l’air.
C’est pourtant le bruit entêtant des vagues sur la grève qui attira la jeune femme. Elle quitta le sentier principal pour suivre un petit chemin en pente douce qui l’emmena jusqu’à une crique dont la plage de sable et de galets blancs n’abritait qu’une colonie d’oiseaux marins.
L’air iodé du grand large rafraîchissait celui sec et poussiéreux de l’intérieur des terres.
La biologiste ôta ses sandales et fit quelques pas dans l’écume. Elle frissonna au contact de l’eau froide qui lui caressait la peau et mouillait le bas de sa robe.
- Il est rare de rencontrer quelqu’un par ici. Vous seriez-vous égarée ?
Morwen se retourna pour voir qui venait de l’interpeller et reconnut la jeune femme rousse comme étant le chevalier d’argent de l’aigle.
- Tu es Marine c’est bien ça ? Fit la biologiste en tentant de fuir le regard vide du masque porté par la femme chevalier.
Son interlocutrice se contenta d’un hochement de tête avant de demander :
- Est-ce que tout va bien ?
- Oui. J’avais juste besoin de réfléchir.
- Le Sanctuaire est depuis toujours le lieu de rassemblement des Chevaliers Sacrés d’Athéna et je peux comprendre qu’il puisse être difficile, pour des personnes étrangères à ce mode de vie, de s’adapter.
- En fait je crois que je ne m’y ferai jamais ! Répondit la biologiste en s’asseyant sur le sable. Certaines de vos traditions sont tellement archaïques. Nos grands-mères se sont battues pour obtenir les mêmes droits que les hommes et ici il y a cette loi qui oblige les femmes prétendant au rang de chevalier à porter un masque soi-disant pour renoncer à leur statut de femme. Cela dit, vu les tenues que vous portez, je me demande bien ce qu’il peut enlever à votre féminité.
Marine sourit de la remarque tout à fait pertinente et estima que dans pareille situation l’impersonnel morceau de métal avait son utilité. Grâce à lui, la compagne du Verseau ne saurait jamais que ses paroles avaient fait leur petit effet.
- C’est un sacrifice que nous sommes prêtes à faire pour servir Athéna et permettre de faire régner la paix et la justice sur terre.
- La paix et la justice, quelle belle utopie ! Il y a longtemps que je ne me fais plus d’illusion à ce sujet ! Il me suffit d’allumer la télévision, la radio ou d’ouvrir un journal pour voir que cela ne sera jamais possible. Je n’ai plus aucun espoir pour l’espèce humaine. L’homme est cupide, il ne peut s’empêcher de trouver l’herbe du voisin plus verte que la sienne, entraînant ainsi des conflits sans fin. La seule chose que nous savons faire correctement, c’est détruire cette planète ! En fait ce ne sont pas les Dieux que le Sanctuaire devrait combattre mais l’essence même de notre espèce. Nous n’avons pas besoin de Poséidon pour produire de raz-de-marée, l’effet de serre qui fait fondre les glaciers s’en chargera à sa place. Nous n’avons pas non plus besoin d’Hadès pour anéantir l’humanité puisque nous avons créé les armes de destruction massive.
- Tes paroles sont bien dures ! Fit remarquer la japonaise. Je suis certaine qu’au fond de toi tu n’y crois pas vraiment. Il y a toujours de l’espoir ! Même des ténèbres les plus profondes peut jaillir la lumière. Tous les hommes ne sont pas mauvais. Certains font de grandes choses pour le bien de l’humanité et c’est pour eux que nous nous sommes battus jusqu’à ce jour.
Morwen resta silencieuse, les paroles du chevalier ayant ouvert une porte depuis longtemps condamnée. C’est vrai qu’elle avait exagéré. Dans les journaux, télévisés ou autres, il y avait toujours une note d’espoir qu’elle mettait à l’écart tant elle voulait se persuader que les infos ne pouvaient annoncer autre chose que des catastrophes et qu’il était donc inutile d’y prêter attention. En général cette remarque avait pour conséquence de faire enrager Marina, son ancienne colocataire, qui au contraire souhaitait se tenir au courant de l’actualité.
Ces bribes d’espoir revenaient à présent à la mémoire de la biologiste : Toutes ces associations humanitaires qui arrivaient à rendre le sourire aux enfants victimes de la guerre, une personne retrouvée vivante sous les décombres de sa maison après un tremblement de terre et qui devait la vie à cette équipe américaine qui avait mis au point un robot permettant d’explorer les endroits où on ne pouvait pas envoyer les chiens, tout ce village en Thaïlande qui s’était regroupé pour tenter de sauver un éléphant embourbé dans un marais, tous ces anonymes qui œuvraient dans l’ombre pour un monde meilleur et tous ceux qui ont marqué l’histoire comme Martin Luther King ou le Dalaï-lama, …
Et puis il y avait Athéna qui, sans que personne ne le sache, veillait sur le monde et le protégeait de dangers dont l’existence paraîtrait inimaginable pour le commun des mortels.
Plus elle y pensait et plus la jeune femme se rendait compte qu’elle avait sciemment pris soin de dénigrer l’humanité, ne tenant compte que du mauvais sans retenir le meilleur, pour donner du poids à ses arguments qui ne tenaient pas la route. Comme lorsqu’elle avait seize ans et qu’elle avait tenté d’expliquer à sa cousine qui venait d’être mère pourquoi elle-même tenait à rester célibataire et sans enfant, tout ça sous prétexte qu’il n’y avait pas d’avenir pour la planète.
Morwen prit conscience de son égoïsme. Quand elle allait mal, elle s’en prenait au monde entier. Elle refusait d’entendre l’avis des autres tant elle était engluée dans des principes totalement irrationnels et inconsidérés. Il fallait que cela cesse. L’espoir permet de vivre et croire en un avenir meilleur permet d’avancer.
- Tu as raison ! Dit la demoiselle en sortant de son mutisme. Je crois comprendre maintenant pourquoi Athéna est prête à donner sa vie pour nous protéger. Il est grand temps pour moi de faire table rase du passé, même si mon séjour parmi vous risque de s’écourter. Grâce à toi j’ai enfin ouvert les yeux et je n’aurai pas de regret concernant mon choix d’être venue ici.
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Camus et moi nous sommes disputés hier soir à propos des Guerres Saintes, je ne l’ai pas revu depuis. Oh je ne lui en veux pas, c’est moi qui ai manqué de tact. Je n’aurais pas dû vouloir lui forcer la main. C’est son fardeau, s’il juge que je ne suis pas digne de l’aider à le porter, c’est son choix !
Morwen tenta de retenir ses larmes mais les sanglots lui échappèrent. Une seule vérité lui faisait mal : il ne lui accordait pas sa confiance et ça plus que toute autre chose lui déchirait le cœur.
Marine prit la jeune femme dans ses bras, lui caressant les cheveux et la berçant comme une mère le ferait avec son enfant, jusqu’à ce que les larmes se tarissent.
- Pardon de m’être épanchée de la sorte ! S’excusa la biologiste en séchant son visage avant de se moucher le plus discrètement possible.
- Tu sais ! Dit le chevalier de l’aigle. Je ne connais pas très bien Camus, je pense pourtant que ce n’est pas un problème de confiance mais plutôt une erreur de compréhension. Si je puis me permettre un conseil : parle avec lui ! Je suis sûre que tu percevras les choses différemment après ça.
- Tu as raison, je n’aurais jamais dû atermoyer de la sorte. Si j’avais crevé l’abcès tout de suite nous n’en serions peut-être pas là. Merci Marine pour ces sages paroles ! Lança la demoiselle en prenant la direction des temples.
Le chevalier d’argent regarda s’éloigner Morwen et sous l’indifférent visage en métal de son masque la jeune japonaise souriait.