Le Tao de la Balance
Dans un monde futur où l'équilibre sera roi,
Un Taonia naîtra, porteur d'une sombre voie,
Son ancêtre, hôte de bêtes exquises,
Dragon noir et Loup blanc, parenté insoumise.
Ce Taonia, marqué par un destin atroce,
Aura pour totems Dragon sagace et Tigre féroce.
Quand ces deux emblèmes se trouveront réunis,
La Nature s'éveillera à son ultime sursis.
Le ciel s'assombrira, nuages amoncelés,
Les forêts gémiront, leurs racines arrachées,
Les mers se déchaîneront, libérant leur courroux,
Et les êtres du monde tomberont à genoux.
Si la Balance entre eux ne miroite,
La Nature s'éteindra, injustice ingrate.
Puisse cette prophétie rester lettre morte,
Et l'harmonie de la Nature gardée de la sorte.
Prophétie de la Nature réservée au seul Grand Protecteur de la Contrée Mystique jusqu’à l’avènement dudit Taonia.
Le jour se levait sur la Contrée Mystique, lieu onirique hors du temps et de l’espace, patrie des animaux-esprits et des sennins. Les rayons de l’astre du jour percèrent le sombre voile de la nuit et jaillirent de l’horizon qui parut un instant emprisonné entre obscurité et clarté. Les traits de lumière s'incurvèrent et se déversèrent sur un paysage empli de sérénité et de plénitude, de tranquillité et de quiétude. La vie nocturne laissa place à son alter ego diurne, passation de pouvoir éternelle et amiable entre les adeptes de la Lune et les adorateurs du Soleil.
Le panorama s'éclaira peu à peu et dévoila successivement ses montagnes élégantes, ses plateaux grandioses, ses arches majestueuses, ses cascades iridescentes, ses rizières étagées et enfin, nichée au creux de l’intimité de douces collines, une cité hiératique. Un incroyable mur d’enceinte protégeait une kyrielle de pavillons, de villas, de kuans et de pagodes aux toits de tuiles soutenus par des dougongs savamment assemblés. Les édifices étaient de formes variées : carrés, rectangulaires, ronds, ovales, semi-circulaires ou même pentagonaux. L’ensemble n’en était pas moins cohérent et parfaitement harmonisé, les bâtisses esthétiquement complémentaires. Cinabre, smaragdine et orpiment, les couleurs éclatantes des contours des portes et des fenêtres réhaussaient la blancheur des murs en terre chaulée. Des jardins et des bassins occupaient les cours intérieures des siheyuans traditionnels.
Au centre de cette agglomération d’un autre âge, un fastueux palais trônait, tel le cœur palpitant de cet organisme architectural. Les murs de la cité n’étaient que le prolongement, l’extension de ceux du palace. Il n’y avait pour toute la ville qu’une unique couvertine, un immense dragon de pierre, sculpté dans une roche grise pailletée de micas blancs et noirs, qui reliait d’un seul tenant toutes les constructions. Sous ce dragon impossible, le moindre li de cloison, le moindre chi de bâti de porte ou de fenêtre, le moindre bu de corniche et de colonnade était gravé et enluminé d’animaux merveilleux : des phénix, des tigres, des quilins, des loups, des tortues, des carpes, des cerfs, des buffles, des chiens, des chèvres, des serpents, des sangliers, des singes, des lapins, des chameaux, des rats, des renards, des corbeaux, des crapauds, des lions… Des animaux par centaines. Des animaux par milliers. Toute la biodiversité faunique, qu'elle soit réelle ou fantastique, y était représentée.
Sur le toit de la plus haute pagode, un jeune garçon aux cheveux bruns en bataille était assis en tailleur, face au Soleil levant. Il observait attentivement l’avancée de la démarcation entre le jour et la nuit, torse nu et laissant la douce vague de chaleur montante caresser sa peau. Du haut de ses treize printemps, l’adolescent était empreint, en cet instant, d’un calme peu coutumier. Il n’y avait que dans ces moments-là, où l'aube ne fait que poindre ou bien quand le crépuscule lui-même était en passe de s’évanouir, que son caractère impulsif et volontaire était relégué au second plan. D’ordinaire, le jeune homme était plutôt d’un naturel primesautier, voire fougueux, à l’instar du tigre féroce qui ornait le derme de son dos.
— Dohko ?
Le garçon en pleine contemplation rompit son émerveillement et se tourna vers celui qui venait d’apparaître derrière lui. Du même âge que lui, mais aux cheveux courts et platine, Hui le toisait d’un regard qu’il tentait de garder neutre… en vain. Dohko savait que son condisciple ne le portait pas dans son cœur. Les yeux du nouveau venu s’attardèrent, dégoûtés, sur le tatouage dorsal de celui qu'il était venu chercher. Son propre tatouage consistait en un renard et il en avait toujours voulu à Dohko d’avoir manifesté un tigre. Les deux garçons se connaissaient depuis leur plus tendre enfance et étaient les deux meilleurs élèves de la Contrée Mystique, des éléments prometteurs qui deviendraient à coup sûr des Taonias de premier ordre, des sennins capables de matérialiser leurs emblèmes sous la forme d'armures : des Tattoos.
Partenaires d’entraînement depuis toujours, le tigre féroce s'était sans cesse avéré supérieur au renard sauvage. Ça, Hui le souffrait difficilement. Leurs tatouages, censés représenter leur vraie personnalité sous la forme d’animaux-totems, avaient de suite été la source de leur rivalité. Du moins, en ce qui concernait Hui, car Dohko, de son côté, ne retirait aucune prétention de cette différence. Il savait que les tatouages évoluaient selon l’entraînement et la détermination de chacun à s’améliorer et se dépasser. Ainsi, le rudimentaire goupil pourrait très bien devenir le légendaire renard à neuf queues si son porteur s’en donnait les moyens, rendant caduque toute compétition. Ce qui était synonyme de complexe pour Hui ne faisait donc ni chaud ni froid à Dohko, qui se contentait de vivre en accord avec son emblème.
— Qu’y a-t-il ? demanda le garçon aux cheveux bruns.
— Hakuryu te fait mander, répondit froidement son rival d’un ton détaché, sans fioritures.
— Hakuryu ? s’enquit Dohko, incrédule.
Hui se détourna. Il avait accompli sa tâche et il était hors de question qu’il en fasse plus que ce qui lui avait été demandé. Il désirait être le premier aux terrains d'entraînement et ne comptait pas s’éterniser ou perdre du temps en discussion stérile avec son rival. Dohko ne chercha pas à en savoir davantage, de toute manière. On ne faisait pas attendre le Grand Protecteur de la Contrée Mystique des sennins, le dragon immaculé qui dirigeait les Taonias avec une bienveillante autorité. L’adolescent se dirigea de suite vers le pavillon palatial au centre de la cité. Lorsqu'il y parvint, il entra avec déférence dans la salle surdimensionnée où maître Hakuryu rendait audience. Respectueusement, il s’inclina et attendit que l’impressionnant dragon blanc prenne la parole :
— Dohko, ta destinée n’est pas de devenir un soldat Taonia, annonça le Grand Protecteur sans préambule. Ta voie se trouve sur Terre. Tu vas aller y retrouver un ami.
Pris de court par cette déclaration à brûle-pourpoint, le jeune Taonia répéta, interrogateur et bredouillant :
— Su… sur Terre ? Un… un ami ?
— Oui, reprit Hakuryu. On l'appelle aussi le maître de la surface. C’est un ancien humain qui, il y a plus de mille ans, a voué sa vie aux arts martiaux inspirés de la Nature, des arts martiaux proches de ceux que nous pratiquons ici, à la Contrée Mystique.
Le regard du grand dragon se perdit alors dans le vague, comme cela lui arrivait souvent lorsque l’une de ses propres paroles faisait remonter de lointains souvenirs. Il poursuivit, sans se préoccuper de l’intérêt que Dohko allait porter à la digression qui allait suivre. L’apprenti avait toujours su écouter poliment en attendant que le maître en vienne au fait.
— Dans le monde d’en-bas, sa maîtrise du combat a attisé trop de convoitises et cela lui a coûté la vie de sa fiancée. Après avoir perdu son grand amour, il a fait en sorte de cacher sa douleur aux autres humains avant de se résoudre à refuser tout contact avec eux. Il a alors sombré petit à petit dans la colère et la tristesse. Peu à peu consumé par la haine et rongé par les remords, il s’est mis à vivre telle une bête et s’est transformé en animal-esprit, un dragon noir. En tant que Grand Protecteur des animaux-esprits, je ne pouvais pas le laisser sans guidance sur son nouvel état. Il est devenu mon meilleur ami mais n’a pas souhaité quitter la Terre. Il se fait appeler le dragon millénaire et c’est dans son fief, aux Cinq Pics de Lushan, que je t’envoie. Je suis persuadé qu'il saura à son tour te guider sur une bonne voie.
Les doutes et l’inquiétude assaillirent l’adolescent.
— Une bonne voie ? Mais… je pensais m’y préparer ici-même, dans la Contrée ? Ai-je fait ou dit quelque chose qui mérite exil et remédiation ? Ai-je agi malgré moi à l’encontre de vos préceptes ?
Le grand dragon blanc abaissa son immense tête à la hauteur du garçon en proie à l’incertitude. Son profond regard se fit tendre et rassurant.
— Que nenni, fils du Tigre. Je dois pourtant t’envoyer t’entraîner durement auprès du dragon millénaire pour apprendre à maîtriser le cosmos. Tu devras ensuite rejoindre et intégrer les rangs des chevaliers sacrés d’Athéna. Elle aura grand besoin de toi, qui es le meilleur disciple parmi les sennins.
Dohko était complètement perdu. Trop de questions se bousculaient dans son esprit désorienté. Athéna ? La grande déesse de la Guerre Juste ? Pourquoi la Contrée Mystique se mêlerait-elle à une guerre de l’En-Bas ? Malgré lui, comme s’il avait déjà accepté à son insu ce qui l’attendait, il demanda :
— Alors pourquoi ne pas m’envoyer d’emblée dans le domaine d’Athéna ? Pourquoi Lushan auprès de votre ami ?
Hakuryu répondit avec toute la conviction et l'assurance dont il était empreint.
— Lushan est un lieu particulier depuis des temps immémoriaux. C’est le lieu de naissance et le tombeau de l’un des plus grands dragons ayant existé. Lieu également où l’esprit rémanent de cet illustre dragon a formé le premier disciple des Cinq Pics, un humain qui forgea ensuite la toute première Cloth, dont celle de la Balance est directement inspirée. C'est à cette dernière que tu es prédestiné. C’est la plus importante des armures d’or, les protections de la plus haute catégorie de Saints du Sanctuaire.
— Pourquoi m'est-elle prédestinée, cette armure ? Ne suis-je pas censé matérialiser à terme la Tattoo du Tigre ?
Hakuryu put sentir une profonde indignation et un sentiment d’injustice certain chez le Taonia en devenir. Il s’empressa d’y couper court, avec une dureté indésirée mais nécessaire :
— Telle n’est plus ta voie, jeune Dohko, car tu es voué à être bien plus que le simple Tigre. Tu es promis à incarner le Tigre… et son penchant, le Dragon.
— Mais… je ne peux pas avoir deux animaux-totems ! s’exclama l’adolescent ex abrupto. C'est impossible ! Aucun Taonia ne le peut !
— En réalité, un seul dans l’histoire de la Contrée en a été pourvu, avoua Hakuryu. Mais les pouvoirs d’un tel être sont si grands que la Nature elle-même a prophétisé la destruction de notre patrie si un autre devait apparaître. Et si la Contrée disparaît, c'est toute l’écosphère qui se retrouvera sans protection.
À ces mots et comme par magie, le Grand Protecteur fit apparaître de nulle part une stèle que Dohko n’avait jamais vue. Le morceau de roche sombre et polie, aussi brillante qu’un miroir d’eau pure, veinée et constellée de minéraux clairs scintillants, faisait bien deux fois la taille du jeune garçon. Sa surface était gravée de caractères oints d’un métal liquide depuis longtemps solidifié, aux reflets dorés et cuivrés. Dohko déchiffra aisément la calligraphie séculaire de la Contrée et identifia une antique prophétie. Il était question d’un Taonia qui causerait la ruine de la Nature s’il venait à éveiller deux totems : un dragon sagace et… un tigre féroce… comme le sien.
Les jambes de Dohko faillirent le lâcher. La vérité le faucha, assommante ! De mémoire de Taonia, aucun sennin n’avait jamais eu le même tatouage qu’un autre. La biodiversité passée, actuelle et à venir offrait largement assez de totems pour que chacun d’eux soit unique. Les mots gravés étaient sans ambiguïté : le Taonia prédit par la prophétie était associé au tigre féroce… Et comme il ne pouvait y en avoir qu’un, l’adolescent comprit qu’il était l’objet de ce terrible oracle. Il allait finir par éveiller un dragon, comme Hakuryu le lui avait dit. S’avérerait-il ensuite vraiment le némésis de ses terres natales et du monde entier ?
— Rassure-toi, enchaîna le grand dragon blanc en percevant la détresse de son jeune élève. Athéna nous offre la possibilité d'éviter ce funeste devenir. Le Tigre et le Dragon sont les deux faces d’une même pièce, vois-tu. De la même façon qu'une pièce ne peut tenir sur sa tranche que si ses deux faces sont balancées, si tu réussis à convaincre l'armure d’or de ta valeur, sa constellation unira tes deux totems et ils se fondront l’un dans l’autre. Il n’y aura plus ni Tigre ni Dragon. Il y aura simplement la Balance, pivot de l’armée d’Athéna et garant de son équilibre. Mais tu devras renoncer à ta nature de Taonia et ton tatouage ne deviendra jamais une Tattoo.
L’adolescent frissonna. Il avait l'impression de porter le poids du monde, une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Il avait peine à croire ce qui lui arrivait.
— Pourquoi moi ?
— Parce que c’est dans ton sang. C’est dans ta lignée, jeune Dohko. Tu sais que tu es le lointain descendant du fondateur de la Contrée Mystique, n’est-ce pas ?
Dohko opina. Bien que de notoriété publique, ce n’était pas quelque chose dont on se targuait dans son clan. Non pas par fausse modestie, une telle ascendance ne pouvait qu’inspirer la fierté, mais simplement parce que cela n’apportait aucun avantage. Dans la Contrée Mystique, l’extraction d’un individu ne valait rien face à ses actions. Hakuryu reprit :
— C’est de cet ancêtre particulier, Pínghéng, dont il est question compendieusement dans la prédiction, ce fameux Taonia dont je t’ai parlé précédemment, le seul à avoir jamais éveillé deux totems. Le doute n’est pas permis, jeune Dohko. Si je te dévoile cette stèle aujourd’hui, alors qu'il s’agit normalement d’un secret transmis d’un Grand Protecteur à son seul successeur, c’est parce que tu es indéniablement le sennin prophétisé. Et si tu éveilles ton deuxième totem avant d’avoir quitté nos terres, tu causeras notre perte et celle de la Nature. Seul l’arrêt de ta formation de Taonia, ton départ de la Contrée Mystique et ta consécration en tant que chevalier d’Athéna nous sauveront tous.
Il y eut un silence mortifié.
— Je suis tellement navré, mon garçon, admit Hakuryu.
Dohko leva la tête vers son maître et lui opposa un regard empli de résignation et d’accablement.
— Avant que tu ne partes accomplir ton destin, poursuivit le grand dragon blanc, je vais te raconter son histoire. Je suis persuadé qu’ainsi tu accepteras ta légitimité à devenir le chevalier d’or de la Balance. Tu comprendras qu’il n’y a que toi, actuellement en ce monde, apte à revêtir cette Cloth sacrée si spéciale.
Bien en peine d’imaginer une autre échappatoire, faisant aveuglément confiance en l’intégrité du grand dragon blanc, Dohko écouta attentivement.
— Tout commença lors de la Titanomachie… commença Hakuryu lorsqu'il fut certain de la concentration de son disciple.