Une Dernière Bataille

11 janvier 1989

Grèce, Athènes, Le Pirée

La pleine lune formait un disque argenté dont l’éclat ne faisait guère d’effort pour traverser la brume froide qui montait de la mer, tandis qu’elle s’infiltrait dans les rues du port. Un vent venu du large portait l’odeur iodée de la Grande Verte qui s’étendait bien au-delà du territoire humain. L’air humide caressa le cou de Shaina, passant outre la masse de cheveux noirs qui couvrait sa nuque, la faisant frissonner. Elle resserra son manteau autour de ses épaules. Il était tard, mais le brouhaha de conversations, ainsi que des accords de musique emplirent bientôt le silence nocturne, la guidant jusque vers leur source.

Le bâtiment dont la pancarte affirmait qu’il était occupé par des chambres d’hôtes, comportait un rez-de-chaussée et un étage et avait certainement connu des jours meilleurs, comme pouvait en témoigner sa peinture délavée qui se craquelait. L’enseigne réalisée par la main d’un artisan était en partie effacée, mais on pouvait encore distinguer les lettres qui formaient le nom du bar : l’Argonaute. Poussant les portes de l’établissement, Shaina entra.

Des relents d’alcool, de sueur et de cigarette agressèrent aussitôt ses narines, nonobstant le masque en céramique qu’elle portait. En effet, le faux faciès, qui arborait des traits neutres et lisses, agissait telle une seconde peau en dépit de la matière dont il était constitué. D’ailleurs, son procédé de fabrication était un secret bien gardé par les artisans du Sanctuaire chargés de leur création. Cependant, bien qu'il n'empêchait pas les odeurs, parfois désagréables, de parvenir jusqu'à son porteur, il avait la faculté de filtrer certains effluves toxiques présents dans l'air, comme le parfum des Royal Demon Rose du défunt Aphrodite.

Accoudés pour la plupart au comptoir, les clients furent autant intrigués par la présence de cet accessoire qu'ils le furent par les formes de la jeune femme, aisément visibles malgré son manteau. Ils détournèrent néanmoins les yeux instinctivement face à l’assurance que la nouvelle venue dégageait ; elle paraissait capable de les foudroyer sur place. D’une démarche souple, Shaina se dirigea vers une porte située au fond de la pièce principale devant laquelle était posté un solide gaillard au crâne rasé, une épaule appuyée contre le chambranle.

- A Iolchos, ils se rassemblèrent, récita-t-elle à voix basse.

Il hocha la tête en signe d’acquiescement et s’écarta pour la laisser passer. Une fois l’obstacle franchi, elle remonta un couloir, avant de descendre une volée de marches pour finalement arriver face à une autre porte qu’elle poussa. Ses pieds la portèrent sur une rampe métallique surélevée qui faisait tout le tour d’un vieil entrepôt de forme rectangulaire. Un escalier de chaque côté permettait de descendre à l’étage inférieur.

Au centre de la salle, on avait aménagé un grand cercle de sable sur le sol, délimité par des cordes. Fixé au plafond, un gros projecteur permettait d’éclairer l’aire de combat. En plus de Shaina, un bon nombre d’autres personnes étaient présentes et elle en identifia plusieurs comme étant très certainement des parieurs. Dans un coin de l’arène improvisée, un groupe d’hommes était en train de faire des exercices pour assouplir leurs muscles, sauf un qui semblait y mettre moins d’ardeur que les autres, trahissant par là même une excessive confiance en ses capacités. Pensant savoir de qui il s’agissait, Shaina apostropha tout de même un des spectateurs pour en avoir le cœur net :

- Hé, quel est le nom de ce concurrent ? Celui dans le coin.

- Lui ? C’est Raul, un petit nouveau dans le milieu. Enfin, petit, c’est une façon de parler, ajouta-il en riant.

- Merci.

- D’après les informations que j’ai pu réunir, cela fait environ deux mois qu’il est arrivé à Athènes, par bateau depuis le Mexique, lui avait expliqué quelques jours plus tôt, un des traqueurs de la fondation Graad dont la zone d’opération se trouvait être en Grèce. Il travaille en tant que docker sur le port, mais cela fait actuellement trois semaines qu’il participe également à des combats clandestins dans le but de se faire un maximum d’argent. Quand j’ai …

- Hector, l’avait-elle coupé, rappelle-moi la raison pour laquelle tu as choisi de m’en faire part, à moi en particulier. Il y avait sûrement d’autres personnes dont cela aurait pu retenir l’attention.

- Eh bien, en réalité, j’en ai parlé avec mademoiselle Kido et c’est elle qui m’a convaincu d’en débattre avec vous en précisant que cela vous intéresserait certainement.

Un froncement de sourcils avait accueilli cette réponse. Qu’est-ce que la déesse de la sagesse pouvait bien avoir derrière la tête pour estimer qu’elle serait la plus apte à remplir cette tâche ? A moins qu’Athéna n’ait eu qu’elle à sa disposition, ce qui serait aussi une possible explication.

- Soit. Continue.

On verra bien ce qui en ressortira, compléta-t-elle en pensée.

- Comme je le disais, après avoir entendu plusieurs rumeurs faisant état d’un participant de ces pugilats illégaux qui était capable de disparaître subitement sous les yeux même des spectateurs, j’ai cherché à en savoir plus.

- Attends, qu’est-ce que tu veux dire par "disparaître" ?

- Ce n’était pas très clair. J’ai donc décidé de me rendre compte par moi-même. Une fois sur le lieu de la rencontre, j’ai pu observer ce mystérieux lutteur. Il n’avait rien de particulier jusqu’à ce qu’il se volatilise complètement, alors qu’il était en face de son adversaire et que celui-ci allait le frapper durement. En une fraction de seconde, il s’est retrouvé derrière le type et lui a mis un coup à assommer un bœuf. Beaucoup pensent qu’il utilise un genre de tour de passe-passe pour disparaître du champ de vision de ses adversaires, mais je suis persuadé que tout se joue sur la vitesse de déplacement.

- La vitesse, hein ?

- Oui. Il arrive à se mouvoir avec une rapidité telle qu’on ne peut plus le suivre du regard.

Si ce qu’il dit est vrai, cela signifie qu’on a affaire à quelqu’un qui utilise son cosmos de manière instinctive, songea-t-elle. Et les seuls à pouvoir le faire sans entraînement sont …

- Pourrais-tu m’indiquer où et quand doit se dérouler le prochain combat ? lui avait–t-elle demandé à brûle-pourpoint.

- Bien sûr.

Il lui avait alors donné le nom du bar ainsi que le mot de passe qui lui permettrait d’assister à la rencontre.

- Oh, une dernière chose. Il s’appelle Raul.

Les cris de la foule la ramenèrent à la situation présente juste à temps pour voir le Mexicain triompher. Raul esquiva un coup de poing en se déportant sur la gauche en un mouvement si véloce que ses contours se firent flous, même pour Shaina, et en profita pour asséner un violent direct au visage de son rival qui ne vit rien venir. Ce dernier s’effondra un instant plus tard sous les regards médusés des observateurs. Le combat n’avait pas duré trois minutes.

Je comprends leur réaction, pensa-t-elle. J’ai à peine pu suivre l’action, alors dans leur cas, cela à de quoi s’apparenter à de la magie. Néanmoins, ça confirme ce que racontait Hector.

Tandis que l’on traînait le corps inconscient du perdant, l’organisateur situé en-dehors du cercle s’adressa aux spectateurs pour leur demander si certains voulaient se mesurer au Mexicain, histoire de gagner quelques pièces s’ils arrivaient à tenir un tour de sablier. Pour toute réponse, Shaina sauta directement dans l’arène et retira le manteau qu’elle portait.

- Eh bien, voilà quelqu’un qui n’a pas froid aux yeux ! commenta l’homme qui avait lancé le défi.

Dès qu’il vit qui allait être son adversaire, Raul se détourna.

- Je ne me bats pas contre des femmes, elles ne représentent aucun challenge. Par contre, fit-il en la détaillant de bas en haut, en ce qui concerne le reste, il n’y a aucun problème.

Cette réponse la fit tiquer.

- Ah, tu fais partie de ces imbéciles qui considèrent que les femmes sont inférieures aux hommes en matière de combat ? (Elle ajouta quelques secondes plus tard :) A moins que ce ne soit la peur de l’échec qui te pousse à m’éviter. Oui, ce doit être ça.

- Je ne crains rien ni personne, répliqua-t-il ses yeux noirs étrécis. Je reconnais volontiers que tu es musclée, mais ça ne m’empêchera pas de t’écraser comme une brindille.

- Je ne vois là que les vaines tentatives d’un lâche qui refuse le combat. Prouve-moi que je me trompe en m’affrontant. D’ailleurs, je te propose un marché. Si tu gagnes, tu pourras faire ce qui te plaira de moi. Par contre, si je l’emporte, tu quitteras cet endroit en ma compagnie sans poser de questions. Cela te convient-il ?

- Dans les deux cas, je me retrouve avec toi. C’est parfait, conclut-il avec un sourire.

Maintenant qu’elle l’avait en face d’elle, Shaina put l’observer un peu mieux. Il faisait une tête de plus qu’elle, avait des épaules impressionnantes sous un maillot sale et de gros biceps. A contrario, le bas de son corps était bien moins musclé avec des jambes plutôt longues et fines qui paraissaient malgré tout le soutenir correctement. En le regardant bouger, Shaina vit que son sens de l’équilibre n’était pas trop mauvais non plus. Ses cheveux noirs relativement courts étaient lustrés vers l’arrière. Elle s’attarda par la suite sur son visage. D’aspect juvénile, il possédait cependant un regard profond qui le faisait paraître plus vieux, on aurait pu lui donner aussi bien treize que vingt ans.

Pas étonnant qu’on ne lui pose pas de questions sur son âge avec un tel physique, finit-elle par penser.

Shaina se mit en garde et laissa le garçon venir vers elle. Ce dernier bondit subitement en avant, la prenant presque par surprise. Mais même sans utiliser son cosmos pour augmenter ses capacités, elle demeurait rapide et elle envoya un direct du droit dans le visage de son adversaire, enchaîné avec un crochet du gauche. Encaissant les deux coups, Raul répondit aussitôt. Shaina détourna prestement le poing et balança un uppercut qui fit grimacer son receveur. Titubant, le Mexicain recula en faisant jouer sa mâchoire.

- Bien, tu es plutôt bon pour encaisser, le nargua-t-elle.

Ce fut davantage l’offense faite à son orgueil que la douleur qui provoqua la colère de l’adolescent. Il chargea la jeune femme et décocha une série de coups violents qui s’abattirent sur la garde de celle-ci. Profitant d’un léger décalage dans sa rafale, Shaina écrasa une nouvelle fois sa main droite sur le visage de Raul, lui déchirant l’arcade sourcilière. Le Mexicain rompit l’engagement pour essuyer le sang qui lui coulait dans l’œil.

Le contact du liquide carmin parut lui remettre les idées en place, car il se mit à tourner autour de la jeune femme en cherchant une ouverture au lieu de charger bêtement. Croyant en déceler une, il passa à l’offensive. Shaina envoya une gauche à sa rencontre qui, à son étonnement, manqua son but comme Raul se baissait pour l’éviter avant de porter son attaque. Malheureusement pour lui, elle se reprit à temps et amorça un blocage. Au moment où elle allait s’emparer de son bras, ce dernier se nimba d’une aura électrum et accéléra sa course jusqu’à percuter les côtes de l’infortunée, traversant sa garde.

- Pas mal, souffla-t-elle, mais insuffisant.

A sa grande surprise, Raul fut repoussé par la jeune femme qui le cribla de coups rapides et lourds lui donnant l’impression qu’on le frappait avec un marteau. Il finit par avoir du mal à tenir sur ses jambes et bascula sur ses talons pour se retrouver assis par terre, complètement sonné. La cloche signifiant la fin du combat retentit à ce moment-là.

- Je crois que j’ai gagné, annonça Shaina.

Le Mexicain secoua la tête pour éclaircir sa vue, projetant du sang sur le sable.

- Comment … ? coassa-t-il.

- Pour commencer, tu as pas mal de faiblesses. Les trajectoires de tes coups sont trop prévisibles. Ton jeu de jambes n’est pas formidable. Et surtout, tu t’emportes trop facilement. Néanmoins, on devrait pouvoir y remédier avec de l’entraînement, car c’est ta destinée de devenir plus fort. Maintenant, debout. On y va.

Raul poussa avec force sur ses jambes pour se relever. Une fois sur ses pieds, il chancela mais parvint à maintenir son équilibre précaire et à emboîter le pas à la jeune femme qui récupérait son vêtement.

Se faire battre par une femme avait mis un sacré coup à son ego. Cependant, il lui avait donné sa parole de la suivre et de toute façon, elle allait le rendre plus puissant, c’était un argument plus que satisfaisant pour lui. Et puis, elle était plutôt pas mal fichue et le masque qu’elle portait le troublait au plus haut point. Si le visage derrière était à l’image de son corps, alors elle devait être d’une remarquable beauté. Une raison de plus pour partir avec elle. En ce qui concernait son destin, il verrait plus tard.

Tandis qu’ils sortaient à l’extérieur du bâtiment, une question qui lui avait taraudé l’esprit pendant le combat se rappela à son bon souvenir.

- Une chose quand même.

- Quoi ?

- T’es vraiment une femme ?

16 février 1989

Norvège, Asgard, Province Nord

Le rude vent du Nord soufflait entre les épicéas dont les branches étaient lourdement chargées de neige. De violentes bourrasques soulevaient la matière poudreuse amoncelée en tas à proximité de leurs troncs, l’envoyant tourbillonner autour des deux voyageurs qui évoluaient au sein de ce décor en proie au froid. Engoncés dans d’épais vêtements, ils avançaient selon un chemin dont ils semblaient être les seuls à connaître la destination finale.

- Quel plaie ce climat, lâcha le premier, un homme trapu approchant de la quarantaine. Ce n’est pas mon genre de me plaindre, mais là, je suis gelé jusqu’aux os. J’espère que cette petite escapade nordique va bientôt se terminer. En plus, j’ai oublié ma bouteille de saké, ajouta-il en se grattant les quelques poils qui constituaient sa barbe.

- Genbu, le seigneur Susanoo nous avait prévenus qu’il ne pourrait pas ouvrir un portail trop près du lieu où nous nous rendons, à cause d’interférences énergétiques, répliqua le second voyageur, une jeune femme dont la soyeuse chevelure noire lui descendait jusqu’aux omoplates. Il va donc nous falloir le chercher le temps qu’il faudra.

Son compagnon de route émit un grognement inintelligible en guise de réponse.

Environ une heure plus tard, leur marche les amena au sommet d’une petite butte qui leur permit d’avoir une vue un peu plus dégagée de l’horizon. Rapidement, ils repérèrent ce qu’ils cherchaient ; un sentier s’enfonçant profondément dans un étroit col, où le vent chargé de particules de glace s’engouffrait en mugissant. D’un pas vif mais alerte, ils s’approchèrent du passage et s’y engagèrent sans hésiter une seconde. Seule une mince bande de ciel gris était visible au-dessus des deux voyageurs tandis qu’ils longeaient la paroi.

Lorsqu’un accès dans le granit se présenta à eux, ils l’empruntèrent pour pénétrer à l’intérieur de la roche. Durant plusieurs minutes, le duo évolua dans l’obscurité, comme s’il se trouvait au fond d’un puits profond, jusqu’à ce qu’il débouche dans une gigantesque cavité creusée de mains d’homme.

De majestueux piliers de soutènement, dont la surface rugueuse était couverte de caractères runiques, occupaient la salle à intervalles réguliers, soutenant la voûte de la caverne telle la ramure d’un arbre. Eclairé par des torchères qui diffusaient une lueur spectrale, l’endroit avait des airs de tombeau. A mesure que leurs pas, qui résonnaient loin au-dessous de la voûte de pierre, les menaient plus avant, les écritures sacrées se mettaient à irradier une lumière bleue après leur passage, leur permettant d’apercevoir certains ossements humains éparpillés un peu partout, comme autant de reliques macabres.

- Qu’est-ce que tu en penses, Seiryû ? s’enquit Genbu.

- Rien. Reste sur tes gardes, c’est tout.

La fin de leur parcours se présenta à eux sous l’apparence d’une ouverture rectangulaire dans le mur du fond, dont le cadre comportait également des inscriptions sur tout son pourtour.

D’immenses fresques dépeignant des scènes mythiques ornaient la façade de chaque côté, telle la peinture d’une toile. Chaque détail avait été reproduit avec un grand soin, des poils de la barbe des guerriers aux muscles saillants des créatures qu’ils affrontaient dans un rageur combat à mort. Bien que magnifique, l’oeuvre d’art ne retint pas un seul instant leur attention tandis qu’ils s’approchaient davantage. En réaction à leur proximité, les gravures du cadre de la porte se mirent à s’animer, bougeant à un rythme de plus en plus élevé. Quatre des images représentant les bellicistes prirent vie et celles-ci jaillirent hors de leur support.

Avec un ensemble impeccable, le quatuor se plaça devant l’entrée afin d’en barrer l’accès aux intrus. Le plus grand d’entre eux, armé d’une hache à double tête, s’adressa aux importuns d’une voix mécanique qui évoquait le grincement des rouages d’une machine :

- Afin que le mal qui réside au coeur de cette montagne ne puisse en aucun cas être approché, nous, les gardiens, veillons depuis plusieurs millénaires à ce que nul ne s’aventure au-delà de cette limite. Etrangers, vous qui vous êtes égarés en cet endroit maudit, retournez d’où vous venez avant que son influence ne corrompe votre âme.

- C’est sympa de nous prévenir, les gars, mais je crois que ça ne va pas être possible, répliqua le protagoniste masculin d’un ton conciliant. Nous sommes justement venus voir la personne qui se trouve derrière vous.

- Nous ne vous laisserons pas passer. Persistez dans votre entreprise et vous mourrez.

- Je veux bien prendre le risque d’essayer, dit Genbu en souriant.

Les statues brandirent leurs armes de pierre, qui semblaient aussi acérées que si elles avaient été en métal, et entamèrent une manœuvre d’encerclement en profitant de leur supériorité numérique. Se séparant, les deux voyageurs choisirent chacun une paire d’adversaires, avant de s’éloigner l’un de l’autre afin de bénéficier d’un plus grand champ d’action.

Sans concertation d’aucune sorte, les guerriers de roche se mirent à attaquer leurs cibles de manière synchrone, brassant l’air de leurs armes menaçantes. Au début, les coups étaient lents comme si les mécanismes qui animaient les statues étaient grippés, puis leurs mouvements se firent plus fluides, moins mécaniques, jusqu’à ce que l’impression d’affronter des êtres de chair et de sang finisse par s’imposer d’elle-même.

En se décalant sur le côté, Genbu esquiva une pointe vicieuse visant sa tête, pour se retrouver contraint de se baisser la seconde suivante pour éviter un coup de taille. Il se releva en décochant un crochet du gauche vers le visage de son adversaire le plus proche, qui ne broncha pas le moins du monde.

- On peut dire que vous avez la tête dure.

C’était d’autant plus vrai qu’il avait délivré une légère décharge de cosmos au moment de l’impact. Lorgnant du côté de sa complice, il vit qu’elle se trouvait dans la même situation, réduite à éviter les attaques sans pouvoir réellement riposter.

Au bout de plusieurs assauts, une zébrure rougeâtre finit par apparaître sur l’avant-bras de Genbu. Ils apprennent vite, commenta-t-il intérieurement. En effet, les gardiens semblaient décrypter avec de plus en plus de rapidité les actions entreprises par leurs cibles, parvenant à les prendre de court.

Pour un observateur ordinaire, il aurait semblé que les deux humains donnaient le meilleur d’eux-mêmes pour rester en vie, cependant, il n’en était rien. Jusqu’ici, aucun d’eux n’avait fait usage de son pouvoir pour accroître sa vitesse de déplacement, s’en tenant uniquement à leur célérité naturelle, ce qui tendait à prouver leur force.

Un instant, il sentit l’énergie de sa comparse enfler, puis il perçut le bruit caractéristique provoqué par un éboulement de gravats lorsqu’elle reflua. Apparemment, Seiryû en a eu assez de ce petit jeu, pensa-t-il. Ne la faisons pas attendre.

Il éleva son cosmos, développant une aura obscure qui se mit à tourbillonner autour de lui, à l’instar d’un siphon qui entraînerait l’imprudent vers les profondeurs. La sclérotique de ses yeux se colora également d’une teinte fuligineuse.

- Le pouvoir des dieux ! s’exclama le chef des gardiens de sa voix d’engrenage.

Aucune expression n’était visible sur son visage, mais s’il avait été humain, il aurait certainement reflété de la surprise.

Nullement impressionné, son compagnon arma son bras et abattit son épée. La lame s’enfonça dans l’aura de Genbu en produisant le son qu’une pierre ferait en percutant la surface d’un lac. Elle se mit à perdre de sa vitesse au point de se retrouver complètement immobilisée au milieu de la masse noire et aqueuse qui enveloppait l’intrus. De minuscules filaments liquides se mirent à progresser le long de la pierre, s’infiltrant au cœur des plus infimes fissures. D’un geste de la main, il fit geler l’eau qui s’était écoulée dans les interstices, faisant augmenter son volume jusqu’à ce que la roche constituant l’épée, puis le corps du guerrier, éclatent en une pluie de fragments sous la pression.

Le dernier membre du quatuor eut tout juste le temps de s’apercevoir que la paume de son adversaire était posée sur son torse, avant qu’il n’explose également.

- Ah, toute cette action m’a donné soif ! lâcha Genbu en s’étirant, doigts noués au-dessus de sa tête, alors que le blanc de ses yeux regagnait peu à peu son territoire.

Face à cette frivolité, Seiryû ne prit pas la peine de répliquer et se contenta d’afficher une froide expression. Son absence de réaction amusa beaucoup son compagnon.

- Tu devrais te dérider un peu de temps en temps, lui conseilla-t-il en lui adressant un grand sourire dévoilant largement sa dentition.

D’un commun accord, les deux voyageurs en restèrent là et empruntèrent le chemin, auparavant défendu par les gardiens, s’enfonçant plus profondément dans les entrailles de la montagne.

Tout ce qu’ils rencontrèrent durant la longue période que dura leur marche, fut une alternance d’enfilades de couloirs et de volées d’escaliers, les conduisant toujours plus bas dans leur progression. Au bout d’un moment, un halo de lumière, dont l’éclat rappelait celui qu’ils avaient observé aux étages supérieurs, fit son apparition depuis ce qui leur sembla être la sortie du couloir, leur permettant enfin de voir où ils posaient les pieds.

Parvenant au lieu d’où émanait la curieuse lueur, ils s’aperçurent qu’elle provenait en réalité de grands braseros de pierre qui brûlaient malgré l’absence manifeste de combustible. Ils étaient alignés le long d’un précipice que seule une mince arche de pierre, sur laquelle deux hommes n’auraient pu marcher de front, enjambait pour établir l’unique route permettant de rejoindre l’autre extrémité.

Genbu regarda l’abîme qui s’ouvrait devant eux et y propulsa un caillou du bout du pied. Ce dernier ricocha sur la paroi qui descendait à pic, avant de sombrer au sein des ténèbres sans plus émettre le moindre son. Un haussement de sourcils vint ponctuer cette constatation.

- Allons-y, dit-il en s’engageant sur le pont en premier.

Durant leur passage sur l’antique construction, ils ne purent s’empêcher de scruter avec angoisse le gouffre d’obscurité qui paraissait prêt à les engloutir à tout moment.

Quand ils eurent atteint l’autre bord, ils poursuivirent leur chemin, soulagés que leurs voûtes plantaires fussent de nouveau en contact avec une surface qui ne menaçait pas de se dérober sous eux.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans une nouvelle salle, ils furent certains qu’ils étaient arrivés au terme de leur voyage, car celle-ci ne comportait, à première vue, aucune issue. Ils prirent alors quelques instants pour examiner leur environnement. Le sol n’était pas recouvert de lourdes dalles comme dans la première salle qu’ils avaient visitée, mais au contraire complètement mis à nu, le revêtement ayant été semblait-il arraché. Différence supplémentaire, la pièce présentait des dimensions bien plus modestes. Enfin, les grandes fresques sur les murs avaient été volontairement ravagées, comme si on avait voulu effacer tout ce qui aurait pu rappeler la gloire passée de ce lieu. Le fond de la salle jusqu’ici plongé dans le noir, s’illumina durant une brève période d’une lueur rougeâtre qui se refléta sinistrement sur les parois saccagées. Des étincelles jaillirent doucement d’une torchère, puis une langue de flammes se mit à bondir d’une applique à l’autre, offrant ainsi quelque clarté à l’endroit, quoiqu’à peine plus rassurante que la lumière sépulcrale précédemment observée.

Une paire d’yeux brilla soudainement depuis les ombres menaçantes. Irrésistiblement attirés par cette dernière, telle une phalène par une bougie allumée, les deux compagnons s’approchèrent de sa source. Assis sur un trône de granit dépourvu d’ornementation, un enfant âgé tout au plus d’une douzaine d’années les toisait de son regard de braise. Malgré la pénombre, ils purent voir que ses cheveux d’un blond céréalier, dont la longueur devait les faire descendre jusqu’entre ses omoplates, étaient rejetés en arrière. Une tresse avait été réalisée avec les mèches de sa tempe droite. Il portait une armure d’écailles, néanmoins, ses bras chétifs étaient nus, à l’exception d’un torque de forme hélicoïdale qui lui ceignait le biceps gauche. Ses bottes en cuir comprenaient des éléments métalliques couverts de runes, à l’image de sa ceinture. Une cape bordée de fourrure complétait sa tenue. Cependant, l’élément le plus déroutant était les liens qui entravaient ses poignets et ses chevilles, l’assujettissant au sol et aux parois. En effet, ceux-ci se trouvaient être des serpents forgés dont les corps sinueux étaient recouverts par des écritures sacrées ; chaque ophidien avait vraisemblablement été marqué par une main différente.

- Hum, cela faisait bien …, commença-t-il d’une voix fluette, avant de caler son menton dans le creux de sa main et de lever les yeux pour accentuer sa réflexion. En fait, les dernières personnes que j’ai vues sont celles qui sont venues m’enchaîner à ce lieu. Je dois donc vous considérez comme mes premiers visiteurs depuis un bon bout de temps.

Les deux compagnons s’entreregardèrent à la suite de ces paroles de bienvenue plutôt intrigantes.

- Bien, reprit-il en affichant un sourire affable. Par où commencer ? Tiens, si vous vous incliniez.

- Eh, le môme, rétorqua la jeune femme d’une voix glaciale, tu ferais bien de …

Les derniers mots restèrent coincés dans sa gorge lorsqu’elle sentit l’air être chassé de ses poumons sous le coup d’une terrible pression. Une aura néfaste environna le jeune garçon, apportant une obscurité qui allait crescendo au sein de la salle où ils se trouvaient. Elle eut l’impression que le sourire avenant se tordait en un rictus mortel, à l’instar d’un prédateur qui lui aurait souri de tous ses crocs avant de la dévorer. Une goutte de sueur glacée coula le long de sa joue tandis que l’image d’un homme d’âge mûr se superposait à celle de l’enfant.

La voix de son acolyte rompit l’illusion dont elle était victime.

- Que t’arrive-t-il ?

Pour toute réponse, la jeune femme, légèrement tremblante – une rare manifestation de ses émotions – tomba sur un genou et baissa la tête.

- Veuillez pardonner mon insolence, seigneur Loki.

Genbu suivit promptement le mouvement de manière mécanique, sans chercher à poser de question. Je ne m’attendais pas à ce que le dieu que nous devions rencontrer soit un enfant, reconnut-il en levant son regard vers leur interlocuteur, mais peut-être est-il capable de modifier son apparence. De plus, il ne dégage aucune énergie susceptible de révéler sa vraie nature.

- Nous sommes au service du dieu Susanoo et faisons partie de ses Gardiens Célestes, déclara la jeune femme, reprenant peu à peu contenance. Je suis Seiryû, le Dragon d’Azur de l’Est et voici …

- Genbu, la Tortue d’Ebène du Nord, acheva son compagnon.

- Vous devez posséder une certaine habilité, déclara la divinité scandinave comme s’il n’avait pas tenu compte des paroles précédentes, pour avoir vaincu les golems que les Nains avaient fabriqués pour garder l’entrée de ma prison. Même pour des êtres capables d’enflammer un minimum leur cosmos, un combat avec eux est en principe difficile à remporter.

- Dans ce cas, disons que nous savons mieux nous y prendre que la moyenne des gens, avança Genbu.

Durant un instant, Loki demeura pensif.

- Maintenant que nous sommes parvenus jusqu’à vous, la première partie de notre tâche est achevée, annonça Seiryû.

- Quant à la seconde, je suppose qu’elle consiste à me demander quelque chose, n’est-ce pas ? demanda-t-il de son timbre de voix flûté. Un semblant de requête, j’imagine.

- C’est … cela.

- Si je prête ma force à votre maître, quel bénéfice vais-je en retirer ?

- Et bien, la suite de notre mission consiste à vous remettre cet objet, je n’en sais pas davantage.

L’espace d’une seconde, les yeux du Changeur de Formes brillèrent d’une lueur d’intérêt lorsqu’ils se posèrent sur la sphère noire que la jeune femme tenait dans sa paume en la lui présentant. Bien que cette manifestation disparût très rapidement, elle n’échappa à l’attention de Genbu. En tout cas, il ne pense pas une seconde que nous puissions essayer de le tromper, songea-t-il. Aurait-il une idée sur la nature de cet artefact ?

Ses soupçons se retrouvèrent fondés lorsque leur hôte invoqua son cosmos afin d’établir un lien entre sa personne et la sphère, chose qu’ils étaient censés lui préciser. Les yeux de Loki devinrent vitreux, son esprit parut abandonner son corps et son aura déjà presque imperceptible, décrut davantage ; les seuls sons audibles dans la salle étaient leurs souffles et les battements de leurs cœurs.

Au bout de ce qui leur sembla une éternité, mais qui ne représenta en réalité que deux minutes tout au plus, la conscience du dieu réintégra son enveloppe charnelle. Il cligna des yeux, une expression indéchiffrable se peignant sur son visage aux traits enfantins. Puis, sans qu’aucun signe ne vienne annoncer sa réaction, il éclata de rire.

- Bien ! Vous pouvez rentrer annoncer à votre maître que j’accepte de l’aider à dénicher ce qu’il recherche en ces terres.

Son élégante et orgueilleuse assurance les inquiétant à peine moins que le petit sourire qu’il esquissait, les deux émissaires de Susanoo acquiescèrent à ses propos en hochant la tête. Cependant, Genbu ne put s’empêcher de poser une question.

- Seigneur Loki, loin de moi l’idée que vous n’en soyez pas capable, mais ne devrions-nous pas vous enlever ces chaînes avant de nous retirer ?

Le Mage des Mensonges leva un bras, faisant tinter ces entraves, comme pour se prouver qu’elles étaient bien réelles.

- Excellente suggestion, susurra-t-il mielleusement en les observant. Je n’osais pas vous le demander.

Ils s’avancèrent tout deux vers le trône sur lequel siégeait leur hôte et se postèrent chacun d’un côté. Avoir une telle proximité avec une divinité faisait naître des frissons sur la peau de Genbu. Son regard n’osait dévier vers autre chose que le serpent de métal.

A gestes mesurés, il tendit la main vers le corps de l’ophidien, serrant inconsciemment les mâchoires, mais son mouvement s’arrêta net lorsqu’il lui sembla percevoir une ondulation courir le long de l’ouvrage de forge. Un affreux doute lui tenailla l’estomac.

- Seiryû, n’y touche pas, finit-il par dire entre ses dents serrées, s’attendant presque à ce que le reptile le morde s’il élevait la voix, bien qu’il sache pertinemment le contraire.

La jeune femme, mal à l’aise également – nouvelle démonstration d’une émotion chez elle – obtempéra aussitôt. Le Gardien Céleste du Nord risqua alors un coup d’œil vers le dieu.

Un sourire enfantin ourlait les lèvres de ce dernier et ses yeux pétillaient d’une fourbe malice. Finalement, il se mit à applaudir en riant innocemment.

- Bravo, ton instinct est plus aiguisé que je ne l’aurais cru. Effectivement, il vaut mieux vous abstenir de poser ne serait-ce qu’un doigt sur ces choses.

Joignant le geste à la parole, il tira violemment sur le lien de son bras gauche. En réaction, l’entrave s’anima et les mâchoires du serpent s’ouvrirent, dévoilant de longs crochets argentés. Suintant un liquide vert fluorescent, ceux-ci s’enfoncèrent durement dans son avant-bras d’un claquement sec. La vivacité de l’attaque fit sursauter les deux envoyés de Susanoo. D’étranges volutes à l’odeur âcre commencèrent à s’élever depuis les bords de la gueule de l’ophidien. Une grimace de douleur contenue à grand peine s’empara du visage de Loki. Il relâcha son effort, atténuant la tension qu’il avait provoquée sur la chaîne pour amener celle-ci à stopper son offensive.

- Le venin contenu dans ces crochets ne peux pas me tuer, expliqua-t-il tandis que la tête du serpent se rétractait pour rependre sa position initiale, mais il est capable de me faire souffrir à un point tel que des mortels ne peuvent l’imaginer. Les Nains ont utilisés le fiel recueilli par Thor sur les crochets même de mon fils, Jörmungand, pour fabriquer ce dispositif. Plus que ces liens, c’est ce poison qui est le véritable obstacle à ma liberté. Quelle ironie !

Il dirigea tout à tour son regard vers Genbu et Seiryû.

- Mais ne vous inquiétez pas pour l’aide que j’ai accordée à votre maître. Les golems que vous avez détruits portaient chacun des runes dont la fonction était de contenir mon cosmos dans les entrailles de cette montagne. Il y en a encore un grand nombre, je le sens, cependant, ces quatre-là occupait une part non négligeable dans le dispositif. Même si je ne peux quitter ces lieux, mes futurs serviteurs seront attirés par les manifestations de mon énergie. (Dans un murmure, il ajouta :) Enfin, cela ne durera qu’un temps.

L’orbe quitta dédaigneusement la paume de sa main pour rouler sur le sol en direction de la jeune femme, qui fut contrainte de se baisser pour la ramasser.

- Je crois que vous allez avoir besoin de ça pour rentrer.

Rien chez Seiryû ne laissa entrevoir une quelconque contrariété face à ce geste infériorisant ; elle avait recomposé son masque d’indifférence.

Les Gardiens Célestes saluèrent une dernière fois leur hôte et s’en allèrent. Quand ils furent enfin sortis de la montagne, ils ouvrirent un passage dimensionnel afin de retourner au Japon.

Ils émergèrent du portail, non loin de la maison du dieu des Tempêtes au cœur de la forêt d’Aokigahara, davantage fourbus par leur entretien et le déplacement dimensionnel que par leur combat contre les hommes de pierre.

Tout d’un coup, Genbu se lança dans un raisonnement relatif à leur entretien.

- Je ne doute pas qu’il remplisse sa part du contrat, néanmoins, je ne sais pas ce qu’il peut se passer dans la tête d’un dieu. Et en particulier dans la tête de celui-ci. Il nous a accueillis avec des paroles emmiellées, à failli nous faire tuer lorsqu’on a voulu le libérer, juste pour voir si on allait s‘arrêter à temps et enfin, il semble en savoir bien plus que nous sur l’artefact que le seigneur Susanoo nous a mis entre les mains. Au final, on ne sait même pas pourquoi il a accepté de nous aider. C’est exactement le genre de personnage fourbe auquel on ne peut se fier.

Tandis qu’il débitait sa litanie d’arguments, Seiryû s’était plongée dans une attitude pensive, faisant le tri dans ses propres observations. Sa réflexion l’avait menée aux mêmes conclusions lorsqu’elle vit Byakko se dirigeant vers eux.

- Qu’en est-il de la réussite de votre mission ? demanda-t-il.

- Désolé, lui répondit Genbu, mais tu vas devoir attendre pour écouter le récit de nos fabuleux exploits. Le seigneur Susanoo est un public qui à la primeur de cette histoire.

- A ce propos, il est parti il y a peu, avec Suzaku, l’informa Byakko.

- Pour quelle destination ? s’enquit la jeune femme.

- Je l’ignore. Il ne m’en a pas fait part.

- Dans ce cas …

Elle se dirigea vers les jardins pour ensuite pouvoir accéder à la pièce qui lui était attribuée.

Genbu, quant à lui, discuta encore un peu avec Byakko, même si la majorité de son discours porta sur les réactions de Seiryû lors de leur visite à Asgard. Les manifestations émotionnelles de la jeune femme, d’ordinaire glaciale, l’avaient presque laissé bouché bée – encore que « tombé sur le cul » soit plus près de la réalité d’après ses propres aveux. Apparemment, il y avait encore un espoir pour elle. Son quasi-soliloque terminé – Byakko n’ayant que peu participé – il quitta le jeune homme, non sans l’avoir salué, prétextant avoir rendez-vous avec une femme aux formes plus qu’appétissantes. Le Gardien Céleste de l’Ouest sourit malgré lui face à cette évocation plutôt amusante de la bouteille de saké que ne quittait que rarement Genbu.

17 février 1989

Montagnes himalayennes, Shambhala

Dans son rêve, il faisait toujours sombre. Comme à chaque fois, Arion se retrouvait face à l’imposante structure frappée d’une sculpture d’Ouroboros et une impression de néant s’emparait de lui. Tout en ce lieu exhalait une aura de désolation, même l’air qu’il respirait.

Pourtant, un infime changement s’était produit. Tel un tableau dont on connaît chaque couleur, chaque nuance et qui, cependant, continue à distiller de nouveaux éléments au fur et à mesure des années que l’on passe à l’observer. Et cet étrange sentiment semblait provenir de la porte elle-même, mais à la distance où il se trouvait, cela relevait plus de l’intuition que d’un réel constat de visu.

Dans ce monde onirique, se déplacer relevait plus de l’activité psychique que physique, ainsi pour se rapprocher de la structure, il lui fallait penser qu’il en était plus proche. Un battement de cils plus tard, il se retrouva aux abords de la porte et posa sa main sur la surface dure. Il la trouva froide au toucher, presque glacée, si tant est que cela veuille dire quelque chose puisqu’il était dans un rêve. En tout cas, c’était la première fois qu’il l’approchait d’aussi près.

Ses yeux s’attardèrent sur les quelques inscriptions présentes au niveau des énormes battants, mais étant incapable de reconnaître ne serait-ce qu’un caractère, sa tentative pour les déchiffrer se solda par un échec. En quête d’un autre indice notable qui lui aurait permis d’identifier le lieu, Arion se retourna pour balayer du regard le reste de la scène. Les éléments d’architecture étaient pauvres en ornements et les dalles du sol étaient craquelées ou brisées pour la plupart. Même les rares colonnes encore debout étaient dans un état tout aussi lamentable. L’abandon et la vétusté de l’endroit transparaissaient clairement dans tout ce que son champ de vision pouvait englober, puisque au-delà d’un certain périmètre, les ténèbres engloutissaient tout le reste. Enclos dans cette aire plutôt restreinte, son attention revint finalement sur la sculpture.

Il remarqua alors que des cavités perçaient la porte selon le cercle formé par l’Ouroboros, et que chacune d’entre elles était différente dans sa conception ; certaines paraissaient étroites tandis que d’autres étaient plus larges et plus profondes. La porte faisant plusieurs fois la taille d’un homme, la partie supérieure de la sculpture demeurait hors de sa vue. Et c’était justement depuis ces hauteurs, perdues dans une brume fuligineuse, que le trouble qu’il avait ressenti semblait trouver sa source. Il s’imagina en train de flotter au-dessus du sol, puis il lévita vers le sommet.

Avant qu’il ait pu arriver au terme de son ascension, il vit des ombres s’extraire du brouillard qui masquait le reste de la gravure. Celles-ci se tortillaient comme si elles étaient vivantes et l’agressèrent aussitôt en allongeant leurs corps ectoplasmiques. Dotées de mâchoires à l’éclat violacé qui se mouvaient sans discontinuer sur toute la surface de leur peau, elles essayèrent de le déchiqueter. En dépit de la célérité de l’attaque, Arion parvint à s’échapper en glissant dans les airs. Mais il s’en était fallu de justesse qu’il ne se soit fait emporter le nez. Il piqua en flèche vers le sol, provoquant un impact qui brisa les rares dalles toujours intactes lorsqu’il atterrit. Ses poursuivants se lancèrent à ses trousses à toute vitesse, faisant claquer leurs redoutables mandibules. Il se jeta en arrière tandis que les ombres pulvérisaient la position où il se tenait une poignée de secondes auparavant. Les cerbères reprirent leur traque, doués d’une insatiable envie de destruction, multipliant les sinuosités pour tenter de coincer leur proie.

Prenant appui sur une des colonnes en partie effondrées, Arion bondit pour éviter un nouvel assaut. Il esquiva encore un coup de dent frénétique avant que son avant-bras ne se retrouve finalement happé par une des créatures qu’il n’avait pas vu venir ; une douleur aiguë se déchaîna dans son membre. D’un mouvement brusque, celle-ci le précipita violemment vers le bas. Dans sa tentative pour se libérer, il constata avec désappointement que son cosmos ne répondait pas à son appel. Il heurta brutalement le sol, la respiration coupée, la masse noire des prédateurs s’apprêtant à se refermer sur lui telle une nasse. Il songea intensément au lieu où se trouvait son corps et se mit à espérer de tout cœur que cela suffirait à le sortir de cette situation plus que précaire.

La scène qui se déroulait devant ses yeux se mit alors à ralentir progressivement, jusqu’à ce que les ombres se figent totalement dans leur élan meurtrier, à moins de trente centimètres de son visage. Les créatures s’effilochèrent petit à petit, partant en lambeaux, comme des feuilles emportées par le vent, puis ce fut au tour de l’environnement de subir le même sort. Il se retrouva allongé au milieu d’une zone où il n’y avait rien d’autre que l’obscurité. Pourtant, tout à coup, des flocons de neige se mirent à tomber doucement, puis de plus en plus vite, se transformant en véritable blizzard. Ses paupières se firent lourdes à mesure que la matière blanche le recouvrait, jusqu'à ce qu’il finisse par complètement sombrer dans les ténèbres.

Son réveil ne s’effectua pas de la manière habituelle après ce type d’expérience ; en sursaut et couvert de sueur. Non, cette fois-ci, ses yeux s’ouvrirent subitement en grand, bougeant dans tous les sens, cherchant des repères familiers. Quand il fut certain d’être dans sa chambre, Arion se redressa pour s’asseoir dans son lit. Son avant-bras gauche le fit souffrir lorsqu’il le bougea. Il était glacé au toucher. Apparemment, songea-t-il, les blessures subies par mon corps astral sont répercutées sur mon corps physique. Néanmoins, la mobilité de son membre n’était pas remise en cause. Repoussant les couvertures, il se rendit près du meuble sur lequel avait été disposé un broc d’eau. Il versa son contenu dans une bassine et s’aspergea le visage plusieurs fois avant de passer une main dans sa chevelure auburn emmêlée.

Depuis la fenêtre de sa chambre, située au dernier étage, il vit les hauts et élégants bâtiments de la ville, taillés dans une pierre blanche et brillante qui reflétait la lumière du soleil au cours de la journée. Par delà les pics enneigés, il regarda l’horizon prendre une teinte rosâtre, annonciatrice d’une nouvelle aube. Cela faisait maintenant presque deux ans qu’il était arrivé ici, avec pour seul objectif de connaître l’origine des étranges visions qui l’assaillaient de temps à autre durant son sommeil. Au final, il avait découvert bien plus que cela.

Durant son séjour, Arion avait pu avoir accès aux très nombreux rouleaux et ouvrages appartenant au clan des Forgerons. L’étude de ces documents qui, pour certains, remontaient aux temps mythologiques, lui avait ainsi permis d’engranger de vastes connaissances sur les Armures, allant de leur conception aux différents procédés de restauration. L’existence du clan était riche et longue et le temps qu’il avait pu y consacrer jusqu’ici était loin d’être suffisant pour tout connaître. Dommage que maître Mû ne soit plus là pour voir ça, avait-il alors pensé avec un pincement au coeur.

Vivre dans cette cité lui avait permis de côtoyer un peuple qui était le sien et d’en apprendre la riche culture, de même que celle de ces ancêtres. Cependant, ce fut de connaître l’histoire de ses parents qui le bouleversa le plus. Les personnes qui les avaient connus avaient toutes une anecdote à raconter à leur sujet. Et plus il en apprenait sur eux, plus il en venait à regretter leur absence. Sa peine alimenta sa rancoeur envers l’individu qui l’avait privé de ses êtres chers, et c’est ce qui le poussa à s’entraîner d’arrache-pied. Tout le temps qu’il ne passait pas à étudier, il l’employait à renforcer ses techniques de combat. En apparence, il était toujours le garçon farceur et joyeux qu’il était en arrivant à Shambhala, mais ce n’était qu’une façade, car dans son âme, couvait le feu destructeur de la vengeance.

Il se détourna de la fenêtre pour aller vers son bureau et s’y installa. Il avait pris l’habitude de réaliser un croquis à chaque fois qu’il avait une vision, aussi tira-t-il une feuille de papier de l’un des tiroirs et, à l’aide d’une plume plongée dans l’encre, commença à dessiner les éléments qu’il avait vus en songe. Cinq mois plut tôt, il avait fait un croquis représentant une épée noire à double tranchant, dont la garde était constituée d’ailes et qui était dévorée par des flammes noires. Après la dague en or, lors de la toute première manifestation de son don médiumnique, c’était le second objet qu’il voyait "disparaître". Du moins, c’était ce qu’il pensait et de nombreuses questions venaient à germer dans son esprit. Dérober ces objets était-il le fait d’une seule personne ou de plusieurs ? Est-ce que ces armes avaient une quelconque utilité ? La neige qu’il avait vu tomber juste avant de réintégrer son enveloppe charnelle était-elle une indication quant au lieu où se déroulerait le prochain vol ?

Pour l’heure, il ne pouvait que spéculer sur le fait que ce n’était pas terminé et, en conséquence, avertir le Sanctuaire. Il aurait aimé y aller en lui-même, ne serait-ce que pour revoir ses amis, mais il ne se sentait pas encore prêt à quitter ces montagnes. Comme il l’avait fait la fois précédente, il entreprit donc de rédiger une courte lettre à laquelle il joindrait son dessin et la cacheta ensuite. Un peu plus tard dans la journée, il demanderait à Llauron de la faire parvenir à destination. Il ne savait pas par quelle manière celui-ci s’y prenait, mais il lui avait toujours assuré que ces missives parviendrait à bon port. Finalement, c’était tout ce qui comptait.

Les rayons solaires pénétraient, à présent, nettement dans la pièce. Il enfila sa tenue d’entraînement et sortit de la chambre, puis de la maison de son hôte et se dirigea vers son lieu d’entraînement.

18 mars 1989

Norvège, Asgard, Province Ouest

En cette contrée quotidiennement battue par les vents, le printemps n’était qu’une notion abstraite. Tout au plus, le soleil brillait un peu plus longtemps, l’air était à peine moins froid et la neige chutait avec une ardeur réduite. Cependant, l’élément le plus curieux de ce décor glacé était la longue colonne humaine qui avançait avec difficulté à travers l’épais manteau blanc. Celle-ci se composait d’hommes et de femmes de tout âge, enchaînés les uns aux autres ; un butin de guerre. Afin de garder les individus marchant en file indienne, des cavaliers avaient été placés de chaque côté. Il s’agissait d’hommes durs, austères et à l’aspect crasseux. Tous ou presque étaient vêtus d’un assemblage malhabile de fourrures et de laine, ainsi que différentes pièces de métal. Ils portaient bon nombre d’armes et arboraient des cicatrices qui ne laissaient que peu de doute sur leur activité.

Cela faisait plusieurs minutes que l’un des plus vieux captifs trébuchait constamment, et les paris sur le temps qu’il mettrait à s’effondrer allaient bon train parmi les gardiens suivant le convoi à pied. Les haltes qu’ils imposaient à leurs prisonniers n’étaient pas suffisamment longues pour que ces derniers récupèrent. Aussi, les plus faibles succombaient rapidement à cette marche forcée, et leurs corps étaient abandonnés sur place, en proie aux prédateurs. La résistance du vieillard dura un peu plus longtemps qu’ils ne l’avaient prévu pour la plupart, mais ce dernier finit tout de même par flancher. Le rire sauvage du gagnant vint saluer sa chute. Un jeune garçon d’une dizaine d’années, qui se trouvait juste derrière lui se pencha pour l’aider à se relever.

- Tenez bon, Lodur, le prochain arrêt devrait être pour bientôt.

- Non, Einar, je n’en peux plus. Quand bien même ils nous feraient arrêter maintenant, ça ne me permettrait pas de tenir jusqu’à la prochaine fois.

- Si, je suis sûr que vous pouvez y arriver.

Une main calleuse se posa sur l’épaule de l’enfant et le fit reculer sans ménagement, ce qui lui valut de finir assis sur les fesses à même le sol gelé.

- Alors, grand-père, on ne veut plus avancer ?

Einar était sur le point de leur crier quelque chose lorsque sa bouche fut obstruée par son compagnon de chaîne, un autre garçon, de trois ans son aîné.

- Arrête, ça ne sert plus à rien.

- Kilfgar, ils …

Si les propos de leurs gardiens se perdirent dans le bruit du vent, la gerbe de sang qui monta vers le ciel parvint aisément à leur faire comprendre la tournure qu’avaient pris les évènements. Le meurtrier passa tout près d’eux, plaisantant avec ses acolytes tout en essuyant les bords de sa hache à l’aide d’un bout d’étoffe pris sur le mort. Einar les remarqua à peine tant son attention était rivée sur le corps sans vie du septuagénaire. Son ouïe semblait être le seul sens encore ancré dans la réalité, captant les paroles moqueuses.

- … malédiction d’Odin …

- … quel vieux fou …

Kilfgar, lui aussi, entendit ces mots. Néanmoins, ce qui le marqua le plus, c’était l’objet que le vieil homme serrait fermement dans son poing ; une amulette le présentant comme un prêtre du dieu borgne. Ses lèvres se tordirent en une moue de dédain à l’évocation des vestiges de sa propre foi. Il remit Einar sur ses pieds et le poussa prestement pour qu’il se remette à progresser à la suite de la file ; s’il s’arrêtait trop longtemps, c’était le fouet assuré.

Environ deux heures plus tard, ils firent halte pour la nuit. Le soleil allait bientôt cesser de dispenser sa lumière et les ombres des marcheurs s’étiraient devant eux, longues et noires sur le blanc de la neige. Les joues rosies par le froid et le souffle formant des panaches de buée, les pillards établirent un bivouac constitué de tentes rudimentaires faites de peaux sales et tannées, qui auraient au moins le mérite d’offrir une relative protection contre le froid mordant. Quand ce fut fait, ils se séparèrent en plusieurs groupes. Certains s’occupaient des chevaux, tandis que d’autres s’attelaient à la tâche d’allumer les feux de camp pour préparer le repas, à partir de petits morceaux de viande séchée et de soupe épaisse. Enfin, ceux qui restaient devaient surveiller les prisonniers.

Ceux-ci avaient été répartis aux quatre coins du campement et leurs chaînes avaient été passées dans de solides pieux de bois, fichés avec effort dans la terre gelée. Ils ne disposaient que de quelques peaux sur lesquelles s’étendre. Heureusement, la chaleur des multiples brasiers leur permettraient de ne pas geler durant la nuit, qui s’annonçait aussi rude que les précédentes.

Einar et Kilfgar étaient attachés ensemble, ce qui n’était pas pour leur déplaire ; la présence d’un ami étant plus réconfortante que celle d’une personne connue en loin. Bien que trois années les séparaient, les deux garçons s’appréciaient comme des frères. Le premier avait des yeux gris clair couplés à une chevelure sable, alors que le second possédaient des cheveux bruns avec d’étranges reflets grisâtres et des yeux bleu. En effet, leurs parents respectifs étant décédés et connaissant le poids de la solitude, ils se soutenaient l’un l’autre.

Seulement, depuis que leur village avait été attaqué puis incendié, l’attitude du jeune adolescent avait quelque peu changée. Ce n’était pas qu’il était plus distant ou quoi que ce soit de similaire, mais plutôt qu’il ne semblait plus croire en rien. Et ce nouveau côté de sa personnalité s’était renforcé au moment de la mort du prêtre. Ne comprenant pas l’origine de ce qui pouvait pousser son ami à adopter cette façon de penser, Einar se résolut à lui poser la question.

- Qu’est-ce qui ne va pas, Kilfgar ? Je trouve que tu es bizarre.

- De quoi est-ce que tu parles ? répondit celui-ci en feignant de ne pas savoir.

- Tu étais l’apprenti de Lodur, alors pourquoi tu n’as rien fait contre ceux qui l’ont tué ?

- Et que voulais-tu que je fasse ? Je n’allais tout de même pas me mettre à les injurier, je me serais fait tuer aussi. Quant à le pleurer … . D’ailleurs, c’était certainement de sa faute. Il a dû les provoquer en leur parlant du courroux que les Ases manifesteraient à leur égard.

- Tu ne peux pas dire ça, Kilfgar ! fit Einar, abasourdi par la réponse de son ami. C’est horrible ! Et puis, même si ce que tu avances est vrai, il a eu raison. Tôt ou tard, la colère d’Odin s’abattra sur eux.

- Ce que tu peux être naïf, mon pauvre Einar ! Crois-tu sincèrement que les Ases se soucient un tant soit peu de nous ? Nous leur rendons un culte, nous les flattons et les craignons, mais dès que leurs fidèles sont attaqués et massacrés par des personnes qui les bafouent, ils ne font absolument rien ! Pas d’éclairs, pas de pluie de feu, rien !! Ils se fichent complètement de ce qui peut advenir de nous. Et c’est justement ça que je ne peux pas encaisser, Einar, parce que ça va à l’encontre de ce que l’on m’a enseigné. Je suis désolé, mais je ne peux plus croire en ces choses-là. (Il se leva et se dirigea vers l’homme qui distribuait la nourriture contenue dans une marmite.) Je vais aller chercher notre maigre pitance.

Einar le regarda s’éloigner, rendu muet par le discours enflammé de son ami. Il ne s’était pas du tout attendu à de telles paroles de la part de Kilfgar. Apparemment, ce dernier avait été beaucoup plus bouleversé par les récents évènements qu’il ne l’avait pensé au départ. De plus, il avait réussi à ébranler la foi d’Einar.

Au bout de plusieurs minutes, celui-ci revint avec une paire de bols fumants. Il en tendit un à Einar.

- Merci, fit son jeune compagnon en le regardant s’asseoir.

- J’ai laissé traîner mes oreilles pendant que le type me servait et devine ce que j’ai appris.

- Quoi ?

- Tu vois tous ces types, là ? (Il désigna les pillards avec ses doigts tâchés de soupe.) Eh bien, ce sont des mercenaires qui obéissent aux ordres d’un séide de Loki.

- Loki ? répéta le jeune garçon à voix basse, craignant presque d’éveiller la présence du dieu maudit. Ce n’est pas possible, il a été banni et enchaîné par ses pairs.

- Quand je te disais qu’il ne fallait pas compter sur la bienveillance des divinités. Ils ne sont pas capables d’empêcher le plus mauvais d’entre eux de faire le mal. La meilleure preuve se trouve juste devant tes yeux. (Il désigna l’entrave qui les reliait.) Pour le reste, d’après ce que j’ai pu saisir, ils nous conduisent dans un camp de travail, une mine, ou quelque chose comme ça, pour y travailler en tant qu’esclaves.

- Je n’ai aucune envie de travailler pour le compte d’un laquais de Loki. Tout le village pensera comme moi, j’en suis sûr.

- Oui, et vous vous ferez tous tuer pour ça. A moins qu’ils n’arrivent à vous forcer la main. Dans tous les cas, je ne compte pas moisir ici plus tard que cette nuit.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Tu le sauras en temps voulu, fit Kilfgar avec un clin d’œil.

Petit à petit, le firmament, où s’allumaient les brillantes étoiles, devint semblable à une coupole de saphir. Le vent se mit à forcir, signe d’une prochaine tempête, portant sur ses flux, les hurlements d’une meute de loups qui chassait dans la forêt toute proche. Cependant, les prédateurs nocturnes n’oseraient pas approcher d’un si grand groupe d’hommes. En outre, les lueurs orangées des feux les maintiendrait à distance.

Le camp bruissait de sons familiers. Néanmoins, une activité fébrile paraissait s’être emparée des mercenaires, les rendant agités.

- Que se passe-t-il ? demanda Einar à l’adolescent, qui n’avait plus prononcé une seule parole depuis la fin de leur repas.

- Il va y avoir un holmgang. Je l’ai entendu tout à l’heure.

- Pour quelle raison ?

- Comment veux-tu que je le sache ? Peut-être qu’ils se sont disputés à propos de nous, peut-être qu’ils veulent se battre pour posséder une femme, ou alors le premier a insulté le second qui l’a alors défié. Tout ce que je sais, c’est que deux hommes vont s’affronter au cours d’un duel, et que la plupart des pillards, si ce n’est la totalité va y assister, aussi leur surveillance va considérablement baisser.

- Et alors ? On ne risque pas d’aller bien loin en étant attachés.

- Je t’aurais cru plus observateur, Einar.

Kilfgar lui fit signe d’examiner leurs liens. Les yeux de Einar s’agrandirent sous l’effet de la compréhension. Certains maillons de la chaîne étaient tordus, rendant sa solidité plus que compromise.

- Quelle chance, reconnut le jeune garçon.

- De la chance ? Arrête. L’imbécile qui a enfoncé le pieu a tout simplement mal visé et à frapper le métal avec son marteau.

Préférant ne pas donner suite à leur débat, Einar ne rajouta rien.

- Dès que le holmgang aura commencé, il nous faudra tirer dessus de toutes nos forces. Compris ?

Son compagnon approuva de la tête.

Presque trente minutes plus tard, alors que les ténèbres avaient davantage resserré leur emprise, des clameurs parvinrent jusqu’à leurs oreilles. Croyant qu’aucun de leurs captifs ne pouvaient s’échapper, les pillards assignés à leur surveillance avaient abandonné leur tâche afin de profiter du spectacle. Ce fut le signal pour les deux amis qui s’emparèrent d’une extrémité chacun et la maintinrent fermement. Ils se mirent à tirer de concert, avec l’angoisse que ça ne marche pas ou qu’ils se fassent surprendre par un gardien un peu trop zélé. Au fur et à mesure de leurs efforts, ils réussirent à étirer suffisamment la boucle de fer pour pouvoir dégager leur chaîne.

La première chose qu’ils firent après avoir recouvré leur quasi-liberté, fut d’épier chaque mouvement, de percevoir chaque son, au sein du campement. Rassurés, ils commencèrent à se déplacer vers la périphérie du camp.

- Nous devons délivrer les autres villageois, murmura Einar.

- Non, nous n’y arriverons jamais sans que les pillards s’en aperçoivent. Et puis, à quoi cela servirait-il, ils ne pourraient pas se battre contre eux.

- Mais on ne peut pas les laisser les emmener.

- Bien sûr que si. Leur attitude à mon égard a toujours été à la limite de l’ignorance. A ma place, ils agiraient pareillement.

Bien que ses propos fussent durs à entendre, Einar savait qu’ils n’étaient pas faux pour autant. Les habitants n’avaient jamais maltraité ou méprisé Kilfgar, loin de là, cependant, ils avaient toujours affiché une certaine indifférence quant à sa présence parmi eux. Un peu comme un voyageur dont on sait qu’il quittera tôt ou tard le village. Il était un orphelin, lui aussi, pourtant, il n’avait pas eu à faire face à ça. Comprenant les sentiments de son ami sans pour autant les partager, il se résigna et hocha la tête à son adresse. Cependant, il se promit, en son âme, qu’un jour, il reviendrait pour délivrer tous les membres de son village. 

Alors qu’ils étaient sur le point de franchir la limite, ils furent interpellés à voix basse par un enfant de leur âge qui avait été attaché à l’écart.

- Hé, emmenez-moi avec vous.

Il s’agissait de Steinn, le fils cadet un peu rondouillard de la famille la plus fortunée de leur village. La plupart des enfants ne l’appréciaient pas beaucoup, car il se vantait toujours de la richesse de ses parents, était très capricieux et faisaient de mauvaises plaisanteries dont la cible privilégiée était Kilfgar.

- Désolé, répondit celui-ci, mais on n’a pas le temps pour ça. J’espère que tu te feras à la vie d’esclave.

- Si vous ne me détachez pas, je hurle. De cette manière, on restera tous ensemble.

- Espèce de …, attends que je te cogne, on verra si tu es encore conscient pour crier.

La main apaisante de Einar recouvrit le poing serré de l’adolescent.

- Kilfgar, faisons ce qu’il demande. Ce n’est pas le moment de compromettre nos chances de fuite. Il ne nous reste sûrement plus beaucoup de temps. On s’en sortira peut-être mieux à trois qu’à deux.

- Soit, finit-il par lâcher, alors que les cris des spectateurs du combat se faisaient plus forts

Ils retirèrent le pieu et le trio de circonstances ainsi formé sortit du campement, avant de s’enfoncer dans l’épaisse forêt.

La neige crissait sous leurs bottes tandis qu’ils essayaient de faire le moins de bruit possible tant qu’ils seraient proches des mercenaires. Il serait bien temps de courir quand l’occasion se présenterait.

Malheureusement pour les récents évadés, une sentinelle avait été postée dans le bois. Ils stoppèrent net leur progression, ne sachant pas si elle les avait vus ou non. Leur question trouva bien vite réponse lorsqu’ils furent interpellés.

- Qui va là ?

Du fait de la noirceur qui régnait dans ces bois, la sentinelle ne distinguait pas les éventuels fuyards de ses alliés, seules leurs formes sombres se découpaient sur l’opaline de la neige.

- Nous n’avons pas le choix, chuchota Kilfgar, il nous a repérés. Tout ce qu’il nous reste à faire maintenant, c’est courir.

- Courir !? s’alarma Steinn. Il va nous tirer dessus !

- De toute façon, d’ici peu de temps c’est ce qu’il va faire, vu que nous ne lui répondons pas. Je préfère qu’il soit pris au dépourvu par notre manœuvre, plutôt que de lui laisser l’occasion de donner l’alerte et de pouvoir tranquillement nous abattre par la suite. Si tu le souhaites, tu peux rester planté là, monsieur le couard. Allez, on y va !

Kilfgar et Einar s’élancèrent, bientôt imité par un Steinn pestant, chacun partant dans une direction différente.

- HALTE !

S’apercevant que sa sommation n’avait aucun effet, l’homme s’empara de son cor, plutôt que de tirer, et émit deux longs appels. Steinn et Einar ayant choisi de passer de chaque côté de la sentinelle, ils la dépassèrent sans problèmes.

- Eh merde ! jura l’adolescent en la regardant faire.

Le bivouac étant tout au plus à une cinquantaine de mètres derrière nous, évalua-t-il, ils ne vont pas mettre longtemps à nous rattraper.

L’homme en faction se retourna en encochant une flèche. Il visa une des ombres mouvantes qu’il distinguait avec peine et tira. Un bruit étouffé lui indiqua qu’il avait fait mouche. La corde de son arc n’avait pas fini de vibrer, qu’il se retrouva avec un collet de métal autour de la gorge, lui broyant la trachée. Il lutta, cherchant l’air, agrippant les bras de son agresseur qui le tirait vers le bas. Ses soubresauts finirent par cesser et il s’effondra, dévoilant la silhouette de Kilfgar. Ce dernier avait profité du fait que le mercenaire lui tournait le dos pour se glisser derrière lui et l’étrangler. Tout avait été très vite.

Il s’empara du couteau pendant à la ceinture du mort et le passa dans la sienne. Il se remit à courir.

Einar avait entendu Steinn tomber et s’était précipité pour aller l’aider. Dans la pénombre, il discerna le fût d’une flèche qui dépassait du flanc gauche du garçon. Du sang poissait sa chemise en abondance et il gémissait. Einar ne sut pas quoi faire pour lui venir en aide, craignant d’aggraver la blessure. Sur ces entrefaites, Kilfgar arriva à ses côtés.

- Qu’est-ce que tu fais ? Ils ne vont pas tarder à arriver, nous devons fuir.

- On ne peut pas abandonner Steinn, protesta le jeune garçon.

- Tu vois bien qu’il est mortellement blessé, dans moins d’une heure, il sera aussi froid que de la glace. Il ne ferait que nous ralentir.

Quelque part, loin derrière eux, ils perçurent le bruit des sabots de chevaux. Leurs cavaliers devaient progresser doucement pour repérer les traces, car parfois dans ces sous-bois dense et touffu, des branches retorses se cachaient sous la neige, formant autant de chausse-trappes pour piéger les hommes et les montures.

- Quand bien même, je dois le secourir, dit Einar en affichant une mine résolue. J’ai prêté serment de sauver tous les gens du village, d’une manière ou d’une autre, alors ce n’est pas maintenant que je vais en laisser un.

- Envers qui t’y es-tu engagé ? Les Ases ? Parce que si c’est le cas, laisse-moi te dire que …

- Ça n’a rien à voir ! tempêta l’enfant. Toi et ta rancune à l’égard des divinités ! Tu ne peux pas imaginer une seule seconde que c’est une promesse que je me suis faite à moi-même, et non pas un engagement pour une quelconque récompense divine !? Maintenant, aide-moi.

- Non.

Einar le dévisagea sans comprendre.

- Désolé, ajouta Kilfgar, mais je ne vais certainement pas risquer ma vie et ma liberté retrouvée pour un moribond.

- Alors va-t-en. Je prierai pour qu’il ne t’arrive rien.

Il fit passer le bras droit de Steinn par-dessus sa tête et le soutint de son bras libre.

- Ton entêtement est ridicule, viens avec moi. Tu n’as aucune chance avec un poids mort pareil.

- Adieu, mon ami.

L’adolescent le regarda partir avec son fardeau.

- Imbécile, maugréa-t-il. J’espère que cet acte insensé ne te coûtera pas la vie.

Et il s’en fut à toutes jambes dans une direction différente, vers le cœur de la forêt.

C’était de la folie, il le savait. Il ne pourrait pas filer bien loin tout en traînant le corps de Steinn. Faute de soins appropriés, ce dernier ne tarderait pas à rendre l’âme. Lui-même ne pourrait pas survivre longtemps s’il s’obstinait à porter ce fardeau.

Il progressa de cette manière durant un moment, titubant sous la charge du blessé. Son souffle devenu rauque se transformait en buée dès qu’il franchissait ses lèvres et sa sueur menaçait de le faire geler, pourtant, il continuait, laissant une traînée rouge à chacun de ses pas.

Soudain, il entendit le fracas des sabots derrière lui. Il ne tourna même pas la tête pour voir à quelle distance, les cavaliers se trouvaient. Quelques traits maladroits se mirent à siffler en passant près de lui ou bien se fichèrent avec un bruit mat dans le tronc des arbres.

S’ils tirent, songea Einar, c’est qu’ils n’ont plus besoin de nous et qu’ils veulent uniquement se venger.

Un impact manqua de le faire tomber. Steinn venait de recevoir une seconde flèche dans le corps. Il ne respirait plus et sa peau avait un aspect exsangue. Einar se passa une main sur le visage. Il n’avait pas pu le sauver. A ce moment-là, son ambition de sauver un village tout entier lui sembla démesurée. Devait-il renoncer ? Il regarda le cadavre de Steinn et cela lui suffit pour faire son choix. Il ferait tout ce qui était possible pour éviter à un maximum de personnes de subir un sort identique à celui du pauvre garçon. Il courut droit devant lui, alors que le vacarme des cavaliers se faisait plus proche.

Il déboucha bientôt en dehors de la forêt pour se retrouver au bord d’une falaise avec, trente mètres plus bas, la mer qui s’écrasait sur les récifs. Il n’avait nulle part où fuir, ni même se cacher. Que devait-il faire ? Une flèche décida pour lui.

Le projectile se planta dans son épaule droite et le fit basculer dans le vide. La chute ne dura qu’un bref instant, après quoi, il percuta les flots noirs déchaînés et coula à pic.

Certains cavaliers descendirent de leurs montures et se penchèrent par-dessus le bord de la falaise en essayant d’éclairer les ténèbres, mais ils ne virent pas grand-chose.

- Tu es un imbécile, les ordres étaient de les prendre vivants. A quoi cela servait de tirer, il ne pouvait plus s’échapper.

- Faut m’excuser, Olaf, mais ils ont tué mon frère dans la forêt.

- Deux des fuyards sont morts et on a pas réussi à retrouver le troisième. Cela ne vas pas être une partie de plaisir d’expliquer ça au chef. Tu vas peut-être rejoindre ton frère plus tôt que prévu.

L’homme sembla se tasser sur sa selle.

- Allez, on rentre.

Il vit les lueurs orangées disparaître progressivement au-dessus de lui, tandis qu’il sombrait. Ses membres ne lui répondaient plus, le froid transperçait son corps, tel un millier d’aiguilles, et il ne parvenait pas à trouver l’air salvateur dont ses poumons avaient tant besoin.

Au milieu des ténèbres aquatiques, une chose énorme, gigantesque, se rapprochait de lui en le fixant de ses yeux phosphorescents.

Qu’est-ce que …, pensa-t-il, avant de s’abandonner à une sorte de léthargie.

20 mars 1989

Grèce, Sanctuaire, Arènes

Le soleil effectuait une timide percée à travers la couverture nuageuse qui ne s’était pas éclaircie depuis le lever du jour. Un vent léger circulait, soulevant le sable de l’aire de combat en petits tourbillons qui avançaient sur une courte distance avant de se dissiper.

Nul spectateur n’occupait les gradins, le lieu n’était pas désert pour autant. Deux individus, un homme et une jeune femme, se faisaient face sur l’un des bords de l’arène. Ils étaient vêtus comme des hoplites et manipulaient un lourd bouclier de bronze en plus d’une lance à la pointe acérée. Ils demeuraient immobiles, s’observant attentivement, les muscles tendus.

Le combattant masculin prit l’initiative et chargea son adversaire en lui portant une puissante attaque. Son arme rebondit sur la garde levée de la jeune femme, provoquant un engourdissement qui remonta le long de son bras jusqu’à son épaule. Elle recula de quelques pas, esquiva la pointe de la lance en étirant le cou vers l’arrière et para un nouvel assaut de son opposant, en faisant glisser l’arme sur son bouclier pour la dévier. Elle entama alors une furieuse contre-attaque faite de coups d’estoc et de tailles. L’homme para et esquiva les frappes tant bien que mal, mais se fit soudainement surprendre en recevant une forte bourrade assénée par la jeune femme à l’aide de son bouclier. Voyant qu’elle l’avait déséquilibré, elle décida de pousser son avantage. Néanmoins, l’homme fit un pas de côté pour sortir de la trajectoire de son assaillante, qui fut suffisamment déconcertée pour lui permettre de lui faucher les jambes avec la hampe de son arme. Elle tomba lourdement sur le dos et découvrit, en voulant se relever, qu’une pointe aiguisée était posée sur sa gorge.

- J’abandonne, lâcha-t-elle, en retirant son casque, dévoilant une courte chevelure châtain tirant sur l’or et des yeux pers.

S’empressant de faire de même, l’autre se révéla être Nereus.

- Veuillez me pardonner, déesse Athéna, je ne voulais …

- Capitaine Nereus, ne vous avais-je pas dit que je souhaitais être considérée comme n’importe lequel de vos hommes. N’y a-t-il donc que dans le feu de l’action que vous le faites ? s’amusa-t-elle. Il ne s’agit pas de notre premier entraînement, pourtant.

Confus, celui-ci ne sut que répondre :

- Je … Enfin …

- C’est bon, j’ai compris, fit-elle en réprimant un sourire. Si vous me disiez plutôt ce qui a cloché dans mon attaque.

- Euh …, très bien. Hum … Voyons. Il peut arriver parfois que votre adversaire esquive brusquement l’une de vos attaques. Dans ce cas-là, il faut essayer de conserver son équilibre et ne pas forcément se précipiter, sinon, vous augmentez les risques d’être frappé en retour.

- J’ai donc encore beaucoup à apprendre, avant de devenir une guerrière accomplie, soupira-t-elle.

- Ne minimiser pas vos progrès, Athéna, la détrompa Nereus, vous vous êtes réellement endurcie depuis quelques mois. D’ailleurs, votre coup d’épaule était une très bonne manœuvre.

- Merci de votre soutien, capitaine.

- Ce n’est rien. Vraiment.

Leurs exercices martiaux terminés, ils s’épongèrent le visage avec un linge humide et burent avidement à leurs outres en peau. Saori disparut dans une des salles situées sous les gradins pour retirer sa tenue d’entraînement, alors que le chef des gardes le faisait dans une autre. Ensemble, ils quittèrent l’arène, Nereus ayant proposé de l’escorter, et marchèrent un bon moment, traversant le Domaine Sacré en direction de l’ouest.

Ils étaient sur le point de se séparer devant le bâtiment abritant la bibliothèque du Sanctuaire lorsqu’un soldat fit son apparition, le visage rougi par sa course. Il s’agenouilla devant la déesse, qui l’invita prestement à se relever. Ce faisant, il se tourna vers son supérieur.

- Astyax, que se passe-t-il ? demanda Nereus

- Capitaine, une femme voudrait rencontrer Athéna afin de s’entretenir avec elle. Elle attend …

- Juste ici, fit une voix féminine.

Toutes les têtes se tournèrent en direction de la femme vêtue d’un chiton vert clair qui venait de se manifester. Ses yeux avaient l’éclat d’un ciel d’été et ses longs cheveux couleur des blés mûrs lui descendaient jusqu’au bas du dos. Son visage, si ce n’était sa grande beauté, dégageait quelque chose de particulier, une forme d’assurance. Seule, Saori, et Nereus dans une moindre mesure, perçut immédiatement ce qui faisait de cette femme, un être d’exception. Quant au jeune soldat, il était juste étonné de la voir ; certain de l’avoir laissé patienter, très loin derrière lui.

- Capitaine Nereus, pourriez-vous nous laisser, je vous prie.

- Bien. (A voix basse, il demanda :) Dois-je faire prévenir vos Chevaliers ?

- Non, ce ne sera pas nécessaire, merci.

Coulant un dernier regard vers la mystérieuse femme, il s’en fut avec Astyax à ses côtés.

- Bienvenue au Sanctuaire, Coré, déclara la déesse de la Sagesse en guise de préambule. J’allais me rendre à la bibliothèque. Veux-tu m’accompagner ?

- Volontiers.

De lourdes portes en bois, hautes comme deux hommes, en marquaient l’entrée. Une fois celles-ci passées, elle prirent un long corridor et arrivèrent dans une grande pièce, toute en longueur. D’un côté, elles purent voir les fenêtres, visibles depuis l’extérieur. Placées très haut, elles étaient immenses et constituées d’une structure de métal sur laquelle avait été fixés des petits carreaux de verre, laissant ainsi entrer la lumière. Le mur de marbre opposé se mouchetait d’éclats dorés.

Des volées de marches qui montaient et qui descendaient permettaient d’accéder à des lieux d’étude ou à d’autres parties du bâtiment. A l’intérieur, l’air était frais et sec, transportant des relents de vieux cuir, de parchemins et de secrets oubliés. Les quelques personnes qui se trouvaient là saluèrent leur déesse de manière solennelle, ainsi que son invitée ; Oreste, l’apprenti de Shun, était également du nombre car il aimait beaucoup venir ici pour étudier, se rappela Saori. Elle remarqua qu’il se figea en voyant son invitée. Il a certainement perçu l’aura latente de Coré, déduisit la jeune femme. Il lui lança un regard plutôt révélateur sur son angoisse face à cette situation. Elle le détrompa en lui renvoyant un geste apaisant.

- C’est une véritable mine de savoir, qui est entreposé ici, fit remarquer Coré, en contemplant les étagères remplies de milliers d’ouvrages.

- Toutes les connaissances dont dispose le Sanctuaire depuis son édification reposent en ce lieu. Dans certaines réserves, quelques morceaux de papier tombent en poussière ; ils datent des temps mythologiques. Nous possédons des livres, des rouleaux, des tablettes et des peintures.

Elles continuèrent à avancer au milieu d’une large allée, évoluant parmi les innombrables rayonnages qui s’alignaient à perte de vue. Une vie ne suffirait pas à énumérer tous les titres de ces ouvrages, quant à les lire tous … . Le plafond était situé très loin au-dessus de leurs têtes ; de massives colonnes de pierre le rejoignait tous les dix mètres. Il émanait de cet endroit une gigantesque et écrasante impression d’ancienneté.

Elles dépassèrent encore plusieurs étagères avant de tourner et d’aboutir à une des salles d’étude, située au cœur de cette forêt de papier et de cuir. Une pile de livres ainsi que diverses feuilles étaient posées sur une table qui ne demandait qu’à les recevoir. La discussion ayant été engagée sur des sujets banals, il était temps de passer à l’essentiel.

- Même si je suis à l’origine du trépas de ton époux, dit Athéna, je tiens à t’adresser mes condoléances. Je n’espère pas ton pardon et je ne cherche pas à me justifier, mais mon devoir envers la Terre est de la protéger contre toute menace. Or, Hadès était l’une d’entre elles.

Sa voix était neutre, mais le ton ferme.

- Je le reconnais aisément. Au-delà de mon chagrin, je te remercie pour avoir su préserver cette planète, car bien qu’il ait été mon époux et que je l’aie aimé de toute mon âme, je n’ai jamais pu adhérer à sa vision. Mon unique regret est de ne pas avoir réussi à le faire changer.

La déesse de la Sagesse acquiesça en silence face à cette confession qui l’avait néanmoins surprise. Elle s’était plutôt attendu à essuyer des insultes, voire même un coup.

- Cependant, reprit la fille de Déméter en laissant courir ses doigts sur les tranches des livres, tu te doutes bien que ma visite n’a pas pour seul but de parler de la mort de mon mari.

Nouvel acquiescement silencieux, tandis qu’elle scrutait son invitée d’un regard pénétrant.

- Afin de respecter l’accord passé entre le Cronide et son frère, je dois demeurer la moitié de l’année aux Enfers, ce qui correspond sur Terre à l’apparition des saisons de l’automne et de l’hiver. Avec la mort du Sombre Monarque, le pacte est devenu caduc, cependant, je ne peux pas abandonner ma tâche de souveraine des Enfers. Et en tant que telle, je dois t’informer que tu y as semé une belle pagaille. Il ne m’a pas été aisé de tout rétablir, car tu as bien failli détruire le Monde Souterrain, néanmoins, cela m’a permis d’y apporter quelques ajustements. (Elle marqua une pause avant de continuer.) Toutefois, le réel but de ma venue est que je veux te demander réparation.

- Réparation ? répéta Athéna, prise au dépourvu par cette revendication inattendue.

- Oui. Mon dernier retour sur Terre n’a pas eu lieu sous les meilleurs auspices, puisque j’ai découvert qu’un individu avait tué l’une de mes Grandes Prêtresses d’une manière des plus atroces et qu’il en avait profité pour dérober un objet qui m’est cher. J’exige donc réparation pour la mort d’Adonia, puisque tu as indirectement contribué à celle-ci. La personne qui a assassiné ma servante n’aurait pas pu s’emparer de cet objet, si tu n’avais pas tué Hadès. Arrange-toi donc pour le récupérer et mettre la main sur le responsable par la même occasion.

- Cet objet si particulier ne serait-il pas l’épée que possédait Hadès ? demanda-t-elle tranquillement.

- Comment peux-tu savoir ça ? Est-ce que par hasard, la faute de ce vol t’incomberait ? lâcha Coré, son regard s’étrécissant soudainement.

- Non, je n’en suis nullement responsable, répondit-elle sans que sa voix ne tremble. (La souveraine des Enfers sembla se détendre.) D’une certaine façon, j’avais déjà connaissance de ce qui s’était produit avant que tu ne m’en parles. A tout le moins, en ce qui concerne le vol de l’épée. Crois bien que je suis sincèrement attristée par ce qui est arrivé à ta protectrice. Cela s’est produit il y a à peu près six mois, n’est-ce pas ?

- Vas-tu me dire comment tu es au courant, à la fin !

- Regarde.

Elle lui tendit le dessin réalisé par Arion – il lui fallait bien se faire à ce nom.

- Mais …

- L’un de mes futurs Chevalier appartient à l’ethnie du peuple de Mû. Il a hérité d’un don médiumnique de la part de ses ancêtres. Celui-ci se manifeste parfois durant son sommeil, sous la forme d’étranges rêves. Malheureusement, ils manquent de transparence et sont imprécis.

Celle dont le nom signifiait « la Jeune Fille », assimila lentement l’information.

Tant qu’on en est aux concessions, pensa Athéna.

- Moi-même, j’ai été victime d’un vol similaire, il y a maintenant presque deux ans. Et je suis convaincue que l’individu qui a commis cet acte était apparenté au tien.

- Mais quel est le rapport ?

- Ça, je ne le sais pas encore, seulement, regarde ceci.

La fille de Déméter considéra longuement le second dessin qui représentait la porte.

- Un Ouroboros, le symbole représentant le début et la fin de toutes choses, reconnut-elle.

- Oui, et cette porte revient très souvent dans ses songes. Apparemment, le lieu où elle pourrait se trouver ne laisse filtrer aucun indice pouvant aider à sa localisation. Je ne suis pas parvenue à établir quel est le lien entre les objets et cette mystérieuse porte, mais je compte bien le découvrir. Ce faisant, je suis certaine que cela me conduira au commanditaire de ces actes.

- En ce cas, j’espère que tu y parviendras. (Elle se leva de la chaise où elle s’était assise durant leur conversation et lissa le tissu de son vêtement.) Néanmoins, permets-moi de te prévenir que tu n’es pas la seule sur leur piste.

- Comment ça ?

- Des traces de lutte, autres que celles découlant du combat entre Adonia et son agresseur, ont été identifiées sur place.

- Merci pour ce renseignement, fit-elle songeuse. J’ose espérer que ces personnes poursuivent le même but que moi.

- Avant de te quitter, puis-je avoir ta parole que tu respecteras ton engagement ?

- Comme tu me l’as fait remarquer, je suis en partie responsable de ce qui s’est produit, aussi tu as ma promesse que je m’y tiendrai. De plus, je poursuis moi-même une quête en ce sens, ce sera faire d’une pierre deux coups.

- Alors tout est dit.

Athéna la raccompagna à l’extérieur de la bibliothèque et lui souhaita bonne route. Quand Coré fut hors de vue, la déesse aux Yeux Pers repensa à ce que cette dernière lui avait dit à propos des autres personnes sur la même piste qu’elle.

De nouveaux acteurs semblent être entrés en scène, songea-t-elle, non sans une pointe d’inquiétude.

Holmgang :

Duel pratiqué chez les Scandinaves pour résoudre les différends. Il peut être traduit par "aller sur une petite île", en référence au fait que les duels avaient lieu sur de petites pièces de peaux ou un manteau posés sur le sol. A l'origine, les combattants se retiraient sur une petite île ou bien un îlot pour s'affronter.

En théorie, toute personne offensée peut provoquer l'autre partie en duel, et ce, indépendamment de son statut social. Cela pouvait être une question d'honneur ; de propriété des biens ; une demande de restitution (=dette) ; un désaccord juridique ; aider une femme ou un parent ; venger un ami.

Chiton :

Vêtement de la Grèce antique. C'est une tunique portée par les hommes comme par les femmes. Chez les hommes, il peut couvrir la jambe jusqu'à mi-cuisse ou descendre jusqu'au pied. Il se peut se porter avec un pallium (sorte de manteau). Chez les femmes, il se porte long. Avec l'apparition du lin, il remplace progressivement le péplos dont il se différencie car il ne retombe pas en plis sur la poitrine et se porte bouffant à la taille grâce à une ceinture.

Royal Demon Rose :

Roses Royales Démoniaques