Une Dernière Bataille

Chapitre 22 : Dure Réalité - Seconde Partie

13231 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/06/2024 08:03

6 février 1996

Norvège, Asgard, Province Centrale, non loin de la place forte du jarl Hjörvarr

 

Le soleil commençait tout juste à illuminer la frondaison des arbres, pénétrant obliquement sous forme d’étroits faisceaux de lumière dorée, et un vent mordant propre à la saison hivernale ballottait doucement les branches. Il n’avait toutefois que peu de prise sur les deux hommes qui se déplaçaient au milieu de ces magnifiques jeux d’ombre et de lumière. Pour eux, la journée avait débuté plusieurs dizaines de minutes auparavant et ce qui faisait la beauté de ces instants n’accaparait nullement leurs sens.

De minces volutes de vapeur s’échappant de leurs silhouettes et de leurs bouches, ils s’observaient l’un l’autre à la recherche d’une faille, du moindre élément susceptible de les aiguiller sur le moment propice pour passer à l’attaque. Supérieur en taille d’une bonne tête, celui de droite présentait des cheveux noirs plaqués vers l’arrière de son crâne et une peau au teint légèrement hâlé. D’épais muscles saillaient des reliquats de manches de son pourpoint, qui paraissait trop étroit pour contenir son torse à l’allure de tonneau. Le protagoniste d’en face, à peine moins âgé, portait courts ses cheveux bruns et arborait une musculature plus fine, mais néanmoins robuste.

Conforme à son caractère fonceur, le premier chargea son rival comme l’eût fait un taureau, massif et puissant. L’autre le vit s’approcher et s’élança à son tour plutôt que d’attendre patiemment d’encaisser. Il se glissa de manière fluide sous le poing fusant à son encontre et plaça sa propre attaque dans les côtes flottantes, avant de s’effacer sur le côté. Reculant de cinq pas, il bondit en tournoyant pour asséner un rude coup de talon. Subissant le choc, son opposant fut projeté à terre.

- Pas mal, Tristan, pas mal, concéda-t-il en se relevant, le souffle rendu court par le coup.

En réponse, le Français se contenta d’afficher un petit sourire satisfait, dépourvu d’orgueil, sa lèvre fendue se rouvrant sous l’action.

- A ton service, Raul, répondit-il, la saveur métallique du sang chatouillant derechef son palais.

D’une brusque poussée, presque invraisemblable pour un être de sa stature, le Mexicain se retrouva à son niveau. Il fit pleuvoir une grêle de poings sur son adversaire, sans guère de succès, la majorité s’écrasant sur la garde du Capricorne, l’ébranlant malgré tout par leur force.

Profitant d’une accalmie, ce dernier envoya un violent crochet qui fendit l’air.

Laissant choir sa grande carcasse, Raul sentit le souffle de l’air déplacé par l’assaut ébouriffer ses cheveux et lança une jambe pour faucher les appuis de Tristan. Le gardien du Dixième Temple chuta lourdement sur le sol gelé, la mince couche de givre craquant sous lui. Sans prendre davantage le temps d’apprécier ce contact, il se redressa en position de garde haute.

- Tu te donnes à fond aujourd’hui, pas vrai ? lui dit son adversaire. Si seulement tu te donnais autant de mal avec la petite Chinoise, elle serait à toi depuis longtemps.

La pique fit mouche et le regard marron du Français se durcit. Il s’avança vers le Taureau, prêt à en découdre. Après quelques techniques de poings, il lui décocha un coup de pied circulaire. Porté haut, celui-ci se retrouva esquivé. Néanmoins, Tristan poursuivit le mouvement, tournant sur lui-même en changeant de pied d’appui et porta un second coup, à hauteur du plexus solaire. Raul grogna sous la force de l’impact, l’air se retrouvant chassé de ses poumons.

- Sérieusement, continua-t-il quand il sentit de nouveau l’oxygène s’engouffrer dans sa gorge, qu’est-ce qu’elle a cette fille ? En un an, c’est à peine si elle a décroché plus de deux phrases à l’un d’entre nous. Elle passe tout son temps avec cette Marina et fuit les hommes comme la peste.

Tristan venant de le manquer, il en profita pour effectuer une prise. Passant dans son dos, il glissa ses bras sous les aisselles du Français et entrelaça ses doigts sur sa nuque, tentant de le soumettre. Sa bouche s’approcha alors de l’oreille du Français pour lui murmurer :

- Il suffirait que quelqu’un veuille bien lui titiller sa fente et elle serait plus encline à les apprécier, crois-moi.

Le Capricorne se débattit, une veine battant à sa tempe sous l’effort.

- T’es vraiment …

D’une brusque torsion du buste vers l’avant, il fit basculer Raul par-dessus lui, l’étalant sur le dos.

- … qu’un gros con !!

Il tenta de lui administrer un coup supplémentaire, mais le Mexicain se déroba par un blocage. Se relevant à demi, il cracha :

- Hé, c’est quoi ton problème !? Elle est chasse gardée, c’est ça ?

Encore à genoux, il récolta un coup de coude dont la vitesse le surprit, déchirant sa pommette droite. Sa tête partit sur le côté. Quand elle eut regagné sa place habituelle, il constata que le tranchant d’une main, parcourue de fourmillements, était posé sur son cou exposé. Sachant ce dont était capable celle-ci, la menace était bien réelle.

- Ça n’a rien à voir, putain ! rugit le Capricorne. Tu n’as pas la plus petite idée de …

Son regard dériva subitement au-delà de la carotide du Mexicain. Deux personnes, dont une à cheval, arrivaient dans leur direction. Il reconnut instantanément le cavalier à sa chevelure auburn.

- Arion est de retour. Dépêche-toi d’aller prévenir la reine Ylva, ajouta-t-il d’une voix sèche.

Et laissant Raul en plan, il s’éloigna à pas lourds.

 

C’est vraiment un abruti, maugréa intérieurement le Chevalier du Capricorne.

Toute la bonne humeur qu’il avait pu emmagasiner depuis le début de son entraînement s’était évaporée. A bien des égards, Raul était un individu courageux, loyal, casse-cou aussi, mais l’espèce de magnétisme naturel qu’il dégageait, fonctionnait un peu trop bien sur les femmes ; ce qui représentait un atout – du point de vue du Mexicain – aussi bien qu’un défaut. Il passait de conquêtes en conquêtes, ne s’attardant que sur l’assouvissement de ses pulsions sexuelles et le défi de séduction que chaque nouvelle amante pouvait lui offrir. Dans tous les lieux où il y avait une présence humaine, il pouvait se vanter de connaître intimement au moins l’une de ses habitantes.

Tristan ne croyait pas que son frère d’armes n’eût aucune considération pour la gente féminine. Peut-être ne s’embarrassait-il tout bonnement pas de sentiments. Et de temps à autre, comme il avait pu le constater encore quelques minutes plus tôt, c’était là le problème ; il parlait à tort et à travers, sans savoir.

Mei Ling ne fuyait pas les hommes. Elle évitait simplement de se trouver trop longtemps en leur présence. Toutefois, il trouvait que son évolution, bien que lente, continuait pour le mieux. Comme il l’avait rappelé à Oreste, travailler au contact des malades et des blessés, accompagner des mourants dans leurs ultimes instants, cela vous faisait davantage prendre conscience de votre propre fragilité, de votre propre mortalité. Lui-même l’avait assimilé au cours des gardes imposées par le Chevalier des Poissons, pour que tous pussent se former sur les compétences médicales. Celles d’un niveau rudimentaire certes, mais également sur les quelques rapides interventions qu’ils pouvaient pratiquer à l’aide de leur cosmos, chacun à leur niveau.

Le Français imaginait qu’il en allait de même pour Mei Ling. Voir des hommes dans un tel état, en dehors du fait qu’elle devait toujours les considérer comme des êtres brutaux, érodait certainement son ressentiment.

Après une année de côtoiement et force de précautions, il était parvenu à construire une pseudo relation amicale avec elle. Bon, la plupart de leurs échanges étaient généralement monosyllabiques, avec parfois d’heureuses exceptions, mais il ne désespérait pas et voyait chacune d’entre elles comme une petite victoire.

A moins que tout ceci ne soit qu’une douce illusion, pensa Tristan en soufflant sur ses mains, avant de les frotter pour se réchauffer.

 

Le Chevalier de la Grue retira la longue chemise, à la trame autant qu’aux couleurs fatiguées, pour dénuder le haut du corps de Narya. Elle défit aussi délicatement que possible les bandages enserrant le buste et retira les vieux pansements ainsi que les cataplasmes. Assise dans le lit qu’elle occupait, unique meuble en-dehors d’une commode et d’une table de chevet dans la chambre que la reine Ylva avait tenu qu’elle occupe, l’Islandaise ne broncha pas durant tout le processus.

Mei Ling plongea un tissu doux dans une cuvette en bois, dont l’eau avait été mise à bouillir au préalable, et réalisa la toilette de la jeune femme. De ce qu’elle avait compris, la nouvelle venue, une Japonaise, s’était occupée de lui administrer les premiers secours, permettant ainsi à la Marina de survivre jusqu’à ce que le groupe survivant ressorte des souterrains. Ils étaient ensuite restés une journée entière dans la cité Naine afin que la jeune femme pût récupérer et que des soins plus poussés l’autorise à conserver un état stable. Puis ils s’étaient remis en route pendant plusieurs jours, traversant deux camps militaires pour terminer dans ce petit château proche de la frontière entre la Province Centrale et celle du Nord.

En dépit du temps écoulé, Narya portait encore les stigmates de la bataille. Depuis que Mei Ling les avait vus la première fois, les énormes hématomes qui marquaient par endroits le corps s’étaient en grande partie résorbés. Toutefois, les dommages infligés par les crocs de quelque bête monstrueuse et l’épée ayant entaillé le haut de sa hanche demeuraient. Malgré tout, la peau autour des points de suture arborait un bel aspect, preuve que les blessures prenaient le chemin de la guérison. Lentement, avec précaution, la Chinoise lava les meurtrissures, avant de se saisir du mortier et du pilon posés près d’elle. A l’aide de coups rapides et secs, elle finit d’écraser le contenu du petit bol rempli d’herbes et autres substances aux vertus curatives. A la lueur matinale qui s’introduisait par la fenêtre, elle étala la pâte obtenue sur les plaies. Apposant de nouveaux pansements, elle refit les bandages, en prenant garde à ne pas trop les serrer afin que Narya parvienne à respirer sans difficultés – une simple inspiration se révélant déjà assez douloureuse. D’autant qu’elle risquait d’en avoir pour encore deux à trois semaines de convalescence.

Au fil de son examen, Mei Ling avait remarqué que l’Islandaise avait maigri et ses traits, jadis délicats et jovials, demeuraient marqués par la fatigue, la souffrance et le chagrin. Celui de la perte d’un être cher. Parfois, tard dans la nuit, l’Asiatique l’entendait tenter de réprimer ses sanglots.

Au départ, les deux femmes s’étaient retrouvées plus ou moins associées par défaut dans l’exécution de diverses tâches ainsi que le partage de logement. Et Mei Ling n’avait pas spécialement vu cela d’un très bon œil. D’une part, parce qu’elle n’était pas du genre à rechercher la compagnie de ses semblables, et d’autre part parce qu’elle n’appréciait de toute façon pas la Marina du peu qu’elle connaissait sur elle.

Pourtant la Grue et la Selkie avaient contre toute attente finit par nouer une forme d’amitié, tandis que l’année s’écoulait lentement. En compagnie de l’Islandaise, Mei Ling retrouvait une partie des liens qu’elle avait entretenus avec June du Caméléon, son mentor. Petit à petit, Narya était parvenue à s’immiscer derrière la carapace que la Chinoise s’était forgée et avait même réussi à lui arracher quelques menus rires. Mais son plus grand exploit restait d’avoir obtenu de Mei Ling l’histoire de son passé. A la fin, nulles larmes ne brillaient dans les yeux noirs du Chevalier, néanmoins, elle laissa l’Islandaise l’enlacer longuement, savourant ce contact physique, elle qui d’habitude n’en souffrait aucun.

Et aujourd’hui, pour la première fois depuis … depuis toujours en fait, elle se sentait désireuse d’aider une de ses semblables. Cependant …

 

- Merci Mei Ling, dit Narya d’une voix légèrement rauque. (Elle vissa son regard vert clair dans celui de son amie.) Ne te torture pas excessivement l’esprit pour moi.

Avait-elle laissé transparaître quoi que ce fût ? Elle dévisagea l’Islandaise. Elle ne lisait tout de même pas dans les pensées !

- Je suis désolée, répondit le Chevalier. Je … j’aimerais pouvoir t’aider, mais …

- Tu ne comprends pas ce que je ressens.

Mei Ling acquiesça d’un hochement de tête. L’Islandaise ferma les yeux et son interlocutrice crut qu’elle souhaitait rester seule pour se reposer. Elle s’apprêtait à quitter le tabouret qu’elle occupait lorsque Narya s’adressa à elle – du moins, le pensa-t-elle.

- J’ai rencontré Morgan pour la première fois, alors que je me baignais au milieu des vagues de l’océan Atlantique, près des côtes des Iles Hébrides en Ecosse. Il ne s’agissait que d’un jeu pour moi, mais pour un jeune garçon il en allait autrement …

La Marina lui raconta le courage dont ce dernier avait fait preuve, sa gêne dont elle s’était gentiment moqué par devers elle, et la grande force d’âme qu’elle avait perçu en lui. Mei Ling constata que ses souvenirs lui arrachèrent enfin un maigre sourire.

- Tous deux conscients de notre rôle, poursuivit la Selkie, nous nous rendîmes auprès de Julian Solo, l’hôte de Poséidon, guidés par le lien ancestral nous unissant à lui. Sous la férule de Sorrento de la Sirène, le seul Marina survivant à l’époque, nous apprîmes à développer aussi bien nos compétences physiques que mentales.

L’héritier de la puissante famille Solo, de plus en plus conscient de sa véritable nature, avait toutefois cherché à leur octroyer une vie "normale", leur évitant d’être condamnés à vivre retranchés dans un quelconque sanctuaire sous-marin. De son côté, en sus de la figure professorale qu’il leur avait procurée, l’Autrichien leur avait également présenté un rôle d’aîné, leur offrant de découvrir le monde au sein duquel ils vivaient. Ils s’étaient fait d’autres amis et connaissances, mais pas un n’avait été en mesure de saisir leur essence profonde. Les Marinas en herbe étaient restés très soudés entre eux, que ce fussent les "anciens", comme eux désormais, ou les nouvelles recrues. Trois années s’étaient écoulées de cette manière. Ils avaient grandi.

- Avec le temps, Morgan et moi, sommes devenus davantage proches sans que rien ne survienne pour autant. Je crois qu’aucun de nous n’était prêt à s’avouer que nous avions commencé à éprouver davantage que de l’amitié l’un pour l’autre. Puis, j’ai dû partir à Asgard en qualité d’informatrice. (Elle commença à glousser, avant de très vite s’arrêter à cause de la douleur naissant dans ses côtes.) L’idée n’a pas vraiment plu à Morgan.

 D’autant que la jeune femme passait beaucoup de temps avec Einar, afin qu’il lui enseigne la langue et l’écriture de son peuple. La distance que cela avait fait naître entre eux s’était creusée, alors que l’Ecossais s’était plaint de ses absences ou de ses refus à cause de son emploi du temps chargé. Le jour de son départ, il n’était pas présent. Elle s’était sentie blessée.

- Je ne l’ai revu qu’au bout de deux ans, au détour de l’auberge que j’avais conseillée à Einar, premier arrivé à Völkengard. La reine Ylva venait tout juste de me demander de lui présenter tous les étrangers ayant posé le pied dans la capitale. L’urgence de sa requête fit que nos retrouvailles demeurèrent brèves et formelles.

Ce n’était qu’ensuite qu’ils avaient eu une réelle occasion de discuter. Seulement, Morgan avait appris entre-temps, par le biais du bouche-à-oreille traduit par Einar, les aventures survenues entre Narya et Kostya. Dès lors, il l’avait battue froid. Elle se rappelait son air furieux et peiné, mais elle-même n’avait rien eu à se reprocher. Et ce n’était pas son mépris soudain qui l’avait l’accablée, ni même ses piques : « Tu t’es bien amusée au moins ? ». Sa mission était passée avant ses états d’âme. Elle était libre de faire ce qu’elle voulait, ce n’était pas lui qui l’en empêcherait. Et oui, elle avait pris son pied !

- Je ne crois pas avoir été un jour plus furieuse contre quelqu’un, révéla l’Islandaise, les traits légèrement crispés à mesure que les respirations rapides imposées par son récit malmenaient tout le côté droit de son buste.

Les jours passèrent, les laissant indifférents l’un envers l’autre.

Les réfugiés avaient alors commencé à affluer en périphérie de la capitale, amenant leur détresse et leur misère jusqu’aux portes de la cité. Des soldats des postes frontaliers les accompagnaient et chacun était marqué dans sa chair comme dans son coeur. Impossible de savoir ce qui changea dans le comportement de l’Ecossais durant cette période. Etait-ce la compréhension du caractère soudain éphémère de l’existence ? Ou bien celle du sens du devoir à accomplir pour un soldat ? En tout cas, il était venu lui demander son pardon un beau matin. Pour toute réponse, elle avait choisi de l’emmener faire le marché avec elle.

Transformant leur apparence grâce aux talents d’illusionnistes de Narya, puisqu’ils avaient interdiction de quitter le château, ils avaient pu passer sans problèmes une des poternes. Le second niveau de la cité franchi, ils s’étaient rendus dans la première enclave. Là, ils avaient déambulé dans les rues animées, habitées par des gens encore peu concernés par les conflits se déroulant hors des épais murs protecteurs.

En compagnie de Morgan, la jeune femme s’était laissée aller à flâner devant les différents étals, tâtant les denrées alimentaires et les objets qui les couvraient. Son sac en bandoulière s’était vite retrouvé plein, mais elle n’en avait pas négligé pour autant son statut de femme plutôt coquette, prenant plaisir à entraîner l’Ecossais à sa suite. Elle avait tantôt parcouru les devantures des échoppes de joailliers ou de tisserands, dévorant le contenu de leurs rayonnages du regard, et tantôt l’intérieur de leurs boutiques. Morgan ne s’était plaint à aucun moment. La journée avançant, ils avaient interrompu leurs pérégrinations dans une taverne pour y dénicher un bon repas.

- Elle s’appelait A l’Ours Sauvage, parce que le propriétaire prétendait que son menu spécial se composait de viande d’ours qu’il chassait lui-même, dit l’Islandaise. Nous avons préféré opter pour de l’oie accompagnée de succulentes baies. Je me rappelle m’en être lécher les doigts.

A leur sortie, en milieu d’après-midi, leurs pas étaient moins assurés, eu égard aux quelques verres dont ils avaient arrosé leur collation. Agrippant la main de son compagnon, elle l’avait conduit d’une course en zigzag auprès d’un marchand qu’elle connaissait bien. Sur place, ils avaient acheté de petits gâteaux au miel auxquels la gourmandise avait interdit à la jeune femme de se soustraire. Sur le chemin du retour, tanguant toujours, l’Islandaise avait subtilement détourné l’attention du Dragon des Mers pour lui chaparder son propre dessert. S’en était suivi un cri outré de la part de ce dernier. Ponctué par les rires de Narya, un début de course poursuite, que leur ingestion exagérée d’alcool avait rendue maladroite, s’amorça.

Finalement, il l’avait rattrapée et plaquée contre le mur d’une ruelle, leurs souffles rendus courts. L’illusion masquant leurs traits s’était délitée graduellement avec la perte de contrôle de l’arcane de la Selkie. Ils avaient subitement recouvré leur apparence originelle.

- Il m’a juste dit en riant : « Tu as encore un peu de gâteau là. ». Et il a essuyé un coin de ma bouche. (Son regard se fit vague.) Je ne me rappelle pas lequel a fait le premier pas, mais à peine m’étais-je dis qu’il ne m’aurait pas avec cette astuce, que mes lèvres étaient collées aux siennes.

L’Islandaise observa le visage de l’Asiatique, détaillant chacune des fines cicatrices qui le marquaient.

- C’était quelque chose de vraiment fort, Mei Ling. Malgré le temps, je peux encore clairement ressentir les frissons qui m’ont alors parcourue, la chaleur de ses baisers, …

 

De soudaines clameurs parvinrent jusqu'à elles. La Chinoise se leva d’un bond et se dirigea vers la fenêtre pour en voir l’origine. Plusieurs hommes, dont Raul remarqua-t-elle, se rassemblaient dans la cour du château. Très peu de temps ensuite, le Chevalier d’Argent avisa la reine Ylva qui faisait à son tour son entrée dans la place. Qu’est-ce qui avait pu déclencher une telle agitation ?

Ce fut lorsqu’elle tourna son attention en direction de la grande porte qu’elle comprit. Tristan venait juste de franchir la herse et il n’était pas seul.

- Arion est revenu, informa-t-elle Narya.

Elle s’apprêtait à quitter la chambre, quand elle se retourna pour croiser les yeux de la Marina. Elle luttait visiblement face aux larmes. Le silence entre elles commença à s’étirer.

- Je suis … je suis désolée, Narya. Sincèrement.

Puis, elle s’en fut en refermant doucement la porte derrière elle.

 

Suivie de près par un Kostya encore claudiquant, la souveraine d’Asgard, enveloppée dans une pelisse, scrutait les mines sombres des arrivants.

Aux côtés de Tristan venait un homme emmitouflé dans une lourde cape. Un inconnu dont elle ne reconnaissait pas les traits barrés d’une cicatrice oblique, mais y décela une certaine ressemblance, notamment les yeux bridés, avec Ayame, sa plus récente recrue – si elle pouvait s’autoriser de la qualifier ainsi. En selle se tenait le Chevalier Arion. Il portait son Armure d’Or qui présentait diverses bosses et fissures, et sa cuisse droite laissait voir un bandage ensanglanté.

Cependant, le plus étonnant dans sa mise se trouvait être le nourrisson qu’il transportait. Après que le Bélier avait mystérieusement disparu, un mélange de malaise et de colère s’était abattu sur la jeune souveraine quant à son devenir. S’était-il enfui ? Etait-il mort ? Tant de questions qui allaient désormais trouver des réponses que la trentenaire n’était pas certaine de vouloir connaître.

Elle fixa directement le Tibétain et dit :

- J’ose espérer que tu as une bonne raison à fournir pour justifier ta disparition en pleine nuit. Et qui est cet homme qui t’accompagne ?

- Votre Majesté, je …, commença Arion avant d’être interrompu par un cri s’élevant de la foule attroupée.

- Rikimaru !

Une jeune femme fendit la masse des spectateurs d’un pas agile, presque aérien, pour quasiment se jeter au cou dudit apostrophé, l’obligeant à reculer de quelques pas sous le choc.

Loin dans son sillage couraient deux soldats, visiblement à la peine. Kostya les gratifia d’un regard noir.

- Je croyais vous avoir dit de la surveiller, les réprimanda-t-il entre ses dents serrées, dès qu’ils l’eurent rejoint en faisant le tour du groupe.

S’il n’osait pas hausser le ton aussi près de la souveraine, c’était tout simplement parce que cette initiative était la sienne. Et l’idée de traiter une alliée en ennemie potentielle ne lui aurait certainement pas plu, mais le chef de la garde préférait ne pas badiner avec ça.

- Pardonnez-nous capitaine, fit l’un d’entre eux le souffle court, elle est plus vive qu’une anguille. Un coup on l’a devant nous et la fois d’après …

- Oui, oui, c’est bon. (Il brandit toutefois un index impérieux.) Disposez pour l’instant, mais attendez-vous à quelque sanction.

Le duo d’infortunés s’en alla, la tête basse.

- Reine Ylva ! s’exclama à nouveau la Kunoichi Lunaire. Je vous présente mon compagnon d’armes, Rikimaru.

Celui-ci s’inclina profondément face à la souveraine. Au grand dam de la Japonaise, dépitée par tant de respect protocolaire, tout comme le Shinobi remarqua le manquement à cette même étiquette de sa part à elle.

- Avant toute chose, intervint le Tibétain à la chevelure auburn, je souhaiterais confier cet enfant à une nourrice qui saura s’en occuper. Nous parlerons ensuite de la raison de mon brusque départ en privé si vous le voulez bien.

- Soit.

 

Le petit groupe s’isola dans la plus grande salle que comptait le château après celle où siégeait le jarl Hjörvarr, leur hôte, transformé pour un temps en infirmerie, à savoir, les cuisines, aussi étrange que cela pût paraître. Si l’on exceptait le visible embonpoint du seigneur régnant.

Ils venaient de prendre place quand ils furent rejoints par Nikolaï et Mei Ling. Certains s’assirent où ils pouvaient, dérangeant parfois une pile de tubercules, tandis que d’autres restaient debout ou s’appuyaient contre le mur. Tous flairaient les divers effluves flottants dans la pièce.

Des rangs de plantes aromatiques et de légumineuses séchées pendaient depuis les poutres et un quartier de viande trônait sur un plateau au milieu de la lourde table en bois. L’âtre, suffisamment grand pour accueillir un cochon sur une broche, ne comportait que quelques braises tout juste rougeoyantes pour l’instant.

- Je pense que le plus simple est de laisser Rikimaru débuter, suggéra Arion. Mon récit fera suite au sien.

Le Shinobi Lunaire se racla la gorge, puis prit la parole. La majorité des informations qu’il révéla recoupèrent celles déjà évoquées par Ayame, agrémentées de ses propres déductions. Vint ensuite son témoignage sur l’assaut d’Alskögg. Désireux de prouver sa bonne foi, il ne leur épargna guère de détails.

Quand advint le moment où il aborda sa discussion inopinément interrompue avec Oreste, à cause du cosmos responsable du pont de glace et du nom cité par le Chevalier d’Or, un juron cingla l’air.

- Tu mens ! rugit Nikolaï en saisissant le Japonais par le col de ses deux puissants battoirs.

D’une bourrade, il le plaqua contre le mur, forçant Tristan à s’écarter de leur trajectoire. La pierre vibra sous l’impact et plusieurs ustensiles de cuisine chutèrent dans une assourdissante cacophonie.

- Il suffit Nikolaï ! s’écria la reine d’un ton péremptoire.

Arion capta du coin de l’œil que la dénommée Ayame, les muscles tendus, se retenait visiblement d’intervenir. Ses deux mains dissimulées sous sa cape semblaient chercher quelque chose dans le creux de son dos.

- Einar ne nous aurait jamais trahis ! Loki est responsable de la réduction en esclavage de tout son village. Il n’en serait jamais venu à l’aider !

- Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu, articula difficilement Rikimaru, la gorge en partie broyée par la poigne solide du Russe.

- Calme-toi Nikolaï, l’enjoignit le Chevalier du Capricorne. Tant que nous n’aurons pas fait toute la lumière là-dessus, ce ne sont que des spéculations.

- Quand bien même, Tristan ! répliqua le Cheval des Mers en laissant choir le Shinobi Lunaire. J’ai déjà perdu un frère d’armes et maintenant on en accuse un autre de traîtrise. Les Marinas ont payé un assez lourd tribut dans cette guerre. En partie par votre faute, ajouta-t-il si bas que peu entendirent. Je refuse d’en entendre davantage.

Tournant les talons, il franchit la porte des cuisines, son aura crépitante autour de lui, en assénant un coup de poing à l’embrasure, pulvérisant une partie de l’ouverture.

Inconsciemment Ylva tressaillit devant l’explosivité de cette violence. Toute cette tension échauffait les esprits et la rendait elle-même nerveuse. Qui savait ce qu’il se passerait si l’un d’entre eux laissait ses pouvoirs se déchaîner dans une si petite pièce. Toutefois, elle ne pouvait pas vraiment blâmer Nikolaï pour sa réaction.

- Qu’en est-il d’Oreste ? voulut savoir Raul, peu ému par cette démonstration.

Le Japonais laissa d’abord errer son regard, avant de le river sur l’assistance.

- Il est mort, leur annonça-t-il sans préambule.

Une chape de plomb sembla s’abattre sur l’atmosphère de la salle. Les personnes présentes digérèrent lentement la nouvelle. Rikimaru enchaîna alors avec la narration de ce que le Chevalier des Poissons l’avait chargé de transmettre à ses compagnons. Arion intégra la vision qu’il avait eue au récit et l’acheva par leur combat commun face à Suzaku.

- S’occuper de la santé d’un mioche, remarqua le Mexicain, c’est tout Oreste ça.

N’importe qui d’autre aurait pu prendre cela pour de la raillerie, mais chacun de ceux qui le connaissait un minimum savait qu’il exprimait là sa tristesse de la seule façon qu’il connaissait – bourrue.

Rikimaru posa l’orbe sur la table après un signe d’Arion. Elle était d’un bleu intense dépourvue de toutes impuretés.

- Et donc cette femme avait vraiment cet … artefact dans le ventre ? s’étonna Mei Ling depuis un angle au fond des cuisines, sa voix teintée de ce qui s’apparentait à du dégoût.

- Je n’ai pas assisté à l’accouchement moi-même, juste au … résultat.

- C’est dément ! s’exclama Ayame.

- J’aurais pas dit mieux, confirma Raul, qui trouvait la jeune femme de plus en plus à son goût. Et ce dès lors qu’elle était apparue dans son champ de vision.

- Ce Suzaku faisait-il aussi partie des Gardiens Célestes envoyés par le dieu Susanoo ? s’enquit la souveraine.

- Oui, au même titre que Seiryû que vous avez affronté dans les cavernes Naines, la renseigna la Kunoichi Lunaire.

- Et que l’homme appelé Genbu, compléta Tristan. En tout cas, vous semblez l’avoir vaincu.

- Je l’espère, murmura le Tibétain.

Un petit silence s’installa après l’aboutissement de leur histoire, chacun se plongeant dans ses propres pensées.

Ylva scruta chaque visage, chaque expression, tentant de deviner ce qui ce cachait derrière. Deux de ses plus puissants alliés avaient disparu et un troisième était soupçonné de félonie. Heureusement, elle avait gagné de nouveaux atouts en compensation et un orbe supplémentaire venait de tomber dans leur escarcelle. Et avec l’alliance conclue avec le peuple Nain – dont une partie était tout de même partie en exil en suivant les steinklok rebelles –, la guerre allait prendre un autre tournant. Un tournant qu’elle pressentait comme décisif. Restait à savoir de quel côté pencherait la balance.

 

Ils continuèrent de débattre pendant presque deux heures supplémentaires, évoquant divers plans et scénarios ainsi que les actions à mener à court terme.

Laissant les autres quitter la salle un à un, Arion prit Tristan à parti lorsqu’il ne resta plus qu’eux.

- Je n’ai pas voulu en parler tout à l’heure, mais Nikolaï a dit qu’il avait perdu un frère. Morgan est-il …

- Oui, lui confirma le Français. Durant un affrontement contre les forces de Loki. Et comme tu peux t’en douter, Narya ne le vit pas très bien, mais Mei Ling s’occupe d’elle. Je pense que ça devrait aller.

- Merde. (Il changea brutalement de sujet.) Où sont les autres ?

- Fares et Gearóid ont été envoyés en reconnaissance plus au Nord. Quand à Andrei … il est en prison.

- Allons bon, pesta le Chevalier du Bélier en levant les yeux au ciel, qu’a-t-il encore fait ?

- Rien de très bon, même si ce n’est pas encore très clair. Narya l’accuse de la mort de Morgan. (Le front du Tibétain se plissa sous la surprise.) Pas directement en tout cas, bien que cela semble être du pareil au même dans son cas. Selon elle, l’arrogance d’Andrei aurait pris l’ascendant sur les objectifs de la mission en outrepassant l’ordre direct de Morgan de protéger la reine, pour se consacrer à un duel. Alors qu’il était déjà sérieusement blessé, Morgan a dû prendre les choses en main. Son dernier geste a été de se sacrifier pour empêcher la souveraine de périr dans une explosion. Avec le concours d’Andrei, l’issue aurait pu être différente. Très différente, je le crains. (Il soupira.) Je ne sais pas encore si une forme de procès va avoir lieu.

- Et que veux-tu répondre à ça ? Il meurt des gens tous les jours et l’on ne peut pas pour autant nous accuser de ne pas avoir pu les sauver à temps. On ne peut pas se priver d’un élément tel qu’Andrei, aussi bourré de défauts fut-il.

- Mais c’est différent dans ce cas précis, riposta le Capricorne. Andrei aurait dû faire quelque chose. Peut-être que Morgan serait tout de même mort achevé par un quelconque adversaire ou bien suite à ses blessures, mais … qu’importe, pour moi, il a commis une faute. Tu imagines ? Il serait capable de privilégier l’issue d’un combat personnel à celle d’une guerre toute entière. Ce n’est pas ce qu’être Chevalier implique. Nous avons des responsabilités envers ceux que nous protégeons ainsi que nos camarades. Je … je pense qu’il faut que justice soit rendue. Sans forcément aller jusqu’à l’application d’un châtiment, il doit comprendre quel est son rôle.

Le raisonnement du Français fit vibrer une corde sensible chez le Bélier, dont le cœur se mit à battre plus vite, presque comme s’il revenait à la vie face à tant de droiture.

- Mes pouvoirs psychokinétiques me donnent accès à une sorte de télépathie, répondit-il enfin, toutefois j’ignore si cela peut me permettre de fouiller dans les souvenirs humains. A défaut, je peux toujours tenter de lire ceux des Armures.

- Tu peux vraiment faire ça !? s’étrangla presque le Chevalier du Capricorne de stupeur.

- Je crois, oui. Il s’agit d’une capacité spéciale que j’ai apprise de manière théorique auprès de mon peuple. Je n’ai guère eu l’occasion de la tester cependant.

- Ton aide sera la bienvenue.

Le Bélier n’ajouta rien.

- Oreste et Morgan, reprit Tristan, étaient en quelque sorte … non, ils étaient nos leaders. Peut-être devrais-tu les remplacer. Tu as plus d’expérience que nous tous réunis.

- Moi ? Et pourquoi pas toi ? Tu aurais bien plus à apporter, crois-moi.

- Je ne pense pas avoir les qualifications requises pour endosser ce rôle. Rien que quand tu as disparu, je n’ai su que faire. Partir moi-même à ta recherche ? Envoyer quelqu’un sur ta piste ? Te laisser te débrouiller seul, au risque que tu sois tué ? J’ai bien soupçonné que tu avais tes raisons …

- Voilà, l’interrompit le Tibétain. C’est justement ça dont je parlais. Tu sais juger la valeur des autres, imaginer diverses réactions et agir en conséquence. La probité qui t’anime est un atout non négligeable que je suis bien loin de posséder. Mes préoccupations sont bien plus personnelles et la compassion m’a déserté il y a longtemps. Tu devrais réfléchir sérieusement à ce que je viens de te dire.

- Très bien. Comme tu veux, pensa-t-il par devers lui, même si je pense que tu as tort. Mais avant d’examiner la question de la succession, que penses-tu d’organiser une veillée pour ceux qui nous ont quittés ? 

- Que je ne me trompe pas, répondit Arion avec un clin d’œil.

 

Un mouvement de la main déclencha de nouveau la rotation de l’étoile de glace. Tournoyant sur elle-même, comme sur un axe invisible, celle-ci jetait des miroitements de lumière froide sur les murs de pierre nue, distordant les ombres. Lorsque son mouvement fut sur le point de s’interrompre pour la énième fois, son créateur le relança depuis le creux de sa paume.

Assise, la silhouette, tête baissée, fixait de ses yeux marron l’hypnotique révolution.

Cela faisait une dizaine de jours qu’on le retenait ici, dépouillé de son bien, de son Armure d’Or. Il demeurait maintenu là, dans le dénuement presque total avec en tout et pour tout : une table, un lit – plutôt une paillasse dont il commençait à croire qu’elle était infestée de parasites vu ses démangeaisons –, un seau d’aisance – qu’il faudrait bientôt vider, l’odeur devenant à peine supportable –, et un banc de bois dont les échardes menaçaient de traverser la chair de son postérieur et de ses cuisses.

Pour quelle raison le gardait-on enfermé ? Pour quelle vraie raison ? Il était un prince, un Chevalier d’Athéna – d’Or par-dessus le marché, le plus haut rang –, et un allié. Et on le traitait à la manière d’un criminel. Qu’est-ce qui n’allait pas chez eux ? Quelle était leur putain de logique !? La reine avait même parlé d’un jugement. Quel jugement !? Parce que Morgan était mort ? En période de guerre, des tas de gens mouraient. Et les plus faibles étaient les premiers à y passer. Pas qu’eux d’ailleurs ; les pauvres, les malchanceux, les imbéciles, les faibles, tout ceux-là suivaient la longue file d’attente. Mais pas lui. Non, pas lui. Il était au-dessus de ça. Bien au-delà.

Dans sa main, la structure glacée gonfla, avant de diminuer en taille, donnant la sensation qu’elle était sur le point de s’éteindre.

Et … et si … s’ils avaient raison ? S’était-il laissé emporter, allant trop loin en n’écoutant personne ? En choisissant de poursuivre l’affrontement avec son adversaire, peut-être avait-il condamné le jeune homme ? Sans cette guerrière japonaise, les autres seraient … Non ! La finalité d’une guerre était de vaincre l’autre camp. Morgan était venu le troubler alors qu’il prenait l’ascendant, il en était convaincu. Son esprit lui souffla qu’il s’agissait de la bonne réponse. Il avait pris des coups à cause de cette interférence, qui l’avait déconcentré par ces paroles intempestives. Il aurait alors pu battre le Fléau. Son ennemi mort, ces accusateurs n’auraient pas tenu pareil discours. Ils l’auraient félicité, l’encensant, et le décès de Morgan serait passé au second plan. Au lieu de quoi, son Armure d’Or avait été endommagée et on l’accusait à tort d’avoir été le maillon faible du groupe.

Et voilà qu’on voulait le juger. Oh mais il savait parfaitement comment ça allait se dérouler ! Ylva soutiendrait Narya parce que c’était une femme et que cette dernière lui lavait son pot de chambre. Bien que Kostya aurait dû la détester pour ce qu’elle lui avait fait, l’Islandaise n’aurait qu’à rouler des hanches et il lui serait acquis. Les autres Marinas étayeraient naturellement son discours. Seul Beldin aurait été d’un quelconque secours. Toutefois, il manquait à l’appel, comme par hasard. Et les autres Chevaliers ? Pas un ne comprenait réellement ce qu’il était, et pas un qui ne nourrissait pas secrètement de la jalousie pour son talent. Ils l’enviaient, c’était clair. Il était donc déjà coupable aux yeux de tous.

Quelle sentence lui réservait-on en revanche ? Une réprimande ? Non, c’était grotesque, il n’était pas un gamin. Une flagellation ? Des problèmes diplomatiques en découleraient. Une exécution ? Impensable. Pas pour une broutille telle que la mort d’un homme, la reine ne s’y risquerait pas. Quoi alors ? Rien. Absolument rien. C’était des paroles en l’air, pour se donner des grands airs. S’ils étaient un tant soit peu malins – ce qui n’était pas gagné, surtout pour certains –, ils reconnaîtraient forcément leur erreur.

Son gloussement nerveux se coinça brutalement dans sa gorge et l’étoile s’effondra sur elle-même lorsqu’une conclusion différente émergea. Ils n’oseraient tout de même pas … le renvoyer au Sanctuaire, en complète disgrâce. Le privant de futurs exploits, de se faire une renommée, allant jusqu’à bafouer son honneur. Il ne le permettrait pas !

L’atmosphère de la pièce se refroidit subitement de plusieurs degrés et du givre recouvrit le sol et les murs, de même que le bois des meubles. Un vent glacé surgit du néant, agitant les couvertures de sa couche. Il se dressa d’un bond, arpentant frénétiquement la pièce.

Il lui fallait sortir d’ici ! Partir en quête de sa propre gloire. Prouver à ces imbéciles qu’ils avaient tort de l’exclure. Quand il reviendrait avec la tête d’un Fléau, ou mieux encore, celle de Loki. Là, ils accueilleraient son retour à bras ouverts. Là, ils loueraient son nom. Oui, il devait faire ça ! Mais avant toute chose, la récupération de son Amure d’Or restait sa priorité. Arion n’aurait sûrement pas manqué de la réparer …

 

19 février 1996

Norvège, Asgard, Province Est

 

Le couple de silhouettes avançait d’un pas tranquille au beau milieu d’un petit bois. Etant donné la saison, la végétation était largement clairsemée et ils progressaient assez facilement. Dans leur sillage, ils laissaient deux jeux d’empreintes.

Le premier appartenait à un homme, le second à une femme, mais le possible pisteur aurait probablement été troublé par l’apparence de ces dernières traces : celle d’un pied à côté duquel se distinguait une autre peu profonde, comme un poids que l’on traîne, et une troisième réduite à un point.

- Celle-ci Byakko, dit la marcheuse.

- Je ne vois rien.

- Dégage la neige au pied de cet arbre.

Le Gardien Céleste s’accroupit et gratta précautionneusement la zone, ce qui s’avéra plus difficile qu’il ne l’avait imaginé étant donné le sol encore en partie gelé. Là, sous une dizaine de centimètres de terre, il mit à jour un reste de tige et d’assez grosses racines. C’était celles-ci qui l’intéressaient. Une fois récoltées, il les tendit à son interlocutrice qui les fourra de sa main libre dans la sacoche qu’elle portait à l’épaule gauche, le bras droit étant tout entier réservé à tenir la béquille qui la soutenait.

Ils continuèrent à avancer en silence, percevant quelques précoces trilles d’oiseaux et entendirent fureter d’invisibles petits animaux. Ils explorèrent les sous-bois, elle, désignant certaines plantes ou racines, lui, cueillant ou déterrant selon les indications qu’elle lui donnait. Près d’un petit ruisseau dont les abords étaient encore pris dans la glace, le duo décida de faire une halte. D’un commun accord, ils s’assirent à la base d’un grand conifère à l’épaisse ramure, étendant leurs jambes fourbues après plusieurs heures de marche.

Byakko en profita pour sortir du pain, un fromage un peu dur et plusieurs lanières de viande séchée de sa propre besace. L’eau rafraîchissante du ru leur suffirait comme boisson.

- Ton aide m’aura été très précieuse, le remercia la jeune femme lorsqu’ils eurent bien entamé leur collation. Sans toi, cela m’aurait pris beaucoup plus de temps.

- Ce n’est qu’un simple renvoi d’ascenseur, répondit-il, sa dernière bouchée avalée.

- Quoi ? s’étonna-t-elle.

Il peina à réprimer un sourire qu’elle fit semblant de ne pas remarquer.

- Un échange de bons procédés si tu préfères.

- Tu as vraiment d’étranges façons de t’exprimer parfois, fit-elle remarquer. (Son trouble passé, elle enchaîna :) Quant à ça, je n’ai fait qu’user des dons que j’ai reçus, acheva-t-elle en comprenant à quoi il faisait allusion.

Quelques minutes s’écoulèrent, tandis que chacun sirotait son gobelet.

- Lorsque je l’ai soignée, reprit-elle, j’ai pu constater que ses os souffraient de multiples petites fissures. Je ne sais pas quelle technique son adversaire a utilisée, mais celle-ci était d’une efficacité particulièrement redoutable. Sans mes pouvoirs, leur régénération aurait demandé plusieurs semaines, voire plusieurs mois. (Elle contempla le fond de son verre.) Je ne comprends d’ailleurs toujours pas comment elle peut être en vie.

- C’est une battante, convint Byakko avec ce qui s’apparentait à une note de mélancolie dans la voix. Pourra-t-elle …

- Continuer à combattre ? Pour savoir cela, il faudra attendre qu’elle se réveille. De toute manière, seul le temps pourra apporter une réponse concrète à cette question. J’ai toutefois bon espoir.

Un imperceptible soupir de soulagement échappa au Gardien Céleste.

- Je pense que je dois malgré tout t’avertir d’une chose que je juge inquiétante. Il est possible que Seiryû … (Elle s’interrompit l’espace d’une dizaine de secondes, comme pour réunir suffisamment de courage afin de parler.) Il est possible qu’elle ne puisse pas avoir d’enfant. Mes connaissances sont un peu limitées et je ne peux pas "voir" aussi bien l’état des organes que celui des os, mais son bas-ventre semblait présenter plusieurs lésions internes.

Byakko digéra la nouvelle si stoïquement qu’elle crut qu’il ne l’avait pas entendu.

- Vous n’aviez pas encore envisagé la question, n’est-ce pas ?

- Disons qu’on n’avait pas vraiment réfléchi à ça. Et puis, ce n’est pas tout à fait le cadre idéal.

Son regard ambré se perdant dans la frondaison, Ulfhilde lança :

- A vous voir, je me demande parfois ce que vous faites là. Enfin, surtout toi.

Le Tigre Immaculé émit un rire sans joie.

- Je m’interroge aussi de temps à autre. (Son visage s’éclaira soudain, comme inspiré par une idée nouvelle.) Permets-moi de te poser une question. (Il désigna du regard le membre inférieur d’Ulfhilde.) Pourquoi n’utilises-tu pas tes pouvoirs pour reformer les os de ta jambe droite ?

- J’y ai déjà pensé, avoua-t-elle. Malheureusement, ce n’est pas possible. Je ne peux pas l’appliquer sur moi-même. L’effet serait trop … hasardeux.

- Je vois. C’est dommage.

- Oh, je ne suis pas à plaindre, ne t’en fais pas. Nombre d’enfants dans ma condition ne survivent pas, sont abandonnés en pleine nature parce qu’ils seraient un poids mort pour leur famille, ou ont une vie bien plus misérable. Moi, j’ai eu la chance d’avoir des parents aimants et d’être dotée de ce "talent" particulier.

- Et tu en fais bénéficier les autres autant que possible, ce qui est honorable de ta part. D’ailleurs, à ce propos, ta réflexion précédente à mon égard est également valable pour toi.

- C’est-à-dire ?

Byakko connaissait vaguement l’histoire de l’Asgardienne, mais il demeurait des zones d’ombres dans la trame de celle-ci. Parmi elles, il y avait la raison de son allégeance à Loki.

- Il paraît évident que tu n’as rien d’une tueuse. N’importe qui s’en rendrait compte assez rapidement. Et je doute que ce soit pour t’épuiser à prendre soin des victimes de cette guerre que tu es ici.

Le Gardien Céleste déploya lentement une énergie blanche aux reflets de jade, l’étendant autour d’eux comme autant de tentacules dans le but de détecter d’autres présences que la leur. Il ne distingua rien en-dehors de celles des animaux.

- Loki est un dieu, reprit-il. Enchaîné et contraint à l’immobilité, certes, mais il n’en demeure pas moins une divinité. Ses immenses pouvoirs sont certainement en mesure de réaliser l’impossible. Et qui sait ce que serait prêt à faire quelqu’un désirant en bénéficier …

Ces derniers mots semblèrent flotter dans les airs, en suspens, entre le dit et le non-dit. D’abord reflet de détresse, comme si Byakko avait jeté un œil sous un voile posé sur une chose à laquelle elle préférait ne pas penser, le visage d’Ulfhilde se ferma. Ses bras posés jusqu’ici dans son giron, se croisèrent inconsciemment sous sa poitrine.

- Je pense pouvoir t’aider si tu le souhaites, tenta malgré tout le Tigre Immaculé en captant ce signe de fermeture.

Elle dissimulait quelque chose, c’était certain.

- Cela ne te regarde en rien, asséna-t-elle abruptement.

- A ton aise, répondit Byakko en levant une main apaisante. J’espère juste que la nature que j’ai perçue ne changera pas avant la fin de cette guerre. Ce qui ne fait que me conforter dans mon idée qu’elle doit se résoudre rapidement.

- Ainsi sonnent les paroles d’un vrai guerrier, lâcha le Fléau de Garm, presque désabusée.

- C’est ce que j’ai été, suis et serai jusqu’à ma mort, conclut calmement Byakko.

- Pourtant, toi et Holdyrr pourriez être tellement plus, murmura-t-elle d’un ton songeur. En tout cas, ton vœu risque d’être exaucé. (Un frisson la parcourut.) De ce que j’ai pu apercevoir de ce que les alliés Nains de Loki projettent, il y aura une différence significative durant les prochaines batailles. Elles atteindront une ampleur encore jamais vue.

- Il ne faut pas oublier que la reine possède également cet avantage, tempéra le Gardien Céleste.

- J’ai peur que ceux qui se sont ralliés à elle ne bénéficient pas du même "genre" d’imagination que les nôtres.

- Il n’empêche que je me demande de quelle façon réagiraient les Nains qui ont suivis Dalgad, s’ils apprenaient où se trouve leur prince.

Sa dernière phrase avait un côté plutôt évocateur que la jeune femme ne manqua pas de noter.

- Aide-moi à ramasser tout ça, déclara-t-elle finalement. Il y a encore quelques ingrédients que je souhaiterais collecter et j’aimerais autant le faire avant la tombée de la nuit.

- Alors allons-y.

 

13 juillet 1996

Norvège, Asgard, à la frontière entre les Provinces Nord et Centrale, au-delà de la ligne de front

 

- Putain ! Putain de merde !

Une gerbe de terre jaillit dans le dos de Sindri, alors qu’il sautait deux mètres plus bas, au milieu de la rivière. Atterrissant lourdement, le jeune homme sentit les débris retomber en pluie sur son gambison de cuir, le martelant, provoquant d’incessants « ploufs » autour de lui. D’autres explosions suivirent, l’empêchant d’entendre sa propre respiration qu’il tentait de calmer, alors qu’il se plaquait contre une paroi légèrement en surplomb par rapport au cours d’eau. De ce qu’il en savait, ses camarades devaient tous être morts.

 

Foutue guerre, ragea-t-il.

Alors que sa mère le suppliait de ne pas prendre part à cette folie, Sindri n’avait eu en tête que les besoins de sa patrie. Les batailles incessantes avaient réduit la part des cultures de céréales ainsi que les élevages, et entraîné la raréfaction du gibier, condamnant à une famine mortelle des milliers de gens durant le long hiver. Pour nourrir correctement ceux qui restaient et préparer la prochaine mauvaise saison – car personne ne se faisait d’illusion sur la fin prochaine de cette guerre –, une section destinée à la chasse avait été formée au sein de la milice. En sus, les familles de ceux qui y participaient bénéficiaient de rations supplémentaires, car tous les animaux capturés n’étaient pas automatiquement remis aux autorités compétentes, un lièvre disparaissant aisément d’une gibecière … . Ailleurs que dans le cercle des chasseurs on s’en doutait, mais personne n’en parlait alors cela restait de l’ordre du on-dit.

La main du jeune homme jusque-là crispée sur son arme, retrouva un peu de sa souplesse.

Sindri était parti cinq jours plus tôt avec un groupe de six autres chasseurs qui avaient tous autour de la vingtaine en-dehors de l’aîné à leur tête, sur un terrain que ce dernier se vantait de bien connaître.

Au début, ils avaient relevé les empreintes d’un troupeau de rennes qu’ils avaient entrepris de pister par la suite, remontant en direction de l’est. Tandis qu’ils traquaient les animaux, s’enfonçant plus profondément dans la grande forêt, ils observèrent de profondes traces dans le sol humide, vraisemblablement réalisées par des chariots transportant des marchandises très lourdes. Intrigués, le jeune homme et ses compagnons avaient délaissé presque inconsciemment leur gibier, pour tâcher de suivre ces inattendues ornières. Où pouvaient-elles bien mener ?

Au bout de plusieurs kilomètres, ils se rendirent compte que celles-ci devaient cacher un secret, du genre dont on préférait éviter qu’il s’ébruite, puisqu’il leur avait fallu passer outre la surveillance de quelques sentinelles. Pour certaines d’entre elles, ils n’avaient eu d’autres choix que de les éliminer. Hélas, les mailles du système de défense avaient fini par se refermer sur eux, une petite escouade de soldats les surprenant. Malgré l’effroi soudain qui les avait saisis, les chasseurs étaient parvenus à décocher deux volées de flèches, abattant certains de leurs ennemis. La moitié de leur groupe périt néanmoins brusquement, balayé en un instant par les sortilèges de mages des runes. Il n’avait alors été plus question que de fuir.

 

Le carquois de Sindri était presque vide et il ne possédait que le solide poignard pendu à sa ceinture en guise de seconde arme. En réchapper s’annonçait très difficile.

Il capta les bruits et les cris des guerriers qui le poursuivaient, lui et le possible reste de sa bande. L’un d’entre eux passa tout près de sa cachette, se tenant même un moment au-dessus de lui. Heureusement, l’inopinée présence d’un arbre permettait à la terre d’être maintenue en place, évitant à l’autre de chuter sur lui. Son observation infructueuse, ce dernier se détourna pour rejoindre ses amis.

Se redressant à demi, le jeune homme descendit la rivière, toujours dissimulé par le surplomb qu’il longeait, essayant de ne pas faire rouler les galets sous ses bottes. Ne percevant ni nouvelles projections magiques ni échos de poursuite, il s’aventura à découvert, grimpant la pente sur l’autre côté de la rivière. D’abord à pas de loup, il s’éloigna de l’endroit en foulées de plus en plus longues.

Jusqu’ici tendu, son esprit s’autorisa petit à petit à se focaliser sur autre chose que sa miraculeuse survie. Il s’étonna même à déceler le passage d’animaux au hasard d’une empreinte de pattes et d’écorce griffée ou arrachée au fur et à mesure de sa progression. Sindri avait dû s’éloigner d’un bon kilomètre lorsque des brindilles cassées lui indiquèrent que … qu’un humain était passé récemment. Son cœur reprit le rythme endiablé qu’il avait connu peu de temps auparavant. Aucun membre du groupe de chasseurs n’avait emprunté ce chemin !

Ils m’ont contourné … ! comprit-il.

Avant même de le voir, il sentit l’homme qui se précipita hors d’un maigre buisson pour se ruer sur lui, hache brandie. Par un réflexe qui le surprit lui-même, Sindri encocha une flèche, banda la corde et la relâcha sans prendre le temps de viser. La pointe ferrée du projectile pénétra jusqu’à la moitié de son fût dans la poitrine de son agresseur qui s’effondra sans un cri.

Les yeux encore écarquillés par cette conclusion imprévue, le jeune chasseur manqua percevoir l’apparition des deux autres ennemis qui surgirent presque l’un derrière l’autre. Toujours sous le coup de l’afflux d’adrénaline, Sindri empoigna le bois de son arc à deux mains et l’expédia directement en pleine face du plus rapide des assaillants, le coupant net dans sa course. Un horrible craquement se produisit, mêlant celui de l’arme qui éclata sous le choc et la mâchoire de l’homme qui se brisa. L’impact l’envoya au sol, rendu inconscient tant par la souffrance que la force du coup. Le dernier lui rentra dedans alors que des éclats de bois tournoyaient encore dans les airs.

Le chasseur culbuté roula plus loin, vaguement conscient que l’on essayait de l’embrocher. Cette tactique lui permit d’éviter deux assauts consécutifs, dont l’un lui laissa toutefois une vilaine balafre à l’épaule. D’un mouvement supplémentaire, il dégringola le long d’une pente douce et profita que son adversaire tentait de le suivre sans perdre lui-même l’équilibre, pour se remettre debout. Dégainant son poignard, il fit fièrement front, les lèvres retroussées en un rictus de défi. Son poursuivant se fendit d’un sourire mauvais.

Tel un chat jouant avec une souris, il asticota Sindri de la pointe de sa courte lance, l’obligeant à parer ou à se détourner au dernier moment. Il était cependant clair que ce guerrier avait l’ascendant sur leur combat, comme en témoignaient les petites coupures qu’il infligeait de-ci de-là, davantage destinées à tirailler et affaiblir sa cible plutôt que l’achever. Dans une tentative désespérée de se soustraire à un coup porté avec le poids du corps, Sindri trébucha, tombant à la renverse. Ses pieds se prenant dans les siens, le lancier s’écroula à son tour sur le jeune homme.

Celui-ci commença à chercher à se dégager, avant de s’arrêter lorsqu’il s’aperçut que l’autre ne bougeait plus. Le faisant basculer sur le côté, Sindri découvrit une grosse tache rouge assombrissant leurs pourpoints respectifs et son poignard fiché dans l’abdomen du mort jusqu’à la garde. Un gloussement nerveux lui échappa. Il était toujours vivant !

 

D’une impulsion hésitante, le jeune chasseur se redressa. Il effectua quelques pas chancelants avant de se retrouver à nouveau violemment projeté au sol, le côté droit criblé des échardes de l’arbre qui venait d’exploser à dix pas de lui.

Comment peut-on être aussi malchanceux ? se lamenta-t-il. Est-ce un mauvais tour des Ases à mon égard ?

Sur les genoux, il se retourna pour faire face à la mort. Cruauté divine ou pas, il ne se comporterait pas en couard lors de ses ultimes secondes terrestres.

Un globe incandescent fondait sur lui à toute vitesse. Sindri avait l’impression de déjà sentir la chaleur infernale qu’il dégageait et se demanda s’il aurait le temps de souffrir. Au lieu de quoi, il vit un mince faisceau lumineux percuter la boule de feu, la faisant éclater telle une bulle de savon.

Son visage, maculé de terre et de sang, se tourna vers la source de ce miracle et aperçut tout juste un autre éclair argenté. Brusquement, il entendit des cris qu’il attribua – il ne sut trop comment – aux mages des runes. Les hurlements s’interrompirent aussi vite qu’ils s’étaient manifestés. Une subite rafale de vent souleva une colonne de débris qui l’aveugla l’espace d’une poignée de secondes. Un battement de cœur plus tard, il avait en face de lui un individu revêtu d’une armure dotée d’une brillance à nulle autre pareille. Le mouvement animé de ses tresses rousses et de sa cape brune se poursuivit tandis qu’il s’accroupissait aux côtés de Sindri.

- Ça va aller ? lui demanda-t-il.

Incapable de détacher son regard de l’horizon, porteur de mort quelques instants plus tôt, le jeune chasseur resta coi de saisissement.

- Hé, j’te cause ! poursuivit son sauveur en le secouant par l’épaule.

L’interpellé cligna des yeux.

- Oui … oui, je crois. Merci.

Il prit alors conscience de la jeunesse de son interlocuteur. Ce dernier ne devait pas avoir vingt ans.

- Comment t’appelles-tu ?

- Sindri.

- Toi et tes compagnons vous êtes enfoncés bien imprudemment dans cette vaste forêt, Sindri, commenta-t-il. Une envie subite de quitter la dure et horrible réalité peut-être ?

Son ton sarcastique ne plut guère à Sindri qui dévida malgré tout son récit, encore trop bouleversé par ce qu’il venait de vivre pour relever.

- Bonne intuition, mauvais plan.

- Comme si je ne m’en étais pas rendu compte ! s’emporta finalement le jeune chasseur. Est-ce que … est-ce que tu as croisé d’autres …, reprit-il d’une voix peu assurée.

- Survivants ? Non, tu es le seul pour autant que je sache. Et encore tu as eu de la chance que je passe par là.

- Björn, Ragnar … merde.

Ereinté par toutes ces émotions successives, de maigres larmes se mirent à dévaler ses joues.

- Hé, reste avec moi, d’accord. Tu as plus important à faire pour le moment que pleurer.

L’autre le fixa sans comprendre.

- Il faut que tu retournes au camp le plus proche pour informer un officier de ce que vous avez découvert. (Puis il ajouta, plus pour la forme que par réelle conviction :) Je pense qu’il ne t’en voudra pas de revenir bredouille de la chasse.

- Mais …

- Il n’y a pas de mais. Il te suffit de suivre cette direction. (Il pointa un doigt vers le sud.) Moi, je dois continuer ma propre mission.

- Seul ?

- Bien entendu. Tu ne me serais d’aucune utilité de toute façon. Et puis, j’aurais moins de chances de me faire repérer. Mieux encore, je n’aurais pas ta mort sur la conscience.

Le jeune homme ne bougeant pas d’un pouce, l’adolescent roux dit :

- Allez, dépêche-toi de partir.

L’autre s’ébroua, comme après un long sommeil et s’exécuta, s’enfonçant plus avant dans l’épaisse forêt.

 

Lorsqu’il eut disparu de son champ de vision, Gearóid reporta son attention sur la récente escarmouche qu’il venait de mener.

S’occuper de ces quatre mages des runes s’était révélé aisé ainsi qu’une … distraction presque bienvenue après plusieurs jours passés à traquer Andrei. Cette espèce d’idiot avait trouvé le moyen de geler l’un des murs de sa cellule, à briser la cloison, à dérober son Armure d’Or qui avait été mise sous clé et à disparaître en profitant du blizzard qui avait sévi cette nuit-là. A moins qu’il ne l’eût déclenché lui-même ? Enfin, cela n’avait pas vraiment d’importance aux yeux du Chevalier d’Argent.

On lui avait assigné la tâche de mettre la main sur le fugitif – comprenant par là qu’il devait le localiser à défaut de l’appréhender –, et il escomptait s’en acquitter. D’une part, parce qu’il échappait ainsi à un quotidien de plus en plus gris et terne, à côtoyer une misère que même lui ne supportait plus et d’autre part, parce qu’il n’avait jamais pu s’encadrer ce connard prétentieux et imbu de sa personne qu’était Andrei et était ravi de démontrer l’étendue de ses talents.

Malgré tout, Gearóid devait reconnaître que le petit prince savait y faire pour tirer parti de cet environnement nordique. La piste qu’il suivait était froide de deux jours, aussi ne l’avait-il pas remonté avec autant d’assiduité qu’il aurait dû. Cette "paresse" lui avait toutefois permis de sauver ce chasseur et éliminer quelques-uns des soldats de Loki, en calmant ses nerfs au passage.

 

Remontant le chemin vers le premier cadavre qu’il avait engendré, il avisa les sillons évoqués par Sindri. Ces derniers étaient effectivement profonds, amenant le Chevalier d’Orion à se questionner sur la nature du chargement, comme l’avait fait précédemment le jeune chasseur. Décuplant l’activité de ses sens à l’aide de son arcane, Sealgaire Aireachtáil, il suivit du regard, à travers bois, la route creusée par le passage des chariots. Intrigué malgré lui, et désireux de se changer les idées, l’Irlandais se laissa guider sur plusieurs centaines de mètres.

Soudain, son nez, aussi fin pour l’heure que celui du meilleur limier, capta une odeur et se focalisa dessus. Cette dernière était très ténue, comme s’il humait les effluves iodés d’une mer bien avant de la voir ou d’entendre le bruit des vagues et les cris des oiseaux. Gearóid fit quelques pas supplémentaires et inspira à pleins poumons en pressant sa langue contre son palais à de nombreuses reprises, tentant de "goûter" l’air.

La saveur était … chaude, mais également désagréable. Il ne s’agissait pourtant pas de la puanteur de corps en décomposition, ni celle d’un feu de forêt, bien qu’il y décèle en petites touches l’arôme du bois. Trop aride, elle lui agressait les sinus et la gorge, les asséchant, pareille à de la terre qu’il respirerait. Sa langue lui donnait la sensation d’être recouverte d’un voile pâteux.

Essayant de passer outre les variations du vent, Gearóid entreprit de suivre le déplaisant fumet jusqu’à sa source. Il se trouvait tout au bout de la piste, pareil à un alpiniste à l’extrémité de la corde qui le mènerait au sommet et il devait la remonter centimètre après centimètre. Se concentrer sur une fragrance particulière, alors que d’autres, puissantes et plus proches, venaient brouiller ses perceptions le contraignit à faire de nombreux détours et lui firent perdre du temps. Sa traque dura des heures.

A mesure que l’odeur se fit plus forte, il ramena petit à petit son olfaction à un niveau normal et après des dizaines de kilomètres parcourus, le Chevalier d’Orion vit sa ténacité récompensée.

Ses pas l’amenèrent au pied d’une butte qu’il gravit sans difficultés. Sitôt à son sommet, il plongea à plat ventre, le souffle devenu subitement court. Devant lui, le terrain entamait une déclivité peu prononcée jusqu’à une vallée légèrement encaissée, où coulait le mince filet de ce qui avait du être une rivière au débit puissant par le passé. La faute en incombait à un barrage établi plus en amont afin de détourner le flux du cours d’eau vers ce qui s’apparentait à des roues à aubes. Situées à cinq cent mètres de son point d’observation, elles faisaient partie d’un impressionnant camp à la vaste superficie.

Comportant de solides fortifications, autrement plus résistantes que de simples remblais de terre ou de palissades en bois, d’épais murs pourvus d’un semblant de chemin de ronde ceinturaient la place, ainsi capable de résister à un petit siège. Des tours placées à intervalles réguliers venaient s’ajouter au système de défense.

Dans le coin le plus éloigné, visible depuis le bord de l’enceinte, le Chevalier d’Argent aperçut des sortes de trous dans le sol. Aucun ne paraissait descendre verticalement, mais plutôt en suivant une pente douce. Ailleurs, il vit des fumerolles noirâtres – probablement à l’origine de l’odeur qui l’avait guidé – qui s’échappaient de fonderies en pleine activité. Relié à ces dernières, Gearóid distingua le tracé de rails qui devaient permettre l’acheminement des matières premières nécessaires à leur fonctionnement. A la vue des wagonnets lourdement chargés, il comprit ce qui avait laissé les profonds sillons dans la forêt.

Ici en revanche, il n’était plus question de vénérables arbres, uniquement de pathétiques souches pour les plus proches, sans doute abattus dans le double but de fournir du combustible aux énormes fourneaux et dégager le champ de vision près du camp. Fort heureusement, l’espace autour restait encore suffisamment boisé pour permettre à un individu, pour peu qu’il fût prudent, de s’y dissimuler.

L’instinct de pickpocket de l’Irlandais lui souffla que quelque chose d’énorme se cachait là-dessous. Il ne pouvait donc pas s’octroyer le luxe de rebrousser chemin maintenant pour simplement avertir les autres de la présence de cette fabrique. Il lui fallait répondre à la foule de questions que cette découverte soulevait en lui : à quel usage étaient destinés les matériaux utilisés ? Ces galeries souterraines abritaient-elles des esclaves ? Quels étaient les systèmes de défense et à quel rythme les patrouilles s’organisaient-elles ?

Un semblant d’excitation le résolut à relever le défi que représentait cette entreprise par sa difficulté et sa complexité. Aussi vite qu’il s’était décidé, Gearóid entreprit de rechercher un poste de surveillance.

 

Enroulé dans les plis de sa cape, capuche rabattue sur la tête, le Chevalier d’Orion était installé aussi confortablement qu’on pouvait l’être dans un espace se réduisant aux étroits combles d’une charpente. Et pas de la meilleure facture aux vues des courbures tordues du bois. Ainsi camouflé, Gearóid achevait son troisième jour de veille.

Durant les deux premiers, qu’il avait passés perché dans la fourche d’un arbre autrement plus confortable, l’Irlandais avait pu prendre note des cycles accomplis par les sentinelles et leur nombre présumé. De cette façon, il avait pu s’introduire à la faveur de la nuit dans le camp et poursuivre ses investigations. Au passage, ses propres talents en matière d’infiltration l’étonnèrent lui-même, manquant lui faire pousser le vice jusqu’à tenter de faire les poches de certains gardes ensommeillés.

En quelques dizaines d’heures, il découvrit que certains des tunnels abritaient des prisonniers en abondance, remplissant donc le rôle de geôles, tandis que d’autres devaient être des mines d’où était extraite une partie du minerai utilisé dans les fonderies. Gearóid distingua également la présence de Nains parmi les travailleurs, silhouettes trapues qui ne quittaient que rarement les hauts fourneaux où résonnait l’écho du métal frappé jusque très tard dans la nuit. Fait étrange, certains étaient enchaînés alors que la grande majorité des autres demeuraient libres de leurs allées.

A priori, ils ne fabriquaient pas d’armures, encore moins d’armes, car il n’avait vu ni l’une ni l’autre sortir des bâtiments. Rien que l’approvisionnement et le va-et-vient des ouvriers. Enfin, le martèlement continu des outils formait comme un écran qui l’empêchait d’écouter la moindre conversation relative à ce qui se tramait à l’intérieur.

Un mouvement soudain piqua toutefois sa curiosité, déjà aiguisée par tant de mystères au fil des jours passés. Les imposantes portes d’un entrepôt mitoyen à l’une des forges s’ouvrirent lentement en grondant sur leurs gonds. Des bœufs en sortirent, tirant à leur suite une charge au poids apparemment élevé, tant les animaux donnaient l’impression de trembler sous l’effort qu’ils devaient fournir pour le tirer.

Usant une fois de plus de son arcane, Gearóid amplifia son sens de la vue, se concentrant sur le moindre détail qu’il pouvait enregistrer. Au début, il ne comprit pas vraiment ce qu’il avait sous les yeux. Une espèce d’énorme masse métallique reposait sur l’attelage. Le Chevalier d’Argent s’attarda sur sa structure, examinant chaque bosselure, chaque rivet. L’effarante vérité se dévoila alors à lui. Une main ! L’ouvrage était une main aux proportions titanesques. Le possesseur de l’appendice aurait largement pu s’emparer d’un des animaux de trait par la taille et … pourquoi pas le lancer si telle avait été sa volonté. Mais quelle était la réelle utilité d’une telle chose ? Un nouveau type de bélier à la forme atypique ?

Ce qui en fait un engin inutilement gros juste pour enfoncer une porte au final, songea l’Irlandais.

A moins qu’il ne s’agît d’un genre de gantelet ? Néanmoins, aucune créature ne pouvait se vanter d’atteindre des proportions assez gigantesques pour pouvoir l’endosser. Les Géants des mythes existeraient-ils réellement ? Loki en aurait-il fait ses alliés ?

Le regard scrutateur de l’Irlandais s’arrêta enfin sur ce qu’il avait d’abord pris pour des fissures, des défauts dans l’ouvrage. En réalité, il s’agissait de runes, d’innombrables runes qui couvraient la surface du métal. Il en aurait mis sa main au feu. Impossible de savoir quel était l’usage prévu de ce qu’il venait de voir, mais la moindre de ses propres conjectures lui faisait froid dans le dos. Il lui fallait prévenir la reine afin de couper l’herbe sous les pieds de leurs ennemis.

Tandis qu’il rompait son immobilité forcée et stoppait sa technique, il capta un mouvement lors de l’ultime seconde en suivant le relâchement. L’éclat fugace d’un éclair vert bronze dans la cour. L’instant d’après, une onde de pouvoir libéré perturba l’air autour de lui, provoquant un fourmillement sur sa peau. Il avait été repéré ! Et pas par une petite pointure semblait-il, bien qu’il ne s’expliquât pas comment cela avait pu se produire. Un irrépressible frisson courut le long de son échine. Il n’était pas sûr que l’autre l’eût localisé précisément, mais il devait fuir. Maintenant. Pas seulement pour rapporter ce qu’il avait appris, mais davantage pour obéir au besoin primaire de sauver sa peau. L’exaltation provoquée par son escapade venait d’être balayée par le probable combat à venir. Raul avait ses méthodes, lui les siennes.

Il se dégagea de sa planque en quelques gestes. Et deux cabrioles plus tard, il se retrouvait sur le toit. La surface en chaume étant instable, le Chevalier se mit à courir sans toutefois utiliser son cosmos pour ne pas la défoncer sous la puissance de ses enjambées. Il n’était pas paniqué au point d’en oublier toute prudence. Dans son dos, il perçut une explosion de pouvoir intense. La partie du toit où il se cachait encore deux minutes plus tôt explosa, dispersant bois et paille dans les airs et donnant le signal de départ d’une course pour la survie.

Gearóid devrait certainement user de toutes ses ruses et de tous les moyens à sa disposition pour distancer son adversaire. Et ainsi préparer un terrain plus favorable à un affrontement si celui-ci s’avérait inévitable.

Laisser un commentaire ?