Une Dernière Bataille

Chapitre 26 : Ce que l'on Perd et ce que l'on Gagne - Seconde Partie

12902 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/07/2024 09:19

15 janvier 1997

Norvège, Asgard, quelque part dans la Province Nord

 

Mei Ling percevait à grande peine l’énergie du Fléau, même si elle le voulait plus que tout. Intérieurement, elle rageait.

A la périphérie de son champ de vision, elle capta un mouvement et virevolta à la vitesse de l’éclair pour fendre un monstre de givre du tranchant de la main. Un flot d’éclats glacés l’aspergea, lui causant de multiples écorchures là où sa chair était exposée. Bien qu’encore sous le choc de cette offensive inattendue, la Chinoise ne refit pas pareille erreur lorsque d’autres créatures s’en prirent à elle.

Hè de Chìbǎng : Tiàowǔ yě Dǎ !

Réitérant son arcane, elle se contenta de les balayer une à une à l’aide de ses paumes pour les envoyer paître plus loin. Sa situation actuelle ne présentant pas de risques particuliers, Mei Ling choisit néanmoins de tourner les talons et s’enfonça dans l’épaisse brume, avec pour seule idée en tête, de retrouver Hati.

Les parois à l’aspect nébuleux donnaient l’impression de se refermer sur elle, cherchant à la perdre au cœur de leur froide étreinte. A travers une enfilade de couloirs imaginaires, le Chevalier d’Argent s’enfonça dans le labyrinthe à un rythme qui lui parut terriblement lent. Subitement, un bras jaillit d’un des murs pour la cueillir en plein visage, l’envoyant rouler au sol. Emportée par l’élan de sa culbute, Mei Ling disparut dans la masse.

 

Depuis le "palais" de son esprit, Tristan pouvait emprunter les yeux de son familier et partager son regard. Hruodland tailladait à tout va à l’aide de sa lame étincelante, sans que les fragments ne l’inquiète. A dire vrai, peu de choses paraissaient pouvoir l’atteindre au cœur du tourbillon mortel dont il représentait l’épicentre. Ses coups puissants ne rencontraient aucune résistance, ou si faible, qu’elle en devenait dérisoire.

Tant de facilité fit naître un sourire chez Tristan, qui se mit à prier pour que la prochaine frappe ne fasse pas éclater une statue de glace, mais le crâne de Kilfgar. Comme en réponse à son désir croissant de violence, une ombre sa manifesta derrière Hruodland, prêt à le prendre en défaut. C’était sans compter sur les sens sur-aiguisés du défunt Chevalier qui se reversa pour parer l’attaque. Et là, Tristan discerna le visage émacié et torturé d’Oreste, en proie à une profonde souffrance. Tout, en lui, hurlait de désespoir, de ses lèvres desséchées à la teinte maladive de sa peau en passant par les plaies suppurantes qui marquaient son corps battu. Le pire étant cet œil unique qui le fixait avec tant de détresse, tandis que Hruodland le transperçait sans ménagement, avant d’expédier le corps de l’Italien au milieu de la brume, d’un puissant coup de pied. En un instant, tout était terminé.

Malgré tout, une image rémanente s’était imprimée sur les rétines du Français. Dans un crescendo d’émotions, l’étonnement de cette apparition céda la place à un chagrin abyssal, que ne parvint à combler qu’une rage surnaturelle dont l’ardeur n’aurait pu être contenue par aucun flegme.

Presque simultanément à cette disparition, le Français vit Mei Ling être recrachée par la purée de pois. Tristan l’observa se relever, prendre immédiatement une posture de garde et chercher la présence d’un ennemi. La reproduction était parfaite jusque dans les moindres détails. Pourtant, il allait ressentir une sombre satisfaction à observer Hruodland tailler en pièces cette imposture.

Le guerrier tombé au col de Roncevaux s’abattit sur elle de toute son imposante masse. A petits pas chassés, elle parvint à esquiver les premiers coups, mais un énième asséné avec davantage de vélocité lui heurta l’épaule droite. Une section du métal argenté se retrouva broyée, puis arraché sous la force de l’impact. Le sommet de la clavicule entaillé, la fausse Grue jeta un regard mêlant incompréhension et rancune au Chevalier défunt.

- Qu’est-ce qui te prend !? hurla-t-elle à son encontre, à moins que ce ne fût à la sienne.

La tonalité de sa voix était la même également, mais il était désormais sourd à toute supplication, engoncé dans son manteau de furie.

Contraint au mutisme, Hruodland se contenta de dresser son épée. Il s’apprêtait à fondre à nouveau sur elle lorsqu’une seconde Mei Ling, passablement désorientée, surgit à son tour du brouillard.

Le temps suspendit son cours, alors que Tristan sombrait dans la confusion, ses yeux bruns balayant la scène devant lui d’un bout à l’autre. Laquelle était la vraie ? Celle qu’il venait de blesser ? A cette simple pensée, son estomac se noua d’angoisse. Ou celle qui venait d’apparaître ? Kilfgar était-il en mesure de créer plus d’un clone ? Après tout, il pouvait invoquer plusieurs loups.

Hruodland, lui, ne tergiversa pas et agressa la nouvelle venue aussi brutalement que la première.

- Tristan, c’est toi qui contrôles cette chose ? lança la dernière arrivée, en reculant face aux assauts furieux du défunt Chevalier.

L’autre en profita aussitôt pour s’élancer vers lui. Sa manœuvre n’échappa pas au familier du Français, tandis qu’il débordait sa dernière cible en date. D’une bourrade, il l’écarta sans ménagement et se rua sur la Mei Ling en mouvement. Il bondit, virevolta et lui coupa la route en zébrant l’air devant elle. Mue par ses réflexes, elle passa sous l’arme et frappa Hruodland en plein sternum des deux paumes. Le guerrier encaissa le coup en reculant de quelques pas, sans oublier d’envoyer sa jambe dans le ventre de sa victime en retour. Le choc la fit grimacer avant qu’elle se réceptionne sur les fesses.

Ça n’allait pas. Pas du tout même. L’une d’elles devait forcément être la bonne. Tristan éprouvait de plus en plus de difficultés à maintenir sa concentration. Pour ne pas dire à aligner deux pensées cohérentes. Une petite voix lui susurrait que Mei Ling ne pouvait pas avoir battu un Fléau, elle, un simple Chevalier d’Argent. Les deux n’étaient que des copies. Des impostures d’une morte en sursis. Il secoua la tête, tâcha de faire le vide en se coupant de Hruodland … ses pensées s’embrouillaient … elles n’étaient pas à lui … il n’imaginait que des membres tranchés, volant en tout sens … sa vision virait au cramoisi … il sentait une ire sans bornes monter en lui. Il avait l’impression de tenir la laisse d’un molosse trop gros pour lui, et qui ne demandait qu’à la rompre. Ou lui qui ne songeait plus qu’à la lâcher pour soulager son poignet douloureux.

Non loin de lui, Hruodland paraissait figé, uniquement parcouru de quelques tremblements, son épée levée en garde haute. Ses muscles étaient tendus à l’extrême.

Quand Tristan se reconnecta à la vision de l’ancien Chevalier, il s’aperçut que chaque Chevaliers de la Grue avançait en mouvement de tenaille, miroir l’une de l’autre. Quelle solution lui restait-il ?

 

La pression devint subitement trop forte. Hruodland bougea alors à la manière d’une tornade. Tristan hurla. Avant le terme de son mouvement, le Chevalier défunt s’évapora soudain, telle la flamme mouchée d’une bougie, son coup ne déplaçant rien de plus que de l’air. L’Armure du Capricorne se désolidarisa de son porteur désormais disparu et, sous sa forme disloquée, s’éparpilla sur le sol.

Non loin, toujours à genoux, Tristan se tenait la tête à deux mains. Une douleur et un épuisement lancinants le contraignirent à s’effondrer.

Les deux Mei Ling qui avaient stoppé leur mouvement, s’élancèrent de plus belle. Celle de droite anticipa le bond de l’autre et la cueillit en plein vol d’un adroit coup de pied. Et tandis que cette dernière s’étalait, elle en profita pour se rapprocher du Français.

Lorsque Tristan put relever la tête, l’étau maltraitant son esprit desserrant enfin quelque peu son emprise, elle se tenait au-dessus de lui.

- Profites-en, dit-il en grimaçant. J’ai compris que trancher cette apparence était au-delà de mes forces et … de ma volonté aussi.

Le Chevalier de la Grue, imposteur ou véritable, le dévisagea, plongeant ses yeux sombres dans les profondeurs des siens, les sondant.

- Mei Ling …

Brusquement, ils se tournèrent tous deux là où la brume du Fimbulvetr s’évaporait face à l’impressionnante énergie que dégageait la silhouette qui la fendait. Hati surgit du nuage, son armure brillant d’un blanc éblouissant. Sous ses pas, la terre dégelait instantanément, pour ensuite noircir, devenant pareil à du charbon. L’onde de chaleur les frappa avec suffisamment de force pour faire reculer la Chinoise. Son sosie semblait s’être évanoui dans le brouillard.

- Tu n’as plus nulle part où te cacher, annonça le Fléau, presque extatique.

Sa route s’arrêterait donc ici. Mei Ling posa un dernier regard sur l’homme près d’elle. Ce qu’elle avait lu en lui avait éveillé quelque chose dans les tréfonds de son âme. Et en fin de compte, à la toute fin, elle choisissait de mourir non pas à cause d’un homme, mais pour un homme.

- Récupère ton Armure et va-t-en, Tristan, chuchota-t-elle.

- Attends, Mei Ling, qu’est-ce que tu …

Le Chevalier d’Argent se concentra et fit jaillir son cosmos avec une violence accrue, produisant de puissantes bourrasques qui repoussèrent les vagues infernales l’espace d’un bref instant. Toutefois, son pouvoir lui parut bien dérisoire en comparaison.

Mei Ling se rua sur Hati, qui en fit autant. Du choc de leurs poings, des ondes se propagèrent, parcourant leurs os, faisant vibrer jusqu’aux atomes de leur être. La Grue retira sa main, son gantelet fendillé sous la formidable pression. D’un pas chassé, elle esquiva l’assaut prévisible du Fléau et y riposta par un coup de pied. Porté au summum de sa force, l’arcane d’Hati bloqua son membre à dix centimètres du point ciblé. L’Asgardienne s’empara de la jambe immobilisée et la percuta de son coude. Un sourd craquement indiqua le bris du tibia de la Chinoise. Pas une plainte ne s’échappa néanmoins de sa bouche.

 

- Merde ! gronda Tristan.

A contrecœur, il se détourna du triste spectacle pour le fixer sur son objectif. Sa main était tendue en direction du tas de métal que formait son Armure. Une faible aura crépitait autour de lui.

- Allez, bordel ! Allez, bouge !

Sans sa protection, il n’aurait pas le pouvoir nécessaire. Cependant, elle ne bougeait que de quelques millimètres sous sa volonté vacillante. Son précédent arcane l’avait-il vidé plus qu’il ne l’aurait dû ?

Du coin de l’œil, il vit Mei Ling cracher du sang, avant de s’effondrer. L’urgence crispa ses traits, son cœur battant à tout rompre.

Je t’en prie, réponds à mon appel.

 

Hati posa un pied sur le ventre de la Chinoise et prit un malin plaisir à voir le tissu au-dessous se mettre à brûler et la chair à grésiller. Cette fois, Mei Ling eut du mal à réprimer plus longtemps sa souffrance.

- Ah, soupira le Fléau, un doigt pointé sur sa victime. Tu es la seconde personne à me pousser aussi loin. Je dois te remercier pour ce bref échange, aussi …

Une torsion du pied de son adversaire, suivi d’un savant mouvement permit à la Grue de se dégager tout en la déséquilibrant.

- Tu parles trop, la morigéna-t-elle, laissant transparaître dans sa voix toute la douleur occasionnée à ses mains par le bouclier brûlant.

Nullement affectée, si ce n’était dans ce qui pouvait demeurer de son amour-propre, Hati se releva prestement. Elle avisa Tristan qui tentait désespérément d’atteindre son Armure en rampant – son appel à distance ayant échoué.

- A ta guise, je vais donc en finir avec vous deux.

Luisante déjà de mille feux, son armure devint proprement aveuglante tandis qu’Hati intensifiait son cosmos, le développant dans des proportions inquiétantes. La terre autour d’elle se retrouva proprement désintégrée sur les premiers centimètres et des éclairs zigzaguèrent dans l’atmosphère. Pourtant, la furieuse tempête d’énergie regagna subitement son réceptacle, disparaissant complètement en engloutissant au passage la seconde peau qui la couvrait auparavant.

Avsky av …

 

De part sa formation initiale, affermie par l’entraînement sous la férule des servants de Tsukuyomi, Mei Ling possédait un solide don dans la lecture des flux d’énergies, aussi pressentit-elle instantanément de quoi il retournait.

Elle conjura ses jambes de bouger pour la porter au-devant de la menace, même si ce serait probablement son ultime action, car elle n’aurait droit qu’à une chance. Son énergie flamboya avec un éclat renouvelé, inondant son corps d’un flot puissant qui anesthésia ses meurtrissures. Elle ne pensait à rien d’autre qu’à aller plus vite, frapper la première en faisant preuve de davantage de force et de vélocité qu’elle n’en avait jamais été capable.

Seulement, souhaiter ne faisait pas tout. Elle devait y croire. En faire son mantra.

Cette fois, elle ne le ferait pas dans l’optique de survivre ou détruire. Non, en cet instant, elle souhaitait ardemment protéger quelqu’un qu’elle appréciait, qu’elle … aimait se rendit-elle compte, tandis que le rythme de sa course s’emballait. Une force nouvelle l’habitait et c’était une sensation merveilleuse et grisante. Elle déferait Hati, non pas en réponse à la haine qui l’habitait encore quelques minutes plus tôt, mais par nécessité.

Parvenue face à son ennemie, tout se déroula au ralenti. Elle réunit ses doigts pour former un bec, les gorgea de cosmos et frappa à la vitesse de la foudre divers points de l’anatomie de la jeune femme.

 de Niáozuǐ: Cì yě Chāshàng !

Le Fléau encaissa les coups, reculant sous les terribles impacts qui fissuraient son armure, sans perdre pour autant son sourire. Ses jambes ne la soutenant plus, Mei Ling se vit contrainte de s’agenouiller.

… Eskplosjon ! hurla Hati en déployant ses bras, grands ouverts vers le ciel.

Son rictus s’évanouit aussitôt qu’elle constata qu’il ne se produisait rien. Du moins, jusqu’à ce que sa gorge ne se trouve emplie d’un sang qu’elle cracha, tachant ses pieds de points carmin. Elle tourna un regard éperdu vers la Chinoise.

- J’ai verrouillé le réseau d’énergie … qui parcourt ton organisme, expliqua le Chevalier d’Argent, encore essoufflée sous le coup de l’effort. En temps normal, cela reviendrait à te priver de ton cosmos durant plusieurs minutes.

Un des bras du Fléau jaillit brutalement dans les airs, violemment arraché de son emplacement. Hati hurla en tenant le moignon sanglant de ce qui avait été son membre. Quelque chose donnait l’illusion de se déplacer sous sa peau et le sang n’en finissait pas de dégoutter.

- Mais, avec toute la puissance que tu as emmagasinée en toi, le résultat va être bien différent.

Un sourire, non pas de contentement, mais plutôt de résignation ourla les lèvres de la Grue. Le liquide vital se mit à suinter par tous les orifices de Hati et elle fut parcourue de tremblements de plus en plus violents. Enfin, la jeune femme se volatilisa dans une explosion à la violence incommensurable. Le sol se vaporisa sous la force destructrice du cataclysme et l’air devint extrêmement brûlant, donnant à penser qu’un marteau divin venait de percuter durement la terre.

Mei Ling accepta son destin, car elle n’aurait jamais le temps de se soustraire à la catastrophe. Elle ferma les yeux, malgré le fait que ça ne les empêcherait pas de se consumer. La terrible chaleur heurta son corps, d’abord avec la caresse du soleil d’été, puis celle du cœur d’une forge en pleine activité. Cela devenait insupportable. Mortel. Sa peau lui parut se recroqueviller et peler sur son visage, ses cheveux s’enflammer.

Aigís ! cria une voix masculine.

Aussi vite qu’elle s’était manifestée, la pression infernale disparut. Mei Ling rouvrit les yeux pour découvrir le spectacle de Tristan. Tourné vers la déferlante, un genou en terre, le bras gauche replié et la tête rentrée dans les épaules. Un énorme bouclier rond translucide, fait d’une énergie dorée, les couvrait de son imposant diamètre. De chaque côté de la protection, la déflagration poursuivait son œuvre dans un terrifiant grondement.

Le Capricorne, déjà affaibli, ne tarda pas à commencer de reculer, ses pieds traçant des sillons. Il vacillait et le bouclier tremblait sur son avant-bras. Mei Ling se traîna jusque derrière lui et le soutint autant qu’elle put.

A l’issue de quelques secondes éprouvantes, qui aurait aussi bien pu durer des heures de son point de vue, Tristan abaissa sa défense.

Dès qu’il l’eut fait, il s’étala de tout son long, le bras porteur de la défense présentant des traces de brûlures. Seules les jambières, la jupe et le plastron de son Armure du Capricorne étaient présents sur son corps. C’était tout ce qu’il avait eu le temps d’enfiler avant de la rejoindre.

Ils se trouvaient désormais sur une langue de terre miraculeusement intacte, alors que tout le reste autour d’eux dans un rayon de trente mètres avait été creusé, et pulvérisé sur une profondeur proche de cinq mètres. Essoufflés, au bord de la syncope, ils gardaient le silence en attendant de recouvrer. Toutefois, ils parvinrent à se sourire mutuellement, une timide marque de triomphe par rapport à ce qu’ils venaient de traverser ensemble.

La soudaine résurgence d’une énergie familière interrompit le Chevalier d’Or dans sa première tentative d’expression.

- Kilfgar …, murmura-t-il.

Tout près d’eux, se dressait le Fléau de Fenrir. Son brouillard oblitéré par la récente explosion, il était parfaitement visible. Et dans leur état à tout deux, Tristan doutait qu’ils parvinssent à le vaincre, malgré ses blessures.

Un vent glacial se mit à tourbillonner autour de la silhouette du prêtre.

 

Des clameurs s’élevèrent soudain depuis les portes ouest. Des cris également, alors que des flèches acérées perçaient les gorges qui les émettaient.

Dans l’enceinte du camp, c’était le branle-bas de combat sitôt la surprise de l’assaut passée. Cependant, elle avait été suffisamment explosive pour engendrer une brèche dans l’organisation des défenses. Et celle-ci ne faisait que s’élargir.

Arion, revêtu de son Armure d’Or, haranguait les troupes qui l’entouraient depuis le haut de sa monture. Nulle fatigue ne faisait trembler sa voix, bien qu’il eût refusé le sommeil, pressant toujours plus l’allure aux soldats qui l’avaient suivi. Le plus simple et le plus rapide aurait été qu’il file seul, néanmoins la présence de Fléaux en sus de celle d’une garnison, avait été une information suffisante pour l’en dissuader. De plus, les hommes de la reine avaient besoin de récolter quelques victoires et d’apporter une aide à leurs semblables.

Une énorme explosion survenue cinq minutes plus tôt avait clos le destin d’un des séides de Loki, mais les auras de Mei Ling et Tristan en était ressorties considérablement affaiblies. Faibles, oui, mais présentes. Ils étaient donc en vie. Un autre cosmos inconnu se tenait non loin d’eux. Bien qu’il pût se tromper, le Tibétain sentit qu’il s’agissait de Fenrir.

Son regard bleu violet se porta vers les lourdes portes en train d’être malmenées par les porteurs du bélier – rien de plus qu’un gros tronc débarrassé de la majorité de ses branches. Trop lentement au goût du Chevalier d’Or.

Il bondit de son cheval et courut en direction des murailles à toute vitesse. Prenant appui sur le bouclier levé d’un guerrier, Arion décolla du sol pour se rattraper à un genre de solive émergeant du grand mur, là où les poutres se croisaient. Tirant sur ses bras, il relança son élan pour aller plus haut. Au terme de son ascension, il se volatilisa – signe d’une téléportation – pour réapparaître quatre mètres plus haut, perché sur l’un des remparts.

D’un mouvement de main, le Bélier écarta deux hommes qui se jetaient sur lui, les envoyant s’écraser en contrebas. Il disparut à nouveau pour atterrir dans la cour. Ses pas se firent soudainement gauche, son métabolisme accusant la fatigue et gérant mal son sevrage brutal à l’alcool depuis plusieurs jours. Il se sentit d’un seul coup exténué, les oreilles bourdonnantes du chaos ambiant. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées, quitte à risquer un terrible mal de tête. S’inquiéter de son état n’était pas sa préoccupation de moment.

Le Tibétain se tourna vers les portes, mais un groupe de soldats se dressa face à lui. Il écarta les piques qui menaçaient de le transpercer, en dépouilla leurs propriétaires et après avoir occis les plus proches, propulsa les lances sur ceux venant en seconde vague, les embrochant sans mal. La voie finalement dégagée, il tira une salve d’énergie sur les battants. Sans prêter attention au résultat de son action, Arion se dirigea vers la dernière position où il avait détecté les émanations de cosmos.

 

- Intéressant parallèle que notre situation, dit Kilfgar. Vous, si semblable au couple censé survivre au Ragnarök et moi, détenteur du pouvoir de Fenrir, le dévoreur. L’image est appropriée. Sauf que dans cette version, il n’y aura pas de survivants.

Son cosmos commença à s’accroître et les mâchoires sur ses gantelets parurent s’animer dans un cliquètement lugubre.

Tristan et Mei Ling se soutenaient mutuellement, prêt à attendre la fin. Pourtant, tout s’arrêta aussi vite que cela avait commencé.

- On dirait finalement que vous êtes pourvus du même genre de chance que ces deux-là. (Il leur tourna le dos.) Je ne suis pas en état de livrer un combat supplémentaire. Et mourir sans avoir pu me rendre utile n’est pas dans mes objectifs.

Le Fléau enchaîna quelques pas, avant de lancer, un air malicieux sur le visage :

- Maintenant que j’y pense, il y a un moyen de remédier à cet excès de bonne fortune.

Sur cette ultime phrase, il s’éclipsa au milieu d’une bourrasque.

 

Arion parvint bientôt à proximité des deux Chevaliers, dérapant sur les derniers mètres dans sa fougue.

- Tristan ! Mei Ling ! s’exclama-t-il, la mine subitement réjouie. Je suis arrivé à temps !

Il en était visiblement soulagé et fier au-delà de ce qu’ils semblaient pouvoir imaginé.

- Où est Fenrir ?

- Fenrir ? s’étonna le Capricorne.

Comment savait-il que leur adversaire avait été Kilfgar ?

- Il s’est enfui lorsqu’il a perçu ton arrivée.

- Je vois.

Tout d’un coup, toute son excitation s’essouffla pour retomber telle une baudruche percée. Il y avait subitement tant à dire, tant à faire. Partout autour d’eux, ils observaient des échauffourées et des batailles à petite échelle entre les soldats de la reine et les séides de Loki déterminés à les repousser. Entre les deux forces, une troisième demeurait neutre, totalement aveugle et sourde par rapport à ce qui se déroulait sous ses yeux.

Les prisonniers ne paraissaient pas savoir s’ils devaient courir se terrer dans les tunnels ou les bâtiments, aider les hommes en train de lutter pour leur liberté, quitte à subir des représailles si leurs gardiens sortaient vainqueurs, ou au contraire aider ces derniers tant leur longue détention et les sévices les avaient conditionnés.

Brusquement, une énorme explosion agita la terre de soubresauts et un panache de poussière noire s’éleva à plusieurs centaines de mètres de là.

- Qu’est-ce que …

- Cela vient de l’entrepôt situé tout près des hauts fourneaux, nota Mei Ling. Là où devrait être entreposé …

La fin de sa phrase mourut sur ses lèvres, car nul besoin d’entendre, il suffisait de se servir de ses yeux. Au cœur de l’épais nuage, une tête émergea, bientôt suivie par un tronc colossal et puissant. Entièrement fait de métal, le géant culminait à une hauteur de cinq mètres, soutenu par des jambes aux cuisses épaisses comme l’une de ces colonnes grecques si nombreuses au Sanctuaire. Les spectateurs notèrent toutefois qu’un avant-bras manquait au corps.

D’un mouvement rapide et brutal, l’automate balaya le sol à ses pieds, broyant tous les hommes à sa portée, pulvérisant un appentis entier au passage. Les débris volèrent en tous sens, de même que des corps désarticulés. A une vitesse suffisamment stupéfiante pour un être composé de métal, le géant se déplaça vers un autre groupe de soldats en un mouvement fluide et coulé.

- Qu’est-ce que c’est que cette chose ? s’écria Arion.

- Ce que nous craignions, répondit Tristan. Ce qu’avait vu Gearóid.

Face à la destruction sauvage engendrée par le titan, même les Chevaliers aux extraordinaires capacités semblaient faire pâle figure.

- Il y en a d’autres ?

- Je ne sais pas, avoua le Capricorne.

- Dans tous les cas, nous devons le stopper et découvrir par la même occasion comment le détruire, intervint Mei Ling.

- Non, s’opposa le Bélier, ça, je m’en chargerai seul. Vous êtes tous deux blessés et je n’ai pas chevauché à bride abattue jusqu’ici pour vous voir mourir. Ça ne se produira pas, ajouta-t-il un ton plus bas.

- Attends, tenta Tristan, tu ne …

Trop tard, le Tibétain venait juste de les abandonner pour filer vers le colosse forgé.

 

Nimbé d’une énergie aux nuances solaires, Arion chargeait sans peur. Après tout, qu’avait son adversaire pour lui ?

Sa force devait être largement inférieure à celle d’un Chevalier d’Or brûlant son cosmos à son paroxysme. Sa vitesse, bien que saisissante pour un tel gabarit, n’en demeurait pas moins ridicule face à la célérité que lui-même pouvait atteindre l’espace d’un bref instant. Sa taille ? Telle caractéristique était quantité négligeable dans un combat de ce genre. L’esprit ? Pareille créature n’en possédait certainement pas. Oui, rien de tout cela n’évoquait de défi pour lui. Alors pourquoi un sinistre pressentiment étreignait son cœur et son âme ?

L’ouvrage des Nains rebelles, brutal dans son attitude, continuait d’écraser tout être de chair et de sang passant à portée de son énorme poing, qu’il fût allié ou ennemi.

J’ignore quel est son mode de fonctionnement, pensa le Tibétain, mais tout massacrer sur son passage ne doit pas en faire partie. Cette machine est complètement folle. Et c’est bien pour ça que je dois la mettre en pièces.

Contournant son pesant adversaire, Arion se plaça sur son flanc gauche, dépourvu d’avant-bras, et se prépara à attaquer. Bras tendu, son énergie crépitant aux bouts de ses doigts, le Chevalier d’Or ouvrit l’espace. Son aura brilla plus fort, tandis qu’il libérait sa puissance sous la forme d’un tourbillon d’étoiles filantes.

Skarama-r-dala Aklarala-a-khyarastanja-sá !

Les rayons à la force certaine, capable de pulvériser une petite montagne, décrivirent une spirale avant de percuter la carapace couverte de runes de l’automate. En réponse, celles-ci se mirent à luire, déviant une partie des tirs et en absorbant une autre, à la grande stupéfaction du Bélier.

- Quoi !?

Il n’eut guère plus le temps de s’en étonner qu’il dût se protéger du retour de flammes. Sitôt le renvoi promptement esquivé, un revers véloce le prit au dépourvu et le heurta de plein fouet. Il se retrouva brutalement éjecté, telle une mouche que l’on aurait chassée. Sans rien pour le stopper, le jeune homme effectua un long vol plané qui s’acheva au contact du sol sous forme de multiples roulés-boulés.

Crachant du sang, Arion poussa sur ses bras pour passer d’une position allongée à genoux. Il avait du mal à éprouver des sensations dans ses jambes et la tête lui tourna l’espace d’un instant, malgré le port de son casque. Le choc avait été rude, deux de ses côtes ayant cédées, mais ce qui l’ébranla le plus, fut l’échec de son attaque et surtout la façon dont elle avait été contrée.

Apparemment, le réseau de caractères gravés sur le métal octroyait une résistance accrue aux attaques basées sur le cosmos. Peut-être même le métal utilisé présentait des vertus particulières ?

Le géant s’approcha de lui en quelques foulées et tenta de le piétiner. D’une pensée, Arion se téléporta un peu plus loin. Ce mouvement le laissa cependant essoufflé. Se dématérialiser ainsi pour ensuite se reconstituer atome par atome était un art délicat et la fatigue accumulée, ainsi que ses récentes blessures le minaient davantage qu’il ne l’aurait cru. Il ne pourrait pas continuer longtemps à ce rythme.

 

Mei Ling et Tristan, à présent entourés par les soldats qui les aidaient à panser leurs plaies, tentaient d’établir les prochaines opérations à effectuer. Les forces de la reine Ylva s’étaient rendues maîtresses des remparts et maintenant elles luttaient pied à pied contre plusieurs poches de résistance sises entre les ruelles étroites des bâtiments et certaines galeries minières.

D’après les dires des capitaines des diverses compagnies, toute la zone devrait être pacifiée d’ici la fin de l’après-midi. Au moins, les esclaves ne faisaient pas de grabuge et tendaient à rester hors de portées des combats, ce qui facilitait la tâche de ceux venus les délivrer, puisqu’ils ne les avaient ni dans les pattes, ni à s’en soucier en tant qu’otages.

Un nouveau bruit de destruction parvint aux oreilles des deux amis et ils redressèrent la tête.

- Je n’aime pas ce que j’entends, dit le Français.

- Pourtant, Arion ne paraissait pas pressé de recevoir de l’aide, commenta simplement la Grue.

- Il m’a semblé … perturbé, confirma-t-il.

- Quand ne l’est-il pas ? ironisa la Chinoise.

- Oh Mei Ling, je t’en prie, évite ce genre de sarcasme. (Tristan commença à enfiler les autres morceaux de son Armure d’Or.) Quoi qu’il en soit, je préfère aller voir de quoi il retourne. Tu crois que tu peux bouger ?

- Pas facilement. Un peu d’aide serait la bienvenue.

Elle avait avoué cette information à contrecœur, craignant d’exposer sa faiblesse. Toutefois, l’attitude de Tristan laissait à penser qu’il ne tenterait pas de la mettre à l’écart, ce dont elle lui était reconnaissante.

- Bien. (Il fi signe à l’un des trois hommes d’armes les plus proches.) Toi, quel est ton nom ?

Lorsque l’interpellé se rapprocha, ils purent constater que sous la crasse, ses traits évoquaient un homme juvénile. Guère plus vieux qu’eux, il arborait plusieurs tresses blondes et sous ses sourcils broussailleux, ses yeux étaient d’un vert lumineux.

- Harold, répondit-il.

- Moi, c’est Tristan et voici Mei Ling. Est-ce que tu peux l’aider à marcher ?

- Oui, bien sûr.

- Parfait, alors au travail. Nous allons aider le Chevalier du Bélier.

- Mais …

- Je sais ce qu’il te passe par la tête, crois-moi. Toutefois, de ce que j’en vois, toi et tes camarades êtes sur le point de remporter la victoire. Ils pourront se passer de ta présence l’espace d’un moment. Et nous te protégerons si besoin est. Allez, en route.

Grâce au soutien apporté par Harold, ils parcoururent les centaines de mètres qui les séparaient du lieu convoité relativement vite. Ils dépassèrent des cadavres entiers ou éparpillés, manquèrent glisser sur des flaques de sang, escaladèrent des gravats et, après avoir passé l’angle d’une bâtisse tenant encore miraculeusement debout, débouchèrent finalement sur une scène de bataille. Ce qu’ils y découvrirent les laissa bouche bée.

Face à eux se dressait le géant de métal entraperçu auparavant et sur la pointe d’un entrepôt à demi effondré, la silhouette d’Arion.

 

Le Tibétain, visiblement blessé, ne dégageait étrangement aucun cosmos, néanmoins, de nombreux éléments : pierres de diverses tailles, poutres et autres débris lévitaient autour de lui, manipulés à l’aide de sa psychokinésie.

Bougeant ses bras, il mima un lancer puissant qui se répercuta par la projection violente de gros rocs sur le colosse. Celui-ci en encaissa un en pleine tête, ce qui le fit tituber, mais se reprit et pulvérisa les suivants de son poing unique. L’offensive s’acheva sans qu’il se laisse démonter. En trois enjambées, il fut sur le Bélier et abattit son énorme moignon, semblable à une masse. Dans un sifflement, ce dernier fendit l’air en détruisant le promontoire, sans pour autant toucher sa cible qui bondit pour s’écarter de justesse. Arion atterrit, roula et se téléporta plus à l’écart, clairement éreinté, titubant même.

- Arion ! appela le Capricorne, le voyant en difficultés.

D’un mouvement, il lança une salve d’énergie acérée sur leur ennemi.

- Non ! s’écria le Bélier.

En réaction immédiate à l’assaut, un effet de siphon se déclencha depuis les runes pour engloutir l’éclat de lumière.

- Les arcanes du cosmos n’ont pas d’effet sur lui ! les prévint-il aussitôt.

Soudain, la poitrine du titan se mit à luire, rendant ses runes rougeoyantes, et au bout de quelques secondes, un rayon d’énergie en jaillit. Le faisceau ardent traça un sillon de feu sur le sol déjà ravagé, avant qu’il ne change de trajectoire pour l’orienter vers les nouveaux venus.

R-tsa Shalarda-ida !!

Pris de court, le trio ne dût son salut qu’à l’intervention d’Arion. Le rempart cristallin dévia l’attaque qui alla s’écraser ailleurs. Celui-ci se désintégra juste après.

Cette chose risque de poser problème, songea le Français, tandis qu’il baissait ses bras levés par réflexe, inutile certes. Du moins, plus que prévu.

Profitant de l’écran de fumée soulevé par la récente explosion, le groupe se dissimula à la vue de leur ennemi.

- Harold, reste auprès de Mei Ling. Même blessée, elle pourra vous protéger tous les deux. Je vais rejoindre Arion.

Le jeune homme rougit face à ce camouflet, mais su tenir sa langue. Il savait de quoi étaient capables ces gens, femme ou pas.

- Tristan … sois prudent, dit-elle.

Le Français hocha la tête, puis partit, tant que la fumée persistait. S’éloignant prudemment, il suivit un itinéraire parallèle, plus long, et tâcha de se rendre auprès de la dernière position du Bélier. Après cinq minutes d’errance volontaire, la visibilité revenant petit à petit à la normale, le Chevaliers d’Or tomba presque nez à nez avec Arion.

- Tristan ! fit-il surpris, élevant la voix autant qu’il pouvait se le permettre. Qu’est-ce que vous faites ici ? Je vous avais pourtant enjoint à …

- T’as fini ? le coupa le Capricorne. C’est bon ? (Comme aucune réponse ne venait, il conclut :) On peut se concentrer sur ce qui nous attend alors.

Le bras d’Arion le stoppa net, tandis qu’il se détournait déjà.

- A quoi tu joues ? l’interrogea le Bélier. Tu …

- Non, toi, à quoi tu joues !? répliqua Tristan en faisant volte-face. Tu fonces tête baissée jusque-là pour nous sauver, et certainement qu’au moins un cheval a dû y perdre la vie, et sitôt arrivé tu t’élances sans attendre d’aide en retour, au-devant d’un danger contre lequel nous avons été mis en garde.

Bien qu’ils y soient devenus sourds, les ravages se poursuivaient au-delà de la bulle d’intimité qu’ils venaient de se créer. Des râles d’hommes et des échos de ruine marquaient la poursuite du règne d’un tyran dévastateur.

- Je veux vous protéger, qu’il y a–t-il de mal là-dedans ?

- Tu te fiches de moi, c’est ça ? lança, incrédule, le Capricorne. Que tu me reproches de trop m’attacher et de ne pas comprendre le sens du mot sacrifice, très bien. Mais que toi, tu me serves cette excuse pour ton attitude actuelle à la limite du suicide, me donne envie de te mettre mon poing dans la gueule ! Quel est ton intérêt à le faire de cette façon. Toi qui aimes à me citer les paroles de mon maître, tu devrais te rappeler qu’un sacrifice doit être dicté par un besoin supérieur.

- Tu n’as pas idée de ce que je vois, chuchota le Tibétain.

- Non, effectivement, je n’en ai pas la moindre idée, tu me le rappelles assez souvent. Enfin, quand tu arrives à t’extirper de tes sommeils éthyliques.

Il avait rabroué Mei Ling quand elle avait émis une critique railleuse et le voilà qui s’y mettait aussi. Malgré tout, mieux valait que cela sorte maintenant, tant qu’ils étaient face à face et avaient encore l’occasion d’en parler.

- Tu ne comprends rien ! Rien ! Je ne suis plus cette personne. Et je n’ai pas avalé une seule goutte depuis des jours, quitte à me priver de repos. (Pour la première fois, Tristan remarqua les profonds cernes sur sa figure qui tendaient à prouver ses dires.) Mes dons n’ont rien d’une bénédiction et jusqu’à présent, ils ont davantage été à l’origine de tortures supplémentaires, car non seulement j’étais témoin une première fois d’actes atroces, mais je ne parvenais pas à les empêcher et devais en subir les conséquences une seconde fois ! Ne pas comprendre ce que l’on attend de moi m’irrite et cela m’a conduit à essayer d’oublier cette douleur. (Sous la tension accumulée, quelques larmes lui échappèrent.) Je sais que j’ai parfois été un peu loin dans mes paroles, ou mon comportement et que cela a eu des répercussions pour certains. Je ne m’en suis pas encore excusé d’ailleurs, mais je … je veux m’amender. Je ne veux simplement pas faillir envers vous comme j’ai failli à Oreste ou à Morgan, confessa-t-il, désormais à genoux. Peut-être que j’aurais pu faire quelque chose, peut-être qu’en me forçant, qu’en en parlant …

Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge. Le Français s’accroupit à son niveau et lui posa une main sur l’épaule, avant de l’étreindre brièvement.

- Rien de tout cela ne se produira. Pas aujourd’hui.

Il recula en lui tendant la main. Arion s’en saisit et d’une traction, son frère d’armes le remit debout.

- Bon, comment va-t-on vaincre cette chose ? lui demanda Tristan.

- Ses runes le protègent de toutes offensives liées au cosmos, énonça le Bélier. Il ne reste donc que les attaques physiques, mais le métal qui le compose est très résistant. On s’épuisera avant de suffisamment l’entamer.

- Si l’on parvient à égratigner ses protections, je ne parle pas de les effacer, mais de "brouiller" leur enchaînement ou de les recouvrir, qu’elles ne forment plus de structure entière, penses-tu que sa défense va s’effacer ?

- J’ai en partie étudié le système des runes auprès de Beldin et si je recroise ce que j’en ai appris avec mes propres connaissances sur la forge, cela reste une hypothèse envisageable. Néanmoins, il faudrait réussir à le toucher pour ça.

L’expression du Capricorne se fit pensive.

- Peut-être qu’il n’y en aura pas besoin.

- Qu’as-tu en tête ?

- Tu saisiras le principe dès que nous serons sur place. En attendant, il faut repousser l’automate en direction de la forge.

- Je ne suis pas certain que l’on arrivera à le faire fondre si c’est là ton plan.

- Non, rien de tel. Allez.

Ils sortirent de leur cachette et passèrent à l’action, replongeant dans la fureur et la clameur du chaos.

 

- Distrais-le, je dois dégager ce qu’il nous faut.

Et pendant que Tristan s’acharnait à fouiller un tas de décombres tout proche, Arion brandissait de nouveaux projectiles à l’aide de sa psychokinésie pour les expédier sur le colosse où ils s’écrasèrent avec fracas.

- Arion ! Soulève cette chaîne et ligote-le, cria soudain Tristan en lançant l’entrelacs de maillons.

D’une torsion mentale, le Tibétain s’en saisit et celle-ci s’anima, pareil à un serpent, pour venir rapidement s’enrouler autour du tronc du géant, bloquant ses bras dans le même mouvement. Chacun des Chevaliers d’Or s’empara d’une extrémité et tira de toutes ses forces, renforcées par leurs cosmos flamboyants.

La créature recula, contrainte, sur plusieurs mètres, jusqu’à ce qu’elle oppose enfin sa puissance à celle des humains. A partir de cet instant, un tir à la corde s’engagea entre les deux parties.

La sueur inonda bientôt leurs visages et leurs muscles commencèrent à trembler sous l’intense effort. Leurs pieds fermement ancrés au sol creusaient des sillons quand le titan commença à regagner du terrain. Après son combat contre Kilfgar, Tristan n’était pas au mieux de sa forme, aussi l’affaissement de la tension débuta de son côté.

- Tiens bon ! l’enjoignit Arion qui le voyait faiblir.

D’un coup, le Français céda trois bons mètres de cordée et il en aurait perdu davantage s’il n’avait pas reçu un soutien inattendu.

Claudicante, Mei Ling venait de le rejoindre pour lui prêter main-forte, en dépit de sa jambe blessée. D’un seul regard, il la remercia. Ensemble, ils rééquilibrèrent la donne et à eux trois, ils réussirent à mener le robuste et renâclant colosse tout près de ce qu’il subsistait du site de la fonderie, en majeure partie détruite par son habitant lui-même lorsqu’il en était sorti en déchaînant sa fureur aveugle.

- Et maintenant ? s’enquit le Bélier, le souffle court, lui-même s’affaiblissant à présent.

Ils étaient au milieu du bâtiment au toit effondré. Des marteaux, des barres, des stères de bois et du combustible jonchaient le sol. Sur les deux grandes cuves, une seule contenait encore du métal en fusion, rougeoyant et dégageant des volutes de chaleur.

- Maintenant, on lui verse le contenu dessus, révéla Tristan.

- Il est trop grand, contra Arion. Il faudrait le faire tomber.

- Je m’en charge, répondit aussitôt la Grue, en relâchant sa prise.

- Attends, Mei Ling ! cria le Français.

Trop tard, la Chinoise soulevait déjà une lourde poutre brisée, les dents serrées à se les briser, tant l’effort à fournir et la vive douleur dans sa jambe la tourmentaient. Levant sa masse improvisée, elle partit se placer derrière le géant.

A ce moment-là, ce dernier choisit abruptement de se débattre, ruant à demi, comme un beau diable, tirant sur ses liens dont les maillons se tordirent. Arion tenta de les maintenir entiers par la force de sa volonté, cependant, à peine plus de deux minutes plus tard ceux-ci éclataient sous la formidable pression.

- Attention ! prévint-il.

Tout se passa extrêmement vite à partir de cet instant. Le Chevalier d’Argent ne perdit pas une seconde pour abattre à deux mains l’énorme morceau de charpente au creux des genoux de la créature, pulvérisant en échardes son arme improvisée au passage. Soudainement déséquilibré, l’automate se tassa de la moitié de sa hauteur, non sans avoir lancé son imposante pogne désormais libre à l’encontre de la jeune femme au cours de sa chute.

Elle-même déstabilisée par la rudesse du heurt, Mei Ling tomba et par chance l’assaut ne fit qu’effleurer le dessus de son crâne. Ce qui suffit toutefois à l’estourbir.

- Mei Ling ! s’inquiéta le Capricorne.

- C’est maintenant ou jamais, Tristan !

Le monstre commençait à se relever. Arion, son aura étincelante, et avec deux mètres cinquante de chaînes en main se lança à la rencontre du titan forgé pour l’occuper. Ce dernier, toujours agenouillé, tenta de l’écraser de son poing. Le jeune homme fit briller plus intensément son cosmos et croisa les bras au-dessus de sa tête, prêt à encaisser le choc. L’onde de l’impact traversa son corps et fissura le sol sous ses pieds, fracturant en outre l’une de ses chevilles au passage. D’un effort mental, Arion rentabilisa son action fougueuse en enroulant la chaîne autour du poing et la maintint en place en assurant lui-même la prise de ses deux mains.

- Dépêche-toi ! lança-t-il à Tristan.

- Et toi ?

- Ce n’est pas le moment de t’inquiéter, putain ! Et ne me dis pas que ça ne te démangeait pas.

Ce n’était en effet plus le moment de tergiverser, aussi le Capricorne réunit ses ultimes forces et fit exploser son cosmos.

- Excalibur !

Sa cible n’était non pas le géant, mais l’énorme cuve. L’arcane tranchant la coupa en diagonale et un flot incandescent se déversa sur les deux adversaires qui s’en trouvèrent complètement recouverts. Malheureusement pour le colosse qui tentait de bouger, son geôlier tint bon. En dépit de la température ambiante qui était monté en flèche, l’air extérieur demeurait très frais et le métal entama aussitôt sa solidification, formant une chape dure, ralentissant tous mouvements jusqu’à les figer totalement. Deux êtres pétrifiés dans une lutte éternelle furent le résultat de l’action du Chevalier d’Or.

Exténué, sidéré, il se détourna du terrible spectacle pour s’assurer de l’état de Mei Ling. Un côté de son crâne était ensanglanté, mais son diadème avait accusé le coup et celui-ci n’avait finalement fait que la frôler.

- Mei Ling, tout va bien ? Comment te sens-tu ?

- Ça va, j’ai horriblement mal à la tête et envie de vomir, mais ça va. (Elle se redressa quelque peu.) Et Arion, où est-il ?

- Il …

Un cosmos familier s’éleva de la masse de métal refroidi. La plus petite forme commença à se fissurer et de la lumière en jaillit peu à peu. Elle s’intensifia jusqu’à faire éclater la gangue qui la retenait prisonnière. Apparut alors le Chevalier du Bélier, aspirant l’air à grandes goulées, la peau rougie par la chaleur, et néanmoins intacte, sans traces de brûlures graves. Il tituba en achevant de se dégager entièrement et le Capricorne se pressa d’aller lui apporter son soutien.

- Mais …, s’étonna Tristan en glissant un bras sous ses épaules. Comment ?

- Tu n’es pas le seul à avoir parfois des idées géniales, répondit le Tibétain en souriant. J’ai modifié ma technique de défense, non pas pour créer un mur, mais plutôt une sorte de voile qui m’a recouvert tout entier comme une seconde peau. Ç’a assez bien fonctionné, même si je peux t’avouer que j’ai eu un doute sur sa solidité.

- Nous avons donc réussi, nota la Chinoise en considérant les deux jeunes hommes épuisés.

- Oui, et je ne serais pas mécontent de quitter ces lieux, souligna Arion.

- Nous avons pourtant encore des obligations, réagit le Français.

- S’il s’agit de finir de libérer tout ce petit monde, ça ne devrait pas présenter trop de difficultés. Je pense que les soldats de Loki comprendront où se situe leur intérêt.

- Ils ont la tête dure, commenta Mei Ling. Et quitte à émettre un avis, je préférerai qu’ils n’en fassent rien. Ça serait davantage à mon goût.

- Mei Ling …

- Ces ordures n’auraient que ce qu’ils mériteraient ! s’emporta-t-elle.

- Je le sais ! répliqua Tristan en haussant le ton en retour. Pas avec autant de conviction que toi, j’en suis conscient. Seulement, être aussi agressive, je ne crois pas que ce soit … la bonne méthode. (Il détourna les yeux et un petit silence s’installa entre eux.) Mais pour en revenir à ce que disait Arion, non, je ne parlais pas de ça. Il faut que je réponde à une demande d’Einar.

- Einar ? s’étonna le Bélier. Quoi, il est vivant ? Ici ?

- Oui, je t’expliquerai plus tard. Quant à savoir s’il est encore en vie … (Il jeta un regard à la Grue.) Je suis désolé Mei Ling, est-ce que tu pourrais te charger de cela ? Retrouve Harold ou un autre guerrier pour …

- Une béquille comme celle-là, dit-elle en brandissant un long morceau de bois, me suffira amplement en guise de soutien.

- Hum … très bien. Il va falloir que tu te rendes dans une des galeries de la section est, celle à côté de …

- Du puits central.

- Tu vas finir toutes mes phrases ? s’amusa-t-il, ce qui lui arracha un sourire à elle aussi, avant de redevenir sérieux. C’est grâce à Einar que j’ai pu te venir en aide, parce qu’il a retiré mon collier. Cependant, Kilfgar l’a poignardé et j’ai dû le laisser là-bas, les premiers soins tout juste administrés. J’espère qu’il est toujours vivant.

- Et toi, que vas-tu faire ?

- Dans les prisons de la zone nord, Einar a vu une survivante d’Alskögg : Idda, la femme du jarl.

- La mère du bébé que Rikimaru a sauvé !? s’exclama le Bélier, incrédule.

- Elle-même. Et il m’a confié sa survie.

- Je vais t’accompagner dans ce cas.

- C’est bien ce que j’escomptais.

- Hé, c’est que tu commencerais à parler comme un vrai chef, le taquina le Tibétain.

Tristan leva la main dans l’intention de lui administrer un simulacre de claque sur l’arrière de son casque.

- Et lui ? demanda le Chevalier de la Grue en désignant la statue de métal désormais immobile.

- Il n’y a plus rien à craindre selon moi, révéla Arion. En tout cas, nous avons eu beaucoup de chance. S’il subsiste quoi que ce soit des notes ou des plans des Nains à ce sujet, il nous faudra les récupérer et les étudier.

- Quel intérêt ? C’était le seul.

- On ne sait jamais. Il se pourrait qu’ils aient eu le temps d’en fabriquer deux ou trois en plus. Autant y trouver une parade plus efficace qu’un peu de métal fondu.

- Je suis certain que tu y parviendras, prédit Tristan. Nous allons nous rendre au carrefour du camp et de là, chacun ira là où …

- Non, partez devant, je ne ferai que vous ralentir et il vaut mieux que vous vous rendiez sans attendre aux geôles. Qui sait s’ils n’ont pas pris l’initiative d’en tuer les occupants, tordus comme ils sont.

La plausible véracité de ces paroles frappa durement le Français.

- Tu as raison, nous devons y aller sur le champ. (Il commença à partir, Arion lui emboîtant le pas, lorsqu’il se retourna vers elle.) Sois prudente. A tout à l’heure.

La jeune femme lui répondit par un hochement de tête.

 

Les deux Chevaliers d’Or étaient fourbus, meurtris de bien des manières, néanmoins ils optèrent malgré tout pour une allure plus proche de la course que de la marche rapide, le Bélier suivant le Capricorne.

En une dizaine de minutes, ils arrivèrent inopinément devant l’entrée de la prison, alors que cette dernière avait été barricadée et que de la fumée et des flammes s’en échappaient.

- C’est ce que nous craignions. Dépêchons-nous !

Avisant un tonneau d’eau non loin, Arion déchira deux morceaux de sa tunique et, brisant la pellicule de glace du poing, les plongea dedans. Il en tendit un à Tristan et attacha l’autre autour de son visage.

D’un coup de pied, Tristan vint à bout de l’obstacle installé à la va-vite et ils pénétrèrent à l’intérieur du bâtiment. Lorsqu’ils furent à l’intersection des couloirs, le Français dit en toussant, en dépit du masque :

- Prends à gauche, je m’occupe de la droite.

Sans plus attendre, il s’enfonça dans la direction choisie. Partant à l’opposé, le Tibétain entreprit de chercher la cellule occupée par l’une des personnes qu’ils recherchaient. Après avoir détruit une première série de battants, il trouva enfin Idda, inconsciente, derrière la seconde. D’un effort psychokinétique, il tordit les barreaux et acheva de les maltraiter d’une légère vague de cosmos.

S’agenouillant, Arion vérifia qu’elle respirait toujours et quand ce fut fait, il la prit dans ses bras et les recouvrit tout les deux d’un voile similaire à celui qui lui avait permis de survivre, peu avant, à une douche de métal incandescent. En moins de cinq minutes, ils furent dehors.

Tristan l’attendait non loin, soutenant l’héritier de la nation Naine. Celui-ci avait clairement été affaibli par sa détention, cependant, au contraire de la jeune femme, les fumées de l’incendie n’avaient pas réussi à lui faire perdre connaissance.

- Nous allons vous sortir de là, lui promit le Capricorne. Essayons de rejoindre Mei Ling, puis le périmètre établi par tes troupes, ajouta-t-il à l’encontre d’Arion.

- Ce ne sont pas mes troupes, corrigea le Bélier.

- Ils t’ont suivi et tu les as menés, mon ami. C’est tout comme pour eux.

- Oui, bon, admettons.

Rebroussant chemin, ils constatèrent que leur zone de contrôle s’était considérablement agrandie, à leur grande satisfaction.

Le Chevalier d’Argent les retrouva la première dès qu’ils arrivèrent sur l’aire de traitement des blessés. La voyant seul, le Français craignit le pire.

- Est-ce qu’il … ?

Elle secoua la tête.

- Il a tenu bon, même s’il est très faible. J’ai réussi à stimuler certains de ses points vitaux pour l’aider. J’espère que cela suffira en attendant que Narya l’examine.

Sa réponse soulagea Tristan, délogeant le malaise qui ne l’avait pas quitté jusque-là, de ses épaules.

- Prince, vous pourrez bientôt retrouver les vôtres, annonça-t-il au Nain.

L’héritier tourna un visage fatigué, mais reconnaissant vers lui.

- Ma gratitude vous est acquise, jeunes gens.

- C’est surtout la reine Ylva qu’il vous faudra remercier. Sans ces hommes, nous aurions eu bien du mal à vous sortir de là.

- Si elle m’offre un tonneau d’alcool en prime, ma reconnaissance lui sera éternelle. Enfin, aussi longue que la vie d’un Nain. Et elle l’est, croyez-moi !

Son trait d’humour déclencha un début d’hilarité parmi les personnes proches, amenant une touche de bonne humeur bienvenue. Sitôt après, il fut laissé aux bons soins du personnel infirmier.

Le Français souhaita aller jeter un œil aux blessés, mais la fatigue le submergea subitement, ses blessures se rappelant à son bon souvenir, et le monde lui parut disparaître au fond d’un long tunnel obscur. Les voix de ses compagnons lui parvinrent de très loin et il sentit qu’il basculait dans le néant.

 

Une rage intense l’habitait, tandis qu’il courait à fond de train au-devant de ses ennemis. Sur sa route se dressaient de nombreux obstacles qu’il n’eut d’autres choix que d’éviter en bondissant par-dessus ou en les débordant par le côté. Bientôt, des cris de détresse aiguillonnèrent son ire et il ne fut plus question de passer outre ce qui le ralentissait, il devait passer au travers. Et plus sa course s’accélérait et plus se multipliaient ces barrages intempestifs. Il leva alors son bras et convoqua toute sa puissance destructrice à l’intérieur. Son membre bougea à la vitesse de l’éclair en déchirant l’air autour de lui, déclenchant des hurlements d’une autre nature. Mais il y demeurait sourd. Sitôt le ballet mortel achevé, il glissa pitoyablement sur une flaque de matière visqueuse. Plaintes et agonies l’environnèrent soudainement en une cacophonie atroce. Se relevant, il jeta un regard curieux autour de lui. Dans le sillage sanglant qu’il avait laissé, il reconnut des gens qu’ils connaissaient. Des personnes qui étaient en pièces, leurs membres éparpillés aux quatre vents, en proie aux pleurs et à une souffrance inimaginable. Une écoeurante fragrance métallique emplit ses narines. Baissant les yeux, il constata que ses mains étaient couvertes de sang. Leur sang. Il hurla. De colère ou de désespoir ?

 

Ses paupières se soulevèrent avec difficultés. D’abord floue, sa vision se stabilisa et il distingua un plafond de bois et des odeurs bien connues montèrent jusqu’à lui. Se redressant légèrement, il remarqua une présence, assise à côté du lit dans lequel il était allongé.

- Tu émerges enfin ? constata Arion avec un sourire, malgré les cernes qui semblaient creuser de plus en plus son visage. On commençait à se faire du souci. Hé doucement ! tempéra-t-il l’attitude de son ami qui tentait de se lever prestement.

- Combien de temps ai-je … ?

- Une journée à peu de choses près. Deux fois plus longtemps que Mei Ling en somme.

- Que s’est-il passé depuis ?

- On a entièrement sécurisé le camp et dès que nous aurons rendu tous les blessés transportables, nous rentrerons. Oh, et le colosse fera également partie du voyage. De la main d’œuvre s’est dégagée pour s’en occuper.

- A-t-on fait beaucoup de prisonniers ?

Le Bélier marqua un temps d’arrêt avant de répondre.

- Une bonne partie des guerriers de Loki a été tué au cours de la bataille. Parmi les survivants, certains ont réussi à s’enfuir, tandis que les autres … les autres ont majoritairement été massacrés par leurs anciens esclaves, même après avoir jeté leurs armes. Ce n’était pas un spectacle très agréable à voir.

Le Français ferma les yeux un instant. Cette tournure était tragique et repoussante, mais pensait-il réellement qu’il aurait pu en aller autrement ? Il était désormais bien placé pour pouvoir juger du caractère retors de l’engeance humaine.

- On récolte ce que l’on sème, lâcha-t-il finalement.

- Ouais.

Arion se leva, prêt à partir, néanmoins quelque chose sembla le retenir.

- Merci, Arion.

Ce dernier renvoya un regard surpris au Capricorne.

- Pour quoi ?

- Pour être venu à notre secours. Sans ta folle chevauchée, je ne … nous ne serions pas là, en train de discuter. Tu nous as sauvés.

Le jeune homme à la chevelure auburn ne savait visiblement plus où se mettre.

- C’est plutôt à moi de te remercier, protesta-t-il. Te remercier de m’avoir aidé et surtout soutenu. D’avoir cru en mes paroles. Tu ne sais pas à quel point c’est important pour moi. Et je te dois des excuses quant à ce que je t’ai dit avant ton départ en mission.

- C’était pourtant vrai.

- Peu importe ! J’aurais pu … j’aurais dû présenter les choses d’une autre façon, d’une meilleure façon.

- Il y a bien longtemps que nous avons arrêté d’être de simples membres de l’armée de la déesse Athéna. Toi, moi et les autres. Chevaliers, Marinas, je citerais même Shinobi et Kunoichi. Nous sommes davantage une famille. Et comme dans toutes les familles, il y a des hauts et des bas.

Il tendit le bras à Arion et celui-ci s’en saisit à hauteur du coude, avant-bras contre avant-bras en un salut guerrier. Ils se sourirent.

- Si j’ai pu avoir tort sur bien des points, je pourrais au moins dire que je ne me trompais pas quand je disais que tu avais le cœur et l’esprit d’un chef.

- Ouais, peut-être.

- Allez, je te laisse finir tranquillement ta nuit. On plie bagage demain matin aux aurores.

Tristan le remercia d’une inclinaison de la tête et le regarda quitter l’endroit miteux qui lui servait de chambre.

 

Au bout de plusieurs minutes, le Français se rendit compte qu’il n’avait plus vraiment sommeil. Son esprit était trop occupé à lui repasser en boucle les images sanglantes de son cauchemar.

Décidant de se lever, Tristan avisa ses mains bandées et découvrit, avec étonnement, que les dernières phalanges de son annulaire et auriculaire gauches manquaient à l’appel. Certainement les avaient-ils perdus au cours de son échange avec Kilfgar. Totalement concentré sur autre chose, il n’avait même pas pris en compte leur absence plus tôt. Il serra le poing comme pour éprouver cette sensation nouvelle.

Les estafilades qui couvraient son corps le tiraillèrent alors qu’il enfilait, avec une certaine lenteur, des vêtements propres et "entiers". Dans un coin de la pièce reposait l’Urne Sacrée renfermant son Armure et il hésita à la revêtir, juste pour sentir son contact rassurant, toutefois après tous ces troubles, elle méritait bien de dormir un peu. Et il ne se l’avouerait jamais, mais une des raisons qui le poussèrent à ne pas le faire, était que la mémoire de l’Armure lui faisait peur.

Sa première initiative en sortant à l’air libre fut de se rendre au chevet d’Einar. Au loin, l’horizon passait d’un orange chaleureux au violacé d’une ecchymose.

A son arrivée au principal bâtiment utilisé en tant qu’infirmerie, il aperçut l’Asgardien endormi. En s’approchant de plus près, il vit que son visage avait repris quelques couleurs. Son état ne s’était donc pas dégradé. Tristan en fut rassuré, d’autant qu’il éprouvait des craintes à voir les autres Marinas mal gérer une nouvelle disparition.

Le Français profita de son passage pour également jeter un œil à Idda. D’après les personnes qui s’en était occupées, les fumées qu’elle avait inhalées l’avaient beaucoup affaiblie et elle n’avait eu que de rares moments de conscience depuis qu’on l’avait installée là. En d’autres termes, sa survie n’était pas assurée. Tristan espéra cependant qu’elle tiendrait le coup pour pouvoir retrouver son enfant. Assister à un dénouement heureux ne pouvait pas faire de mal.

Lorsqu’il quitta le bâtiment, les premières étoiles venaient d’apparaître dans le ciel et avec le début de la nuit, lui revinrent en tête les sombres émotions qu’il avait ressenties durant son combat contre Kilfgar.

Ses pas le conduisirent à s’isoler sans vraiment le vouloir. Le jeune homme parvint près du cratère creusé par l’arcane destructeur d’Hati. Du corps du Fléau, il ne restait rien, pas même un morceau de métal de son armure. Le Chevalier d’Or s’avança le long du chemin de terre qui avait été miraculeusement préservé grâce à sa propre technique et s’assit au bout, les jambes pendant par-dessus le rebord de ce semblant de ponton. Un brasero disposé non loin de là dispensait un halo rouge orangé dont les contours étaient fluctuants, faisant danser les ombres du fond du trou pour donner naissance à d’imaginaires monstres. Son regard se fit vide tandis qu’il se laissait hypnotiser par leurs mouvements souples.

Le fil de ses pensées réintégra la trame du monde réel, quand il aperçut une seconde paire de membres à proximité des siens. Une béquille était posée en travers.

- Ça risque de devenir embarrassant à force, ces entrevues au clair de lune, dit une voix féminine.

Il ne l’avait pas entendu approcher, encore moins prendre place à ses côtés.

- Mei Ling, s’étonna Tristan. Je suis désolé, je voulais passer te voir et … enfin je ne savais pas si tu préférais ne pas être dérangée alors … tu as été très courageuse aujourd’hui, finit-il par dire.

Elle le dévisagea l’espace d’un battement de cœur.

- Stupide aussi, lança-t-elle.

- Quoi ? dit-il après un instant de flottement, incertain des mots qu’elle venait de prononcer.

- Toi aussi d’ailleurs.

- Ma seule volonté était de …

- Me sauver, compléta-t-elle. Pourtant, tu aurais pu t’enfuir comme je te l’avais dit, ou t’abriter seul derrière ton bouclier. Si tu l’avais mis en place une seconde plus tard en étant aussi près, tu aurais été pulvérisé. Mieux valait perdre un Chevalier d’Argent que d’Or. Réfléchis.

Sa logique était froide, mais sensée. Il ne sut quoi répliquer et s’abîma un peu plus dans le mutisme.

- Ça va ? finit-elle par lui demander. Avec ton malaise de tout à l’heure …

- Pas vraiment. (Il inspira.) Ces derniers mois ont été durs, pas vrai ? J’ai eu en tête des choses que je ne me serais pas cru capable d’imaginer. Et quand tout s’est précipité, j’ai … j’ai dû tuer des gens.

Elle resta silencieuse.

- Tu étais en danger et j’étais désorienté. On venait de me passer à tabac, Einar était blessé à mort, j’étais en colère et malgré tout ça, je ne peux pas avouer que j’ai agi sous une quelconque contrainte. J’aurai pu provoquer un déplacement d’air, les écarter d’une autre manière, mais il me barrait la route. Je risquais de ne pas arriver à temps, alors je les ai éliminés froidement. (Il leva le bras comme pour chasser un insecte.) J’ai ressenti un tel … besoin de les dégager violemment de ma voie. Parce qu’ils étaient là, en tas, trop stupides pour s’écarter.

Ses yeux bruns s’emplirent de larmes contenues. Il renifla, puis respira à fond.

- Mais j’étais prêt à arborer cette noirceur, à ne plus hésiter, à faire ce qui était nécessaire au gré des circonstances. (Il émit un rire sans joie.) Ma résolution a fait long feu, dès que le Fimbulvetr de Kilfgar s’est mis à invoquer ces images. Mes doutes sont revenus de plus belle, alors j’ai convoqué Hruodland.

- L’espèce de fantôme qui portait ton Armure ? Qui était-il ?

- C’était un ancien Chevalier d’Or du Capricorne qui a vécu au VIIIème siècle. J’ai consulté un livre dans le Dixième Temple qui raconte son histoire. Enfin, je le suppose puisque malheureusement, tout était écrit en latin et que je ne sais pas le lire. Bizarrement, la seule partie qui m’est apparu parfaitement lisible était la formule pour le voir surgir.

- Comment est-ce possible ?

- La légende qui court à son sujet dans mon pays dit que c’était un modèle de bravoure, mais aussi quelqu’un de très orgueilleux et au tempérament bouillant, prêt à s’emporter pour un rien. Par fierté, il a refusé d’appeler à l’aide quand il aurait pu au cours d’une bataille, et lui et tous ceux qui l’accompagnaient ce jour-là sont morts. Avant de feuilleter cette chronique au Sanctuaire, je croyais qu’il avait été un simple héros national et non pas un Chevalier d’Athéna. En tout cas, notre déesse n’a pas apprécié son geste puisqu’elle a vraisemblablement confiné son âme dans les limbes pour qu’il expie ses pêchés. Il est contraint à l’humilité de se mettre au service de celui qui l’appelle. (Il serra les poings et un tremblement le parcourut.) C’était un homme violent, Mei Ling, très violent. Son esprit est plongé dans un état de fureur permanente. Après avoir échangé ma place avec lui, ses pensées sont venues se greffer aux miennes. C’était comme être pris au milieu d’un maelström rouge. Ses idées étaient si sombres et sanglantes, si puissantes qu’elles ont failli l’emporter. Je suis parvenu à le renvoyer à temps uniquement parce que sa cible … c’était toi. (Sa main vint lentement se superposer à celle de la Chinoise, qui ne chercha pas à se dérober.) Même si cela me condamnait à mort, je ne pouvais le laisser, me laisser t’abattre.

Une unique larme roula sur sa joue.

- Je suis faible et stupide, n’est-ce pas ? l’interrogea-t-il au bout de plusieurs secondes de silence.

Le Chevalier de la Grue sembla sonder les tréfonds de son être et le temps parut suspendre son vol durant cet examen. Elle fit toutefois un geste auquel il ne s’attendait pas. De sa main libre, Mei Ling caressa la joue rêche de Tristan, avec une ébauche de sourire sur les lèvres.

- Tu l’as dit, les temps qui se sont écoulés n’ont été simples pour personne. Depuis le début de cette aventure, je n’ai pas cessé d’évoluer. Deux ans auparavant, pour te reprendre, je ne me serais pas crue capable des choses que j’ai accomplies ou même pensées jusqu’ici. Avoir des relations normales avec d’autres personnes, nouer des liens d’amitié, éprouver certains sentiments, même envers des hommes ! C’était des faits totalement chimériques pour moi. (Son sourire se fit plus prononcé.) Et puis, il y a toi.

- Moi ?

- Oui, toi. Celui que je cherchais dans les visages couverts de poussière lorsque les mineurs remontaient à la surface. Toi, qui m’as apporté son soutien dès le premier jour, qui m’as appris que l’être humain avait de multiples facettes. Et pas uniquement des sombres.

- Ce n’est pas de mon seul fait …, osa-t-il protester.

- Non, vous y avez tous contribué, chacun à votre manière, mais tu es celui qui a tenu bon malgré les résistances que je lui ai opposées. Oui, tu peux te révéler stupide, mais tu n’es pas faible, loin de là. En t’encourageant à te noircir, je me suis aussi imprégné de ta blancheur. A présent, nous sommes pour ainsi dire deux êtres nuancés de gris, qui avons gagné et perdu certaines choses.

- Mei Ling …

- C’est une des qualités que j’apprécie chez toi, Tristan. Cette candeur qui te pousse à toujours vouloir faire des choses justes. C’est pour cela que j’ai voulu te sauver tout à l’heure, te protéger. Car j’éprouve … de l’affection pour toi et si je ne m’en suis pas rendu compte avant, c’était parce que j’avais du mal à définir ce que cela représentait. J’ai expérimenté un sentiment complètement nouveau pour moi, en plein cœur de la bataille. Je suppose que c’est dans de telles conditions que l’on se rend compte de ce genre de choses. En tout cas, en prendre conscience n’était pas déplaisant.

Inconsciemment, ils s’étaient penchés l’un vers l’autre, se mettant presque à chuchoter leurs paroles. D’un élan commun, ils s’embrassèrent lentement, savourant le contact de leurs lèvres et le frisson quasi-électrique que ce baiser leur procurait. Ils se séparèrent, affichant un plaisir partagé qui leur arracha un petit gloussement, avant de recommencer.

 

Presque hors d’haleine, boitillant à cause de sa cheville meurtrie, Arion finit par les apercevoir tout près de l’énorme cratère. Pressant le pas, ce qu’il vit l’incita cependant à faire demi-tour. Autant ne pas les déranger pour l’instant. La nouvelle qu’il s’apprêtait à leur transmettre pouvait bien attendre le lendemain.

  

   

                                                                                                                  

 de Niáozuǐ: Cì yě Chāshàng :

Bec de Grue : Piquer et Verrouiller

 

Aigís :

Egide

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