Le Tao de la Balance
Tout commença lors de la Titanomachie, cette guerre qui vit les dieux et déesses de l’Olympe affronter les Titans et Titanides de l’Othrys. La victoire fut olympienne et Zeus précipita les enfants de Gaïa et Ouranos dans le Tartare. Jamais la Déesse-Mère ne pardonna cette sanction au roi des dieux. Elle prit son temps pour assouvir sa vengeance, laissant les Cronides s’affaiblir, d’abord par le départ de leur chef vers d'autres dimensions, puis par leurs Guerres Saintes intestines.
Quand elle jugea le moment opportun, Gaïa utilisa ses enfants, les Géants, comme instruments de sa vindicte. Ces créatures chtoniennes, nées du sang d’Ouranos lorsque ce dernier s'était fait émasculer par son fils Chronos, étaient caractérisées par leur stature et leur force exceptionnelles. Une terrible et intense guerre opposa alors ces Géants aux Olympiens, principalement à Athéna, nommée par Zeus à la protection de la Terre. Ce fut une époque honnie, un éon maudit, l’ère de la nuit, âge de l’entropie, du désordre, du chaos, un chaos divin et gigantin. La Gigantomachie.
Les Géants avaient un gros avantage sur leurs adversaires. Ils ne pouvaient être tués que par l’action conjointe d’un immortel et d’un mortel, ce qui rendait compliquée toute offensive tant qu’un dieu et un humain n’acceptaient pas de collaborer. Gaïa anticipa qu'Athéna serait très certainement leur adversaire principale. La déesse de la Guerre Juste avait en effet à ses ordres une armée de chevaliers sacrés, des hommes et des femmes revêtus d'armures redoutables et maîtrisant le cosmos. Ces Saints s'avéraient donc une menace majeure.
Aussi Gaïa fit-elle pousser une herbe magique qui, consommée par les Géants, les rendait invisibles aux yeux des humains afin de les soustraire à leurs coups. Athéna, au fait des plans de Déesse-Mère, veilla à ce que les terribles créatures ne puissent pas non plus voir leurs opposants mortels. Elle interdit à Hélios, le Soleil, Séléné, la Lune, et Éos, l’Aurore, de se lever afin qu’aucun rayon de lumière n'éclaire la Terre, de nouveau transformée en champ de bataille. S’ensuivit une longue période de ténèbres où tout être devint aveugle de facto.
Cette période ne fut pas simplement meurtrière pour la chevalerie d’Athéna et les troupes des autres dieux. Elle fut surtout catastrophique pour le commun des mortels incapable de maîtriser le cosmos… et donc de se préserver des dommages collatéraux des formidables affrontements dont ils essuyaient les affres. Outre cela, et l’obscurité étouffante à laquelle les humains étaient peu adaptés, ce fut la pénurie de ressources qui ravagea l’humanité. Sans lumière autre que celle du feu, il devint quasiment impossible de se nourrir ou de se soigner, l’alimentation et la pharmacopée dépendant presqu’exclusivement des plantes cultivées ou récoltées.
Le climax survint lorsque le continent de Mû se retrouva intégralement englouti sous les flots, rayé littéralement de la carte par la puissance des combats. Cette terrible et tragique éradication souffla un vent de révolte autour de la planète. Découvrir que même le sort d’une civilisation aussi avancée que les Mûviens n’importait guère aux yeux des déités guerroyantes fit réellement prendre conscience aux sociétés humaines de leur propre vulnérabilité. Les pertes étaient inestimables. Mû avait été le centre névralgique des connaissances et des compétences humaines, convoitées par les divinités elles-mêmes. Si même une telle culture n’avait pas pu résister aux colères divines et gigantines, comment les autres pourraient-elles bien y survivre ? Pourtant, la Gigantomachie n’en continua que de plus belle.
Fois et allégeances vacillèrent alors. Partout sur Terre, les humains commencèrent à se tourner non plus vers les lois divines, mais vers les lois naturelles. Dans un territoire très loin à l’Est de la ferveur des combats, mais encore trop proche pour en éviter les contrecoups, un groupe de guerriers en mal de paix s’inspira des cinq éléments fondamentaux.
Le Bois. Celui de l’arbre qui s'étend dans tous les sens à partir d’une graine dont le germe croît en hauteur comme en largeur.
Le Feu. Celui qui embrase et explose mais dont les flammes éclairent, réchauffent et s’élèvent sans cesse vers le ciel.
Le Métal. Celui de l'enclume et de l’outil qui coupe et tranche, mais qui se liquéfie et se solidifie, se modelant au gré de la créativité du forgeron.
L’Eau. Celle qui tombe des cieux, ruisselle, s'écoule, ravine et cascade mais qui finit toujours par se stabiliser et recèle la vie en son sein.
La Terre. Celle qu'il faut durement travailler pour en recueillir les bienfaits, celle qui s’effrite et qui s’effondre mais que l’on peut ensemencer et cultiver, celle également qui nous abrite.
Il en découla cinq écoles martiales, destinées à augmenter les chances de survie de celles et ceux qui, ne maîtrisant pas la puissance du cosmos, étaient sans défense face aux conséquences de la Gigantomachie. Chacune de ces écoles développa un style différent.
Le Bois devait être capable de tout repousser, sortant de l’axe d’une offensive de façon à occuper l'espace disponible et contre-attaquer le plus efficacement possible.
Le Feu se basait sur des frappes puissantes et explosives, des sursauts d'énergie permettant de prendre rapidement l’ascendant sur l’adversaire.
Le Métal était censé trouver et pénétrer facilement les failles de l’opposant puis frapper d’un tranchant incisif de la main.
L’Eau devait permettre d’accompagner et d’absorber la force adverse pour mieux la renvoyer d’une pique fluide et précise visant les points faibles de l’ennemi.
La Terre se spécialisait dans le fait de désarçonner et de réduire la distance de manière à privilégier le combat très rapproché.
Chaque style était convaincu de sa supériorité, mais s'avéra également déficient à garantir la sécurité de ses adeptes. S'inspirer des éléments ne permettait pas d’en maîtriser l’énergie et les artistes martiaux n’arrivaient toujours pas à la cheville des chevaliers sacrés.
Ce fut dans ce contexte d'humains aveugles à ce qui les menaçait et incompétents à s’en protéger qu’un jeune garçon grandit, orphelin de naissance, fils de personne et fardeau de tous. Son nom était Pínghéng. Sa cécité n'était pas que d’origine gaïenne. Amaurotique de naissance, jamais une seule image n'était parvenue jusqu'à son cerveau. Bien qu'il y eût peu à voir en cette période de guerre nocturne, il n’eut jamais l’occasion de découvrir les couleurs de son monde, même à la lueur des torches, même en nuances de gris, même ternies par l’obscurité permanente induite par la retraite forcée des divinités de la lumière. Il avait développé en contrepartie ses autres sens externes, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût. Il se reposait également beaucoup sur sa proprioception et son équilibroception. Sa sensorialité allait ainsi bien au-delà de celle du commun des mortels.
À douze ans, lorsqu'il manifesta son intention d'être formé aux arts martiaux, les adultes lui rirent au nez, pensant à une lubie enfantine. L’apprentissage était déjà suffisamment compliqué à la seule lueur des torches des camps d’entraînement, alors autant ne pas y penser pour un non-voyant. Quand il insista, les formateurs le renvoyèrent durement, agacé par ce comportement puéril. Enfin, le jour où il osa prendre place de force parmi les disciples, les maîtres n’hésitèrent pas à le bastonner pour lui faire passer l’envie de s'obstiner.
À les écouter, il devait simplement apprendre à se cacher, ça oui, c'était fait pour lui ! Ils ne voyaient pas l’intérêt de l’encourager dans une voie qui ferait de lui une victime de plus sur cette Terre enténébrée. Pínghéng comprit alors qu’il ne pourrait compter que sur lui-même.
Il y avait pourtant un avantage à être sous-estimé, et Pínghéng en profita. Chaque jour qui suivit, le jeune garçon se posta non loin des terrains d'entraînement. De l'extérieur, les gens ne voyaient qu'un préadolescent à l'air triste, recroquevillé, pieds et mains à plat sur le sol, humant désespérément l’air, sortant sa langue à intervalle régulier et dirigeant chacune de ses oreilles l’une après l'autre vers les disciples à l’œuvre. Il avait conscience qu’il passait pour un simple d’esprit mais la pitié qu’il inspirait le protégeait efficacement des agressions et des quolibets.
En réalité, par ses mains et ses pieds, il captait la moindre vibration, qu'il associait à des variations de pression, de rythme et de déplacement. Par son nez et sa langue, il soutirait les phéromones, émises par les différentes parcelles de peau et orifices des élèves, qu'il faisait correspondre, via leurs modulations, à des actions, des intentions et des émotions. Par ses oreilles, il percevait le plus petit froissement, frottement, craquement, claquement et autre bruissement dont il assimilait les inflexions à des gestes et des positions. À tout cela s'ajoutaient les ordres et les conseils des maîtres, ainsi que les exclamations et les interrogations des épigones.
Il procéda ainsi devant les terrains d'entraînement de chacune des écoles martiales. Avide de compétences, il consacra une année à chacun des cinq styles. Il percevait, étudiait, assimilait, intégrait… comme personne avant lui. À dix-sept ans, celui qu’on avait qualifié de bien des termes peu amènes, celui qui était resté immobile, comme en catalepsie, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, quitta sa région natale. Du jour au lendemain, il disparut, sans que quiconque ne l’ait vu s'éclipser.
Pínghéng se rendit en un lieu paisible, une zone montagneuse culminée par cinq pics très anciens et une immense cascade aux eaux grondantes et scintillantes, une région propice à l’entraînement. Il s’y consacra à la pratique de chacun des cinq styles martiaux. Sa proprioception et son équilibroception exacerbées lui permirent de reproduire chacune des techniques et des variantes que ses quatre sens externes lui avaient transmises.
En éprouvant physiquement ce qu'il avait ressenti physiologiquement, il en vint à une conclusion qui allait tout révolutionner : les cinq styles ne devaient pas s’exclure mais s’unir. Feu, eau, métal, bois, terre… ces principes étaient égaux. Ils faisaient partie d’un même tout, une association de deux cycles : celui de la création et celui de la destruction. Pínghéng comprit que les éléments s’engendraient et se contrecarraient successivement et sans fin.
Le bois brûle pour donner du feu. Des cendres et de la terre résultantes, s’extrait le minerai dont on tire le métal, qui est alors liquide comme l’eau. C’est également sur le métal, lorsqu'il est solide et froid, que l’eau peut se condenser et se concentrer. Enfin, l’eau est indispensable à la croissance des végétaux dont le bois se consume dans de nouvelles flammes.
Inversement, le feu attisé fait fondre le métal, le métal forgé permet de couper le bois, le bois sculpté ou cultivé fouille la terre et la terre aérée ou modelée absorbe ou arrête l’eau, enfin l’eau canalisée éteint le feu.
Pínghéng venait de découvrir le Wǔ Xíng, le principe fondamental de la diversité faite unité qui allait lui inspirer un art martial ultime, à la fois externe, physique, psychomoteur, et interne, psychique, moral. Il désira alors partager ce nouvel art et revint dans sa région natale où il reçut un accueil mitigé, voire carrément hostile. Il lui fallut vaincre chacun des grands maîtres des cinq écoles martiales pour prouver sa valeur et celle de l’enseignement qu'il avait à proposer. De ce jour, Pínghéng entra dans la légende comme l'homme qui venait d’offrir une réelle chance à l’humanité. Il devint le Guide de la nation dont il avait pourtant été le faix depuis sa naissance. Néanmoins, bien qu'imbattable, le Wǔ Xíng ne suffit toujours pas à pallier la non-maîtrise du cosmos. Il lui manquait quelque chose de capital et Pínghéng se mit inlassablement à sa recherche, persuadé que la Nature ne pouvait pas se limiter à l’unification de ses cinq éléments fondateurs.
En ce temps, sur la planète, les humains n'étaient en outre pas les seuls êtres noétiques. Ils partageaient la Terre avec les animaux-esprits, des représentants des différentes espèces, éveillés à un état supérieur de conscience, bestiaire fabuleux qui maîtrisait les forces de la Nature et apte à se fondre dans n’importe quel élément végétal ou minéral de l’environnement. Les animaux-esprits étaient eux-aussi victimes de la décision d'Athéna d’assombrir le monde. Même si nombre d’entre eux possédaient des sens inconnus des humains, telles l’écholocalisation, la thermovision, l’électroperception et la magnétoréception, l’absence de lumière, celle du jour comme celle de la nuit, était préjudiciable à leur équilibre. Les animaux-esprits vivaient selon le principe du Yīn Yáng, l’unité par les dualités, la première d’entre elles étant celle du Soleil et de la Lune. Chacun d’eux prêtait allégeance à l’un ou l’autre des Protecteurs du Yīn et du Yáng, respectivement le dragon noir du Ponant et le loup blanc du Levant. Ces deux êtres de légende régentaient le monde des animaux-esprits de manière à garantir l'équilibre parfait entre chaque opposé. Mais depuis l'établissement d’une nuit permanente, ils n’y parvenaient plus et la trame de leur civilisation parallèle à celle des humains s’étiolait peu à peu.
Dès lors que la déesse de la Guerre Juste avait intimé à Hélios, Séléné et Éos de ne plus intervenir jusqu'à nouvel ordre, le Yīn, évocateur entre autres du principe féminin, de l'obscurité, de la fraîcheur, de la tempérance et de l’observation, avait pris le dessus sur le Yáng, représentant notamment le principe masculin, la luminosité, la chaleur, l'impulsivité et l'action. Ce déséquilibre perturbait l’harmonie dans laquelle les animaux-esprits s’évertuaient à vivre.
À cette époque, les humains et les animaux-esprits avaient connaissance de leur existence mutuelle, mais les deux communautés n'interagissaient jamais. Pourtant, la sensorialité des animaux-esprits aurait pu être une alternative aux ténèbres auxquelles les humains avaient du mal à s’adapter sur la durée. De même, pour les animaux-esprit, la créativité des humains se serait sûrement avérée une solution à l’affaiblissement du Yáng.
Seul Pínghéng prit conscience de ce potentiel. Si les deux civilisations s'associaient pour combler leurs pertes respectives, il y avait peut-être une issue à leurs tourments. La Nature s’enrichit de ce qui est différent, après tout !
Ainsi, le Guide des humains prit l’initiative de prendre contact avec les deux Protecteurs des animaux-esprits. Entre les trois interlocuteurs, s’ensuivit une longue discussion. C'était la première fois qu’une entrevue aussi importante avait lieu entre les deux civilisations. Il y fut notamment question de leurs différences dans la manière d’appréhender les lois naturelles. Le Wǔ Xíng contre le Yīn Yáng. Pínghéng prit conscience de la finesse du dragon noir et du loup blanc. Les deux Protecteurs découvrirent la sagesse du jeune homme. Un véritable respect doublé d’une profonde amitié en résulta. Ensemble, ils parvinrent à une déduction qui allait tout changer.
— Le cycle de génération, d’engendrement du Wǔ Xíng se rapproche étonnamment du Yáng, fit remarquer le Protecteur du Levant.
— Et celui de destruction, de démantèlement rappelle étrangement le Yīn, observa le Protecteur du Ponant.
— Mais, réfléchit le Guide des humains pris d'une subite inspiration. Si les deux cycles du Wǔ Xíng et les deux faces du Yīn Yáng se ressemblent… alors depuis le départ…
— Nous parlons de la même chose, confirma humblement le loup blanc.
— Des interactions entre les cinq éléments découlent l’union des contraires, déclara solennellement le dragon noir.
— Inversement, la duologie fondamentale s’exprime au travers de la pentalogie fondatrice, comprit Pínghéng.
Les trois êtres en quête d’une vie meilleure pour les leurs se contemplèrent, saisis d’une fierté sans précédent.
— Nous sommes Un, conclurent-ils d’une même voix empreinte d’émerveillement.
Cette illumination philosophique fut doublée au même instant d’une autre bien physique. Ce fut à ce moment-là de leurs réflexions que l’aube pointa et que la nuit sombra. Loin à l’Ouest, trop loin pour qu'ils puissent en être directement témoins, la victoire des dieux contre les Géants avait été proclamée. Ce fut à ce moment-là aussi que la terre natale de Pínghéng subit une attaque d’une ampleur inouïe. L’onde de destruction phénoménale se propagea à des milliers de li à la ronde. Bien qu’incapable de la voir, tant par sa cécité que par la distance, Pínghéng la perçut par tous ses autres sens. Il ressentit l’incommensurable heurt, l’incroyable chaleur, l'inimaginable terreur, l’insupportable douleur… et il en fut ébranlé au plus profond de son être.
Instinctivement, il se mit à marcher. Inconsciemment, il se mit à courir. Inutilement, il accéléra. Mais quel espoir avait-il de pouvoir parcourir une telle distance et d’arriver à temps pour porter secours aux siens ? Un éclair blanc, chaud et duveteux à sa droite. Une vague noire, fraîche et écailleuse à sa gauche. Une incitation non-verbale. Les deux Protecteurs se proposaient de l’accompagner. Il agrippa la fourrure immaculée du loup du Levant et se hissa sur son échine avant que ce dernier ne bondisse sur les écailles ténébreuses du dragon du Ponant. Ils avalèrent ainsi l’intervalle qui les séparait de la catastrophe.
Ils découvrirent une scène de désolation. Pínghéng demanda à ses compagnons de lui décrire ce qu'ils voyaient car il ne parvenait pas à se faire une image précise de ce qu’ils survolaient. Pour cause, un Géant se tenait au cœur de la dévastation qu'il avait causée. Un Géant qui ne bénéficiait plus des effets d’une quelconque herbe d’invisibilité.
Athéna avait réussi à débarrasser la Terre de la moindre de ces herbes et avait donné l’autorisation à Éos de se lever. Nul doute qu’Hélios suivrait sous peu et que Séléné leur succéderait. Les dieux pensaient avoir occis tous leurs adversaires gigantins, mais l’un d’entre eux avait échappé à leur courroux. Gaïa, la Déesse-Mère en personne, n’avait pu sauver qu’un seul de ses fils et celui-ci s’était égaré jusqu’à la patrie de Pínghéng.
Le Géant rescapé se tenait là, au vu et au su de tous, causant morts et ravages autour de lui, nullement inquiété par les humains qui, ici, ne manipulaient pas le cosmos. Loin des armées divines et de leurs guerriers, il pouvait s’en donner à cœur joie.
D’un hurlement guttural, le loup blanc appela ses ouailles. Très rapidement, une armée d’animaux-esprits encercla la créature chtonienne. Voyant leur Guide accompagné des Protecteurs, des troupes humaines vinrent seconder le formidable bestiaire. Pínghéng se fit amener au sol et, une fois à terre, y apposa ses mains et ses pieds nus. Ouvrant tous les sens à sa disposition, il put se faire une idée de l’immensité de l’assaillant face à lui.
— Tu es loin du champ de bataille, Géant ! fit remarquer le dragon noir avec hargne. Que nous veux-tu ?
— Je ne suis pas n’importe quel “Géant”, ridicules petites créatures. Je suis Aristée, seul survivant de la Gigantomachie et dorénavant seul dépositaire de la mission qui nous incombait à mes frères et moi.
Pínghéng se raidit.
— Et quelle est-elle ? s’enquit-il, devinant et craignant la réponse.
— Annihiler la vie protégée par Athéna, répondit le Géant en abattant son poing colossal.
Ce simple coup fut suivi d’un mouvement en arc de cercle qui balaya nombre d'êtres humains et d’animaux-esprits. Dans un concert de hurlements et une pluie de débris, la moitié des forces rassemblées fut anéantie. Courageusement, les combattants des deux factions alliées se ruèrent à l’attaque, Pínghéng, le loup blanc et le dragon noir à leur tête. Mais humains et animaux-esprits demeurent des êtres fragiles et mortels devant des créatures comme les Géants. Montant à l’assaut des bras et des jambes du colosse, ils tentèrent par tous les moyens de le combattre. Mais aucune arme, naturelle ou artificielle, ni aucune technique humaine ou faculté bestiale ne parvint à seulement inquiéter Aristée qui continuait de fouetter le sol et l’air de ses membres, arrachant à chaque geste des dizaines de guerriers à leur vie dûment préservée jusque-là. La créature chtonienne semblait se délecter de ce saccage.
Pínghéng et les deux Protecteurs furent projetés violemment et ne se relevèrent pas. Même s’ils étaient plus habiles que leurs semblables, ils n’en restaient pas moins des êtres d’une fragilité affligeante face à une telle créature. Autour d’eux, le silence tomba. Les trois champions venaient d'être terrassés implacablement, soufflés comme des fétus de paille. Baignant dans leur sang, ils tremblaient de douleur, d’impuissance et de frustration, méprisés par le Géant, abandonnés des dieux, oubliés par les chevaliers sacrés. Tout laissait penser que le commun des mortels était sacrifiable par ceux qui leurs étaient supérieurs. Pas la moindre once de respect de la part des êtres censés les protéger. Pas la plus petite parcelle d’attention. Quelle humiliation !
Trois rigoles de liquide rouge s’écoulèrent des trois régents vaincus. Trois rigoles écarlates qui confluèrent et s’unirent. Pínghéng tendit une main tremblotante, le loup blanc une griffe frémissante et le dragon noir une serre flageolante. Les trois membres se rejoignirent. Les deux Protecteurs étaient à l’article de la mort. Seul Pínghéng, qui avait été plus ou moins protégé par ses deux amis et n’avait donc pas reçu les mêmes dommages, avait encore une faible chance de se relever. Par ses sens, il percevait la retraite des troupes humaines miraculées qui rebroussaient chemin et la fuite des animaux-esprits survivants qui se fondaient dans le terrain afin d'échapper à leur terrible assaillant. Et les morts. Les innombrables morts qui jonchaient le champ de bataille. Quel triste gâchis !
— Ne pouvez-vous pas vous mettre à l’abri ? implora Pínghéng à l’attention de ses deux compagnons d’infortune. Je pourrais peut-être parvenir à me lever, mais je ne veux pas partir sans vous et je ne peux pas vous porter.
Des râles accueillirent sa supplique.
— Plus assez de force pour nous déplacer dans les minéraux, expliqua laborieusement le dragon du Ponant.
— Et le sol ne peut pas se déplacer pour nous mettre hors de portée d’Aristée. C’est fini pour nous, poursuivit péniblement le loup du Levant.
La main de Pínghéng se crispa de détresse et il prit sa décision.
— Alors fondez-vous en moi, ordonna-t-il. Je nous tirerai de là, je vous le promets !
Il savait qu’il risquait le tout pour le tout. Se fondre dans une vie animale, d’autant plus douée de raison, était un tabou intangible, un serment inviolable, pour les animaux-esprits. Utiliser une forme végétale ou minérale comme vecteur était une chose - on ne risquait pas de se perdre dans une existence sans conscience - mais personne ne pouvait prédire ce qui allait se passer avec un être intelligent. Quel hôte garderait donc son intégrité ? L’un d’eux la conserverait-il seulement ?
— C’est de la folie… commença le loup.
— C’est pure déraison… plussoya le dragon.
— C’est la seule solution, insista Pínghéng. Faites-moi confiance. Je vous en prie !
Et alors qu'il commençait à croire que les deux Protecteurs allaient camper sur leurs positions, allant à l’encontre de l’instinct de survie, ils se fondirent dans son corps. Le Ponant, le Levant. Le Noir, le Blanc. Le Yīn, le Yáng. Il se sentit investi de chaque contraire, de tous les opposés. Les dualités fondamentales n’étaient désormais plus qu’une avec lui, tout comme les cinq éléments fondateurs l'étaient depuis des années déjà. Le Yīn Yáng. Le Wǔ Xíng. La fusion des deux… le Tao.
Un tatouage apparut dans son dos. Un dragon noir et un loup blanc unis dans une ronde infinie. Il sentit une force incommensurable se déverser dans son organisme alors que toute la sagacité accumulée par les deux Protecteurs devenait sienne. En totale harmonie avec les animaux-esprits, qui venaient de devenir ses animaux-totems, il canalisa les forces de la Nature alentour. Les énergies des cinq éléments tourbillonnèrent autour de lui, quintuple hélice à la fois langoureuse et impétueuse. Son tatouage étincela et flamboya. Feu indolore et bicolore, des flammes noires, des flammes blanches, des flammes qui le recouvrirent et s’indurèrent sous la forme d’une armure somptueuse et majestueuse. La première Tattoo.
— Tao Sennin Enbu. [Performance du Sage du Tao] énonça-t-il simplement.
Aucun cosmos ne brûlait dans cet arcane instinctuel et naturel. Il ne faisait qu'acheminer et centraliser la puissance de son environnement externe. Le Taonia, premier de son ordre, se lança dans une danse martiale imprégnée des concepts de la Nature. Aristée tenta de s’y opposer mais l'hégémonie de Pínghéng était totale. Chaque coup portait, chaque esquive aboutissait, chaque parade fonctionnait. Chacune des frappes du guerrier du Tao blessait le Géant. Immanquablement, inéluctablement, irrémédiablement, Pínghéng attaquait, évitait, accompagnait, se déportait et revenait à la charge. Insaisissable aveugle, chacun de ses autres sens en exergue, il défit son gigantesque adversaire, qui s’effondra… vaincu… par un humain habité et animé de ses animaux-totems. Le dernier Géant de la création n'était plus.
Un silence d’une profondeur insondable remplaça la ferveur du combat et enveloppa Pínghéng d’un linceul d’assensorialité. Puis, telle une douleur fantôme qui comble l’absence d’un membre perdu, une mélopée fantasmagorique d’informations virtuelles vint compenser l’anesthésie sensorielle et combla le manque de perception, rassurant le combattant victorieux jusqu'au retour de ses sensations.
— Nous sommes Un, murmura Pínghéng.
— Nous sommes Un, confirmèrent le loup blanc et le dragon noir en lui, dorénavant indissociables.
De partout jaillirent des animaux-esprits qui s'étaient dissimulés et des humains revinrent sur leurs pas, abandonnant une fuite devenue inutile. Une clameur victorieuse s'éleva alors. La Tattoo lupine et dragonesque réinvestit le dos de Pínghéng. Mais les deux totems étaient encore là, sous la forme d’un tatouage incrusté à la fois dans son corps, son âme et son essence. Il sut d’instinct qu’en élevant son esprit à son paroxysme l'armure totémique se matérialiserait de nouveau.
Il comprit aussi que n’importe quel animal-esprit pourrait devenir le totem d’un humain, si ce dernier s’en montrait digne. Écoutant ceux qui venaient de l’investir, Pínghéng concentra son énergie dans ses doigts et ouvrit une porte dans la trame spatio-temporelle. Derrière se trouvait une contrée en dehors du temps, à la frontière du monde réel et du monde de l’occulte. Une contrée préservée de l’influence des déités. Une contrée où aucune loi divine ne venait supplanter les lois naturelles : la Contrée Mystique. Préexistait-elle avant ou venait-il de la créer en ouvrant la brèche dimensionnelle ? Nul ne le savait… et nul ne le saura jamais.
— Nous ne pouvons plus vivre en ce bas monde ! annonça Pínghéng à la cantonade. Humains, animaux-esprits, ceux qui ne veulent plus dépendre des divinités, suivez-moi. Chacun sera libre de rester lui-même ou, comme moi, de devenir un Taonia, un humain spirituel, un sennin. Chaque animal-esprit est capable de devenir un animal-totem et chaque être humain est capable d’en être l’humble réceptacle. Mais il faudra suivre la voie du Tao, celle du Wǔ Xíng et du Yīn Yáng faits Un.
Nombreux furent ceux qui choisirent de traverser la frontière vers cette nouvelle patrie. La procession fut longue et disciplinée. Pínghéng salua chacun des humains et des animaux-esprit qui décidèrent de franchir la brèche. Il les voyait non pas avec ses yeux, mais avec son cœur et son âme. Il percevait l’aura de chacun d’eux, ému d’identifier, parfois, des individus qu’il avait connus personnellement - ou que ses totems avaient fréquentés car il n’y avait plus de distinction entre eux et lui - et fier des nombreux anonymes avec lesquels il avait hâte de se familiariser. Ensemble, ils allaient former un nouvel ordre, celui des Taonias, indépendant des dieux et de leurs assimilés, un escadron de protecteurs de la Nature et de sa biodiversité.
Pínghéng fut le dernier à s’avancer. Dans l’embrasure de la porte céleste, il déploya un instant ses sens entre d'un côté, sa terre natale et de l'autre, la contrée spirituelle. Un pied dans chaque monde, il s’assura qu'il n’avait pas le moindre regret. Il allait définitivement franchir le seuil quand la Nature lui parla.
Il n’en fut pas surpris, certain de ne pas pouvoir s’en tirer à si bon compte. Il avait brisé une omerta immémoriale et il s’attendait à le payer de sa vie, même après avoir offert le salut à deux civilisations. D'ailleurs, son essence avait commencé à s’effilocher. Elle pulsait et perdait peu à peu sa cohérence. Mère-Nature n’avait aucune pitié envers ceux qui contrevenaient à ses lois. Elle s’adressa à tous ses sens en même temps.
— Pínghéng, mon enfant du Wǔ Xíng, toi qui as sacrifié ton identité pour sauver mes enfants du Yīn et du Yáng, je te laisse vivre.
Il frissonna, la tension accumulée depuis sa fusion avec le loup blanc et le dragon noir se résorbant d’un coup. Puis il se souvint : la Nature était comme ça, franche mais prévenante, cruelle mais généreuse. Elle reprit :
— Trois esprits ne peuvent ordinairement pas graviter autour d’une même essence. Les systèmes triples sont instables et leur pouvoir créateur n’a d'égal que leur potentiel destructeur. Pour cela, ils doivent être éliminés. Cependant, par égard pour ce que tu as accompli, je t’accorde une exception.
Pínghéng sentit un contact comme il n’en avait jamais perçu. Pourtant, la Nature ne faisait certainement que l’effleurer. Aussitôt, l’instabilité qui menaçait de le détruire de l'intérieur disparut.
— Mais écoute bien ce que j’érige en loi pour les Taonias, poursuivit-Elle. Chacun d’eux ne pourra être associé qu’à un seul et unique animal-totem.
Plus qu'un édit, il comprit que c'était un commandement, une norme et une vérité inaltérable.
— J’entends Ta loi et la fais mienne, jura alors Pínghéng.
Il y eut un court mais absolu silence durant lequel la Nature prit toute la mesure de l’engagement du premier Grand Protecteur de la Contrée Mystique.
— Entends également la mise en garde suivante : je t’ai épargné, toi, mais pas ta lignée. Il adviendra qu’un Taonia de ton sang s’ouvre à deux totems. Système triple, il sera le déprédateur des sennins et, par extension, de la biodiversité elle-même. Il vous faudra alors prendre les mesures qui s’imposent. Telle est mon admonition.
La communication et le contact se rompirent brutalement et la Nature redevint ce qu’elle devait être : une omniprésence incontestable et inébranlable. Pínghéng franchit alors entièrement le portail séparant la Terre de la Contrée et le referma. Il ne savait pas alors, qu’un jour lointain, ce même poecile s’ouvrirait pour laisser passer l'un de ses héritiers, ce dernier se faisant exiler pour un nefas qu’il n'aurait pas rompu lui-même.