Une Dernière Bataille

Chapitre 12 : Appel à la Guerre - Première Partie

12865 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/04/2024 08:26

25 janvier 1995

Norvège, Asgard, Province Centrale, Völkengard

 

Les étoiles illuminaient le voile de la nuit au-dessus de la ville, telles des broches scintillantes que l’on aurait fixées à une obscure tenture. Le vent du Nord soufflait dans les rues de la capitale comme s’il s’efforçait de chasser l’horrible fragrance qui l’empuantissait, l’emprisonnant dans ses rets aériens pour la disperser ailleurs. Par chance, il ne le faisait pas près des fenêtres du château, masse sombre se découpant sur les pans de la montagne qui le soutenait. Pourtant, pour les sept individus enfermés dans les basses-fosses de la forteresse du dirigeant d’Asgard, l’air semblait toujours receler la même saveur âcre. De par leur nombre, ils avaient été placés dans deux cellules mitoyennes situées au cœur des fondations. D’une superficie plutôt réduite, ces dernières permettaient d’accueillir, au mieux, quatre détenus à la fois. La seule lumière qui parvenait à y faire valoir ses droits était celle des torches qui brûlaient dans le couloir. Passant à travers les étroits barreaux en haut de l’épaisse porte en bois, elle traçait de maigres rayons obliques qui fragmentaient l’ombre régnant dans le cachot. L’atmosphère était chargée d’une glaciale humidité et d’une tenace odeur nauséabonde d’excréments humains, bien qu’à la satisfaction des nouveaux locataires, les baquets d’aisance étaient vides à leur arrivée et l’était toujours depuis.

Un poing s’abattit sur la paroi rocheuse qui constituait le principal matériau de la geôle – celle-ci n’étant rien d’autre qu’une cavité creusée dans la pierre. Le coup ayant été donné plus par contrariété que réelle conviction, il n’eut guère d’effet. Au pire, le plafond aurait pu s’effondrer sur eux.

- Je ne le crois pas ! pesta son auteur, un solide gaillard. On leur sauve les miches et on se retrouve en prison !

- Tu commences sérieusement à te répéter, Raul. Et ça devient lassant à force, l’avertit la forme assise sur l’un des tas de paille qui leur servait de litière.

- Alors sors-nous de là, Gearóid. (Dans la pénombre, il fallait faire un gros effort pour parvenir à distinguer son voisin, cependant, le Mexicain reconnaîtrait son timbre entre mille.) Passer outre les verrous, c’est bien dans tes cordes, non ?

- Mais bien sûr, s’exclama l’Irlandais en se frappant exagérément le front de la paume droite, faisant cliqueter les chaînes qui entravaient ses poignets, pourquoi n’y avais-je pas songé plus tôt. (Il s’approcha nonchalamment de la cloison et étudia la serrure du bout des doigts :) Impossible de la crocheter sans avoir les bons outils. Hum, je pourrais peut-être essayer de la défoncer avec ta tête. Je ferais d’une pierre deux coups de cette façon. On sort et, cerise sur le gâteau, tu la boucles.

- Ah ah, hilarant. Pourquoi n’utiliserais-tu pas la tienne à la place ? Je peux t’y aider si tu insistes.

- Aucun de vous deux ne se servira du crâne de l’autre comme d’un bélier, c’est compris, assura calmement la voix d’Oreste toute proche.

Un grommellement agacé lui parvint en retour et l’Italien hocha la tête dans les ténèbres de sa propre cellule. Il savait que pour certains, probablement Tristan, ils étaient encore sous le choc de la boucherie survenue plus tôt dans la journée. Et le mutisme paraissait être la réponse pour laquelle ils avaient optés afin d’y faire face. Pour d’autres, ils essayaient de surmonter ça en appliquant les méthodes habituelles ; des boutades. Non loin de lui, du moins aussi près que le permettait l’espace étriqué, se trouvait Mei Ling, assise dans un coin. Des traces de sang séché, désormais brunâtres, ornaient encore son menton. Pourtant, il avait semblé à l’Italien qu’elle n’avait pas été brutalisée.

Etrange, pensa-t-il.

En face de sa position, il entrevoyait vaguement l’individu les ayant aidés plusieurs heures auparavant. D’un âge similaire à celui des Chevaliers d’Argent, il était grand, pas autant que Raul, mais d’une bonne stature quand même. Ses cheveux d’un blond sable accompagnaient une paire d’yeux gris clair. Et, bien qu’il n’avait été déployé qu’une poignée de secondes, Oreste avait perçu dans son cosmos une puissance suffisante pour appartenir à l’élite des serviteurs d’Athéna – ce qu’il n’était assurément pas. Qui pouvait-il donc être ?

- Je ne t’ai pas encore remercié pour ton soutien tout à l’heure, déclara-t-il à son encontre. Je m’appelle Oreste et voici Mei Ling, ajouta-t-il en désignant l’adolescente, qui tressaillit de voir leurs identités ainsi révélées.

Réticent à l’idée de fournir une réponse, l’inconnu demeura silencieux avant de lâcher :

- Einar.

- Bien. (Le gardien du Douzième Temple inspira et expira lentement avant de continuer.) Pardonne-moi mes manières abruptes, Einar, mais j’aimerais autant savoir tout de suite dans quel camp tu es.

Les conversations animées se déroulant dans la pièce adjacente se turent brusquement.

- Tu n’es visiblement pas un des nôtres, se mit à énumérer Oreste. Tu es versé dans l’utilisation du cosmos. Et tu as appelé la souveraine de ce royaume, « ta » reine lorsque tu as agi. Ce qui signifie que tu es certainement originaire de cette contrée, seulement tu ne fais pas partie d’un des quelconques corps de garde lui étant assimilé, sinon tu ne serais pas ici avec nous. A moins que l’on ne t’ait placé là que pour nous espionner, chose dont je doute au plus haut point. Pour finir, tu n’étais clairement pas avec les assassins de ce matin puisque tu as défendu leur cible. Est-ce que j’ai oublié quelque chose ? Je ne crois pas. Je réitère donc ma question : à quelle faction appartiens-tu ?

- Je …, commença-t-il en fuyant le regard scrutateur de l’Italien.

Un bruit de lourds pieds bottés résonna dans le couloir, coupant net la conversation dans son élan. La tête casquée d’un garde apparut bientôt entre les barreaux. Il cria un ordre et le verrou de l’imposant panneau de bois s’anima. La porte s’ouvrit en grinçant, raclant sa base sur le sol de pierre et aussitôt, une violente lumière orangée s’engouffra dans la geôle, les aveuglant temporairement. Un nouvel aboiement sortit de la gorge du capitaine et ses partenaires entrèrent dans la cellule pour en extraire leurs hôtes. Mei Ling adopta une posture digne d’un chat effarouché, leur faisant comprendre qu’ils n’avaient pas intérêt à l’approcher de trop. La Chinoise prit alors les devants et franchit d’elle-même le seuil. Elle fut immédiatement suivie par l’Italien qui, malgré sa vision encore défaillante, aperçut ses compagnons subir un sort identique. Aucun d’entre eux ne parlait.

- Personne ne résiste, dit-il. On fait ce qu’ils nous demandent et on reste calme.

Une bourrade dans le dos lui indiqua que leurs geôliers souhaitaient instamment qu’ils les suivent ; leurs mains posées sur leurs armes signalaient également qu’ils préféraient que les prisonniers ne fassent pas d’histoire.

La file remonta le couloir, passant à côté d’autres portes fermées, en direction d’un escalier en colimaçon, différent de celui qui les avait conduits ici. Le gravir ne leur prit que quelques minutes et ils se retrouvèrent rapidement au sommet.


Apparemment, ils avaient débouché dans une cour intérieure qui longeait le réfectoire de la caserne. Ils arpentèrent encore deux ou trois passages et parvinrent à un portail qui les mena au-dehors. La fraîcheur nocturne les saisit aussitôt, des nuages de vapeur accompagnant dorénavant leur marche, tandis qu’ils s’avançaient au milieu de la grande aire pavée de l’enceinte. Le sol gelé crissait sous leurs pas comme de vieux os et la neige se creusait, s’imprimant de leurs empreintes. Ils étaient à environ cent mètres de l’entrée du château quand Tristan profita de l’espace dégagé pour essayer de se mettre à la hauteur de Mei Ling. Les gardes ne l’en empêchèrent pas et Oreste jeta un furtif coup d’œil en arrière pour les observer.

- Je tenais à m’excuser pour tout à l’heure, annonça-t-il dans un murmure, sans connaître la raison qui le poussait à adopter ce ton de confidence. Tu avais l’air d’aller mal et j’ignorais ce que je pouvais faire pour t’aider. J’espère que je ne t’ai pas blessée. (Il attendit une réaction qui ne vint pas, puis ajouta :) Sache simplement que je ne t’en veux pas de m’avoir mordu.

Les traits de la Chinoise demeurèrent figés, seuls ses yeux noirs taillés en amande reflétaient une quelconque émotion. Et il était plus qu’ardu d’y lire quelque chose. Etait-ce de la colère ? Du ressentiment ? Ou une hypothétique reconnaissance muette pour son geste de soutien ? Impossible d’en être certain. A l’image de ses compagnons, le Français s’était très vite rendu compte que Mei Ling préférait ne pas entretenir de contact avec qui que ce fut – d’autant plus si c’était physique. Il n’insista donc pas plus, aspirant au fait que ses excuses empêcheraient peut-être l’adolescente de se renfermer davantage sur elle-même – à condition que ce fût possible. Soupirant intérieurement, Tristan ralentit très légèrement son allure afin qu’une courte distance s’établisse entre eux. Son attention toujours rivée sur le dos de la jeune fille, il ne remarqua pas la tête du Chevalier des Poissons qui reprenait sa position initiale.

Poursuivant son chemin, la petite compagnie aboutit au seuil de la demeure proprement dite du souverain d’Asgard. Composée d’une roche claire – dont la pâle couleur était accrue par une couche de givre –, la robuste construction s’élevait à un niveau bien supérieur à celui des remparts qui l’entouraient. Intégrant ainsi une partie de la matière de la montagne au volume qu’elle occupait. Toute en arches et en tours, la forteresse transpirait la même sensation de force sauvage que ces contrées nordiques, tel la vision d’un fauve juché sur son promontoire. Dès qu’ils parvinrent en face des portes, deux hommes empoignèrent les massifs anneaux de métal enfoncés dans le bois et tirèrent fermement dessus. Pivotant sur leurs gonds, les larges panneaux s’écartèrent, dévoilant le ventre de la "bête". Contrairement à l’architecture extérieure, l’environnement intérieur n’était pas aussi austère. Le hall présentait un espace dégagé avec un plafond haut depuis lequel un lustre suspendu, occupé par des centaines de minuscules lueurs, offrait une ambiance chaleureuse. Sans plus marquer de temps d’arrêt, ils franchirent un escalier et atteignirent un palier duquel partaient plusieurs couloirs ainsi que d’autres volées marches. Ils s’engagèrent dans la galerie principale et aboutirent à l’entrée d’une salle défendue par des sentinelles harnachées de mailles. A leur approche, celles-ci leur débloquèrent l’accès et se remirent au garde-à-vous dans un ensemble impeccable. Les sept prisonniers pénétrèrent alors au sein du lieu de pouvoir où se prenaient les décisions affectant l’intégralité de la nation Asgardienne. A droite et à gauche de la pièce, un foyer exhalait sa clarté ignée, illuminant d’un mélange d’ombres et de flammes les visages des personnes composant l’auditoire.

De chaque côté d’une ligne imaginaire qui partageait la voie centrale en deux, Gearóid nota qu’une rangée d’hommes en armes se tenait dans une position que l’on aurait difficilement pu qualifier d’autre que raide. Malgré tout, il ne faisait aucun doute pour l’Irlandais que ces derniers réagiraient à la vitesse de l’éclair, si l’ordre leur en était donné. Il aperçut également la petite assemblée formée par les seigneurs survivants, arborant pour la plupart des blessures, certes handicapantes, mais qui ne les avaient pas empêchés de répondre présent à cette entrevue. Leur fierté ne leur aurait pas laissé admettre qu’ils étaient impotents ; à moins que ce ne soit une réelle curiosité qu’ils les aient poussé à y prendre part. Et au milieu de ce tableau, sur un trône d’un noir velouté, la reine Ylva, flanquée du chef de sa garde et de la Haute Prêtresse d’Odin, les considérait d’un œil inquisiteur. Elle était vêtue d’une nouvelle robe et, en-dehors du bras meurtri qui reposait sur son giron, rien ne venait rappeler l’agression qu’elle avait subie plus tôt dans la matinée. D’une main ferme, les gardiens intimèrent à leurs détenus de s’agenouiller à présent qu’ils étaient face à la souveraine. Se pliant de mauvaise volonté à cette contrainte, ils entendirent bientôt une voix au timbre clair, porteuse d’un flot de paroles. Les compagnons s’entreregardèrent, aucun n’ayant compris la moindre syllabe, en-dehors d’une ou deux pour Oreste et Tristan. En réponse à leurs interrogations, la cinquantenaire, dont une vilaine ecchymose colorait la tempe droite d’une nuance de bleu et de violet purpurin, s’exprima à son tour :

- Mon nom est Sosia, Haute Prêtresse d’Odin, notre dieu tutélaire. Notre langue usuelle semble vous être inconnue, néanmoins vous parlez celle de ceux qui se sont ouverts à l’Univers, aussi il m’incombe de vous rapporter mots pour mots les paroles de la reine Ylva. Actuellement, sa Majesté se demande si elle doit vous remercier de lui avoir probablement sauvé la vie, à elle et à son peuple, ou s’il faut vous faire torturer. Ceci, dans le but de connaître la raison qui a conduit des étrangers tels que vous à s’introduire au royaume d’Asgard dans le plus grand secret.

Ainsi débuta un interrogatoire en canon pour les envoyés du Domaine Sacré.


- Inutile donc d’y aller par quatre chemins. Quelle est votre identité et comment expliquez-vous votre présence en ces terres ?

Sans que cela ne l’étonne, Oreste prit naturellement l’initiative de représenter ses compagnons ; ceux-ci semblèrent d’ailleurs lui laisser le champ libre.

- Votre Majesté, veuillez pardonner l’impudence de ma demande, mais pourrais-je d’abord m’enquérir des conséquences de l’attaque de ce matin ? Les victimes ont-elles été nombreuses ?

Sous le coup de la tristesse, les yeux bleus saphir de la Blanche Dame se voilèrent l’espace d’un instant. Néanmoins, elle se ressaisit rapidement et satisfit la curiosité du jeune homme, étrangement convaincue du réel intérêt qu’il paraissait porter envers son peuple.

- Dix-neuf de mes citoyens sont décédés et plus d’une vingtaine ont été blessés à des degrés divers. Maintenant, quelle est votre réponse ?

Irrité, Oreste se mordit l’intérieur de la joue. S’il n’avait pas été enfermé, il aurait pu sauver certaines de ces personnes, il en était persuadé.

- Nous sommes des Chevaliers au service de la déesse Athéna, annonça-t-il finalement.

Un léger tressaillement trahit la surprise de la représentante du dieu borgne. La reine haussant un sourcil à son encontre, cette dernière lui répéta ce qu’elle venait d’apprendre. Pareils aux bruissements d’une nuée d’insectes, des chuchotements bourdonnèrent au sein de l’auditoire et, à son tour, la souveraine passa du désappointement à une attitude plus circonspecte. Mentalement, L’Italien nota qu’Einar ne prit pas la peine de démentir cette affirmation.

- Votre utilisation du pouvoir divin, reprit la femme à la tresse opaline en traduisant le discours de la reine, ainsi que les "boîtes" en métal que les gardes de la cité ont découvertes dissimulées sous un tas de paille tendent à prouver vos dires. (A la mention de leurs Armures mises sous clé, une certaine tension s’installa parmi les jeunes gens.) Toutefois, cela ne répond qu’à la première de mes interrogations.

Avant même qu’elle ne termine sa phrase, le gardien du Douzième Temple avait déjà pesé le pour et le contre de la réponse qu’il était sur le point de fournir.

- Votre Majesté, vous le savez certainement, la protection du monde a échu à Athéna, il y a de cela plusieurs millénaires. Aussi, conformément aux directives de notre déesse, nous avons organisé le présent périple avec la seule ambition d’enquêter sur une potentielle menace. Un danger qui pourrait se matérialiser sous la forme d’un objet très ancien, similaire à un antique artefact, et apporter le malheur sur vos terres. Nos intentions consistaient simplement en une discussion avec votre pouvoir central, afin d’obtenir des renseignements qui auraient pu nous aider dans notre quête. Le destin semble avoir voulu que notre rencontre ait lieu aujourd’hui, dans les tragiques circonstances que l’on connaît et mes compagnons, et moi-même, en sommes profondément navrés.

A l’instar d’Athéna, Oreste préférait ne pas mentionner la vision à l’origine de leur voyage. Mieux valait s’en tenir à des explications que l’on pouvait qualifier de rationnelles, plutôt que de mêler le surnaturel à ça et faire passer sa déclaration pour un quelconque coup de bluff. Certes, il avait grossi un peu le trait en parlant de malheur - quoique à bien y réfléchir, c’était probablement ce qui allait se produire –, mais autant paraître convaincant.

La Blanche Dame ne répliqua rien pendant une poignée de minutes. Son esprit semblait analyser les propos précédemment cités à la manière d’un joueur d’échec, tentant de prédire les mouvements de son adversaire pour mieux le contrer. A ce moment-là, l’homme à sa gauche se pencha vers elle et pour la première fois depuis qu’il était dans cette salle, les yeux verts d’eau de l’Italien se posèrent sur lui. Il s’agissait de l’individu qu’il avait déjà vu aux côtés de la reine plusieurs heures auparavant. Agé d’une quarantaine d’années, un visage taillé à la serpe et doté d’un regard brun prédateur, celui-ci obtint vite l’attention de la trentenaire et lui glissa un message à l’oreille.

- Je pense que vos regrets sont sincères, cependant, ce que je crois s’arrête là. Le chef de ma garde, Gorahk, m’a laissé entendre une toute autre version de ce récit. Pour lui, vous êtes bel et bien des Chevaliers, mais vous appartenez à une faction rebelle, peut-être même êtes-vous des mercenaires. De ceux que notre histoire retient sous le nom de Mal Noir.

Oreste eut des difficultés à cacher sa surprise lorsqu’il comprit qu’elle faisait allusion à l’ordre des Chevaliers renégats du Sanctuaire ; il ignorait que ces derniers avaient œuvré à Asgard. Le jeune homme espéra que son étonnement ne serait pas perçu comme le fait trompeur d’avoir été percé à jour.

- Toujours d’après ce que nos ancêtres nous ont légués en terme de connaissances sur les divinités extérieures, poursuivit-elle, la réputation d’Athéna dans le domaine de l’intervention personnelle n’est plus à faire. Comme vous l’avez rappelé, votre déesse défend la planète et en ce sens, son statut aurait dû la contraindre à vous accompagner. Ici, ce n’est pas son territoire. Et si en effet, vous avez été mandatés, pourquoi ne vous a-t-elle pas suivie ? Pourquoi, alors que votre tâche revêt une telle importance ?

Sans lui donner le temps de répondre, elle enchaîna :

- Tout simplement parce que vous avez menti. Votre présence n’est nullement due à une mission sacrée. Ce qui vous a poussé à venir à Asgard, c’est l’appât du gain. Mes ennemis vont ont engagés pour m’assassiner et dans ce but, vous avez élaboré une macabre mise en scène au cours de laquelle vous deviez me sauver la vie. Ceci, afin d’entrer dans de bonnes prédispositions à mon égard. Dans ces conditions, vous auriez eu tout le loisir de m’abattre ou même de corrompre mes gens et de les retourner contre moi. Malheureusement pour vous, cela n’a pas fonctionné et vous essayez de rattraper la situation en inventant une histoire pathétique.

- Votre Altesse, ce …, tenta le Chevalier du Capricorne.

- On ne rattrape rien du tout ! s’insurgea Raul. Nous …

Les notes métalliques d’une dizaine d’épées impatientes coulissant dans leurs fourreaux résonnèrent.

- Tristan ! Raul !

Le Mexicain voulut rajouter quelque chose, mais un coup d’œil appuyé d’Oreste le contraignit à abandonner.

- Votre Majesté, votre raisonnement est brillant, toutefois, il n’est plausible que dans le cas où nous sommes effectivement une menace pour votre personne. Or, je puis vous certifier que ce n’est pas le cas.

Gorahk intervint tout à coup et la Haute Prêtresse traduisit :

- Ah oui ? Pourtant, ce n’est pas ce qu’il nous a dit.

Le chef de la garde fit signe à l’un des hommes postés près d’une petite porte donnant accès à la salle du trône. Celle-ci s’ouvrit pour laisser passer une silhouette que les protecteurs de la déesse aux Yeux Pers identifièrent sans peine. Encadrés par deux gardes, le vieux meneur de la compagnie itinérante entra d’un pas traînant. Ses traits étaient tirés et il n’osa pas lever les yeux vers les accusés, les gardant baissés vers le sol.

- Je vous présente Folmer, le responsable de la troupe d’artistes la plus reconnue dans tout le royaume, même si vous l’ignoriez sans doute. Maître conteur, l’enjoignit-il, répétez-nous ce que vous m’avez rapporté tout à l’heure.

- Oui, hum. (Il se racla la gorge, paraissant mal à l’aise.) Je … J’ai rencontré ces personnes il y a neuf jours dans la province sud et elles m’ont menacé pour que je les convoie jusqu’ici. Ils ne me l’ont pas dit directement, mais leur attitude était des plus équivoques. Ensuite, ils ont profité de mon statut pour franchir les cordons de sécurité de la cité et accéder au temple. Veuillez me pardonner ma reine, je vous ai failli.

Pourquoi ? s’interrogea Oreste. Pour quelle raison déforme-t-il ce qui s’est produit ? Il est gêné, embarrassé et s’obstine à ne pas nous regarder, c’est incompréhensible. En plus, il y a une sorte de perturbation énergétique qui l’entoure, rendant le tout encore plus étrange.                                                                             

- Mensonge ! se récria le gardien du Deuxième Temple. Il nous a conduits ici pour nous remercier de l’avoir sauvé de l’attaque d’une bande de brigands !

- Foutaises, fit Gorahk dédaigneux. Altesse, il n’existe pas de groupes suffisamment organisés pour s’en prendre à des voyageurs aussi nombreux. Surtout dans le sud. N’est-ce pas jarl Ingvald ?

Maintenant, c’est lui qui ment, analysa l’Italien. En tant que chef de la garde, il devrait être au courant des persécutions subies par le peuple. C’est évident qu’il y a un rapport entre les deux.

- Bien entendu. Je vous assure que mon duché est tout ce qu’il y a de plus sûr, votre Majesté.

Le Chevalier d’Orion avisa l’individu qui venait de parler. C’était un homme replet à la calvitie naissante et au visage constellé de marques laissées par la variole. Son accoutrement, bien que d’excellente facture, restait au même niveau que sa personne ; laid avec des couleurs criardes de mauvais goût. Tant et si bien qu’il en devenait difficile de distinguer l’emblème à tête de faucon qui émergeait à grande peine de cet amas.

Il tient plus de la chimère que du rapace, ricana-t-il intérieurement, avant de s’arrêter, un nœud au creux de l’estomac. Attends une minute …

- Je crois que ceci marque la fin de notre entrevue, acheva d’un ton lugubre la reine à travers Sosia. Le reste de vos aveux sera recueilli par vos tortionnaires. Gardes, emmenez-les.

- Oreste, appela Gearóid à voix basse, tandis qu’on les remettait debout. Regarde le blason du type à face de crapaud.

L’Italien voulut répliquer que ce n’était le moment de plaisanter, mais son regard rencontra alors ce que son compagnon venait d’apercevoir.

- Attendez, votre Majesté ! cria-t-il sans pour autant chercher à se débattre, témoignant de sa non volonté de s’enfuir. C’est vrai, j’ai menti ! Du moins, …

Un signe de la main de la souveraine suffit à réduire la traction que subissait son corps.

- … j’ai omis certains détails.

- Eclairez-nous donc, dit-elle. C’est votre dernière chance.

- Ce que je vous ai raconté plus tôt est la vérité. Nous sommes bien ici sur ordre d’Athéna, afin de retrouver un objet très spécial. Seulement, notre voyage est fondé sur une vision que l’un des nôtres, le Chevalier d’Or du Bélier, a eue. Il appartient à l’ethnie du peuple de Mû, les créateurs de nos Amures et il possède des dons de précognition. Il nous a indirectement mis en garde sur le fait que vous subiriez une tentative d’assassinat. Au début, ce n’était pas clair, mais quand nous avons assisté à la scène devant le temple, nous avons su reconnaître les signes évoqués.

- Ce n’est qu’un tissu d’inepties encore plus tordues que leur premier discours, argua Gorahk.

- Quels signes ? demanda la reine sans prêter attention à la remarque du chef de sa garde, intriguée malgré elle.

Oreste revint sur les images décrites par Arion et les liens qu’ils avaient pu établir entre elles et les évènements de la matinée.

- Les corbeaux font clairement référence à votre couronne et donc à vous, sa détentrice. Le serpent et le loup à deux têtes représentent les armoiries de ceux qui ont essayé de vous tuer. Les conséquences de la réussite de leur plan auraient été la destruction du royaume d’Asgard dans un bain de sang figuré par ce que vous appelez le Ragnarök, il me semble. Toutefois, il manque un élément dans ce récit ; le rapace. Ça aurait pu être une métaphore indiquant la pluie de flèches que Fares a éliminée, mais je crois plutôt qu’il désigne un troisième homme qui voulait votre mort. Celui dont le blason est un faucon.

- Est-ce moi que vous soupçonnez, étranger ! lança tout de go Ingvald, la face empourprée par la colère.

Le Chevalier des Poissons se tourna dans sa direction en réajustant négligemment une mèche de cheveux.

- Je n’ai rien dit de tel.

- Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis le seul à porter cet emblème ici.

- C’est vrai ? Je n’avais pas fais attention. Maintenant que vous l’évoquez, cela soulève une question. Êtes-vous le faucon décrit ?

La situation avait basculé et c’était désormais Oreste qui menait l’interrogatoire. Fascinés par son raisonnement, aucun membre de l’auditoire n’osait intervenir. Pas même la reine, elle aussi prise dans l’habile trame tissé par l’Italien.

- Je me suis battu aux côtés des autres jarls, dit Ingvald d’un ton tout à coup moins assuré. Si j’avais été coupable de l’attaque des archers, j’aurais eu toutes les chances de me faire tuer. Il suffit de regarder où ils ont tiré.

- Dans la confusion, répliqua Oreste, personne n’a vu ce que vous faisiez, ni où vous étiez. Ai-je tort ? (Pas un ne pipa mot.) Vous auriez tout à fait pu être ailleurs qu’en plein milieu de la bataille. Depuis ma position, j’ai distinctement entendu deux sifflements différents. Le premier est sorti de la bouche d’un homme allongé sur les grandes marches du temple ; celui que Gearóid a repoussé. Le second, quant à lui …, eh bien ma foi, je peux au moins affirmer qu’il ne venait pas des archers postés sur les toits. En conclusion, on a d’abord lancé un signal qui devait être confirmé par quelqu’un d’autre et ensuite, déclencher l’offensive.

- Je l’ai dit auparavant, renchérit Ingvald, j’affrontais les assassins et …

- C’est exact, vous l’avez déjà expliqué. De plus, comment auriez-vous pu prendre le temps de siffler si vous vous battiez ?

- Oui, oui, c’est tout à fait ça ! s’empressa-t-il d’attester.

L’Italien observa tout à tour les seigneurs réunis dans la pièce.

- Alors pourquoi n’avez-vous pas été blessé ? Quand je regarde les gens dans cette salle, quasiment tous ont quelques bosses, coupures ou fractures. Or, vous êtes indemne, ce qui se révèle assez bizarre.

- Je … J’ai un don certain … pour l’escrime, bégaya-t-il.

- Excusez-moi de vous dire ça, mais vous n’avez pas du tout l’allure d’un guerrier. Ce serait même le contraire. Il ne vous reste donc plus qu’une façon de vous disculper. (Oreste le fixa droit dans les yeux.) Siffler.

- Qu… Quoi ?

- Je suis certain de ne pas être le seul à avoir perçut ces sifflements. Si le vôtre est différent alors vous n’avez rien à craindre.

- Mais …, laissa-t-il échapper, sa respiration s’emballant.

- J’ai également entendu ces sons, corrobora enfin la souveraine, s’arrachant à la subjugation créée par Oreste. Allez-y, Ingvald. Prouvez-lui qu’il a tort.

Les yeux du jarl volèrent follement du Chevalier à la reine. Il se mit à haleter, poussa un cri en extirpant une dague de sa ceinture et se jeta sur elle. Personne n’eut à intervenir. Comme s’il avait anticipé l’action, Gorahk s’interposa et le transperça de son épée.

- Traître, cracha-t-il entre ses dents serrées, tandis que le corps du seigneur s’effondrait contre lui.

L’abondant fluide carmin colora rapidement les vêtements d’Ingvald et ses lèvres prirent une teinte sanguine. Une expression indignée se peignit sur son visage, juste avant que sa tête s’affaisse sur sa large poitrine. La lame achevait de se dégager en émettant un horrible bruit de succion quand une étrange voix s’éleva, rompant l’effet de stupeur provoqué par cette mort soudaine.

- Et il n’est pas le seul. Spegill Hörund. Rjúfa.

Bien qu’il eût du mal à le croire, Oreste comprit que Folmer était l’auteur de ces mots. La silhouette du sexagénaire se mit à osciller d’une manière semblable aux ondulations concentriques créées par une pierre jetée à la surface de l’eau. Elle passa tour à tour d’une allure masculine à une autre plus androgyne, pour finir à celle d’une jeune femme. Cette dernière possédait des cheveux châtains lui descendant jusqu’aux omoplates et de magnifiques yeux vert clair. Une calme assurance pouvait aisément se lire sur son beau visage. Tous les protagonistes versés ou non dans l’usage du cosmos eurent des réactions diverses, allant du simple haussement de sourcils à la libération d’un cri de consternation ; celui d’un homme de la garde – Kostya, en réalité – se révéla à cette occasion particulièrement bruyant. Seul Einar, observa Oreste, fit exception à la majorité. Pour qu’il en aille ainsi, il devait forcément avoir des liens avec elle. Il était donc bel et bien un Marina.

- Ilsia ? interrogea la Blanche Dame, reconnaissant l’une des servantes du château. Qu’est-ce que cela signifie ?

A partir du jour où celle-ci était entrée à son service, la souveraine avait éprouvé un inexplicable intérêt pour elle. Il s’agissait d’une attitude insolite pour elle, car ce n’était pas dans ses habitudes de prendre note du nom de chacun des individus qui gravitaient autour d’elle. Elle connaissait ceux des dirigeants des duchés et provinces par nécessité et d’autres parce qu’ils la côtoyaient depuis toujours, à l’exemple de sa nourrice. Avec Ilsia, ç’avait été différent.

- Je vous prie de me pardonner, reine Ylva, mais Ilsia n’a jamais existé. En réalité, je m’appelle Narya et je suis une servante de Poséidon, le dieu grec des Mers. (Elle se pressa de poursuivre avant qu’une pluie de questions ne s’abatte sur elle.) J’ai conscience que cela représente beaucoup d’informations en peu de temps, toutefois, tant que nous en sommes à démasquer des traîtres, autant aller jusqu’au bout des choses. Votre Majesté, je pense que vous devriez être avertie que Gorahk est de mèche avec vos ennemis. Je voulais attendre encore un peu avant de le confondre, mais l’intervention des Chevaliers d’Athéna m’a convaincue que je devais tenter ma chance dès à présent. Ces gens sont sincères. Ils ont réellement aidé Folmer et sa compagnie. J’ai dû prendre son apparence après avoir appris que des hommes agissant sur l’ordre de Gorahk le cherchait. Je les ai devancés et ai enjoint Folmer de me raconter ce qu’il savait sur les étrangers vous ayant sauvée. Après cela, je lui ai conseillé de se cacher et c’est donc moi que les soldats ont emmenée. Une fois face à Gorahk, j’ai été expressément convaincue de lui révéler les informations dont je disposais si je ne voulais pas voir "ma" compagnie connaître un tragique accident. A la suite de quoi, j’ai dû remplacer le vrai récit par la version que vous avez entendue.

Les yeux du chef de la garde s’étrécirent dangereusement.

- C’est toi qui utilises des artifices pour te transformer et c’est moi, l’ennemi. Tu ne doutes de rien, femme ! Je suis un loyal défenseur de son Altesse. Je viens encore de le prouver à l’instant en tuant l’un de ceux qui conspirent à sa perte.

- Je peux abuser l’esprit des gens en modifiant mon apparence, mais le contrôler, c’est m’accorder bien plus de pouvoir que je n’en possède. Quant à votre intervention, peut-être a-t-elle été motivée par la peur de voir le seigneur Ingvald révéler des choses embarrassantes ?

- Je n’ai pas à subir les insultes d’une putain qui écarte les jambes dès que l’un de mes hommes le lui demande !

- Je préfère le terme de courtisane, répliqua Narya, loin de s’offusquer des paroles du chef de la garde. (Un rictus de mépris défigura le visage de Mei Ling à l’écoute de ces mots.) Et c’est grâce à mes talents dans ce domaine que j’ai eu connaissance de ce qui provoquera votre chute, Gorahk.

- Ha, ce ne sont que des mots dans le vent !

- Ilsia, voulut interjeter Kostya, qu’est-ce …

- Il suffit ! gronda la Blanche Dame. (Sa voix avait retenti tel le tonnerre lors des tempêtes le long des côtes, figeant les deux protagonistes dans leur joute verbale.) Ilsia, Narya ou qui que tu sois, tu portes là de lourdes accusations. En outre, Gorahk a effectivement raison en soutenant que ta conduite ne joue guère en ta faveur.

- Votre Majesté, tempéra Narya, durant tout le temps où j’ai été à votre service, accédant à vos appartements comme bon me semblait, j’aurais pu vous assassiner mille fois. De par ma source, j’étais au courant de certains de vos voyages dans les provinces avoisinantes. Pourtant, je n’ai saisi aucune des chances qui s’offraient à moi, car tel n’était pas mon dessein. Mon but n’a jamais été et ne sera jamais de vous nuire.

La jeune femme se passa nerveusement la langue sur les lèvres, hésitante sur les mots à employer. Lorsque l’on devenait le dirigeant d’une nation, il fallait apprendre à dissimuler ses émotions. Or, à ce moment précis, elle était troublée. Elle connaissait assez bien Gorahk, du moins le pensait-elle, pour savoir qu’il possédait une capacité à garder son flegme en toutes circonstances. Et pourtant, elle se rendait aisément compte qu’il perdait pied, contrant Narya par des phrases bêtement agressives. Le cœur de la reine saignait à l’idée de poursuivre cette discussion alors que son esprit, son instinct, lui hurlait de continuer. Non pas qu’elle se soit entichée de lui, car elle le voyait plutôt à la manière d’un grand frère, mais parce que Gorahk avait été un conseiller honnête lui témoignant souvent son soutien. Durant les durs moments suivants la mort de son époux, cinq ans et demi auparavant, beaucoup parmi les nobles s’étaient mis à médire sur les curieuses circonstances du décès du monarque. D’après leurs dires, la reine l’avait fomenté afin de prendre sa place dans un élan d’ambition dévorante. Principale conséquence de ce mensonge, la formation d’un mouvement s’opposant à ce qu’une femme seule gouverne le royaume. Le chef de la garde, loyal à son roi de son vivant, avait réitéré son serment de fidélité envers elle, établissant une base de confiance sur laquelle elle avait pu s’appuyer. Toutefois, en l’espace d’une journée, de nombreuses lézardes étaient venues affaiblir cette structure, tant et si bien qu’elle ne savait plus à qui se fier. Et ces gens apparaissaient au moment où tout semblait basculer. Pouvait-elle réellement qualifier cela de coïncidence ? Elle inspira, sa décision prise, et dit d’une voix atone :

- En temps normal, tu croupirais déjà dans une cellule sans avoir pu prononcer une parole de plus. Néanmoins, les récentes circonstances étant loin d’être ordinaires, tu as gagné le droit d’aller jusqu’au bout de ton plaidoyer.

- Je vous remercie, Votre Altesse.

- Majesté, s’offusqua le chef de la garde, vous ne pouvez pas la laisser continuer à me calomnier impunément.

- Gorahk, laissez-la terminer.

- Bien.

Elle ressentit une froideur inhabituelle dans sa réponse, ce qui eut pour effet de la rassurer encore moins.

- Vous m’avez traitée de putain, reprit Narya en usant du terme outrancier, et nombre de vos hommes vous donneraient raison puisqu’ils se vantent de m’être passés dessus. Seulement, mes faveurs n’ont été accordées qu’à un seul d’entre eux. (Son regard vert clair se riva sur Kostya, qui ressembla pour le coup à un poisson hors de l’eau, cherchant à happer frénétiquement de l’air.) Il a beau être arrogant et doté d’un certain … ego, il n’en reste pas moins dévoué à la couronne. Je le jugerai même incapable de susciter un complot. C’est lui qui m’a implicitement appris que Gorahk ne transmettait pas correctement les rapports sur les affaires du royaume.

- Explique-toi, lui intima la reine Ylva, de plus en plus inquiète, sentant une distance se creuser entre elle et le quarantenaire, alors qu’il n’était qu’à tout au plus un mètre de sa position.

- Majesté, saviez-vous que plusieurs attaques avaient eu lieu dans les provinces Est et Nord il y a deux semaines ?

- Non.

- Ou dans celle de l’Ouest, il y a quatre mois ?

Celle-ci garda le silence.

- Est-ce la vérité ? s’enquit-elle finalement dans un souffle, prenant à témoin l’assemblée de jarls ainsi que Kostya, l’évidente source de Narya.

- O… Oui, votre Altesse, répondit le porteur d’un blason figurant une ronce rouge sur champ noir. (Elle reconnut en lui le fils aîné du seigneur Hrafnar.) Nos gens ont été la cible de nombreux préjudices et dans notre incapacité à gérer ce problème dans notre propre fief, mon père a décidé de requérir votre appui pour y remédier. Un courrier vous a été adressé, cependant, nous sommes restés sans nouvelle.

- Il en va de même pour moi, confirma également un autre jarl.

Maintes déclarations abondèrent dans le sens de ces dernières.

- C’est incompréhensible, jugea Kostya, oubliant un temps qu’il se retrouvait dans cette situation par la faute de Narya. La procédure veut que toutes ces missives soient passées entre les mains du capitaine après que je les lui aie personnellement transmises. Ensuite, eh bien, j’imagine qu’elles sont délivrées à la reine.

Cette dernière ne répondit pas. Elle n’en avait pas besoin.

- Aucun fait touchant de près ou de loin à des pillages ou des villages rasés n’est parvenu jusqu’à vous, ajouta la servante de Poséidon. Certainement ont-ils été effacés ou alors modifiés. Et je ne cite là que des éléments récents, ceux dont j’ai connaissance. Pourquoi croyez-vous que votre peuple vous déteste de plus en plus ?

- Et pourquoi pensez-vous que le chef de votre garde ne soit pas intervenu lorsque Gearóid a neutralisé vos agresseurs ? renchérit Oreste après que l’Irlandais lui eut glissé l’information.

Il avait préféré laisser le Marina deviser pour en apprendre autant que possible ; son unique regret fut qu’Einar n’en révèle pas davantage.

- Vous avez vécu dans un monde mensonges et de duperies, conclut doucement Narya. Un univers d’illusions où la vérité prend l’apparence qu’on veut bien lui donner. Ou celle qui nous arrange, glissa-t-elle à l’encontre de Gorahk.

Mécaniquement, la Haute Prêtresse traduisit ses mots. Le visage fermé, la Blanche Dame considéra le capitaine.

- Go…

Une ombre paraissait soudainement avoir masqué ses traits.

- Je devrais avoir honte, lâcha-t-il, amer, pour lui-même. Etre coincé par des gamins et une catin. (Son faciès assombri se tourna vers la reine.) Tout aurait été tellement plus simple si vous n’aviez pas résisté aujourd’hui. A partir de maintenant, la voie sur laquelle vous vous êtes engagé sera pavée par la souffrance.

Affectés par un invisible signal de sa part, six de ses subordonnés s’emparèrent de leurs armes et sortirent du rang, s’avançant en direction du trône. Leurs mains entravées, les Chevaliers se retrouvèrent relégués au rang de spectateurs au cours de la bataille. Cette dernière se résuma à un éphémère moment de violence, se soldant par le trépas des assaillants en l’espace d’une poignée de minutes. Le calme s’instaura à nouveau, permettant de réaliser qu’au cours de la brève mêlée, le chef de la garde avait pris la fuite.

Il s’est échappé par l’un des passages secrets, comprit la reine Ylva.

Demeurée assise durant l’échauffourée, elle se leva de son siège, en proie à un tourbillon d’agitation intérieure.

- Majesté, tenta l’un des soldats en s’approchant d’elle.

Elle le stoppa aussitôt d’un geste.

- Sonnez le tocsin et reliez le plus rapidement possible le fait que Gorahk doit être appréhendé, lança-t-elle promptement, saisie d’une brusque paranoïa à l’idée qu’il soit aussi un assassin. Il ne doit en aucun cas réussir à quitter la cité. Personne ne doit en sortir. (Elle lorgna Narya d’un œil noir, comme si tout était de sa faute, puis avisa les corps gisants au sol.) Et retirez-moi ces cadavres.

- A vos ordres.

Très vite, une petite escouade s’en alla au pas de course.

- Gardes, fit-elle à ceux restés postés dans le dos des protecteurs d’Athéna, conduisez ces gens dans les quartiers des invités. Verrouillez les portes et assurez-vous qu’ils n’en sortent sous aucun prétexte. Dans le cas contraire, agissez en conséquence. Tout ce qui vous semblera suspect doit être synonyme de sanction.

- Altesse, protesta Oreste, vous pouvez, non, vous devez nous faire confiance. De même que vos hommes, ces chaînes n’ont aucune chance de nous retenir si nous décidons de nous enfuir et vous le savez parfaitement. Malgré tout, nous avons choisi de ne pas le faire. N’est-ce pas une preuve suffisante ?

Les éléments dans sa tête se bousculaient, formant un maelstrom nébuleux d’images et de pensées. Elle se représentait sa vie sous la forme d’un puzzle entier dont les morceaux se mettaient soudainement à ne plus correspondre entre eux, et auxquels de nouveaux venaient s’ajouter, rendant l’ensemble encore plus confus et instable, prêt à se disloquer d’un instant à l’autre. A qui s’adresser ? A qui accorder sa confiance désormais ? Ami, ennemi, franchise, ces mots perdaient tout leur sens dans cette situation. Elle ne pouvait pas s’engager tête baissée parce que ces gens lui paraissaient amicaux au premier abord – même Narya. Toutes ses actions se devaient d’être mûrement réfléchies.

- Ne m’en veuillez pas, Chevaliers. Tout cela m’est … nécessaire, acheva-t-elle.

 

Tandis qu’on emmenait les envoyés du Sanctuaire et de Poséidon, Gorahk filait telle une flèche dans les souterrains creusés dans la montagne, écartant les toiles savamment tissées par les araignées. Il connaissait ces tunnels destinés à la sauvegarde de la famille régnante sur le bout des doigts, aussi atteignit-il rapidement la poterne qu’il recherchait. Il appuya sur une pierre légèrement déchaussée par rapport aux autres et un déclic lui indiqua que le passage venait de se débloquer. L’homme déboucha quelque part au second niveau de la capitale, près d’une fontaine d’où coulait une eau fraîche et pure. Il s’en aspergea le visage à plusieurs reprises. L’échec lui coûtait, il devait le reconnaître. A l’époque, l’ébauche de ce qui allait devenir son plan lui était apparu durant son sommeil. Comme si son inconscient se dissociait de sa personne, prenant une forme éthérée sans plus de substance qu’un courant d’air et aux contours vaguement définis pour s’adresser à son esprit. Elle lui avait alors brossé un portrait exact de ce qui résidait au plus profond de son âme. La mise à nu d’un intense et ambitieux désir de pouvoir que Gorahk ne pouvait contester. Un mois plus tard, l’époux de la reine connaissait une fin malheureusement tragique. Tous les détails étaient clairs dans sa tête. D’abord le roi mourrait, puis sa femme éprouverait de plus en plus de mal à asseoir son autorité ; autorité déclinante grâce au travail de sape des seigneurs locaux qui oeuvreraient contre elle. Encore un an ou deux et Gorahk, dont l’emprise sur Ylva augmentait de jour en jour, aurait pu lui demander de l’épouser, la convaincant du bien-fondé de leur union pour le royaume. Son poing s’abattit sur le rebord de la fontaine, les os de sa main vibrant sous le choc. Malheureusement, la Blanche Dame conservait une volonté de fer et il avait réalisé que ses manigances étaient vouées à l’échec. Ainsi, un mois avant la cérémonie, son alter ego spectral l’avait convaincu de la tuer. Si tout s’était parfaitement déroulé, il aurait laissé la jeune femme se faire occire et en retour, il aurait châtié les traîtres – une surprise pour eux – passant pour un héros aux yeux du peuple. Bien entendu, il aurait prétendu au préalable que la souveraine l’avait désigné comme successeur. Seulement, encore une fois, ses agissements s’étaient vus contrecarrés par ces Chevaliers. Plus leur récit avançait et plus il se rendait compte qu’il perdait l’approbation de la reine. Dans sa déroute, il avait été contraint de tuer Ingvald, car ce couard aurait fini par tout leur raconter. La colère n’était pas une solution se convainquit-il. Récemment, il avait reçu un étrange message lui indiquant un lieu et une date de rencontre convenue d’ici à trois jours. L’auteur de la missive paraissait être un personnage désireux d’entrer dans le cercle très fermé des opposants au régime actuel. Il savait beaucoup de choses et rien que pour ça, Gorahk se sentait obligé de faire sa connaissance. L’ancien chef de la garde se dirigea vers l’écurie la plus proche et empoigna une selle qu’il déposa sur le dos d’un robuste étalon. A peine venait-il de la fixer que l’alarme de la capitale se mit à carillonner. D’un coup de talon dans les flancs de l’animal, il partit à fond de train en direction du quartier marchand, les sabots de son cheval projetant des étincelles orangées dans la nuit.

Sur un toit à plusieurs rues de là se trouvait la silhouette encapuchonnée de Ayame. Rikimaru l’avait laissé seule pour patrouiller dans un autre secteur en espérant qu’elle entreprendrait une attitude similaire de son côté. En effet, son compagnon était convaincu que si un évènement devait survenir à la suite de l’attaque, cela se passerait certainement le soir même. Adossée à une cheminée, les bras autour des genoux, la jeune femme préférait cependant regarder la pleine lune. Contrairement au ciel de Tokyo pollué par les divers luminaires, ici, le firmament, pareil à une vaste coupole de saphir, était si clair qu’elle pouvait admirer la toile stellaire avec délectation. Un nuage venait de masquer l’astre nocturne, gâchant son observation, lorsqu’elle perçut les puissantes vibrations engendrées par le battant de cloche du tocsin qui résonnait avec de plus en plus de force. Se redressant, elle scruta presque aussitôt les environs sans réellement savoir ce qu’elle cherchait.

Il doit bien y avoir une raison à tout ce boucan, songea-t-elle. Les Chevaliers se seraient-ils échappés ?

En se déplaçant vers le bord du toit, elle put d’abord entendre, puis voir le cavalier qui dévalait les rues en trombe. Il était seul, donc sa dernière idée était fausse.

- Il a plutôt l’air pressé. Ce serait une sacrée coïncidence s’il s’agissait d’un simple messager. Mieux vaut le suivre. Et puis, ça me permettra de me réchauffer un peu, ajouta-t-elle en s’étirant.

Débuta pour Ayame une filature qui l’amena à parcourir en long et en large les faîtes verglacés de la capitale, bondissant parfois sur une courte distance pour franchir une ruelle ou un obstacle imprévu tel un chat. Tout se déroulait pour le mieux jusqu’à ce que le cavalier disparaisse de son champ de vision. La jeune femme suivit alors ce qu’elle pensait être le chemin pris par l’homme. Quand elle déboucha au-dessus d’une impasse, elle dut se résoudre à admettre qu’elle avait fait fausse route. Elle le chercha durant une bonne minute, avant de s’apercevoir qu’il était ressorti à l’opposé de sa position actuelle. Pour le rattraper, il lui faudrait réaliser un saut de plus de cinq mètres. Se concentrant, elle enflamma son cosmos et le réunit dans ses jambes, leur offrant une supériorité indéniable sur celles d’un humain ordinaire. La moitié inférieure de son corps parée d’une aura aux nuances églantines, elle s’élança. Avalant la distance en quelques secondes, elle prit son impulsion au plus près de ce qu’elle pouvait s’autoriser, laissant des tuiles brisées par le choc derrière elle, et s’envola littéralement. Durant l’espace d’un instant, elle crut flotter dans les airs, puis la gravité la rappela à elle. Remise sur ses pieds, elle reprit sa poursuite.

Gorahk continuait de galoper, sans s’inquiéter outre mesure d’être arrêté. En tant que chef de la garde, il connaissait parfaitement le laps de temps qu’il faudrait pour mettre en branle le système de signaux permettant de communiquer entre les différentes strates de la cité. Il serait dans le quartier marchand avant même que le probable ordre concernant sa capture soit relié à la seconde porte. Soudain, il remarqua une ombre passer au-dessus de lui. Quelqu’un le pourchassait depuis les hauteurs et l’affreuse intuition que cette personne risquait de l’empêcher de mener à bien sa fuite s’imposa à son esprit. Aussi préféra-t-il ralentir en arrivant au niveau du poste de contrôle afin d’avertir ses anciens subordonnés et user de la situation à son avantage.

- Capitaine, que se passe-t-il ? fit l’un d’eux. On a entendu le tocsin et …

- L’un des individus arrêtés ce matin essaie de quitter la cité, répondit-il de manière directe. Il est derrière moi et se sert des toits pour se déplacer au moment où je vous parle. Il est trop tard pour mettre en place un filet ici. Relayez immédiatement l’information à la première porte que ceux-ci puissent réagir. Je m’y rends pour diriger le déroulement des opérations, acheva-t-il en talonnant sa monture.

- A vos ordres !


La raison du changement de son allure avait à peine commencé à intriguer la Kunoichi Lunaire qu’il repartait à pleine vitesse. Certes, son comportement était étrange, mais obtenir l’explication de celui-ci ne l’intéressa pas sur le moment. Tout ce qu’elle voyait, c’était que cela lui permettrait d’être bientôt sur lui. Elle atterrit sur le chemin de ronde de la deuxième ceinture de fortifications et plongea à la suite de sa cible, tandis que dans son dos l’éclat de nombreuses torches se mettait à luire successivement.

Du coin de l’œil, Gorahk repéra son poursuivant qui se rapprochait et il prit conscience qu’il n’arriverait pas à le distancer à temps. Il regarda sa main droite, hésitant. Ne préférant pas lâcher la bride de sa monture, il retira le gant de cuir qu’il n’enlevait habituellement jamais, à l’aide de ses dents. Au centre de sa paume se trouvait une cicatrice dont un observateur lambda aurait été bien en peine d’estimer l’origine ; lame, feu, …, impossible de savoir. En réalité, il s’agissait de l’œuvre d’un vieil et obscur mage des runes. Sa réalisation remontait à plusieurs années et avait été motivée par la volonté de posséder ne serait-ce qu’un avantage sur le commun des mortels. Perdu dans les brumes d’une souffrance indescriptible afin de l’acquérir, des souvenirs lui rappelèrent de quelle façon en faire usage et il prononça l’incantation. Au début, rien ne se produisit. Puis, une sphère ignée de la taille d’une noix apparut. Petit à petit, cette dernière enfla au point d’atteindre un volume un peu plus important qu’un poing. Tournant brusquement la tête vers l’ombre, il lança son bras dans sa direction et la boule de feu suivit la trajectoire indiquée. Avec la célérité de l’éclair, celle-ci fondit sur son traqueur.

Prise au dépourvu par la soudaineté de l’assaut, Ayame évita l’attaque de justesse à l’aide d’une décharge de cosmos, poussant son corps à réagir plus vite. Se décalant sur le côté, elle esquiva le projectile. Toutefois, son regard rivé sur ce qui venait de la dépasser – roussissant un pan de sa cape au passage – l’empêcha d’apercevoir le second tir. Moins ajusté que le précédent, il alla s’écraser près des pieds de la jeune femme, détruisant la portion de toit sur laquelle elle se tenait. Elle tomba dans le vide, au moment où le cavalier fermait le poing dans le but de contenir la terrible douleur grandissante causée par les brûlures du sort. Si la hauteur ne garantissait pas une mort assurée à la Kunoichi Lunaire, les fractures, elles, l’étaient bel et bien. Tâchant de contrôler sa chute, elle se raccrocha à l’extrémité d’un volet que le vent faisait claquer. La fixation émit une plainte métallique face à cette tension imprévue et son épaule gauche manqua se disloquer quand son corps pesa de tout son poids dessus. Se balançant d’avant en arrière, Ayame créa un mouvement de pendule qui, lorsqu’elle eu acquis assez d’élan pour lâcher le panneau de bois, l’aida à atteindre la sûreté d’un balcon, situé deux bons mètres plus loin. Encore secouée par cette issue inattendue, elle parvint tout de même à se hisser sur la rambarde et, à peine rétablie, entreprit de regagner les sommets. Elle avait rapidement enchaîné ces actions, mais durant cet intervalle, la distance se creusa suffisamment entre elle et sa cible pour qu’elle soit quasiment hors de sa portée à présent. Refusant de s’avouer vaincue, la Kunoichi Lunaire reprit sa traque.

L’incertitude du trépas de l’ombre chasseresse pesait sur les pensées de Gorahk. Malgré tout, il demeurait convaincu que son acte avait été suffisant pour le tirer d’affaire. Arrivant en vue de l’immense portail marquant l’entrée de la capitale, il put constater que son message avait bien été transmis. Quelques soldats occupaient effectivement la rue, mais la grosse majorité avait pris position sur les toits.

- Il se déplace vite, leur annonça-t-il. Il devrait être là d’ici peu. Maintenez la formation et préparez-vous.

Une acclamation lui répondit, puis il repartit au trot en direction de la porte et s’adressa aux individus campés devant.

- Vous trois, dépêchez-vous d’ouvrir pour que je puisse passer.

Une chance pour moi que ce soit eux qui soient de quart, ce soir, pensa-t-il.

- Capitaine, demanda l’un d’entre eux, est-ce …

- Oui, j’ai été découvert. Cependant, je reviendrais très bientôt et alors ce sera pour m’emparer du trône.

- Doit-on vous accompagner ?

Il secoua la tête.

- Non. Il est préférable que vous restiez afin de servir au mieux mes intérêts. Maintenant, occupez-vous d’actionner le mécanisme.

Accélérant le rythme, Ayame aperçut très vite le groupe de gardes déployés dans le but de la bloquer et au-delà le battant qui s’entrebâillait. Elle allait devoir presser l’allure. Aucune de ces personnes n’était de taille à l’affronter et en une poignée de secondes, elle pourrait les mettre au tapis. Un bruit dans son dos l’incita à se retourner vivement, ses lames jaillissant hors de leurs fourreaux. Le son du métal rencontrant son semblable résonna dans l’air nocturne. Baissant les yeux sur l’arme qui bloquait la sienne, elle la reconnut.

- Et c’est maintenant que tu arrives, lâcha-t-elle, piquante, tout en dégageant ses kodachi.

- Qu’est-ce que tu fais là, Ayame ?

- Pas le temps de discuter, répliqua-t-elle. Il va s’échapper si on reste les bras ballants.

- De quoi est-ce que tu parles ? Ça à un rapport avec le fait que tu t’apprêtes à fondre sur ces hommes ?

- Il me barre le passage, c’est tout. Je n’ai rien contre eux. Celui que je veux, c’est le cavalier.

- Pourquoi ?

- Ah, tu m’énerves à la fin ! Au cas où tu ne l’aurais pas remarquer, l’alarme de la cité a été déclenchée. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait peut-être des Chevaliers d’Athéna qui s’enfuyaient, et puis, j’ai vu ce type filant à bride abattue. J’ai tout de suite su que c’était lui, la cause. C’est le gars qui était avec la reine, ce matin. Sûrement, un conseiller militaire ou quelqu’un occupant un poste similaire. Il n’a donc aucun motif pour quitter la ville de manière précipitée, sauf s’il est coupable.

- Très bien, je te suis, mais évitons de les blesser, d’accord.

- C’était mon intention dès le départ.

Ensemble, ils s’élancèrent à l’assaut et abattirent leurs opposants en quelques frappes précises, sans faire usage de leurs sabres, respectant ainsi leur engagement. Rikimaru dut tout de même rattraper l’un des gardes inconscients qui glissait le long de la pente et le stabilisa. Ensuite, il rejoignit Ayame. Celle-ci se tenait au bord du toit, son regard marron rivé sur le panneau de bois qui venait de se refermer dans un grincement de chaînes.

- Allez, on peut encore y arriver, assura-t-elle.

- On ne pourra pas passer. Les murs sont trop hauts et …

- Il suffit de percer un trou dans la porte, objecta-t-elle. Après, on aura aucun mal à le rattraper.

- Les personnes autour ont de grandes chances d’être balayées par le souffle de l’explosion. Nous ne sommes pas là pour déclencher des conflits, Ayame. Et c’est exactement ce que nous ferons en forçant le passage. De plus, sans nos Yoroi, nous ne pourrons maintenir notre vitesse qu’un très court laps de temps. Ce qui se révélera certainement insuffisant.

- Si j’ai bien compris, on ne va rien entreprendre ?

- On doit attendre de savoir ce qu’a donné la rencontre entre les Chevaliers et la souveraine d’Asgard.

- Ils ont été arrêtés. Je ne vois pas ce qui en ressortira.

- Tu l’as dit toi-même, cet homme s’est enfui parce qu’il s’est produit un évènement qui l’y a poussé. On peut donc raisonnablement penser que c’est dû à la présence de ces derniers. Quelque chose va forcément survenir. Alors autant ne pas porter préjudice à leur sincérité.

- Comme d’habitude, on patiente et on observe, récita-t-elle avec exaspération.

 

29 janvier 1995

Norvège, Asgard, Province Nord, Village de Norglad

 

La monture de Gorahk avait les flancs couverts d’écume lorsqu’il arriva dans le petit village. Ne comptant pas plus d’une trentaine d’habitations, c’était une tranquille bourgade, bien qu’à l’image de la plupart des hameaux ces dernières années, celle-ci soit ceinte d’une palissade aux sommets taillés en pointe. Les portes venaient d’être ouvertes par la milice locale et l’ancien chef de la garde en profita pour pénétrer à l’intérieur, tandis que l’aube se dévoilait, teintant le ciel d’or et de rose. Il y avait très peu de monde à cette heure-là, mais par les fenêtres de l’auberge, il repéra la lumière du feu qui devait crépiter dans l’âtre. Des effluves de cuisson, celles du pain et du gruau, lui parvinrent, portées par le vent, et son ventre grogna en guise de réponse. Il l’ignora et laissa son cheval, tout aussi affamé et fourbu que lui, le guider jusqu’aux écuries. D’énormes nuages de vapeur jaillissaient des naseaux de l’animal lorsqu’il l’abandonna aux bons soins d’un jeune palefrenier, dont la tignasse ébouriffée et les yeux encore collés par le sommeil indiquaient qu’il s’était levé peu de temps auparavant. Peut-être était-ce même son arrivée qui l’avait tiré du lit. Il lança une pièce au garçon qui, après l’avoir adroitement attrapée au vol, la fourra dans sa poche. Gorahk passa le seuil de l’auberge et jeta un coup d’œil circulaire à la salle.

Le propriétaire, plutôt maigre par rapport à ce que l’on attendait d’une personne de ce corps de métier, était derrière son comptoir en train d’astiquer consciencieusement une chope en étain. Il n’y avait que cinq tables rectangulaires dans l’établissement et seulement deux d’entre elles comptaient des occupants. Un groupe d’individus formait une assemblée autour de la première – certainement des membres d’une caravane marchande – alors que la seconde n’accueillait qu’un seul homme. Assis sur le banc, dos au mur, les bras croisés, il paraissait somnoler devant le bol fumant qu’on lui avait servi en guise de petit déjeuner, indifférent au brouhaha des conversations. Une sorte d’attraction irrésistible amena Gorahk à s’approcher de lui. Le détaillant, il remarqua qu’il portait une tenue de cuir clouté qui laissait dénudés ses bras musclés, marqués par de longues cicatrices blanchâtres. Sans attendre qu’on l’y invite, l’ancien chef de la garde s’installa en face de l’inconnu. Quand ce dernier releva la tête, Gorahk s’aperçut qu’il avait la cinquantaine passée et un visage buriné. Le noir et l’argent se disputaient la domination au sein de sa courte barbe et de ses cheveux, et le second semblait en passe de l’emporter. Le vieil homme avait tout l’air d’un simple guerrier endurci, un mercenaire probablement, et sur l’instant, il se demanda pour quelle raison il avait ressenti ce désir de l’accoster.

- Etes-vous …, commença-t-il.

- Gorahk, c’est ça ? s’enquit l’inconnu de but en blanc.

L’interrogé marqua un temps d’arrêt. Par quel hasard cet homme pouvait-il connaître son nom ? D’ordinaire, la présente situation l’aurait conduit à une évidente retenue, mais était-elle encore possible à ce stade-là ?

- En effet.

- Je m’appelle Holdyrr. Mettez-vous à l’aise. Commandez quelque chose de chaud.

Pleinement éveillé, l’étrange personnage affichait désormais un air tranquille tout en mangeant allègrement le contenu de son écuelle.

- Alors, comment cela s’est-il passé ? s’enquit-il entre deux bouchées.

- Comment s’est passé quoi ?

- Votre plan pour assassiner la reine Ylva, bien entendu.

Gorahk resta interdit une bonne minute. La conversation prenait une tournure vraiment dérangeante et avoir le dessous dans celle-ci était inacceptable pour lui.

- Vous savez que vous pourriez être arrêté pour avoir proféré de telles paroles, lança-t-il en redressant les épaules.

- Sans doute, reconnut Holdyrr. Mais ce n’est certainement pas vous qui allez le faire.

L’ancien chef de la garde se hérissa tout d’abord face à cette offense personnelle, avant d’admettre la justesse des propos.

- D’où tenez-vous toutes ces informations ? chercha-t-il à se renseigner au lieu d’invectiver son voisin.

- D’une connaissance commune, affirma Holdyrr.

- Je ne suis pas certain de vous suivre, avoua Gorahk.

- Est-ce que cela vous aide davantage, si je vous évoque la présence d’une sorte de conseiller spectral ? Ces apparitions sont très rares, mais à chaque fois qu’elles se produisent, vous vous réveillez avec d’ambitieux projets qui correspondent toujours à vos plus profonds désirs.

- C’est … impossible, déclara l’ancien chef de la garde d’une voix blanche. Vous ne pouvez pas savoir ça. A moins d’être …

- Quoi ? Un mage des runes ? Une créature surnaturelle ? (Holdyrr gloussa.) Non, je ne suis rien de tout cela. J’ai simplement été mis au courant par celui qui joue le rôle de l’inspirateur de vos idées.

- Alors, j’ai été manipulé depuis le début, réalisa Gorahk, dépité.

- Je dirais plutôt guidé. Vous n’êtes pas l’unique individu à avoir été contacté. Pourtant, je ne vois que deux personnes ici.

- Ainsi, les nobles étaient également …

- Tout à fait. D’ailleurs, à l’inverse de vous, ils n’en savent pas plus maintenant qu’auparavant.

- Oh, et qu’est-ce qui m’a valu un tel honneur ? lança-t-il, son indignation reprenant subitement le pas sur son abattement.

- Vous étiez le meilleur élément du lot, répondit Holdyrr sans manifester le moindre trouble face à l’attitude de Gorahk. Celui qui aurait le plus de chances de réussir à s’approcher de la reine, bien qu’il n’y ait qu’une faible probabilité que cela fonctionne.

Les sourcils de ce dernier se froncèrent.

- En ce cas, pourquoi recourir à cette méthode ?

- Je suis sûr que vous le savez déjà.

Gorahk parut sur le point de démentir l’allégation lorsqu’il se souvint que son mentor onirique, il lui fallait bien le reconnaître comme tel, lui avait indiqué que c’était la manière la plus subtile de l’emporter.

- En termes stratégiques, reprit le vieux guerrier, je pense que le but premier de cette opération était d’instaurer un climat d’instabilité au sein du gouvernement. La reine est jeune et ignorante dans les jeux de pouvoir. En la privant de conseils, elle se retrouve perdue et méfiante vis-à-vis de ceux qui l’entourent. Honnêtement, je n’aurais pas procédé de cette façon. C’est trop pervers.

- Il ne faut pas pour autant oublier qu’elle a un caractère fort. Il n’est pas impossible qu’elle puisse surmonter ma "défection".

- Une attitude qui sied à une véritable souveraine, estima l’autre.

A brûle-pourpoint, Gorahk enchaîna :

- Les attaques des villages étaient de votre fait, n’est-ce pas ? Il ne s’agissait pas d’évènements isolés, mais d’un autre élément de cette stratégie.

Holdyrr se renfrogna lorsqu’il entendit ces paroles. Plus jeune, il s’emportait facilement et laissait davantage parler ses poings que son cerveau. Avec l’âge et les expériences de la vie et du champ de bataille, il en était venu à préférer éviter au maximum qu’il y ait de pertes dans le camp des vaincus et aller droit au but. S’en prendre à de simples villageois le révulsait. Toutefois, il n’était qu’un élément isolé et n’avait aucun contrôle sur les agissements des troupes de Loki.

- Oui, c’est vrai, finit-il par reconnaître. Quant à vous, je suppose que je dois vous remercier pour l’inaction des forces seigneuriales et royales.

- En effet. (Gorahk marqua une pause.) En y repensant, c’était un très bon scénario. Néanmoins, il me vient à l’esprit qu’envisager l’imprévisible aurait dû en faire partie.

- C’est-à-dire ?

- La reine Ylva est toujours vivante parce que des Chevaliers au service de la déesse Athéna sont intervenus pour la protéger.

Holdyrr suspendit son geste, l’ultime cuillerée de son petit déjeuner à mi-chemin entre le plat et sa bouche.

- Vous en êtes certain ?

- C’est ainsi qu’ils se sont présentés en tout cas. Ils étaient sept. Et il y a également cette catin d’Ilsia ; une servante de Poséidon à ce qu’elle a dit.

Le vieil homme avala finalement la fin de son repas et dit :

- Racontez-moi tout depuis le début.

- Pas avant que vous ne m’ayez dit qui vous servez, réclama Gorahk avec un aplomb des plus provocateur. C’est à lui que je dois d’être dans cette situation aujourd’hui. Aussi, j’estime avoir le droit de connaître son identité.

Holdyrr détourna le regard quelques secondes. A la base, ce rendez-vous avait été organisé avec le dessein de déterminer l’issue de la mission du chef de la garde. Dans les deux cas, il devait expliquer à Gorahk de quoi il retournait. Si une éventuelle réussite était confirmée, le Fléau s’assurerait que le futur roi comprendrait toute la dimension de sa nouvelle position et qu’il serait fidèle, ou plutôt soumis, à Loki. Il deviendrait dès lors une marionnette actionnée depuis les ténèbres de la montagne où résidait le dieu. Dans le cas contraire, il devrait être mené auprès de la divinité, afin que cette dernière puisse personnellement le persuader du bien-fondé de leur collaboration. Holdyrr jugeait donc que de ce point de vue-là, mieux valait parfois rester dans l’ignorance. En outre, le vieux guerrier demeurait convaincu que le Mage des Mensonges se doutait parfaitement que cela ne fonctionnerait pas et qu’il devrait tôt ou tard obligatoirement employer la manière forte pour parvenir à ses fins.

Restait qu’il n’avait pas dû prévoir l’arrivée des protecteurs d’autres dieux. D’abord, il passait une espèce de contrat avec ce Susanoo, puis ses serviteurs débarquaient pour apparemment leur filer un coup de main et maintenant, d’autres s’empressaient de s’ajouter à la liste des étrangers présents à Asgard. Et pile au moment où un important évènement avait été sur le point de se produire. Inutile d’être un érudit pour deviner que tout ceci dépassait largement son statut de pauvre mortel.

- Fort bien, finit-il par acquiescer. En retour, vous me direz ce qui s’est produit, et vous me fournirez également une réponse à une question spéciale.

 



Yoroi :

Terme signifiant "armure" en japonais. Nom donné aux armures des serviteurs de Tsukuyomi et de Susanoo.

 

Spegill Hörund :

Peau Miroir


Rjúfa :

Interrompre, Rompre, Perturber

Laisser un commentaire ?