Une Dernière Bataille
Chapitre 15 : Sang et Honneur - Première Partie
13600 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 27/04/2024 07:12
19 février 1995
Grèce, Sanctuaire, Temple du Bélier
Un carré de jour hivernal, tombant depuis la fenêtre ouverte, éclairait de sa lumière froide et blafarde l’établi du travailleur. Penché au-dessus de son labeur, Arion faisait jaillir autant d’étincelles couleur d’un soleil d’été que de gouttelettes de sueur, à chaque coup qu’il assénait à l’aide de ses outils. Emportées par l’air frais circulant dans la salle, celles-ci évoquaient un ballet aérien mené par des sylphides. Pourtant, en dépit de la beauté du spectacle, le Chevalier du Bélier n’envisageait aucunement de s’attarder dessus pour lui rendre grâce, tant il était concentré sur sa cible. Grâce à ses talents de psychokinésie, il souleva la pièce de métal devant lui et la fit tourner sur elle-même pour l’observer.
Auréolés de ce qui aurait pu s’apparenter à un Kohl, non pas sombre, mais doré, ses yeux bleu violet accédaient à un monde inaccessible au commun des hommes. Il s’agissait là d’une technique dépourvue de nom, que le clan des forgerons de son peuple utilisait dans le but de "voir" au cœur du métal, de visualiser son essence profonde. Ceci afin de restaurer au mieux les liaisons entre les différents éléments constitutifs du matériau, à l’instar d’un puzzle qu’il fallait remonter une pièce après l’autre, veillant à ce qu’elles s’imbriquassent parfaitement. Bien que cette méthode ressemblât à de la science, voire de l’alchimie, elle correspondait à quelque chose de complètement différent, d’unique.
Instantanément, le jeune homme en vint à admirer davantage son défunt maître, car ce dernier, dans l’impossibilité de connaître ce procédé était parvenu à restaurer des Amures pour ainsi dire à l’aveuglette. Du moins, aussi loin que remontait sa mémoire, il n’avait vu Mû œuvrer que sur un nombre très réduit de sujets. Etait-ce dû à cela qu’il avait dans un premier temps rechigné à aider Shiryû lors de sa venue à Jamir ? Le manque d’expérience combiné à d’éventuels échecs passés auraient suffi à paralyser n’importe qui dans ce genre de situation. Mais, appréhension ou pas, le geste désintéressé du disciple de Dohko l’avait suffisamment marqué pour l’inciter à exaucer son souhait. Maintenant, c’était au tour de la protection du Verseau de subir un traitement similaire.
Réduite en un vulgaire tas de fragments par le dieu Thanatos, Arion avait dû la reforger entièrement d’après d’obscurs croquis découverts dans la grande bibliothèque du Sanctuaire, et son inspiration personnelle. Recourant à diverses poudres et métaux rares, il était parvenu à stabiliser la structure de l’Armure au bout de longues et harassantes semaines de labeur. Le "corps" du patient enfin guéri, il devait ranimer son âme. Et pour ça, la nécessité de faire appel à du sang s’avérait indispensable ; le problème étant que la quantité exigée représentait un tribut suffisamment lourd pour tuer n’importe qui.
Quand le gardien du Premier Temple en avait fait part à Andrei, ce dernier s’était montré peu enclin à se « laisser saigner comme un porc », selon ses propres termes. Evènement inhabituel, l’élève de Hyôga n’avait toutefois émis aucun commentaire sur un éventuel gaspillage ou blasphème à verser du sang noble. Démontrant ainsi que sa, désormais légendaire, arrogance ne revenait pas sur le tapis lorsqu’il importait de motif touchant une corde sensible. Encore qu’il avait tout de même demandé si un pauvre hère ne pouvait pas lui être substitué. Hélas, lui avait révélé Arion – non, sans avoir été échauffé par ce manque de respect face à un rite sacré –, seul le fluide coulant dans les veines d’un Chevalier permettait de réaliser cette opération. De plus, le lien unissant le porteur et l’Armure s’en voyait ainsi renforcé, et accessoirement, confortait la bonne opinion des gens sur les serviteurs d’Athéna. Andrei s’était donc entaillé les poignets, en dépit d’un manque flagrant de ferveur à réaliser ce geste, contraignant Arion à l’y aider en jouant du poignard. Heureusement pour le puîné du roi de Blue Graad, son homologue doré s’était abstenu de le laisser se vider. En effet, à peine un quart du volume contenu dans son corps s’était écoulé qu’Andrei vit son hémorragie s’arrêter sous l’action de la psychokinésie d’Arion. Celui-ci, sachant combien la procédure était dangereuse, avait préféré compléter la partie manquante avec son propre sang.
La présence d’Oreste aurait été la bienvenue pour nous aider à guérir plus efficacement, songea le Chevalier du Bélier en y repensant.
Ainsi, il aurait pu directement reprendre sa besogne. Au lieu de ça, il avait dû attendre une semaine entière pour se remettre convenablement. Entre-temps, l’Armure avait absorbé la totalité du liquide carmin, telle une gorge restée par trop longtemps sèche.
Arion relâcha son emprise mentale et reposa la pièce sur l’établi. Son cosmos brûlant ardemment, il abattit son marteau et son burin en un rythme hypnotique, calqué sur les battements de son propre cœur, comme un médecin cherchant à réanimer un mourant. Tandis que son front ruisselait à cause d’une chaleur irréelle, qu’il aurait jugé digne de celle régnant au centre d’une forge, une phase que le successeur de Mû savait cruciale se jouait en cet instant. Le moment où il devait consolider la chaîne reliant le contenant et le contenu, le corps et l’âme, sans quoi le résultat ne serait pas différent d’un grossier morceau de ferronnerie, une coquille vide. Bientôt, sous son regard attentif et ses prières muettes, une vie nouvelle se mit à pulser au contact de ses percussions effrénées. Alors, il contempla, avec émerveillement, le métal grisâtre et glacé reprendre des couleurs et devenir chaud au toucher. Satisfait, mais également infiniment soulagé par la réussite de son entreprise, il déposa ses outils et s’essuya le visage à l’aide d’un linge propre. Il étira ensuite les muscles de ses épaules, percluses de douleur à force de rester dans une position inconfortable aussi longtemps. Détendu, il observa de nouveau son "patient", réfléchissant à l’étape suivante. Car, au contraire d’une Armure de Bronze ou d’Argent, n’ayant aucunement besoin d’une intervention supplémentaire, cette dernière était d’Or. Et donc, de part sa nature, elle tirait son pouvoir et sa résistance de la relation particulière qui l’associait à l’astre solaire. Selon les anciens écrits traitant de la question, la résurrection de la protection ne serait complète que lorsqu’elle aurait été exposée aux rayons du soleil durant plusieurs semaines, voire mois. Il ne restait plus qu’à s’atteler à cette ultime tâche et l’affaire serait réglée.
Rasséréné, il cessa de penser à son travail et recentra plutôt son attention sur ses conscrits Chevaliers, partis à Asgard il y avait six semaines déjà. Ses visions témoignaient de la présence d’un péril sur les terres du Nord. Une menace suffisamment destructrice pour entraîner la fin du monde. Ses compagnons d’armes avaient-ils pu découvrir le sens caché des images qu’il leur avait présentées, réussissant par là même à changer le cours des évènements ? Ou bien gisaient-ils quelque part, agonisants ? Bien qu’il n’eût plus eu de rêve prémonitoire, il était convaincu de l’invraisemblance de cette dernière supposition. Ils étaient bien préparés et un chef assez sage comme Oreste pouvait évaluer les risques qu’ils couraient avec suffisamment de recul. Et, à moins qu’un message leur parvienne entre-temps pour les informer d’un quelconque changement de plan, il les rejoindrait bientôt, espérait-il, avec Andrei. C’était tout ce qu’ils pouvaient se permettre. Se délester d’encore plus de gardiens mettrait Saori et le Sanctuaire en danger, puisque leurs ennemis avaient prouvé qu’ils pouvaient jouer sur plusieurs tableaux. Même si elle l’avait ordonné, ses fidèles Chevaliers, sacrés ou apprentis, ne l’auraient pas écoutée et seraient restés. Du moins, pour les plus jeunes. Il n’osait pas se l’avouer, mais parmi les anciens, certains pourraient avoir des raisons de refuser l’appel. Néanmoins, qui était-il pour les juger ?
Songeant de nouveau au protecteur du Onzième Temple, Arion poussa un soupir de résignation rien qu’à l’idée du calvaire que celui-ci lui ferait certainement vivre, dès qu’il l’informerait de l’avancée des réparations. Son Armure à portée de main, sans pour autant pouvoir l’endosser risquait de mettre le disciple de Hyôga dans de mauvaises dispositions.
Bah, pensa Arion en souriant, ce n’est pas comme si ça allait changer grand-chose par rapport à d’habitude.
20 février 1995
Norvège, Asgard, Province Centrale, Völkengard
Appuyé contre le manteau de l’âtre de pierre, au sein duquel brûlait un maigre brasier, Tristan tournait les pages d’un ouvrage dont il ne saisissait pas un traître mot. Les termes issus de l’alphabet runique ne lui évoquaient rien et les illustrations, bien que détaillées au demeurant, peinaient à le renseigner davantage. En temps normal, il n’essaierait pas de poursuivre un but aussi vide de sens, toutefois, cela faisait trois semaines que ses activités se résumaient à parler, manger, dormir et tenter de déchiffrer ces textes. Souffrant de maux de tête à force de s’escrimer sur cette vaine entreprise, le Français referma doucement le livre avant de le replacer sur l’unique étagère disposée dans un coin de la chambre. Il observa son compagnon de "cellule". Assis en tailleur sur son lit, Oreste, les mains posées sur ses genoux et les yeux clos, méditait. Un très fin halo doré suivait les contours de son corps. A ce que Tristan en avait vu, l’Italien pratiquait cette espèce de transe une fois par jour. A quelle fin ? Paix de l’esprit ? Concentration de cosmos ? Appel télépathique ? Il n’en savait rien et ne se sentait pas vraiment de demander une réponse. Chaque être avait son jardin secret qu’on se devait de respecter au maximum. Du moins, c’était ainsi que Tristan considérait les choses.
Toutefois, si cette quiétude était transmissible, il aurait aimé pouvoir en bénéficier. Hanté par la scène de carnage résultant de l’attentat manqué contre la souveraine, ses récents songes se révélaient peuplés d’images sanglantes, l’empêchant de s’accorder un repos salvateur. La possibilité de s’en ouvrir auprès du Chevalier des Poissons représentait une bonne chance de s’en exorciser. Seulement, cela fonctionnerait-il ? Il en vint à imaginer les réactions de ses compagnons oscillant entre moquerie et doute quant à sa capacité à combattre. Craindraient-ils par la suite de s’appuyer sur lui ? Au cours de sa formation, son maître l’avait prévenu des hésitations qu’il connaîtrait durant une bataille. Crainte d’être blessé, réticence à tuer. Tous les gens – ou presque – connaissaient de tels moments. Certes, il ne fallait pas oublier ses réserves, mais se laisser entraver par elles n’était guère mieux. Un choix s’imposait selon les circonstances et s’y tenir restait la meilleure option. Tergiverser et ne pas adopter de position du tout demeurait le pire envisageable. Au cours du précédent combat, sa décision – toujours bonne selon lui – de s’occuper de Mei Ling, plutôt que d’épauler ses frères d’armes dans leur défense avait prévalu. La motivation sous-jacente derrière ce geste indiquait-elle une peur cachée ?
Pourtant, lors de leur toute première échauffourée, il se rappela qu’il n’avait pas reculé devant les assaillants. Etait-ce parce qu’il suffisait de les assommer au lieu de les tuer ? Non, car la situation survenue tantôt s’avérait semblable en de nombreux points. Alors quoi ? Un de ses compagnons lui avait paru souffrant et tout naturellement, il s’était porté à son secours. Cela induisait-il que son absence avait augmenté le coût en vies perdues ? Peut-être. Ce n’était que des suppositions, cependant, cette question l’obsédait toujours plus avant. Une faille pareille pouvait se révéler dangereuse à l’avenir, tout en demeurant intolérable pour quelqu’un de son statut. Inéluctablement, il lui faudrait revoir son sens des priorités. Ou découvrir le dur moyen de concilier les deux.
Soupirant intérieurement, il traversa l’espace qui le séparait de son matelas aussi silencieusement que possible et s’y assit sur le bord. Gagné par des préoccupations plus terre à terre, il se demanda où se trouvaient ses amis. Ils avaient probablement été confinés dans des pièces analogues du château. Néanmoins, l’incertitude ancrée dans cette pensée peinait à le satisfaire totalement.
- Tu es troublé, n’est-ce pas ? avança une voix semblant sortir du néant.
Tristan regarda dans la direction du Chevalier des Poissons et s’aperçut que celui-ci le fixait de son seul œil ouvert.
- Comment arrives-tu à deviner ça en ayant les yeux fermés ?
- C’est assez facile en réalité. Il y a maintenant trois semaines que nous sommes coincés ici, sans nouvelles de l’extérieur. Tu as beau être patient, tu as une limite. Tout le monde en a une. (Il dévoila sa seconde pupille, complétant son champ de vision.) Et puis, tu as surtout tendance à faire craquer les articulations de tes doigts quand tu es anxieux ou impatient.
- Je ne …, essaya-t-il de se justifier avant de prendre conscience du bruit sec provoqué par l’une de ses phalanges torturée. (Il sourit.) Je suis coincé, on dirait.
- Tu n’as aucune raison de t’en faire.
- Je le sais, mais c’en devient presque irritant de tourner en rond comme un lion en cage. La première fois, j’admets qu’on se retrouve sous les verrous parce qu’on ne sait rien de nous. Là, c’est juste incompréhensible. Nous avons pourtant assuré à la reine que nous ne voulions que l’aider. On est enfermés alors que le monde court peut-être à sa perte pendant ce temps. J’enrage !
Oreste avait patiemment écouté son ami, lui-même nourrissant une opinion similaire. Dès le début de leur assignation forcée à résidence, des conjectures plus nombreuses les unes que les autres s’étaient empressées de venir les tourmenter. La souveraine les gardait-elle là, quoi qu’ils en disent, car elle préférait ne pas les mêler aux affaires de son royaume ? Avait-elle choisi de s’entretenir d’abord avec les émissaires de Poséidon – car il ne doutait plus à présent que Einar en fît partie – afin de connaître le point de vue de ce dernier ? Y avait-elle décelé un meilleur profit dans leur offre ? Peu probable, puisque ceux-ci paraissaient nourrir les mêmes intérêts que les Chevaliers. Cependant, un sentiment presque primaire contraignait les deux protecteurs d’Athéna assis dans la chambre à se défier d’eux. En effet, par quel moyen l’Ebranleur du Sol avait-il pu reformer un semblant de corps d’armée, tandis que son âme était maintenue enfermée par le sceau d’Athéna ? Il aurait dû lui être impossible d’en appeler à ses Marinas. L’Italien ne saisissait goutte à la façon dont ces combattants étaient choisis, cependant, quelques informations lues par-ci par-là, débattaient d’une histoire d’âme et de fusion. En tout cas, rien qui ne pût s’effectuer sans une certaine assistance de la volonté de la déité. Le gardien du Douzième Temple s’était alors rappelé avoir entendu que la déesse de la Sagesse avait rendu visite à Julian Solo, l’hôte de Poséidon en cette ère, il y avait bientôt huit ans de cela. Ceci dans le but de le remercier pour son soutien lors de la Guerre Sainte.
D’après les propos de son maître, Shun d’Andromède – lui-même les tenant de la jeune déesse – celle-ci avait dû relâcher momentanément l’emprise de sa marque sur l’âme de l’Empereur des Mers pour pouvoir lui parler. Suite à ça, un soupçon s’était formé dans l’esprit de l’Italien quant aux conséquences de ce geste. Et si le "cadenas" n’avait pas été remis en place correctement ? Sur le moment, Oreste avait estimé ses doutes particulièrement déplacés ; après tout, il médisait sur les compétences d’une divinité. Puis, petit à petit, il en était venu à considérer cette hypothèse comme une réelle possibilité. Ce qu’il fallait retenir également, c’était le contenu du discours de Poséidon lors de cette entrevue. A en croire les libres interprétations d’Athéna, son oncle, à travers les yeux de son réceptacle humain, tendait vers une attitude moins belliqueuse envers sa personne et un accord tacite semblait avoir été établi. Grâce à Narya, et indirectement Einar, l’Ebranleur du Sol avait eu vent de ce qui se tramait à Asgard bien avant la déesse aux Yeux Pers. Malheureusement, la prise de position soutenue par ce dernier – à savoir qu’il ne la jugeait pas assez forte pour mener à bien une entreprise de cette envergure – paraissait avoir prévalu, l’incitant à faire cavalier seul. Peut-être les Chevaliers parviendraient-ils à revenir sur ce point avec leurs homologues lorsqu’ils pourraient les rencontrer. Car si leurs intérêts concordaient, il serait idiot de refuser une aide offerte sans tromperies ni détours dans la quête qui les concernait vraisemblablement tous.
En attendant, songea Oreste en triturant sa croix de bois entre les doigts, le temps continue de filer et notre champ d’action se restreint.
Ils en avaient déjà débattu tant et si bien qu’une nouvelle conversation à ce sujet n’apporterait pas davantage d’eau à leur moulin. Ils devaient se montrer patients.
- Je suis convaincu que …, commença le Chevalier des Poissons.
Une série de coups frappés à la porte ne lui laissa pas le loisir de terminer sa phrase. Ils se levèrent tous deux pour s’apprêter à recevoir leur petit déjeuner, comme à l’accoutumée. Mais, au lieu de ça, un homme coiffé d’un toupet de cheveux noirs, l’un des gardes en faction, leur adressa un signe de la main, leur intimant de le suivre au-dehors. Le duo se consulta du regard, puis d’un commun accord, obtempéra, trop heureux de pourvoir enfin échapper à sa réclusion.
Ils emboîtèrent le pas à leur guide, tandis qu’un autre se plaçait dans leur dos pour fermer la marche. Aucune entrave ne leur fut imposée. Avançant à une allure modérée, la file humaine arpenta les couloirs du château sans rencontrer âme qui vive, tel un groupe spectral que les simples mortels s’ingénieraient à fuir. A croire que les lieux étaient exempts de toute vie ou que les chemins qu’ils empruntaient étaient sciemment les moins usités. Fallait-il vraiment que la moindre des interactions qu’ils auraient pu avoir fût évitée à tout prix ? Une fois seulement, ils croisèrent la route de domestiques, deux jeunes femmes, et ces dernières s’empressèrent de détourner les yeux et de déguerpir en vitesse. Au bout d’un moment, malgré tout, ils finirent par être rejoints par leurs compagnons. Egalement réunis par paires et encadrés de façon similaire, ils se retrouvèrent à suivre une unique allée centrale. Proches sans pour autant être autorisés à se regrouper, ils durent, à défaut d’une poignée de mains ou d’une accolade, échanger uniquement des coups d’oeils et des signes de la tête.
Les trublions, Raul et Gearóid, avaient eu la chance, si l’on pouvait utiliser ce terme, de finir ensemble. Connaissant les interactions explosives que constituaient leurs altercations, Tristan s’étonna que la place forte n’eût pas subi de dommages ou bruissé d’invectives au gré de leurs relations houleuses. Signe que tout allait pour le mieux, le Mexicain fit savoir sous forme de marmonnement entre ses dents serrées qu’il trouvait intolérable de ne pas avoir pu se restaurer avant de quitter leur chambre. De son côté, Mei Ling affichait son éternel masque impénétrable, obligeant l’observateur à deviner les tréfonds de sa pensée. Une légère différence notable dans sa mise capta l’attention de Tristan. Cela relevait peut-être de son imagination, mais les mèches près des tempes de la Chinoise lui paraissaient avoir été rassemblées en de minuscules tresses. Le geste coquet détonait par rapport au reste de ses cheveux qui, de par leur taille dépassant à peine le centimètre, conférait un aspect peu soigné au tout. Sa colocation avec la Marina expliquait-elle ce minuscule changement ? Cessant promptement de la fixer parce qu’il savait qu’elle possédait un don certain pour deviner les regards posés sur elle, il se choisit donc une nouvelle cible en la personne de Fares. Le Libyen conservait un air mélancolique sur ses traits basanés par l’ardent soleil de sa terre natale. Par sa présence inédite à ses côtés, Einar avait-il pu avoir un quelconque effet sur lui ? Dans un sens, lui et Mei Ling se ressemblaient, prisonniers d’un passé encombrant dont eux seuls avaient connaissance et qui les empêchaient d’évoluer, les entravant comme autant de chaînes.
La troupe désormais au grand complet poursuivit la voie tracée par leurs guides jusqu’à aboutir devant des battants de métal forgé, décoré par des runes habilement rehaussées d’or. Les gardes de tête s’emparèrent des poignées et ouvrirent le passage. Une pièce aux dimensions modestes se dévoila derrière les panneaux grisâtres. En son centre, une table en pin s’étirait de toute sa longueur. Gravitant autour d’elle, des bibliothèques façonnées dans le même bois supportaient le poids de plusieurs centaines de livres et les rares espaces libres entre les murs s’ornaient de fresques. De hautes fenêtres permettaient à la lumière du matin d’entrer et, si celles-ci ne suffisaient pas, un énorme lustre n’attendait qu’une flamme pour voir ses dizaines de bougies s’éclairer. Leurs bouches demeurées hermétiques, les soldats laissèrent leur convoi pénétrer dans la salle et refermèrent les portes après leur départ, abandonnant la Haute Prêtresse d’Odin et leur souveraine avec les visiteurs étrangers. Ignorant pour quelle raison leur présence était requise, nul n’osa prendre la parole. Même Narya et Oreste, qui s’étaient montrés si prolixes en paroles lors de la précédente entrevue, ne se risquèrent à agir les premiers. De la reine, ils ne voyaient que son dos.
- Vous vous étiez montrés plus éloquents la dernière fois que nous nous sommes entretenus, lança la reine pour briser le silence, par l’intermédiaire de sa traductrice.
Elle se retourna pour finalement leur faire face. Elle portait une robe à la teinte neigeuse, ses cheveux ondulés d’un blond si pur qu’ils s’en confondaient avec le tissu. Marquant un net contraste avec la couleur du vêtement, sa couronne aux corbeaux d’obsidienne ceignait son front.
Fares surprit la ferme volonté qui animait son regard bleu glacier, montrant une confiance renouvelée en ses facultés en dépit ce qu’elle avait traversé. Impressionné par une telle assurance, ses doutes à acquérir pareille résolution un jour l’emplirent de détresse.
- Je suppose, hasarda Narya, que vous avez pris votre décision.
- Décidément, ta capacité à deviner les choses ne cessera jamais de me surprendre, Narya. (La pointe d’ironie dans la voix de la reine n’échappa pas à l’Islandaise.) Toutefois, c’est un atout non négligeable chez un allié.
Une lueur d’intérêt passa dans les yeux de son auditoire.
- Oui, j’ai bien prononcé le mot « allié », confirma-t-elle. J’ai eu le temps de la réflexion et un évènement en entraînant un autre, la réponse devint une évidence. N’ayant pas pu le faire plus tôt, je tiens également à vous remercier de vous être portés à mon secours.
- Vous êtes donc prête à nous accorder votre confiance, conclut Oreste.
- En effet.
- Pardonner mon audace, Votre Majesté, mais pourriez-vous nous éclairer sur ce qui a provoqué ce revirement de votre part ? questionna Tristan.
- Lorsque j’ai évoqué la marche du temps un peu plus tôt, je pensais à une chose en particulier, dit-elle. Il y a de cela environ sept jours, Torden, une forteresse connue pour être le cœur militaire élitiste de notre royaume, l’équivalent de votre Sanctuaire à Asgard, a été dépouillée de toute vie.
- De combien de gens parle-t-on exactement ?
- Plus de trois cents ; hommes et femmes ; jeunes et vieux ; guerriers et civils. Tous exterminés sans distinction.
Les narines de Raul se dilatèrent, tandis que le sang battait à ses tempes sous le coup de la colère et Einar ferma les yeux en détournant la tête.
- En terme de puissance, à quel niveau situiez-vous nos équivalents de Torden ? demanda Oreste à la Haute Prêtresse, seule à avoir pu ressentir leurs cosmos lors de l’attentat déjoué.
- Pour être ordonné, les prétendants au titre de Servants doivent recevoir l’onction que je suis seule à dispenser. Et parmi le petit nombre sur lequel ce rituel a été pratiqué, peu nombreux sont ceux qui peuvent prétendre posséder un pouvoir égal au vôtre. Pouvoir que je n’ai pu qu’entrapercevoir dans mon état de semi-conscience au cours de vos agissements. (Elle désigna les quatre Chevaliers d’Or.) Toutefois, je pense que quelques-uns en sont tout à fait capables et que les autres disciples, bien que non sacrés, tendent vers le niveau de la caste que vous nommez Argent. Brand, le dirigeant de la forteresse consacré par mon prédécesseur, demeurait une personne au talent exceptionnel, égalant largement vos cosmos. Qu’il ait été défait demeure un choc pour moi.
- Conclusion, les types d’en face ont une sacrée force de frappe, lança Raul.
- Il n’y a pas que ça, tempéra le gardien du Douzième Temple. Majesté, croyez-vous que les jarls qui ont conspiré contre vous soient suffisamment puissants pour réussir un pareil coup d’éclat ?
- Qui conspire encore et toujours rectifierai-je, mais non, j’y ai longuement réfléchi moi-même et il leur est impossible de réaliser un tel acte à leur niveau.
-Il s’agit donc d’autre chose, d’une faction différente avec davantage de moyens à sa disposition. Pour vaincre une garnison aussi bien entraînée, il aura fallu une armée conséquente.
- Des personnes sachant utiliser le cosmos, hasarda Gearóid en se grattant la tête. Ou en possédant des rudiments. Peut-être parle-t-on du même groupe que celui qui a tenté de vous tuer, mais à des niveaux différents.
- Cela se tient, admit la souveraine. Toutefois, même dans ce cas de figure, il reste à établir l’identité de l’individu pouvant réunir plus de pouvoir militaire qu’une coalition de jarls … .
- Loki, lâcha simplement une voix derrière Narya.
Aux oreilles de la plupart, ce nom n’évoquait rien, cependant, pour un très petit nombre, l’affirmation eut le lourd poids d’une pierre chutant de plusieurs étages et Sosia, la Haute Prêtresse, en blêmit.
- Qu’as-tu dit ? s’enquit la reine Ylva, plus par réflexe qu’une réelle mauvaise écoute.
Toutes les têtes présentes se tournèrent en direction de l’individu qui se trouvait dans le dos de l’Islandaise.
- Le nom de votre ennemi est Loki, votre Majesté, répéta Einar.
Reprenant un semblant de contenance, cette dernière demanda :
- D’où tires-tu une telle conviction, jeune homme ? Le Mage des Mensonges a été banni et emprisonné par Odin et ses pairs. Il est inimaginable qu’il se soit libéré de ses entraves.
- Reine Ylva, je me nomme Einar et contrairement à ceux que je côtoie dans cette salle, mes racines se trouvent ici. Je suis né et ai grandi dans un petit village de la Province Ouest. Un hameau qui n’existe plus depuis que des hommes, se réclamant agir sous les directives du Changeur de Formes, ont réduit les miens en esclavage voilà six ans. Je me suis échappé, mais mes poursuivants m’ont rapidement retrouvé et une de leurs flèches m’a fait basculer dans la mer. Là, au cœur de la plus infinie noirceur, alors que je pensais mourir, le seigneur Poséidon m’a recueilli et bien que ma loyauté aille désormais au dieu grec, je ne renie pas Odin pour autant. Il est de mon devoir de vous aider.
- Etait-il au courant ? demanda soudainement la souveraine d’Asgard d’un ton glacial.
- Pardon, Votre Majesté ? s’étonna le Marina. De quoi …
- Je sens que ça va barder, marmonna Raul qui comprit d’instinct ce qui était sur le point de se produire. Son maître, Shaina, prenait très souvent ce genre d’intonation lorsqu’elle le récriminait.
- Poséidon savait-il que Loki ourdissait quelque plan ?
- Eh bien, je n’en suis pas certain. Je lui ai raconté mon histoire comme je viens de le faire … .
- Et il a choisi de jouer la sourde oreille et envoyé une espionne plutôt qu’un héraut pour m’en avertir ! fulmina-t-elle. C’est une affaire qui met directement mon royaume en péril ! Pourquoi attendre si longtemps pour agir ? De très nombreuses vies auraient pu être épargnées et des contre-mesures prises afin de saboter ses plans.
- Ça n’aurait servi à rien, intervint Narya, si ce n’est épuiser vos ressources en vain. Mon principal but était de collecter suffisamment d’informations pour débusquer les serviteurs de Loki, leurs bases d’opération, ou leurs camps d’esclaves. Ensuite …
- Ensuite, nous avons tous vu ce que cela a donné, renchérit la Blanche Dame de plus en plus contrariée. J’ai peut-être été abusée, mais je sais encore de quelle façon diriger mon pays ! Avec vos pouvoirs, vous êtes les égaux de demi-dieux pour la mortelle que je suis. Néanmoins, je pourrais jurer de trouver un moyen de vous exécuter pour ce que vous avez fait. Ou plutôt pas fait.
- Auriez-vous seulement cru ce que ce messager serait venu vous annoncer ? débattit l’Islandaise. Parfois, il vaut mieux être soi-même témoin de choses auxquelles on n’aurait jamais prêté foi sinon. Ce sont des mots durs, j’en suis consciente. Toutefois, mes agissements ne m’ont pas uniquement été dictés par mes ordres. Ils l’ont également été par l’amour que je me suis découvert pour ces terres. Si je ne vous ai rien dit plus tôt, c’était parce que je n’y voyais rien de profitable. Que vous me croyiez ou non, cela n’a pas d’importance. Libre à vous de me châtier, je ne me soustrairai pas.
Un pesant silence suivit sa déclaration. Au bout d’une minute, la reine consentit à décolérer un peu, tout en demeurant tendue.
- Les circonstances étant ce qu’elles sont, je consens à t’écouter, Narya. Seulement, il s’agit d’un acte pour lequel je te tiendrai désormais rigueur.
Cette dernière acquiesça, acceptant les réserves de la jeune femme à son encontre. Tant que cela ne nuisait pas aux négociations, elle pouvait considérer la punition qui l’attendait comme juste.
- Le débat est loin d’être clos, rappela la Haute Prêtresse. Je crois même que nous, enfin vous, devriez commencer à mettre votre savoir en commun. Qu’en pensez-vous ?
- Une suggestion pleine de bon sens, déclara la Blanche Dame. Et la première interrogation me taraudant se rapporte au réveil des forces de Loki. Pour les appeler, il a forcément dû recevoir une aide extérieure, mais laquelle ? Celle d’un humain lambda n’y pourrait rien et je doute qu’il l’accepte ouvertement, alors qui ?
Elle plongea son regard bleu glace dans celui de l’Islandaise sans y trouver de réponse, la laissant momentanément perplexe.
- Sur ce point, intervint Oreste, je pense que nous pouvons vous fournir quelques éléments de réponse, même s’ils sont assez minces.
Reprenant le fil des évènements déjà présentés sept jours plus tôt, le Chevalier des Poissons passa en revue les informations dont ils disposaient de leur côté. Des précisions furent fournies par ses compagnons. Même le timide Fares et la rebelle Mei Ling contribuèrent à enrichir le récit.
- Ainsi, la conclusion incertaine, mais plus que probable, est que celui que nous nommons à défaut le « Collectionneur » a joué un rôle dans l’émergence de Loki. Seulement, pourquoi, alors qu’il se contentait de coups furtifs jusque-là, est-il allé ratifier une alliance avec quelqu’un d’autre ?
- Et …, hésita le Libyen, et si c’était parce qu’il ne trouvait pas ce qu’il cherchait, et que la seule personne susceptible de l’aider était ce dieu banni.
- Ça se tient pour moi, avoua Raul.
- On ne peut pas l’affirmer avec certitude, tempéra Tristan.
- En échange, continua Gearóid, il le libère.
- Et vous n’avez aucune indication sur l’auteur de cette démarche ? tenta pour la forme la Haute Prêtresse d’Odin.
- Malheureusement non, la renseigna l’Italien. Cet individu, qui qu’il soit, a très bien calculé son coup et toutes ses actions sont mesurées et mûrement réfléchies.
- Au lieu de s’intéresser au voleur, il faudrait davantage se concentrer sur sa cible, déclara Narya. Qu’est-ce qu’il l’a attiré ici ?
- Difficile à deviner, répondit Gearóid.
- On peut quand même essayer, persista-t-elle. Les artefacts dérobés sont pour l’instant au nombre de deux.
- Faux, la prévint Oreste. Il s’agit du nombre dont on a la certitude que le « Collectionneur » a en sa possession. Rien ne nous indique qu’il n’en avait pas déjà auparavant.
- Très bien, concéda-t-elle. Alors de quels autres renseignements disposons-nous sur eux ? Qui soient sûrs, évidemment, jugea-t-elle important de préciser.
- Ils sont vieux, laissa échapper Raul.
- J’ai mieux, argua l’Irlandais en se retenant de pouffer de rire. Ils sont liés à des divinités.
- Et il s’agit de clés censées servir à l’ouverture d’une porte en particulier, ajouta Oreste.
- Qui donne sur quoi ?
- Nous l’ignorons encore, reconnut le Chevalier du Capricorne. Mais apparemment, il vaudrait mieux pour nous tous qu’elle demeure close.
- Le problème est que je n’ai pas le moindre souvenir concernant l’existence d’un artefact répondant aux critères que vous évoquez, dit la reine Ylva. Avez-vous une opinion différente sur la question, Sosia ?
- Votre Majesté, votre défunt époux vous a-t-il jamais parlé d’un trésor censé être défendu par l’ordre établi à Torden ?
- Je crains que non. De quoi s’agit-il ?
- Au-delà de l’anéantissement des forces militaires présentes et en devenir, je commence à croire que ce qui se cache derrière ce secret est la cause de l’assaut sur Torden. (Elle prit quelques secondes pour mettre de l’ordre dans ses idées.) Traditionnellement, seul le monarque est habilité à posséder de cette information. Du moins, c’était le cas jusqu’à ce que le roi m’en informe sur son lit de mort.
A ce moment, l’élue du dieu borgne choisit d’affronter le feu couvant dans le regard bleu glace de sa souveraine. Et contrairement à ce qu’elle pensait, elle n’y trouva aucune trace de colère ou d’amertume, seulement de la déception. Elle n’en était plus à une près.
- Je vous suis loyale, Votre Majesté, rappela fermement la Haute Prêtresse, et en tant que dirigeante d’Asgard, vous êtes apte à recevoir ce savoir, toutefois, j’ai souhaité attendre que vous ayiez trouvé un époux afin de pouvoir l’informer, lui. C’était d’ailleurs le souhait de votre défunt mari et j’ai été élevée avec les vieilles traditions, de celles qui ont la vie dure. Je n’ai pas eu la volonté suffisante pour vous mettre dans la confidence. Nous avons récemment vu que les temps changent et que les situations actuelles nous poussent à revoir nos préconceptions. La levée sur ce secret est l’une d’entre elles. (Elle laissa échapper un long soupir.) Malheureusement, je dois déplorer la limite de mon savoir sur cette question là. Je ne connais pas la nature exacte de cet objet, seulement qu’il était important que le successeur du roi soit au courant de son existence.
- Conserver un secret d’une importance aussi capitale, au risque de le perdre par la mort imprévue du seul individu en ayant connaissance, n’est pas très malin si vous voulez mon avis, dit le Chevalier d’Orion.
- Vous pouvez nous taxer de laxisme, mais je crois que personne n’aurait pu prévoir un tel cas de figure. La seule chose que nous puissions entreprendre à l’heure actuelle est de remédier à ce problème.
- Pourtant, d’après vos dires, cela semble sévèrement compromis, non ? fit remarquer Tristan.
- Il ne faut présumer de rien, jeune homme. La caste, dont je fais partie et que je dirige, possède une modeste bibliothèque où sont archivés des centaines de documents. Et j’ai l’intime conviction que l’un d’entre eux contient ce que nous cherchons.
- J’aime quand tout devient simple ! s’exclama Raul, ravi que l’on mît fin à cette réunion qui mettait au supplice son estomac vide.
Dans l’intérêt de tous, Gearóid s’abstint de narguer son camarade.
- Le sujet principal ayant été étudié sous tous les angles, il reste encore toutefois un ou deux points que je voudrais aborder, signala la Blanche Dame.
- Comme ? poursuivit le Mexicain, sentant que la suite allait ternir sa joie.
La reine expira lentement par le nez l’air que contenaient ses poumons.
- Comme le fait que j’en ai assez que l’on me manque de respect, Chevalier ! Je n’ai pas votre statut, néanmoins, je suis tout de même à la tête d’une nation, alors j’exige un minimum de politesse et d’égard de votre part.
Le visage du gardien du Deuxième Temple vira au cramoisi. De colère ou de gêne, impossible de le savoir.
- Veuillez me pardonner, Votre Majesté, cela ne se reproduira plus.
Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
- Ainsi que je le disais, un mystère me tourmente depuis la nuit suivant votre mise au cachot et la fuite de Gorahk. Apparemment, un duo anonyme se serait mis en tête de le poursuivre. Dans la foulée, ils ont mis en déroute plusieurs de mes gardes, induits en erreur par le fuyard, avant de disparaître. S’agissait-il de connaissances à vous ?
- Non, reconnut immédiatement Oreste. Nous sommes les seules personnes que le Sanctuaire a envoyées ici.
- Tiens, s’étonna la reine, vous n’êtes pas la première à répondre à cette question, Narya ?
- Votre Altesse, je tiens à vous assurer que le seigneur Poséidon n’a rien à voir avec ces agressions même si, effectivement, deux des nôtres sont encore en liberté, devrais-je dire, dans la cité. Je vous aurais signalé leur présence dès la fin de cette assemblée.
- Excusez-moi de mettre votre parole en doute sur ce point-là.
- Je pense pouvoir disculper ma camarade en émettant une hypothèse plus vraisemblable sur les auteurs, intervint l’Italien. Si vous vous rappelez ce dont nous avons débattu plus tôt, j’ai mentionné le fait qu’une troisième équipe poursuivait un objectif similaire. Du moins, à ce qu’il me semble. Mon avis est que ce sont bel et bien eux qui ont maîtrisé vos soldats. Je reconnais que ce n’est qu’une théorie, mais étant donné la foi que Narya porte à votre encontre, je la considère plus juste que la vôtre.
La femme à la chevelure d’un blond si intense qu’il en devenait presque blanc, considéra longuement le Chevalier des Poissons et la Marina, jaugeant leurs discours et leurs attitudes.
- C’est une opinion qui se défend, admit-elle avec réserve. Je veux que vos amis, s’adressa-t-elle à l’Islandaise, me soient présentés dans l’heure, par mesure de précaution. Mes hommes se souviendront certainement de leur carrure et pourront les innocenter entièrement à mes yeux.
- Je procéderais selon les souhaits de Votre Majesté.
- Cette question allant être réglée sous peu, il revient de déterminer ce qui a la prévalence. Mettre la main sur cet artefact est le but central de cette entreprise, je le reconnais ; toutefois, de nombreux éléments gravitent autour de ce dessein. Mon pays est en passe de sombrer dans la guerre civile, aussi je sollicite votre aide pour remédier à cette situation.
- Nous ne sommes pas des généraux, Votre Majesté, jugea Tristan, ni des mercenaires. Et vous l’avez vous-même dit, d’autres choses réclament notre …
- Je ne vous demande pas de conduire des troupes au combat, seulement, de veiller à ce que vos pendants chez Loki et leurs alliés ne les massacrent pas en l’espace d’un battement de coeur.
- Sauf qu’on n’a pas le temps de jouer les chaperons, s’ingéra une nouvelle fois Raul de sa voix de baryton.
- Et bien, vous allez le prendre ! rétorqua vivement la reine. Vous vous trouvez dans une nation étrangère, sans repères, en sachant à peine bredouiller quelques mots de la langue locale et vous escomptez entreprendre une action de recherche sans assistance ? Vous ne croyez pas sérieusement avoir une chance de réussir, en menant de front, recherches et affrontements. Vous ne sauriez pas où chercher d’ailleurs. Ce que je vous propose est de réaliser l’enquête nécessaire à votre place et en échange, vous veillerez à tenir en respect les bras armés de Loki.
- C’est effectivement une solution profitable, reconnut Oreste en bon diplomate, toutefois, je pense qu’il serait plus judicieux de nous scinder en deux groupes, un de travail et un de bataille. Les informations recueillies auront peut-être besoin d’être interprétées par des personnes qui sauront déceler les éléments essentiels. En tout état de cause, je crois que nos investigations nous amèneront forcément à explorer diverses zones éloignées de la capitale. En extrapolant davantage, il y a de grandes chances pour que nous trouvions des réponses uniquement au compte-goutte. Nous devrons alors les relayer aux autres sans pour autant cesser de chercher.
- L’idée ne manque pas de pertinence, reconnut la Haute Prêtresse d’Odin.
La reine la considéra d’un œil neutre. Encore une heure auparavant, elle se serait rangée sans tergiverser à l’avis de la quinquagénaire. Maintenant, la jeune souveraine prenait chaque phrase avec des pincettes, la disséquait, cherchant intrinsèquement ce qui pouvait s’y cacher. Elle soupira intérieurement. A force, c’en devenait éreintant et elle craignait de ne pas tenir ce rythme très longtemps.
- Bien. Procédons ainsi. Déterminer où commencer vos investigations prendra du temps, aussi je suggère que vous vous y atteliez dès à présent. Sosia va se charger de vous montrer la bibliothèque. J’attendrai ceux qui formeront le second groupe d’ici cinq jours au plus tard, afin de définir les prochains mouvements de troupes que l’armée va devoir entreprendre. Est-ce clair ?
- Parfaitement, Votre Majesté, confirma Oreste.
- En ce cas, cette réunion est terminée. Vous avez quartier libre au sein du château, mais les niveaux inférieurs de la cité vous sont interdits d’accès. Pour l’instant, le peuple en restera à la version qui vous mentionne prisonniers au fond des geôles.
Elle lança un dernier regard en coin à Narya pour lui rappeler qu’elle entendait bien voir ses directives concernant les Marinas restants en ville être exécutées. Une sorte de dispense silencieuse pour œuvrer à son aise dans Völkengard en quelque sorte.
Sitôt la souveraine partie, la Haute Prêtresse leur signala qu’elle allait commencer ses recherches. Oreste ne se fit pas prier pour lui emboîter le pas tout en jetant un coup d’œil à la ronde. Etant donné qu’ils ne pouvaient pas sortir du château, il ne jugea pas indispensable de prévoir un lieu où ils se donneraient tous rendez-vous. Chacun étaient suffisamment capable pour se débrouiller par lui-même.
Fares étudia ses compagnons, hésitant sur la marche à suivre. Finalement, il se décida à rattraper l’ombre du Chevalier des Poissons.
Raul et Einar partirent de leur côté, tandis que Tristan s’en allait du sien, bientôt imité par Gearóid qui enroula un bras amical autour de ses épaules en lui murmurant quelque chose à l’oreille. Très vite, il ne resta plus que les deux jeunes femmes dans la salle de réunion.
- Je dois récupérer quelques affaires dans notre chambre, déclara la Marina, et ensuite j’irais retrouver mes compagnons qui attendent dans la cité. (Elle s’approcha d’une fenêtre et contempla, à travers la buée recouvrant le verre, les toitures d’ardoises gelées qui s’étendaient en contrebas.) Tu n’auras qu’à m’accompagner. La reine n’y verra certainement pas d’inconvénient tant que nous gardons nos traits dissimulés.
Pour avoir pu l’observer au cours de la semaine écoulée, Narya perçut parfaitement que sa voisine vivait une lutte intérieure. Cette dernière n’était pas des plus bavardes et la présence d’autres personnes semblait tour à tour l’irriter ou lui manquer. Au bout du compte, Mei Ling se contenta de lui adresser un imperceptible mouvement de tête signifiant qu’elle acceptait. Ensemble, elles sortirent.
L’Islandaise emprunta un couloir à sa gauche. Marchant à pas pressés, un homme avançait droit dans sa direction. En l’apercevant, il se figea, ses yeux s’agrandirent et un air perdu se peignit sur son visage avenant.
- Kostya ? fit-elle, également surprise.
Sans lui accorder une parole, il referma l’étau qu’était devenu sa main sur le poignet gracile de la Marina et l’attira dans un renfoncement.
- Enfin, j’arrive à te mettre la main dessus, lâcha-t-il, son timbre suggérant un soulagement évident tandis que ses prunelles brûlaient d’une lueur mauvaise. Alors c’est la vérité ? Tu serais une espionne ?
Il augmenta inconsciemment la pression sur l’avant-bras de Narya. Elle confronta son regard vert clair au sien et se dégagea de sa prise.
- C’est exact, reconnut-elle en défroissant la manche meurtrie de sa robe en laine.
Les mots avaient été prononcés banalement, sans la moindre once de dureté, ni forme de culpabilité perceptible. Une phrase simple qui sembla pourtant sévèrement ébranler le, récemment promu, nouveau chef de la garde du château.
- Alors tu t’es jouée de moi, l’accusa-t-il. Tu m’as abusé !
- Qui a abusé de qui ? Moi, en te soutirant des informations que tu m’as quasiment confiées sans que je les réclame ? Ou toi, qui ne te gênais pas pour venir ouvertement me peloter, me faisant comprendre que tu avais des appétits que tu brûlais de satisfaire sans te demander si cela me convenais.
- Tu ne te dérobais pas à mes caresses pour autant, à ce que je me rappelle.
- J’y prenais du plaisir, c’est vrai. Cela servait également mes intérêts. Nous avons passé d’agréables moments ensemble et c’est ce qu’il faut garder à l’esprit.
- Tu parles d’un réconfort … Je voyais en toi bien plus qu’une servante. Apparemment, il aurait mieux valu que j’écoute ce que me soufflait mon instinct.
Son ton était incertain, chancelant, oscillant tel un pendule entre colère contenue et regret voilé.
- Est-ce ton orgueil blessé qui s’exprime, Kostya ?
Il parut vouloir ajouter quelque chose, mais se ravisa. Fermant les yeux, il expira un grand coup et s’en fut, les épaules crispées. Bien que la Marina de la Selkie n’aurait pu en jurer, elle crut les voir s’affaisser par la suite. Elle continua de fixer sa silhouette jusqu’à ce que qu’elle disparût.
Adieu, Kostya, songea-t-elle.
- Je m’excuse pour ce petit imprévu.
Tout en disant cela, elle s’attendait à ne voir qu’un couloir désert. La présence de la jeune Chinoise mit un terme à sa fausse croyance. Cette dernière semblait ne pas avoir bougé d’un pouce.
- Remettons-nous en route, nos appartements ne sont plus très loin.
Narya avait à peine fait deux pas qu’une voix s’éleva dans son dos. Si un fort accent de dégoût ne l’avait pas déformée, la rendant aussi affligeante que le crissement d’un ongle sur du verre, elle aurait put la trouver belle à entendre.
- Tu le pensais vraiment quand tu lui as dit que tu avais pris du plaisir à coucher avec lui ?
- Je suis navrée que tu ais dû écouter ça. Tu es encore jeune et …
- L’âge n’a rien à voir là-dedans ! la coupa-t-elle. Comment peut-on apprécier de subir cette domination ? De laisser de viles mains serpenter le long de son corps ? D’accueillir cette douleur en son sein ? Tu l’as utilisé, mais c’est exactement la même chose de son côté. Vous vous êtes mutuellement rabaissés. Et toi, peut-être davantage que lui. Il n’y a que de la bassesse dans tout cela, rien d’autre. Le torturer pour obtenir ce que tu désirais aurait tout autant fonctionné.
La tenue de telles paroles, amères et pleines de fiel, intrigua autant qu’elle choqua la Marina.
- Tes mots sont durs, guerrière d’Athéna, et même insultants. Pour certains, le sexe est un moyen de pression, c’est une réalité indéniable. Combien d’hommes considèrent ce qu’ils ont entre les jambes comme l’apanage de leur supériorité ? Combien de femmes y voient une arme aussi efficace, et même plus, que leurs pleurs ? Ils sont nombreux, c’est vrai. Seulement, il peut également s’agir d’un échange entre des partenaires qui ont consenti librement à satisfaire cette pulsion. C’est le moyen d’exprimer une passion qui se veut fusionnelle. Une communion entre deux êtres à un niveau unique. Alors, oui, je considère qu’il faut y prendre de la joie.
- Pour moi, une telle proximité ne sert qu’à voir les vices cachés dans l’âme de chacun, grinça-t-elle. Une noirceur que l’on dissimule derrière des paroles sournoises et des regards fourbes. Même les gestes sont empreints de mensonges déguisés. Tout n’est que calcul.
- Je reconnais qu’il serait naïf de croire que toute relation se déroule sous les meilleurs auspices, mais pourquoi un tel emportement ? Quelle est la raison qui te pousse à te hérisser à la manière d’un chat sauvage, crachant et feulant ?
- Tu ferais mieux de prendre garde à tes désirs, lâcha-t-elle sur un ton aigre.
Sur quoi, elle prit congé de son interlocutrice.
Son attitude témoignait d’une sensibilité à fleur de peau et d’une introversion que l’Islandaise avait déjà pu constater tout au long des trois semaines où elles avaient partagé le même toit. Convaincre le Chevalier d’Argent de la Grue de la laisser tresser les rares mèches longues qu’elle possédait, pour passer le temps, l’avait conduite à déployer des trésors de persuasion. La coquetterie ne faisait pas partie des ambitions de la jeune Chinoise. C’était même tout le contraire, puisqu’elle ne désirait rien tant que se confondre dans la masse. Une écorchée vive, voilà, ce qu’elle représentait pour Narya. Un jouet rompu par l’existence qui, parfois, se mouvait encore plus par automatisme que par réelle volonté. Son passé planait telle une ombre néfaste sur elle et l’esprit de l’Islandaise, si entraîné à percer les secrets d’autrui, bouillonnait malgré lui à l’idée de l’exposer à la lumière. Toutefois, le sujet ainsi offert en viendrait peut-être à se consumer sous cet oeil scrutateur.
Garde-toi de l’eau qui dort, songea-t-elle en reprenant sa propre route.
Gearóid et Tristan achevèrent leur progression sur les remparts. Malgré leurs épais vêtements, ils ne purent réprimer les frissons qui parcoururent leur corps comme les bourrasques les étreignaient dans leurs rets invisibles et glacials.
Epoussetant la neige accumulée sur le rebord d’un créneau, l’Irlandais s’y assit à califourchon, laissant pendre une de ses jambes dans le vide. A côté de lui, Tristan prit appui des deux mains sur la pierre couverte de givre, son visage tourné vers la ville. Ses yeux si bruns qu’ils en paraissaient noirs perdus dans le vague, il ne sentait pas l’engourdissement qui gagnait ses doigts. Les plaines immaculées qui s’étendaient au-delà des fortifications captivaient son être tout entier. Percevant une odeur de fumée portée par la brise, son odorat se chargea de le ramener à la réalité. Avisant les fines fumerolles, le Français observa l’instrument dont elles étaient issues. Une longue pipe de bois sculpté, à l’aide d’un couteau selon toute vraisemblance, rougeoyait à chacune des inspirations que le Chevalier d’Orion prenait. Ce dernier laissa échapper une exhalaison et un anneau vaporeux s’éleva lentement, avant qu’une petite rafale ne le dissipât.
- Je ne savais pas que tu fumais, s’étonna le gardien du Dixième Temple.
- Quelque fois. C’est pour me détendre. Et puis, je trouve que ça donne un certain cachet, non ?
Une moue signifiant qu’il n’y voyait plus ou moins rien à redire anima le visage de Tristan.
- De quoi voulais-tu me parler ? s’enquit-il finalement, le regard de nouveau attaché aux sommets des maisons d’où s’extirpait également de paresseuses bandes grisâtres.
L’Irlandais ôta de sa bouche le bec de l’instrument.
- De tout. De rien. De cette mission. De ton attrait pour la petite bridée.
- Elle a un nom, je te le rappelle, asséna le Chevalier du Capricorne plus sèchement qu’il ne l’avait voulu.
- Ah oui, c’est vrai. Mille excuses. Toujours est-il que j’ai remarqué ton … comment dirais-je … intérêt pour elle. Difficile de le manquer.
- Mei Ling est des nôtres, lui rappela-t-il. Je l’ai rencontrée il y a plusieurs années lorsqu’elle venait juste d’entrer sous la tutelle de June du Caméléon. A défaut de revoir un ami pendant longtemps, tu t’enquiers de ses nouvelles quand tu le peux. Au Sanctuaire, je n’en ai pas eu l’occasion.
Personne n’a eu la possibilité de s’en approcher en réalité, pensa-t-il subitement.
- Lors de la mêlée, elle a eu un genre de malaise. Je m’inquiète pour sa santé. N’en ai-je pas le droit ?
De fait, le sort de l’adolescente exerçait une authentique et irrésistible attraction sur lui, il le savait pertinemment. Depuis ce jour-là, les traits torturés de son visage demeuraient une image vivace au sein de son esprit. Il n’y pouvait rien.
Il resserra son col pour barrer le froid mordant, frôlant de sa main la morsure qu’elle lui avait laissée à l’épaule.
- Oh, le gauche aussi si tu veux, le piqua l’Irlandais. Je te recommanderai seulement de ne pas chercher à aller plus loin que le simple intéressement. J’ai déjà vu des gens avec les mêmes yeux. Crois-moi, s’ils sont les fenêtres de l’âme, alors la sienne a les carreaux sacrément encrassés. Tu as bon cœur et es prévenant avec les autres, c’est louable. Noble même. Sauf que le coup du chevalier blanc, ça ne marchera pas avec elle. Elle est hors de ta portée, tu n’y peux rien. Je me surprends moi-même en disant ça, mais prends exemple sur Raul, et dégotte-toi un autre fille. Il y en a des tas.
Ses prunelles vertes tachées d’or croisèrent celles marron du Français et il se résigna en y voyant s’animer une étincelle de défi.
- Bah, j’aurais essayé.
- Et je t’en suis gré.
- Dis-toi qu’il y aura au moins une personne pour te sauver, toi.
Gearóid fourragea un moment dans ses poches pour en ressortir son briquet, lequel lui permit de ranimer les braises du foyer de sa pipe. On est tous dans la même galère, non ? songea-t-il.
Quelques inspirations plus tard, il observait des doigts brumeux se tendre vers les nues.
Un maelström d’émotions menaçait de submerger Kostya, l’incitant à grimper jusqu’à la plus haute tour pour y cracher son amertume à la face du monde. Par quel maléfice avait-elle pu l’abuser ainsi ? Lui plus que tout autre. Il lui en voulait pour sa supercherie. Il en voulait aux dieux de se gausser de lui de cette façon. Et surtout, il s’en voulait à lui-même pour s’être fait duper. Sa tension retomba d’un coup et il gloussa. Il avait usé de son corps, elle de son esprit. Peut-être ne l’avait-il pas volé ? Cette expérience lui serait bénéfique par la suite, l’amenant à davantage de circonspection. Après tout, il n’était plus le chef en second de la garde, autant dire un sous-traitant à peine mieux loti que les autres, mais l’alpha. Celui qui commandait. Celui à qui la souveraine confiait sa sécurité. La tâche se révélerait ardue et un instant, il parut se ratatiner sous le fardeau de ses nouvelles fonctions. Gorahk avait beau être un traître, il n’en demeurait pas moins qu’il avait occupé ce poste de nombreuses années et que son travail était resté exemplaire. De plus, il avait géré la grande majorité des affaires, ne laissant que des miettes à Kostya. Pas assez pour réellement prendre le coup de main.
Ses ruminations s’interrompirent lorsqu’un de ses hommes, un blondin quelque peu ventru et à la moustache tombante, le héla.
- Capitaine, la reine Ylva réclame votre présence. Vous devez la rejoindre dans son bureau.
- Merci, Edröll, tu peux disposer.
Le soldat se frappa la poitrine du poing et partit. Assurément, cela concernait l’entrevue avec les étrangers. Sa volonté raffermie par l’appel du devoir, Kostya longea le rempart menant à la tour ouest du château, celle où se trouvait l’étude du dirigeant de la nation Asgardienne. A l’intérieur du bâtiment, le froid et le vent s’arrêtèrent aussitôt de l’agresser, incapables de s’immiscer entre les pierres scellées. Sur son passage, deux de ses subordonnés, ceux avec qui, d’égal à égal, il rompait le pain et plaisantait hier encore, le saluèrent avec un empressement empreint de raideur. Ce qui lui restait de bonne humeur fut aussitôt balayé. Il tâcherait de remédier à cette situation ambiguë.
Continuant son chemin, il orienta sa réflexion sur ce qui avait pu se dire lors de la réunion avec les Chevaliers d’Athéna et les Marinas de Poséidon. Certes, ces derniers étaient venus les mettre en garde, et les aider aussi probablement, mais ils n’étaient pas originaires de ces contrées et ne servaient pas le même dieu que lui. Il voyait leur intrusion à la manière d’un affront à leur capacité à faire face au danger. Pourquoi Alfadir ne protégeait-il pas son propre peuple ?
Parvenu à destination, il cogna le bois de la porte, s’annonça et pénétra dans la pièce lorsqu’il en reçut l’autorisation. Exiguë, celle-ci ne comportait qu’une unique fenêtre placée dans le dos de l’occupant du massif secrétaire. Une lampe à huile trônait dessus, en compagnie d’un encrier et d’une plume d’oie blanche reposant près d’une pile de feuillets.
Adossée à son siège, la jeune reine ne le fixait pas directement. Il suivit sa direction et se mit, lui aussi, à fixer le portrait du fondateur de la cité, Völken.
Il attendit, avec toute la patience dont il était capable, qu’elle s’adressât à lui.
- Puis-je avoir une confiance absolue en toi, Kostya ? l’interrogea-t-elle à brûle-pourpoint.
La question le prit au dépourvu. Toutefois, son inconscient répondit à sa place, lui faisant ployer le genou.
- Vous le pouvez Votre Majesté, l’assura-t-il. Je le jure sur mon honneur !
- L’honneur ? répéta-t-elle, testant la saveur de ce mot, le dévisageant enfin. Où était l’honneur de Gorahk lorsqu’il me trahit !? Ou celui des jarls !? Où était celui de la Haute Prêtresse quand …, ah, pardonne-moi Kostya, je m’égare.
- Je ne vous décevrai pas. Jamais. Que les âmes de mes ancêtres et Odin en soient témoins.
- Alors je peux espérer te confier ma vie. Et t’avertir que la tâche va s’avérer de plus en plus difficile. Nos nouveaux alliés m’ont permis de comprendre nombre de choses. La plus importante reste que les jarls rebelles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Un ancien mal a ressurgi. Loki rassemble ses armées.
- C’est impossible ! s’exclama-t-il, abasourdi. Enfin, je veux dire … comment ?
- Ça, c’est une réponse que je préférerais obtenir après l’avoir stoppé et renvoyé dans ses geôles. Ce qui, sans l’appui de Torden, ne sera pas chose aisée. Il a parfaitement calculé ses manoeuvres. (Elle se mordit les lèvres sous la contrariété.) De plus, c’est un maître manipulateur. Qui sait s’il n’est pas à l’origine de la rébellion des jarls, actionnant ses ficelles dans l’ombre. Notre propre camp est miné de l’intérieur. Chacun peut représenter un ennemi.
Le serment de Kostya bien que sincère, ne parvenait pas à lui ôter le minuscule doute sommeillant dans son cœur ; celui qu’il ne fût un autre Gorahk.
- Je ne sais pas encore quelle cible frapper de mon épée, si ce n’est les contrées maudites du Nord, déclara-t-elle, ni où dresser mon bouclier face à un assaut des forces de Loki. Néanmoins, une armée de coalition doit être réunie. Son commandement sera confié au Chef de Bataille Nordring.
Agé d’une soixantaine d’années, il était le seigneur d’un petit domaine dans la Province Sud. Disposant toujours d’un pied sûr et d’un oeil vif d’après ce qu’elle avait pu en juger quand Gorahk avait manifesté sa vraie nature, il était en outre un brillant stratège. Par chance, il s’agissait également de son oncle. Enfin quelqu’un en qui placer tous ses espoirs. Autre bon point, la fermeture des portes de la cité avait contraint les jarls à demeurer sur place. Nul besoin d’attendre qu’ils reçussent ses missives et lui répondissent. Ils pourraient le faire directement lorsqu’elle évoquerait le sujet avec eux. Leurs conseils seraient précieux, du moment qu’aucun ne se révélât être un espion à la solde du Mage des Mensonges.
Autant jouer la carte de la prudence et parler d’abord à Nordring, pensa-t-elle. La suite se fera en fonction de son avis.
- Préviens-le que je le rencontrerai ce soir. Ici même. Seule à seul.
- Vous êtes sûre de cette décision, Votre Majesté ?
- Certaine. Va, maintenant.
Alors qu’il quittait la pièce, Ylva fut parcourue d’une étrange sensation, tel un frisson provoqué suite à un courant d’air caressant une peau humide. Ses yeux bleu glace se déplacèrent de droite à gauche, mais ne décelèrent rien. Fixant brusquement le plafond, elle crut remarquer qu’un des angles semblait "troublé", faute d’un terme plus approprié, comme vu à travers un voile de gaze. Fronçant les sourcils, elle dût se résigner, après plusieurs minutes passées à observer cet inexplicable et dérangeant phénomène, à se réatteler à la tâche interrompue par l’arrivée de Kostya.
Le temps d’un battement de cœur, le visage du Changeur de Formes refléta l’étonnement. Il n’avait pas imaginé que cette simple humaine réussirait à percevoir sa présence sous cette forme. Même les serviteurs des dieux grecs, puisqu’il avait identifié comme tels les jeunes gens discutant sur le rempart, n’avaient pas bronché au moment où il passait à proximité d’eux. Était-ce une sorte d’instinct primitif, offert par le vieux borgne en personne à la famille régnante, qui avait dirigé son regard ?
Elle voulait donc se battre bec et ongles pour le royaume. Qu’à cela ne tienne, c’était son droit légitime, il n’allait pas se donner la peine de le lui contester. Espionner sa conversation avec ce Nordring lui permettrait de déjouer toutes les tactiques qu’ils élaboreraient. Cependant, il était plus amusant d’affronter un adversaire que l’on n’est pas sûr de vaincre. Le plus stimulant était cette part de risque, bien qu’il doutât qu’elle se situât au-delà d’une chance sur un milliard. Une autre chose l’attirait bien plus ; la bibliothèque du château. Là-bas, il pourrait découvrir des pistes de recherche pour partir en quête de l’artefact qu’il avait promis à son libérateur.
La faille de ce plan résidait dans le fait qu’il ne pouvait pas interagir physiquement avec les objets. De tierces personnes devraient jouer le rôle d’intermédiaires. Traversant les murailles de granit comme s’il s’agissait d’eau, la divinité replongea et suivit le tracé des murs du château. Les pièces défilèrent sous ses yeux jusqu’à ce qu’il stoppât sa "nage" juste au-dessus d’une table où s’entassaient divers papiers encerclant un épais livre ouvert. Plusieurs individus regroupés autour entretenaient une conversation sur un sujet auquel il porta un intérêt particulier.
Fares déplaça une boucle noire qui lui tombait devant les yeux, afin de mieux suivre les entrelacs et les lignes courant sur le vélin jauni et craquelé. Son cerveau tordait, dépliait, tentait d’appréhender la forme des symboles rédigés. Peut-être y reconnaîtrait-il un mot, un terme, lui, dont la langue écrite se composait de courbes et de points plutôt que d’interminables enchevêtrements de lettres. Au contraire de la fluidité aérienne qui caractérisait son style, celui-ci était carré et dur, ressemblant davantage à la pierre et aux montagnes sur lesquelles reposaient ces austères contrées.
Il releva la tête, accrochant enfin les sons qui évitaient ses oreilles jusque là.
- En clair ? demanda Oreste en levant le nez de l’ouvrage qu’il consultait – un de ceux dont les enfants se servaient pour apprendre les runes.
- Votre venue a soulevée nombre de questions, expliqua la Haute Prêtresse, et puisqu’il faut vraisemblablement chercher les réponses dans le passé, cela m’a rappelé un ouvrage très particulier que j’ai retrouvé quelques temps auparavant.
La quinquagénaire ôta les bésicles qui palliaient sa vue déficiente.
- Je commence tout juste à appréhender le sens de certaines phrases car ce livre a été rédigé par plusieurs auteurs à des périodes différentes. Le langage employé dans les premières pages est archaïque et remonte à deux millénaires au moins. Je ne saisis pas grand-chose. Au fil de la lecture, il évolue et se rapproche davantage de l’asgardien que nous utilisons aujourd’hui sans pour autant être le même. Là encore quelques siècles nous sépares. Je dirais que c’est comme essayer de mesurer la profondeur d’un lac du regard. Il se perd en surface dans les eaux transparentes sans parvenir à descendre plus bas.
- Et qu’est-ce qui se cache au fond ? s’enquit le Chevalier des Poissons.
- Difficile à dire. La structure des parties évoque un journal, mais je n’en suis pas vraiment sûre. Le plus déstabilisant, c’est que le récit s’arrête brutalement en plein milieu d’une phrase et ce, bien avant la toute dernière page du carnet.
- A quoi fait référence ce passage ?
Réajustant ses lunettes, elle parcourut du doigt les lignes inscrites à la plume durant de nombreuses minutes. Ses yeux d’onyx s’arrondirent alors qu’elle achevait sa lecture.
- Il s’agit … des ultimes notes du roi Gündred. Il a régné durant une sombre période de notre histoire, alors qu’un groupe de Chevaliers Noirs faisait des ravages. L’artefact se transmettait d’héritier en héritier, mais d’après ce que je crois comprendre nul n’en a jamais su la raison. Il était important tout simplement. Seul Völken en personne aurait peut-être pu nous éclairer sur ses origines. Dans ses écrits, Gündred raconte qu’il était très inquiet de la tournure des évènements et craignait que ses ennemis ne parviennent à s’emparer de l’objet défendu depuis des générations par la famille royale. Il a donc décidé de le déplacer jusqu’à la forteresse Torden, l’unique lieu que l’on jugeait imprenable. Le journal se termine ainsi en recommandant aux Valkyries de protéger son entreprise et l’artefact. Le jour suivant, je présume qu’il mis son plan à exécution.
- Valkyries ? l’interrogea Fares.
- Il s’agit de vierges guerrières liées aux dieux. On raconte qu’elles se rendent sur les champs de bataille, accompagnées de hordes de loups.
- Pour quelle raison ?
- Leur office consiste à choisir les combattants abattus qui se sont montrés les plus valeureux et de conduire leurs âmes à Valhöll, le palais du seigneur Odin. Là-bas, ils se préparent pour le jour fatidique du Ragnarök.
- La bataille qui marquera la fin du monde, fit remarquer Oreste.
- En effet, Chevalier. Du moins, celui que nous connaissons, crut-elle bon de préciser. Certains pensent qu’il s’agira d’une renaissance plutôt que d’une destruction totale. Comme une ardoise que l’on efface.
- Un concept … intéressant, laissa échapper l’Italien, faute d’un meilleur terme. Une idée sur la suite ?
- Non, désolé.
- Ces femmes, quelqu’un a déjà conversé avec elles ? enchaîna-t-il.
- A ma connaissance, aucun témoignage de ce type de rencontre n’a été rapporté. De plus, leur domaine de prédilection est la mort et il est notoirement reconnu que les défunts ne parlent pas.
- En somme, nous revenons à la case départ.
- Et vous ? demanda l’adolescent Libyen d’une voix hésitante. Vous êtes une prêtresse d’Odin. Si les Valkyries ont un rapport avec lui …
- Certes, nous servons le même dieu tutélaire et remplissons un devoir similaire au leur, en nous occupant des corps lors des conflits, en les apprêtant pour leur ultime voyage. Sauf qu’il s’agit des entités physiques des morts. Au-delà … je ne vois pas de rapport.
Ils s’abîmèrent dans un profond silence durant une bonne poignée de minutes.
- Fares vient de soulever un point intéressant, annonça Oreste. Ce que je vais dire est un peu tiré par les cheveux, mais, Sosia, vous qui êtes à la tête du culte d’Odin, vous devez bien reconnaître que ce n’est pas anodin si ce roi parle demande la protection des Valkyries. Et elles-mêmes ont un rapport avec la mort et l’honneur guerrier. De même qu’un cœur est ramifié par des artères et des veines, l’artefact l’est pareillement avec ces éléments. Y a-t-il un endroit où … je ne sais pas … tous ces détails se réunissent. Un genre de tertre secret où les membres de votre ordre, conduisent ces courageux morts.
La quinquagénaire arbora une mine pensive.
- Les familles des défunts les enterrent près d’eux, que ce soit dans un cimetière ou des caveaux. Ce sont elles qui gèrent ça. Ce n’est nullement notre rôle.
- Etait-ce également le cas lorsque ce récit s’échangeait à l’aide du verbe au lieu de papier et d’encre ? Nous parlons d’un artefact utilisé par les dieux eux-mêmes. Une époque si reculée qu’elle est entourée par les ténèbres de l’inconnu. Bien avant que le royaume d’Asgard ne prenne forme et soit aussi étendu. Alors que le danger rôdait partout.
- Oui …, murmura-t-elle à mesure que le sens des paroles d’Oreste s’imposait à elle. Oui, il existe peut-être quelque chose d’approchant. (Elle se tourna vers ses deux interlocuteurs.) Jadis, les différents clans s’entredéchiraient au cours d’interminables conflits ou luttaient contre les menaces que les créatures hostiles faisaient peser sur eux. Durant cette période, les héros de guerre tombés l’épée à la main, quelle que soit leur origine, se voyaient offrir une place d’honneur dans une tombe dédiée. Le lien n’est pas forcément évident, mais votre raisonnement me paraît bon, Chevalier. Trouver cet endroit est donc notre prochaine étape.
- Est-ce que ce sera long ?
- C’est l’affaire de quelques jours. Je vais demander à plusieurs prêtresses d’effectuer ces recherches pour nous. De cette manière, je pourrais poursuivre mon travail de traduction de mon côté.
- C’est déjà un début de piste, approuva Oreste. Mais, je ne peux m’empêcher d’être inquiété par nos ennemis. Rien qu’en sachant quelle est la nature exacte de l’artefact, ils ont une longueur d’avance sur nous.
Il se tourna vers son compagnon Libyen et capta le reflet des mêmes craintes dans ses yeux noirs.
- J’espère juste que nous parviendrons rapidement à combler la distance, sinon ... .
Le Changeur de Formes se laissa couler au cœur de l’océan minéral. Il en avait suffisamment entendu. Apparemment, les alliés de la reine se révélaient être de bons fouineurs. A leur insu, ils venaient de lui fournir des informations de première main, encore qu’il sourît face à leur méprise. Pour reprendre les paroles de la Haute Prêtresse, la réflexion du garçon était bonne, toutefois, ils avaient négligé un détail. Quoi de plus normal pour des étrangers. Impardonnable pour celle qui était censée être la voix des dieux. Si Loki ne pouvait pas compter sur la présence de tels livres, il possédait ses propres sources de savoir. Nanti de cette nouvelle connaissance, il remonta le lien qui fixait son esprit à son enveloppe physique, à l’instar d’une corde de sûreté.
Le ciel, les nuages bas et les paysages ressemblèrent bientôt à des peintures dont les traits auraient été étirés à l’infini. Arrivé à l’aplomb de sa prison de pierre, il piqua droit sur son centre, dévorant la distance restante. Les ténèbres de la montagne l’engloutirent avidement. Lentement, il ouvrit les yeux, éprouvant à nouveau le poids de la chair. La liberté procurée par cet état était trompeuse et enivrante. Tant et si bien, que comme à chaque fois, sous une sorte d’impulsion perverse, il tenta de quitter son siège. Aussitôt, prestes et vives à l’image du reptile dont elles étaient l’image, ses entraves s’enroulèrent plus durement autour de ses membres et les têtes ophidiennes y déversèrent leur poison. La brûlure virulente de l’acide satura ses perceptions, lui coupant le souffle autant que l’envie de prolonger plus avant l’expérience. Il se retrouva très vite lourdement assis sur son séant. Une fois encore, la frustration le submergea tel un raz-de-marée, ses doigts étreignant les accoudoirs de son trône.
Ces éclats d’humeur colérique ne l’embarrassaient pas, au contraire, il les savourait. Ses pairs divins trouvaient que ressentir ce genre d’émotions les rapprochait trop des mortels et ils préféraient les étouffer dans l’œuf. Quelle bêtise, songea-t-il. S’en priver pour se détacher le plus possible des critères humains, c’était s’ôter un puissant moteur. Il suffisait juste de garder le contrôle dessus. Un sourire carnassier étira ses fines lèvres. De toute façon, sa situation de prisonnier changerait bien assez tôt. Encore un peu de patience.
De ses pensées apaisées réapparurent les paroles qu’il avait espionnées. Son énergie se déploya en se diffusant à travers la caverne, lançant un appel à ses Fléaux d’Utgard.
Alfadir :
Un autre des nombreux noms d’Odin signifiant "Père de Tout".