Une Dernière Bataille
Chapitre 5 : Vers une Nouvelle Génération
15905 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 12/02/2024 19:50
23 avril 1987
Himalaya, quelque part dans les montagnes
En ce début de matinée, on pouvait voir la brume accrochée aux arêtes rocheuses s’évaporer en larges volutes sous l’action du vent d’altitude, tandis que les rayons du soleil naissant se réverbéraient sur la neige, transformant celle-ci en véritable miroir scintillant, impossible à regarder très longtemps.
Une petite silhouette essayait d’avancer tant bien que mal à travers l’épais manteau blanc, s’aidant de temps à autre de son bâton de marche en y prenant appui. Quand elle eût laissé une longue tranchée derrière elle, elle marqua une pause et rabattit le capuchon de son manteau, libérant par la même une masse de cheveux auburn. Kiki entreprit alors de renouer l’écharpe qui en plus de lui tenir chaud, lui permettait de ne pas respirer les cristaux de glace transportés par l’air. Une fois que ce fût fait, il reprit sa route. Cela faisait maintenant trois jours qu’il avait quitté Jamir pour s’aventurer vers les sommets d’une des plus grandes chaînes de montagnes de la planète, à la recherche d’une réponse à ses questions. Et plus il s’aventurait vers les hauteurs et plus il lui semblait ressentir une sorte d’appel lointain qui l’aiguillait dans son périple montagnard.
A son retour du Sanctuaire, deux semaines auparavant, le jeune garçon s’était consciencieusement mis à la recherche d’informations que son mentor avait pu lui laisser. En fin de compte, il avait trouvé ce qui l’intéressait dans la pièce où son maître s’était constitué une petite bibliothèque. Franchir le seuil n’avait pas été facile, non parce que la porte qui en marquait l’entrée était verrouillée mais plutôt parce qu’il s’attendait à voir apparaître Mû de l’autre côté. Sur une des étagères, Kiki avait découvert une lettre scellée à la cire. Une fois qu’il l’eût décachetée, il s’aperçut que l’écriture sur le papier était celle de son maître. Cela ressemblait à un genre de testament, un peu comme si Mû avait tenu à ce que son élève prît connaissance de certaines choses même s’il ne devait plus être là pour les lui révéler en personne. Il en avait mémorisé chaque mot à force de la lire :
« Kiki,
Si tu lis ce message, c’est que je n’aurais pas pu te révéler les informations qui vont suivre de mon vivant. En temps normal, je t’aurai mis au courant quand tu aurai été suffisamment âgé, mais apparemment le destin en a décidé autrement. Bien que je n’en connaisse que les grandes lignes, voici ton histoire.
Tu me fus confié alors que tu n’étais qu’un nourrisson par des membres de notre peuple afin que d’une part, je te forme et d’autre part, que je veille sur toi et te protège.
Ta formation achevée, j’aurai dû t’envoyer dans la communauté qui t’avait vu naître afin que tu sois informé de ton passé gardé secret jusqu’ici. Néanmoins, je ne connais pas l’emplacement de cette dernière, n’y étant jamais retourné depuis ma propre naissance.
Je n’étais guère plus vieux que toi lorsque je fus moi-même confié à mon maître, Shion. Les indications que je peux te donner restent donc floues. La seule chose dont je sois certain, c’est qu’il te faudra chercher dans l’Himalaya, près de la frontière du Tibet, un lieu que notre peuple ainsi que les hommes nomment Shambhala. Je suis désolé de ne pouvoir t’aider davantage et de pas avoir pu rester plus longtemps à tes côtés. Malgré tout, je suis heureux des moments que nous avons pu passer ensemble. J’espère avoir été un bon professeur.
Ton maître, Mû. »
Les yeux du jeune garçon devenaient humides alors qu’il repensait à ce message. Il les essuya avec sa manche et recentra son attention sur le paysage environnant. Bien que selon son regard, celui-ci demeurait inchangé, son sixième sens lui fit comprendre que ce qu’il voyait au-delà du point où il se trouvait, n’était pas vraiment réel. S’approchant de ce qui lui semblait être la "limite" de la réalité, il perçut la barrière qui se dressait devant lui en y posant sa paume. Sa destination se trouvait vraisemblablement de l’autre côté, mais comment traverser ce mur ?
Kiki essaya de se rappeler ce qu’il avait entendu sur la légendaire cité. Repoussant les idées les plus saugrenues, il ne conserva que celles qui semblaient contenir un fond de vérité. Finalement, il se souvint qu’une personne avait dit que seuls ceux qui avaient acquis le karma convenable pouvaient y accéder. Et si au lieu du karma, cette phrase faisait référence à l’éveil du cosmos ? Oui, cela valait le coup d’être tenté à défaut d’autre chose.
Il fit alors appel à l’énergie cosmique qui sommeillait en lui et commença à l’accroître, faisant apparaître un halo blafard autour de son corps. Tendant les mains devant lui pour toucher l’invisible barrière, il rencontra une nouvelle fois une résistance qui l’empêcha d’avancer. Cette déconvenue le laissa perplexe. Que pouvait-il faire de plus ?
Alors qu’il était sur le point de déclarer forfait, une idée se fraya un chemin dans son esprit. Frôlant la paroi du bout des doigts, il se concentra sur le flux d’énergie qui y circulait.
Toute chose à un rythme, et si on parvient à établir lequel, il est possible d’entrer en résonance avec elle. C’est que ce que fit Kiki. Percevant chaque pulsation à travers sa peau, il se mit à harmoniser les vibrations de son cosmos pour que celles-ci atteignent un rythme identique. En un mot, il devenait une partie intégrante de la barrière, à l’instar d’une extension.
Etrangement, il eut l’impression de sentir une autre présence en plus de la sienne à ce moment-là mais celle-ci disparut aussi vite qu’elle était apparue. Respirant un bon coup, il s’avança et parvint à passer au travers, à sa grande satisfaction. Une fois franchie, il découvrit ce que cette protection dissimulait. Une grande fissure dont il estima la largeur de base à deux mètres et la hauteur à environ trois mètres s’ouvrait dans la montagne. La lumière visible de l’autre côté suffit à rassurer Kiki quant à sa longueur. Rajustant son paquetage, il s’engagea dans le couloir de roche.
La vision qui s’offrit à lui, à sa sortie, lui coupa le souffle. Il se trouvait en haut d’un chemin qui descendait en pente douce en direction d’une vallée naturelle. Et, au creux de cette cuvette, se trouvait une cité cernée par les montagnes. A sa taille, cette dernière devait compter vraisemblablement dans les deux mille âmes.
- Shambhala, murmura-t-il, plein de respect.
Détournant son regard du spectacle, il prit la direction de la ville en contrebas. Après quelques minutes de marche, Kiki arriva en vue du mur d’enceinte. D’environ deux mètres cinquante de haut, celui-ci semblait plutôt avoir été construit pour marquer les limites de l’agglomération que pour assurer sa défense. Une ouverture en forme d’arche constituait l’unique point d’entrée. Enfin, le seul qui fut visible. Alors qu’il s’en approchait, sa progression fut stoppée par un homme vêtu d’un manteau en laine et armé d’un bâton entièrement en métal. Très certainement un garde.
De courts cheveux blonds, en désordre, il devait avoir à peine plus d’une vingtaine d’années. Levant une main pour signifier à Kiki de s’arrêter, il l’interrogea dans une langue que ce dernier ne connaissait pas, bien que la sonorité des mots lui fût vaguement familière pour avoir entendu son maître l’utiliser parfois. Découvrant son visage en signe de bonne foi, le jeune garçon lui répondit en tibétain :
- Désolé, je ne connais pas cette langue.
A la réaction de son interlocuteur, on pouvait en déduire que ce dernier était étonné que Kiki ne connaisse pas ce dialecte, pourtant commun à tous les représentants du peuple de Mû.
Le jeune homme se résolut à réitérer sa question de façon compréhensible :
- Qui es-tu, petit ? D’où viens-tu ? Et comment as-tu fait pour traverser la barrière ?
Tant de questions, mais au moins, il pouvait les comprendre.
- Je m’appelle Kiki et je viens de Jamir. Quant au champ de force, j’ai utilisé mon cosmos pour le franchir.
- Cosmos, Jamir, répéta le garde. (Un éclair de compréhension traversa soudain son esprit.) Tu es donc un Chevalier !
- Non, seulement un apprenti. La raison de ma venue est une lettre posthume que mon maître, Mû du Bélier, m’a laissée. J’aurai souhaité pouvoir m’en entretenir avec votre chef. Enfin, quelqu’un qui ait une certaine autorité.
- Et bien, fit l’homme avec un sourire mi-amusé mi-sérieux, tu ne manques pas de cran pour demander ça de cette façon.
Visiblement, sa remarque généra de la gêne chez le jeune garçon puisque ce dernier rougit.
- Néanmoins, je vais voir ce que je peux faire.
- Merci.
Le regard de l’homme se fit subitement vague, comme s’il contemplait quelque chose situé au-delà de l’horizon.
Il est en train de communiquer par télépathie, comprit Kiki.
L’envie de suivre la conservation mentale était tentante mais il la repoussa. Non pas que l’exercice soit ardu, vu son niveau en la matière il en était tout à fait capable, mais parce que son mentor lui avait vivement déconseillé de le faire. D’une part, parce que ceux qui discutaient pouvaient s’apercevoir de sa présence et donc très mal réagir face à une telle intrusion, et d’autre part, parce que c’était tout simplement impoli.
- Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que ta présence met le chef du Conseil dans tous ses états, déclara au bout d’un moment le soldat. Allez suis-moi, je vais te conduire jusqu'à sa demeure.
Le garde fit un signe de la main à un de ses collègues et s’engagea dans la cité, Kiki sur ses talons.
En évoluant parmi les quartiers aux rues pavées, le jeune apprenti put admirer l’architecture des bâtiments construits par son peuple. Des lignes fines et épurées sans fioritures quelconques aux délicates sculptures qui les mettaient en relief, les édifices dégageaient une beauté saisissante. L’éclat du soleil jouant sur les murs de ceux-ci, il était difficile de dire s’ils étaient faits de pierre ou de métal poli, ce qui n’aurait rien d’étonnant de la part d’individus aussi réputés dans le travail de cette matière. Au bout d’une vingtaine de minutes au cours desquelles ils n’avaient guère communiqué, Kiki et son guide parvinrent à destination. Le jeune garçon demanda alors au garde, pourquoi il ne les avait pas téléportés, ce à quoi celui-ci répondit qu’il n’avait eu ni la patience ni la concentration nécessaires pour apprendre cette technique.
Devant eux se dressait une maison aux dimensions modestes, du moins si on se référait au rang de son occupant. L’homme s’avança vers la porte d’entrée et toqua trois fois sur le panneau de bois. Celui-ci s’ouvrit quelques secondes plus tard, dévoilant un personnage mince, portant une longue tunique de couleur noire. Son visage très ridé, surtout autour des yeux, était encadré par des cheveux oscillant entre le gris et le blanc et arborait une barbe soigneusement taillée. Si l’apparence de l’hôte le désignait comme une personne d’un certain âge, ses yeux verts, vifs et brillants, démentaient cette impression.
- Excellence, voici le jeune garçon qui a demandé à vous rencontrer, dit le soldat en lui adressant un salut respectueux.
Le vieil homme dévisagea Kiki un instant avant de reporter son attention sur le soldat.
- Bien. Je te remercie de me l’avoir amené, Beltir. Tu peux disposer.
Le garde obtempéra, s’inclina tout en jetant un coup d’œil à l’apprenti Chevalier puis repartit par le chemin qu’ils avaient parcouru.
- Viens, entre mon garçon, déclara le chef du Conseil, en tibétain.
Après avoir pénétré dans le bâtiment, Kiki fut conduit dans une pièce qui devait servir de cabinet de travail à l’homme âgé. Dans l’âtre, un feu brûlait, créant une ambiance chaleureuse. Deux murs étaient occupés par des étagères remplies de livres et de parchemins. Un trio de fauteuils à l’air confortable entourait une table qui avait dû être taillée dans une grande pièce de bois. Divers meubles occupaient le reste de l’espace.
- Merci de me recevoir aussi vite, excellence.
- Allons, mon jeune ami, appelle-moi Llauron, fit le vieil homme d’une voix aimable. Je suis peiné d’apprendre la mort de Mû. Bien que je ne l’aie plus revu depuis que nous t’avions confié à lui, il avait alors à peine douze ans, je suis certain qu’il était un homme de bien.
- Merci, répondit Kiki avec émotion.
- Désires-tu boire quelque chose ? Je viens de préparer du thé.
- Je … Oui, merci.
Kiki s’installa dans un des fauteuils désignés par son hôte tandis que ce dernier partait chercher la boisson promise. Moins d’une minute plus tard, il était de retour. Quand ils se furent servis, il reprit la parole.
- A dire vrai, je ne t’attendais pas si tôt, enfin, pas avant une dizaine d’années au moins, dit Llauron. Le sort en a apparemment décidé autrement. Que t’a dit Mû exactement dans sa lettre ?
Le jeune garçon entreprit de réciter le texte qu’il connaissait par coeur. Quand il eut terminé, le vieil homme lui demanda simplement :
- Ce message est-il l’unique raison pour laquelle tu es venu ?
- En fait, non. Dans des circonstances différentes, j’aurais pu choisir de venir plus tard mais il y a une chose qui m’a influencé.
- Les rêves, n’est-ce pas.
C’était plus une affirmation qu’une question.
- Que … Comment êtes-vous au courant ? hoqueta Kiki.
- Parce que j’étais un ami de tes parents et que tu appartiens à leur lignée.
- Je ne comprends pas. Expliquez-vous.
- Connais-tu l’histoire de notre peuple ?
- En partie, oui. Maître Mû me parlait parfois de ce qu’il savait. Mais je ne vois pas ce que …
- Bien. Tu as donc sans doute appris que nous étions dirigés par une monarchie, et outre la famille royale, plusieurs autres familles étaient considérées comme nobles. Certaines avaient obtenu ce titre en récompense des services qu’elles avaient rendus à la patrie, d’autres acquéraient ce statut par des moyens plus troubles, par exemple en raison de leur richesse, engendrées principalement grâce au commerce. Avec un tel contrôle dans l’approvisionnement de certaines denrées, tu imagines sans peine les conséquences que pouvaient avoir un refus.
» Enfin, une dernière catégorie de personnes entraient dans ce groupe. Ils s’agissaient avant tout de clans dont l’importance était quasiment égale à celle du roi ou de la reine. Ce privilège leur venait des capacités spéciales dont ils faisaient preuve. Les forgerons qui ont crée les Armures des Chevaliers d’Athéna étaient de ceux-là. Tes ancêtres également.
- Parce qu’ils faisaient des songes étranges ?
- Le terme de précognition correspondrait mieux, mais c’est tout à fait cela. Ils étaient capables en effet de "visionner" l’avenir ou le passé, mais toujours de façon plus ou moins floue, de sorte que leur interprétation se faisait un peu à la manière d’un rébus. Malgré tout, c’est leur don qui permit à notre peuple d’échapper à l’extinction. Le membre le plus puissant de leur ordre, car tous n’avaient pas le même potentiel, a "vu" le cataclysme qui détruirait notre terre natale et a tenté de prévenir ses semblables. Malheureusement, nombreux furent ceux qui remirent en cause ses dires, affirmant qu’il avait certainement mal interprété ce qu'il avait pu voir. La minorité qui choisit de l’écouter, quitta l’île avant sa destruction et échappa ainsi à un destin tragique.
» Parcourant la planète à la recherche d’une terre d’accueil, ils finirent par s’exiler quand ils comprirent que les royaumes humains, derrière leurs bonnes intentions, souhaitaient ardemment s’approprier leurs secrets. Plusieurs communautés se formèrent et chacune s’établit en un lieu tenu secret avec la bénédiction d’Athéna.
- C’est elle qui a mis en place le champ de force qui dissimule la cité ?
- Oui et non. En fait, comprenant notre choix de disparaître aux yeux du monde, la déesse nous fit cadeau d’une protection sûre en remerciement des services que nous lui avions rendus. Cependant, celle-ci se limitait à l'illusion qui détournait les humains et les personnes dotés d'un cosmos très peu développé en les désorientant. (Cette description rappela à Kiki celle du Sanctuaire.)Afin de nous assurer une quasi-inviolabilité, certains membres du Conseil, récemment mis en place à l'époque, décidèrent de renforcer cette protection. Le procédé dont ils ont usé demeure obscur, même de nos jours. Je sais seulement que cela se rapproche du principe de conception des Armures des Chevaliers.
» Comme tu dois le savoir, nos aptitudes psychiques relèvent plus d'un atavisme que d'un entraînement comme ce peut-être le cas pour un non mûvien. Néanmoins, avantage inné ou pas, nous n'en sommes pas encore au point où notre esprit peut quitter notre enveloppe charnelle si ce n'est en mourant. Ils échouèrent donc dans leur tentative et conclurent qu'il manquait quelque chose d'essentiel pour établir un lien. De quoi s'agissait-il à ton avis ?
- Un lien essentiel, ... . (A l'instant où il prononçait ces mots, la réponse se fraya un chemin jusqu'à son cerveau.) Le sang.
- Oui, il s'agit bel et bien de la clé de l'énigme. Pour donner la vie à un objet, une entité, qui en est dépourvu à sa création, il faut en sacrifier une autre. Cela, ils l'ont appris en étudiant les ouvrages du clan des Forgerons. D'après les textes qui nous sont parvenus, la barrière aspira leur fluide vital à l'instar d'une terre depuis trop longtemps assoiffée et finit également par boire leur âme.
- Alors dans ce cas, ils ...
- Oui, ils se sont sacrifiés et l'aboutissement de leur geste fut la naissance d'une entité vivante dotée d'une conscience, résultante de leur souhait de préserver leur peuple. De la sorte, seuls ceux que cette dernière juge apte peuvent la franchir. Afin d'entrer en contact avec elle, certains doivent utiliser leur cosmos pour prouver leurs bonnes intentions, d'autres n'ont qu'à simplement la toucher, enfin il arrive que certains soient repoussés plus ou moins rudement s'ils représentent une menace.
- Comment savez-vous tout cela ?
- Depuis notre exil, les membres de ma famille sont devenus les gardiens de l’histoire du peuple de Mû. Il est donc naturel que je la connaisse.
- Mais … Et mes parents dans tout ça ?
- J’y venais. Mais il me fallait commencer par le début de l’histoire avant toute chose ; t'expliquer ce en quoi consistait ton don. De plus, ta question méritait une réponse. Pour en revenir à tes géniteurs, ton père, Cirion, descendait donc de cette lignée plus que respectable. C’était un homme brillant. Ta mère, Ariel, était une des plus belles femmes qu’il m’ait été donné de voir et elle était dotée d’une gentillesse infinie. C’est d’elle que tu tiens tes cheveux couleur de feu. Venant d’une famille modeste, son union avec un membre d’une Maison noble a fait jaser pas mal de monde.(A ces souvenirs, les lèvres du vieil homme s’étirèrent pour former un sourire.)Si tu le souhaites, je te raconterais leur histoire. Toujours est-il qu’ils s’aimaient profondément et que tu es le fruit de cet amour.
Kiki sentit qu’une entrave pareille à un poids pesant sur son âme venait de disparaître. Connaître enfin l’identité de ses parents, ses origines, c’était comme s’il était enfin complet.
- Environ trois mois après ta naissance, continua Llauron, ton père est venu me trouver. Il semblait très troublé et me fit donc part de ses inquiétudes. En effet, plusieurs nuits de suite, il lui était arrivé de faire des rêves dont la signification ne prêtait guère à confusion. Ceux-ci étaient sombres, le sang et la mort dominaient. Les temps à venir étaient sombres. Néanmoins, au milieu de toutes ces funestes visions, il avait vu l’espoir. La lumière qui s’opposerait aux ténèbres. Toi.
- Moi ?
- Oui. Il décida alors de te confier à la garde de Mû afin que celui-ci prenne en charge ta formation. Le jour où il t’a laissé à Jamir, j’ai pu lire une immense peine dans les yeux de ton père, mais aussi un certain soulagement. En y repensant, je suis sûr qu’il savait ce qu’il allait arriver et qu’il était heureux de te savoir en sécurité.
Juste après avoir prononcé ces derniers mots, les yeux de Llauron perdirent leur éclat, devenant plus ternes. Il semblait hanté par ses souvenirs et c’est avec peine qu’il déglutit avant de poursuivre.
- Environ un mois plus tard, tandis que ta famille se rendait dans une autre communauté, ils furent attaqués. Je le sais car je communiquais par télépathie avec ton père au moment où notre liaison fut brutalement rompue. Avec un groupe de soldats, j’ai suivi la piste qu’ils devaient empruntés pour voyager à travers les montagnes.
» Au bout de plusieurs heures de marche, nous les retrouvâmes enfin. Oh, dieux tout-puissants, comme j’aurais souhaité que tout ceci ne soit qu’un affreux cauchemar ! (Des larmes perlaient à ses paupières.) Ils avaient tous été tués. Hommes, femmes, enfants. Où que le regard se posât, la neige était rouge du sang répandu. Certains corps avaient été brûlés, d’autres démembrés ; rendus méconnaissables tant la source de ce carnage s’était acharnée sur eux. Bien que de nombreux membres de ton clan, dont tes parents, aient reçu une formation guerrière, cela n’avait guère semblé faire de différence face à une telle sauvagerie.
A mesure que les paroles étaient sorties de sa bouche, Llauron avait progressivement oublié la présence de son jeune hôte. Ce n’est que lorsqu’il s’aperçut du profond mutisme dans lequel était plongé Kiki, qu’il se ressaisit.
- Est-ce que ça va ? demanda-t-il, légèrement inquiet.
Son interrogation se perdit dans la brume qui enveloppait désormais le cerveau de l’apprenti Chevalier.
Est-ce que ça allait !? Quelle question stupide ! Comment est-ce que ça pouvait aller !? Apprendre la mort de tous ses proches de cette manière aurait anéanti le plus solide des hommes. Alors un garçon de neuf ans !
- Je suis vraiment navré de t’infliger cela, Arion, dit le vieil homme, mais je pensais que tu aurais souhaité savoir ce qui était arrivé à tes parents. Sache que si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux compter sur moi. Ma porte, et celle de Shambhala te seront toujours ouvertes.
Arion … Arion … Ce nom faisait écho avec son âme. Oui, c’était le nom qu’avait utilisé Mû au moment de lui adresser un ultime au revoir et dont il n’était pas parvenu à se rappeler. Son véritable nom. Celui que ses parents lui avaient donné à la naissance. Son maître avait dû usité d’un faux afin de dissimuler au mieux son identité.
Lorsqu’il releva la tête, l’étincelle propre à l'innocence de l'enfance avait disparu de ses yeux bleus violets, remplacée par une lueur plus inquiétante. Oui, il était Arion, fils d’Ariel et de Cirion et il connaissait désormais la tâche qui devrait être la sienne.
- Oui, je sais ce qu’il me reste à faire …, murmura-t-il.
27 mars 1988
Italie, région de la Toscane, dans un petit village
Un jeune homme, dont on devinait aisément qu’il était un étranger, parcourait les rues du hameau en cette froide journée du troisième mois de l’année. Les passants le regardaient un moment puis s’en détournaient pour poursuivre leurs activités, tandis que d’autres, majoritairement de sexe féminin, avaient du mal à s’arracher à la vision de son visage quasi-angélique.
L’étranger était vêtu d’un jean noir et d’un pull blanc par-dessus lequel il portait une veste de couleur brune. Ses cheveux châtains, lui arrivant aux épaules, étaient attachés en queue-de-cheval laissant deux longues mèches pendre de chaque côté de sa tête.
Un homme d’une trentaine d’années, habillé de façon similaire, l’accompagnait. Ses traits le désignaient comme originaire de ce pays.
- Vous faites un excellent guide, Antonio, déclara l’adolescent d’un ton enjoué. Je doute que les quelques rudiments d’italien que j’ai pu apprendre avant de venir ici, m’eussent permis de me faire comprendre.
- Merci, Shun. Mais s’il te plaît, cesse de me vouvoyer. Ça me donne l’impression d’avoir vingt ans de plus.
- Entendu, répondit-il sans pouvoir réprimer un sourire. Sommes-nous encore loin de notre destination ?
- Non. Nous devrions y arriver d’ici dix minutes, après avoir gravi cette pente. L’abbaye a été construite à son sommet, noyée au milieu d’un océan de verdure.
Une fois les lourdes portes en chêne ouvertes, les deux visiteurs purent pénétrer à l’intérieur de l’édifice. Shun ressentit aisément l’atmosphère si particulière que celui-ci dégageait, emprunte de mysticisme et d’ancienneté – bien que cela ne soit rien comparé à l’aura du Sanctuaire. Ils suivirent le Frère qui les avait accueillis le long d’une galerie débouchant sur le cloître, au centre duquel avait été aménagé un grand jardin potager.
Plusieurs religieux s’occupaient de l’entretien de la terre à l’aide d’une bêche, pendant que d’autres dispersaient les semis de la future récolte. Un jeune garçon d’une dizaine d’années les aidait un peu plus loin. Non, à dire vrai, il travaillait à l’écart, comme si les serviteurs de Dieu ne voulaient pas se trouver à proximité de l’enfant. Contraints de poursuivre leur chemin, ils détachèrent leur regard de la scène et prirent le chemin longeant le cloître par la droite. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient devant le bureau de l’abbé. L’homme toqua à la porte.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix derrière celle-ci.
- C’est Frère Alvaro, mon Père. Il y a ici des personnes de la fondation Graad qui souhaiteraient s’entretenir avec vous.
- Bien. Faites-les entrer puis laissez-nous.
L’homme ouvrit la porte et les invita à passer le seuil, avant de s’éclipser discrètement. Le Père Vittorio était un octogénaire aux cheveux blancs avec une calvitie assez prononcée. De petites lunettes rondes ajoutaient à son air aimable tandis qu’un crucifix, symbole de sa foi, pendait autour de son cou. D’un geste depuis son bureau, il les pria de se mettre à l’aise. Quand ils eurent pris place en face de l’abbé, Antonio fit les présentations, remplissant ainsi son rôle d’interprète. Si l’abbé fut étonné par la jeunesse de Shun, ce qu’il lut dans ses yeux suffit à le convaincre de ne pas se laisser troubler par ce détail.
- Lorsque j’ai reçu votre lettre, il y a un mois, je ne pensais pas que vous seriez aussi ponctuels que ce qu’elle indiquait.
- Nous aimons nous en tenir à une certaine rigueur, mon Père. Merci de nous recevoir.
Ils discutèrent encore une dizaine de minutes de banalités comme la santé de leur communauté et d’autres choses avant d’entrer dans le vif du sujet.
- Je suppose que le motif de votre visite n’a pas changé, demanda le religieux.
- Non. J’aimerai pouvoir parler à cette personne.
- C’est ce que je pensais. Il regarda la pendule. Elle doit être en train de patienter dans le couloir. Si vous voulez bien m’excuser je vais aller la chercher.
Après s’être péniblement levé, il fit le tour du bureau et sortit de la pièce. Il ne s’écoula que deux ou trois minutes avant que la porte ne se rouvre pour laisser entrer l’abbé et un jeune garçon aux cheveux châtains en bataille encadrant un doux visage doté d’yeux d’un vert aquatique. Il portait un jean bleu délavé coupé au genou gauche et un gros pull en laine. Shun reconnut le garçon qu’il avait aperçu dans le jardin.
- Voici Oreste, annonça le Père Vittorio. Oreste, je te présente messieurs Shun et Antonio. Ils viennent de la part de la fondation Graad.
- Bonjour, dit-il timidement.
- Bonjour, répondit Shun avec un sourire afin de rasséréner l’enfant.
- Mon garçon, ce jeune homme voudrait discuter avec toi de ton don particulier, est-ce que tu es d’accord ?
Le garçonnet regarda tour à tour le vieil homme et Shun avant de répondre.
- Oui. Je suis d’accord.
- Bien.
Le Père Vittorio retourna s’asseoir derrière son pupitre et se servit un verre d’eau avec le pichet qui se trouvait non loin.
- J’ai entendu dire que tu pouvais soigner les blessures simplement en apposant tes mains dessus. Serais-tu prêt à me faire une démonstration, lui demanda Shun.
En réalité, c’était surtout Antonio qui avait parlé de cet étrange guérisseur à la fondation Graad. Environ six mois après la victoire sur Hadès, Athéna ou plutôt Saori Kido avait mis en place une sorte de réseau destiné à collecter toutes les informations relatives à ce genre de phénomènes partout à travers le monde. Dans chaque pays où était implantée une branche de la société de son grand-père, des hommes et des femmes avaient pour instruction d’enquêter sur la source de ces manifestations et de prévenir la jeune femme une fois le maximum de renseignements réunis. C’était de cette façon qu’Antonio, membre de la branche italienne, avait entendu les rumeurs concernant le jeune garçon "faiseur de miracle".
- Je … Euh, oui. Mais il n’y a personne de blessé ici.
Shun avisa alors le petit objet pointu sur le meuble à côté de lui.
- Pourrai-je vous emprunter votre coupe-papier, mon Père ?
Bien que le religieux ne fût pas sûr de ce que son visiteur voulait faire avec, il accepta.
- Je vous remercie.
Même si Shun répugnait à user de ce genre de procédé, se demandant si cela n’allait pas traumatiser le garçon ou bien s’aliéner sa confiance en le faisant passer pour un fou, il n’avait pas d’autre possibilité. Depuis que son âme avait cohabité avec celle d’Hadès, il se montrait plus direct dans ses décisions, son comportement, écartant plus facilement les réticences qu’il aurait pu avoir autrefois. Néanmoins, sa nature profonde empreinte de bonté n’avait pas changé outre mesure.
Appuyant le bout tranchant de la lame sur sa paume droite, il pratiqua une légère incision sur la largeur de celle-ci.
- Voilà. Maintenant à toi de jouer, dit-il en tendant sa main ensanglantée à Oreste.
D’abord surpris et légèrement apeuré, le jeune garçon ne se laissa pas démonter pour autant. Prenant la main de Shun dans l’une des siennes, il plaça la seconde au-dessus de la blessure et ferma les yeux. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ça, il avait déjà soigné plusieurs personnes pour ce genre d’incidents, il lui était même arrivé de ressouder des os brisés. Pourtant, sans qu’il comprenne vraiment pourquoi, cette fois-ci lui sembla plus importante que toutes les précédentes. Peut-être était-ce parce qu’il ressentait que la personne qu’il avait en face de lui était investie de la même énergie qu’il sentait vibrer dans les tréfonds de son être tout entier depuis sa plus tendre enfance. En un sens, ils étaient semblables. Enfin, il rencontrait quelqu’un qui pouvait le comprendre !
Autour de leurs mains, l’air sembla s’assécher, perdant toute trace d’humidité. Et pour cause ! Shun réalisa que le garçon était en train de condenser l’eau de l’atmosphère grâce à son cosmos. Sa main meurtrie se trouvait à présent nichée au sein d’une sphère aqueuse qui émettait une douce lueur bleutée. Oreste, auréolé d’une énergie céruléenne striée d’or, se servait de l’élément liquide comme vecteur thérapeutique afin de créer un milieu apte à la guérison. L’eau, source de toute vie, songea-t-il, et par la même, source de régénération.
Shun ne savait pas si le Père Vittorio et Antonio percevaient la puissance qui émanait du jeune garçon, ne serait-ce qu’à la façon d’une sorte de pression écrasante, mais lui qui était un Chevalier reconnaissait aisément le cosmos balbutiant de l’enfant comme celui d’un Chevalier d’Or.
Oreste visualisa la reconstruction des tissus endommagés, strates par strates, et projeta son énergie afin de les reconstituer. Quand il eût terminé, il ne restait plus qu’une fine ligne de chair rose, là où une poignée de secondes plus tôt, se trouvait un sillon sanglant.
Shun fut abasourdi par les compétences du garçon. Ayant fait des recherches parmi les milliers d’ouvrages que recelait la grande bibliothèque du Sanctuaire dans le but de compulser les applications curatives du cosmos, il avait découvert nombre de notes écrites par d’anciens Chevaliers. Par la suite, il s’était entraîné à mettre en application ces connaissances de nombreuses fois, et le résultat, même s’il était à peu de choses identique à ce qu’il avait sous les yeux, lui prenait trois fois plus de temps. Oreste avait vraiment un don pour la guérison.
- Merci, dit-il à l’enfant.
Bien que le Père Vittorio eût déjà assisté à cette scène plus d’une fois, il demeurait toujours ébahi. Antonio quant à lui était stupéfait, les histoires qu’il avait entendues s’avéraient donc vraies.
- Le don que tu possèdes, Oreste, est très rare. Bien peu de gens sont en mesure de faire ce que tu viens de réaliser. Accepterais-tu de mettre ce pouvoir au service de l’humanité afin de la protéger contre toutes menaces, même si pour cela, tu dois te battre ? Si tel est le cas, il te faudra quitter cet endroit et rejoindre avec moi, le lieu où se réunissent les personnes qui ont la même vocation.
Les paroles du jeune homme étaient obscures pour Oreste. Il n’en comprenait pas vraiment le sens mais ce qu’il en avait retenu, c’était qu’il pourrait se servir de son don pour protéger un maximum de personnes. Cela reprenait en un sens ce qu’on lui avait enseigné, à savoir, faire tout son possible pour aider les personnes dans le besoin.
Il regarda le vieil homme assis derrière le bureau, celui qui l’avait recueilli et élevé, et vit ce dernier hocher la tête en signe de bénédiction. Il respecterait sa décision, quel quelle fût.
- D’accord, déclara-t-il d’une voix ténue. (Avant de se reprendre et de l’affirmer plus fort.) J’accepte.
- Très bien. Je te suggère d’aller rassembler tes affaires et de nous rejoindre dès que tu es prêt.
Le jeune garçon partit aussitôt au pas de course.
Cela faisait déjà une demi-heure qu’ils étaient partis et le Père Vittorio était toujours debout face à la fenêtre ronde par laquelle il les avait vus s’en aller. Oreste avait dit qu’il lui écrirait. Il ne doutait pas qu’il tienne parole. C’était un bon garçon. Maintenant que ce dernier était parti, ses pensées dérivèrent vers la nuit où, onze ans plus tôt, il l’avait découvert devant les portes de l’abbaye alors que le pauvre petit ne devait pas avoir plus de quelques heures. Il avait alors choisi de le recueillir et de l’élever. Le considérant comme le fils qu’il n’avait jamais eu. La première fois où Oreste avait usé de son don, il avait sept ans et c’était sur son père adoptif lui-même. Par la suite, d’autres gens avaient bénéficié de ses soins mais pas tous, malheureusement. L’utilisation des pouvoirs d’Oreste semblait en effet limitée, par exemple, en ce qui concernait les maladies. Et si beaucoup de personnes lui étaient reconnaissantes, d’autres plus nombreuses encore le méprisait. Soit parce qu’il n’avait pas pu les soigner et il passait alors pour un égoïste, soit parce que l’origine de son don sentait un peu trop le soufre à leurs yeux, notamment les propres religieux de l’abbaye.
L’enfant avait alors questionné Vittorio. Il ne comprenait pas pourquoi certaines personnes se défiaient de lui. Son talent était-il aussi maléfique qu'elles le prétendaient ? Si c'était le cas, il préférait ne plus l'utiliser. Son père adoptif lui avait répondu qu'il s'agissait au contraire d'un don du ciel. Il ne fallait surtout pas qu'il cesse d'user de son talent, car ce qui motivait tant la suspicion de ces gens n'était rien d'autre que la peur. Il lui expliqua que l'être humain avait toujours craint ce qu'il ne comprenait pas, mais qu'il ne fallait pas pour autant lui en vouloir. Tous ne réagissaient pas de cette manière, il fallait apprendre à pardonner. L'abbé espérait qu'Oreste avait compris et n'en viendrait pas à se méfier du genre humain ou à regretter d'avoir hérité de telles capacités.
Il se faisait vieux et il lui restait peu de temps à passer sur terre. Sa peine aurait été grande si, au moment de partir, il avait laissé l'enfant seul, au milieu d'individus ne lui vouant aucune sympathie, sans personne pour le guider. Lorsqu'il avait reçu la lettre de la fondation Graad, il en était venu à espérer qu'ils pourraient bien s'occuper de lui, car ils seraient en mesure de le comprendre. Désormais, après avoir perçu que le jeune homme, Shun, possédait des facultés similaires à celles d’Oreste, il était certain que ce serait le cas. D'ailleurs, n’étaient-ils pas parvenus à se comprendre sans que l’interprète n'intervienne ? Oui, ils étaient venus au moment propice. C'était certainement un signe du destin, mais son petit protégé ne pouvait pas être entre de meilleures mains. Il se détourna enfin de son point d’observation, un petit sourire au coin des lèvres, et murmura pour lui-même :
- Les Voies du Seigneur sont impénétrables.
9 juin 1988
URSS, RSFS de Russie, Moscou
Le rythme effréné des pas des poursuivants résonnait sur les pavés des rues qu’ils traversaient, faisant écho à ceux du fuyard. Cela faisait à présent dix bonnes minutes qu’ils l’avaient pris en chasse, lui, un enfant de onze ans complètement apeuré. Il était en sueur, ses membres lui semblaient de plomb et l'idée qu'il ne puisse bientôt plus faire un pas lui fit atteindre un niveau de panique qu'il n'aurait pas cru possible, même depuis la scène de cauchemar qui avait marqué le point de départ de cette traque.
Tout avait commencé alors que son précepteur était entré en trombe dans l’appartement où il habitait en compagnie de sa mère. L’endroit n’était pas très propre, voir même un peu miteux, mais c’était le mieux qu’ils pouvaient s’offrir. Alors qu’il était dans sa chambre, il l’avait entendu débiter ses paroles à toute vitesse, les mots se bousculant dans sa bouche tant l’urgence de les prononcer semblait grande.
- Vite, Anastasia ! Il faut vous enfuir toi et le petit !
- Sergueï ! Mais … Que se passe-t-il ? avait demandé sa génitrice, une pointe d’inquiétude dans la voix.
- Des hommes de main de Gorchov vont bientôt débarquer ici ! Je ne sais pas comment mais il est au courant !
- Non, ce n’est pas possible …
Son teint était devenu blême.
- Bien sûr que si ! Tu crois peut-être que je me suis fait ça tout seul ? (Par l’embrasure de la porte de sa chambre, le petit garçon avait vu qu’il désignait sa lèvre fendue et les hématomes sur son visage.) D’autres sont venus chez moi aussi. Mais ça ne leur à pas été très profitable, avait-il ajouté avec un énigmatique sourire carnassier. Quoi qu’il en soit, il vous faut rapidement quitter cet endroit !
- Maman, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi est-ce qu’on doit s’en aller ? avait-il demandé.
En entendant sa voix, sa mère s’était précipitée vers lui. A genoux, elle l’avait étreint dans ses bras, ses cheveux bouclés d’un noir de jais lui chatouillant le cou.
- Nous ne pouvons pas rester ici car nous sommes en danger, mon chéri. Sergueï est venu nous prévenir. Nous irons vivre quelques temps chez tante Sophia en attendant de pouvoir revenir. Tu te rappelles d’elle n’est-ce pas, elle vit à la campagne dans une ferme. Tu devrais te dépêcher de te préparer.
Derrière le ton de sa mère qui se voulait uni et melliflu, il avait senti la panique et la peur sous-jacentes. Comprenant tout cela, le jeune garçon avait alors simplement répondu :
- D’accord, maman.
A peine cinq minutes plus tard, ils étaient sortis de l’appartement, un sac de voyage porté en bandoulière pour tout bagage.
Ils ne leur restaient plus qu’un étage à descendre avant d’arriver au rez-de-chaussée lorsque des bruits de pas précipités et des éclats de voix leur étaient parvenus depuis leur destination ; ils s’étaient figés dans leur élan.
- Malédiction ! s’était exclamé Sergueï. Ce sont eux !
Avisant la fenêtre au bout du couloir derrière eux, il s’était tourné vers la mère du jeune garçon.
- Anastasia, prenez l’escalier de secours qui donne sur l’extérieur ; cela devrait vous permettre de vous enfuir sans qu’ils vous voient.
- Mais … et toi ?
- Je vais les inciter à me suivre et les retenir aussi longtemps que je le pourrais.
- Non, je ne peux pas te laisser faire ça, c’est purement et simplement du suicide.
- Stasia, je t’en prie. Dépêche-toi de partir.
Il l’avait appelé par le nom qu’ils n’utilisaient qu’entre eux. Des larmes brouillant sa vue, elle s’était approché de lui pour déposer un baiser sur ses lèvres.
- Promets-moi de revenir sain et sauf.
- Je te le promets. (Il s’était ensuite adressé à l’enfant). Veille sur ta mère pour moi.
Le garçon avait hoché la tête, ce qui avait fait naître un petit sourire sur le visage de Sergueï.
- Allez, filez maintenant !
Ils avaient couru jusqu’à la fenêtre et l’avaient soulevée avant de s’engager sur la structure métallique rendue légèrement branlante à cause de la rouille, mais qui devait les conduire en sécurité.
Tandis qu’ils descendaient les marches avec toute la célérité dont ils étaient capables, ils avaient entendu un bruit de tonnerre retentir depuis l’étage du dessus. La vitre avait explosé sous la force des projectiles qui l’avait traversée et une pluie de débris de verre s’était abattue sur eux, causant quelques coupures ; toutes sans gravité. Toutefois, la vue du sang avait suffi à provoquer une peur primale chez le jeune garçon. Son rythme cardiaque s'était emballé et ses jambes lui avaient fait dévalé l'escalier encore plus vite malgré les cris de sa mère lui disant de ralentir, de l'attendre. Sa descente s’était achevée dans une ruelle adjacente à l’immeuble.
Malheureusement, un des hommes qui avait dû rester à l’extérieur du bâtiment s’était aperçu de sa présence, en raison de son arrivée précipitée. Vêtu d’un grand imperméable noir, le visage austère et tatoué sur toute une moitié, il avait brandi un pistolet muni d’un silencieux. Tout s’était alors déroulé très vite. Un son étouffé s’était fait entendre trois fois. Bondissant depuis les dernières marches, sa mère s’était jetée devant lui en réponse, faisant un rempart de son corps.
Elle n’avait pas émis un seul cri et était tombée en silence ; d’abord à genoux puis sa tête avait heurté le sol pavé avec un bruit mat, un petit filet de sang ajoutant une note carmin sur ses magnifiques lèvres qui ne s’animeraient plus jamais.
Le garçon était resté pétrifié tandis que le sang l’avait éclaboussé en une pluie écarlate, puis son regard avait glissé sur la forme qui gisait à ses pieds. Une alarme s’était mise à résonner dans son crâne avec la force d’un battant de cloche, lui ordonnant de se mettre à courir aussi vite qu’il le pouvait s’il voulait survivre. Il s’était exécuté sans plus se poser de questions, les larmes aux yeux. L’assassin s’était alors rué à sa poursuite et un comparse l’avait suivi peu de temps après.
La sueur qui lui piquait les yeux le ramena au présent. Ses cheveux d’un noir d’ébène étaient collés à ses tempes, pourtant son souffle restait égal. D’après son précepteur, son endurance respiratoire était exceptionnelle. Néanmoins, cela ne lui était d’aucun secours en cet instant. Rien ne pouvait l’aider, pas même les personnes qu’il croisait aux détours de sa fuite. D’ailleurs, aucune ne s’y serait risquée dès qu’elle apercevait la nature de ses poursuivants.
Et puis, sans qu’il arrive à en déterminer la raison exacte, il se mit à infléchir sa course dans une direction précise. Bifurquant dans une rue à sa droite, il se dirigea vers ce qu’il pressentait être la fin de son parcours ; les tueurs étaient toujours sur ses talons. Le jeune garçon finit par arriver au centre d’une petite place qui était étrangement déserte mise à part les deux personnes qui se trouvaient là.
D’un âge sensiblement similaire, la première était engoncée jusqu’aux épaules dans un long manteau cannelle sur lesquelles tombaient des cheveux blonds. Ses yeux verts semblaient étudier son vis-à-vis, un jeune homme à la chevelure châtain dont certaines mèches tiraient sur le fauve. Vêtu d’une veste de cuir brun et d’un pantalon en jean, il tenait dans la main gauche une petite mallette de forme rectangulaire. Il se dirigea vers eux comme si leur rencontre avait été préordonnée.
- Aidez-moi, je vous en prie ! Je suis poursuivi !
Inconsciemment, il avait utilisé le grec qu’il avait appris aux côtés de Sergueï, plutôt que le russe. Leurs visages se tournèrent vers lui, avec un air déconcerté. Celui avec le manteau s’accroupit pour être à la hauteur de l’enfant et lui dit en hellénique :
- Calme-toi, petit. Qu’est-ce qu’il se passe ? Qui te poursuit ? (Puis il avisa le sang séché sur les vêtements.) Es-tu blessé ?
L’interrogé était sur le point de répondre lorsqu’il fut interrompu par la vision de deux sombres silhouettes, qui émergèrent de la ruelle par laquelle il était arrivé quelque secondes plus tôt. Ils s’avancèrent d’un pas ferme vers le trio.
- Remettez-nous le gosse sans faire d’histoire et tout se passera bien ! dit l’homme tatoué d’un ton peu amène.
- Je ne maîtrise pas aussi bien la langue slave que vous, monsieur Julian, murmura la personne debout à ses côtés, mais j’en ai suffisamment compris pour dire qu’il vaut mieux obtempérer. De plus, leur attitude agressive parle davantage pour eux que leurs mots.
En l’entendant conférer de cette manière, n’importe qui aurait aisément pu prendre le jeune homme pour un lâche. Abandonner un enfant sans défense entre les griffes de ces bêtes que la civilisation avait faites hommes était on ne peut plus cruel. Cependant, bien qu’il eût voulu aider le garçonnet, il songeait avant toute chose à la sécurité de la personne qui l’accompagnait. Penser de cette façon lui étreignait le cœur, d’autant plus qu’une impression de familiarité se dégageait de l’enfant, mais cela lui paraissait la meilleure chose à faire dans ces circonstances.
- Je refuse, dit l’héritier de la famille Solo tout en se redressant afin de toiser les tueurs.
Aussitôt des armes automatiques jaillirent de leurs holsters.
- C’est votre dernière chance ! vociféra le tatoué.
Soudain, tout leur être se mit à éprouver un sentiment d’oppression comme si la personne en face d’eux dégageait une sorte d’aura qui les auraient terrifiés. Une voix s’éleva ; et tout le poids de l’océan la lestait.
- Sorrento, débarrasse-moi de ces déchets !
Le Général avait sorti son instrument mortifère de son étui avec une rapidité surhumaine dès que les prémices annonçant la réapparition de l’Empereur des Mers s’étaient manifestés. Aussi inattendu soit-il, ce retour ne provoqua pas le moindre questionnement chez le Marina. Il serait bien assez temps de comprendre une fois son devoir achevé. Ses doigts se positionnèrent sur les clés et un souffle léger vint donner vie à la musique.
- Dead End Symphony.
Une énergie aux nuances ambrées l’entoura et les notes s’élevèrent dans le airs, porteuses d’une beauté infinie, à l’instar du chant des sirènes de la mythologie grecque. L’enfant en fut ému jusqu’aux larmes. La musique que jouait Sorrento transportait son âme et des souvenirs heureux de sa mère affluaient dans son esprit. A l’inverse, elle procurait d’indicibles tourments aux assassins. Ces derniers étaient à genoux, prostrés, tentant vainement de se boucher les oreilles, allant même jusqu’à se griffer le visage dans leur souffrance à mesure que la mortelle mélodie entamait un ultime crescendo. Qu’entendaient-ils ? Les cris de leurs victimes ? Les hurlements d’âmes torturées ? Toujours est-il que lorsque la musique s’arrêta finalement, les deux hommes s’effondrèrent, les traits figés dans leur horrible agonie. Sorrento se détourna des cadavres et s’agenouilla dès qu’il fit face à son seigneur.
- Votre Majesté.
- Tu t’es parfaitement acquitté de ta tâche, Général.
Le Marina acquiesça en silence.
- Je lis une certaine interrogation dans ton regard. Serais-tu si étonné de me voir à nouveau investir ce corps ?
- Pour tout avouer, seigneur : oui. Je pensais que le sceau nouvellement apposé par Athéna depuis plus d’un an maintenant, vous aurait empêché de reprendre possession du corps de monsieur Julian.
- Ce n’est pas tout à fait faux. Cependant, ma nièce n’est pas encore suffisamment à l’aise avec ses pouvoirs, même aujourd’hui, et lorsqu’elle a manipulé son sceau, elle a fait quelques petites erreurs qui l’on rendu plus instable. Il ne sera jamais suffisamment faible pour que je puisse le briser avant sa rupture prévue, néanmoins je peux en profiter pour m’en extirper momentanément.
Il fit signe au garçon.
- Approche et dis-moi ton nom.
L’injonction fut comme un éléctro-choc qui le sortit de sa fascination pour les deux étrangers qui venaient de le sauver.
- Ni … Nikolaï, répondit-il.
- Sache, Nikolaï, que si je t’ai sauvé, c’est uniquement parce que j’ai décelé un grand pouvoir en toi. Joins-toi à moi et tu deviendras un homme puissant capable d’accomplir de hauts faits. La peur te sera étrangère et tu ne craindras personne. Dans le cas contraire, eh bien, tu seras certainement tué dans les plus brefs délais par tes poursuivants.
Son ultimatum prononcé, il quitta les lieux, bientôt suivi par Sorrento.
Son attitude laissa le jeune garçon abasourdi. Il n'avait même pas attendu sa réponse avant de s'en aller. Des bruits de pas et des ombres mouvantes sur les murs de la ruelle lui firent à nouveau éprouver une terreur sans nom. De celle qui s'ancrait au plus profond de la psyché, la grignotant un peu plus chaque jour. Un sanglot angoissé émergea de sa gorge pour finalement se perdre dans un grognement rageur. C'était à cause de sa faiblesse que sa mère était morte alors qu'il avait promis à Sergueï de la protéger. Grâce à cet homme, il pourrait bannir la peur de son âme, devenir suffisamment fort pour ne plus la laisser faire de lui son esclave. Plus jamais.
Quand le propriétaire de l'ombre que Nikolaï avait entraperçue arriva sur place, il ne trouva rien sinon les corps de ses acolytes morts une poignée de minutes plus tôt. Le garçon quant à lui semblait s'être volatilisé.
19 septembre 1988
Grèce, Arcadie, Lycosoura
Une lumière mordorée traversait les frondaisons des arbres dont quelques rares feuilles avaient précocement commencé à revêtir leur parure brun-roux tandis que l’on se rapprochait doucement de l’équinoxe d’automne. L’air conservait néanmoins la chaleur de l’été qui se répandait telle une brume sur toute la superficie de la zone boisée. Au centre d’une clairière, le soleil réchauffait les pierres des ruines qui avaient été, il y avait de nombreux siècles, un lieu de culte dédié aux divinités chtoniennes.
L’endroit était exempt de toute présence humaine mais cela ne l’empêchait pas d’être grouillant de vie comme en témoignait les joyeux trilles des oiseaux et le bruissement des insectes facilement audibles. Et puis, un imperceptible frémissement aérien, que l’on aurait pu attribuer à l’ardeur de la température, entraîna la fin de tous ses cons. Rapidement une ligne sombre apparut dans le paysage. D’environ deux mètres de haut, celle-ci s’élargit à l’instar d’une porte qui se serait ouverte petit à petit. Bientôt un portail de forme ovoïde dont l’intérieur était plus noir que la plus noire des nuits se tenait là, tel un trou qu’une main aurait découpé dans le tissu de la réalité à l’aide d’une paire de ciseau.
Deux individus vêtus de longues capes qui dissimulaient leurs traits en émergèrent. Dès qu’ils en eurent franchi la limite, la fenêtre spatio-temporelle se referma derrière eux. Après s’être assurés qu’il n’y avait pas âme qui vive dans les environs immédiats, ils rabattirent leurs capuchons.
- Vraiment pratique cet artefact, dit le plus âgé, un homme au teint cadavérique et à la chevelure aile de corbeau. Et je parie que ce n’est pas sa seule utilité.
Son compagnon, un homme plus jeune aux yeux vert émeraude préféra ne rien dire. Il avait déjà éprouvé certains autres pouvoirs de l’orbe et il n’était pas vraiment enclin à retenter l’expérience. C’était pour cette raison qu’il n’avait pas émis d’objections à ce que ce soit Suzaku qui reçoive l’objet, bien que cela ne le rassure pas vraiment quant à ce que ce dernier pourrait faire avec.
- Bon, si on se mettait au travail, dit ce dernier.
Une très légère aura rougeoyante entoura son bras droit avant de se déverser vers la pierre ronde et polie à l’extrême.
Byakko devait-il le prévenir quant aux effets fâcheux qu’il allait ressentir dans peu de temps ? La partie morale de son être lui disait que oui mais la partie plus sombre, celle qui détestait Suzaku émit une réponse ayant un poids bien plus conséquent dans sa prise de décision : non.
Tandis que son compagnon prenait sa décision, Suzaku pivotait lentement de gauche à droite, semblant humer l’air tel un limier à la recherche d’une piste.
- Aussi étrange que cela puisse paraître, notre objectif se trouve par là, annonça-t-il en indiquant du doigt une butte au sommet de laquelle poussait un unique chêne, sûrement plusieurs fois centenaire et dont la circonférence devait être tout bonnement stupéfiante.
Pourquoi ne semble-t-il pas affecter par le pouvoir de l'artefact ? s'interrogea Byakko. L'aurait-il déjà eu en sa possession ? N'aurait-il aucun effet sur lui ?
- Tu veux dire par-delà ce tertre ou en dessous ? demanda-t-il pour couper court à ses réflexions.
L’heure n’était pas à la spéculation et il aurait tout le temps d’étudier la question plus tard.
- Plutôt dessous d’après ce que je perçois.
- Il y a très certainement une construction enfouie sous ce monticule. Il ne reste plus qu’à en découvrir l’entrée.
Même après d’âpres recherches, ils furent incapables de trouver la moindre ouverture qui leur aurait permis de pénétrer à l’intérieur. Byakko refit une fois de plus le tour du tronc, levant par moments la tête vers les branches pour observer les jeux de lumière entre les feuilles, jusqu’à ce que son attention soit attirée par un étrange reflet entre les grosses racines de l’arbre. Il se pencha et tendit son bras vers le sol, l’enfouissant au milieu des entrelacs compliqués. Sa main rencontra une matière dure qui n’était de toute évidence pas du bois, bien qu’il ne puisse pas la voir. Cela ressemblait plus à un mélange de pierre rugueuse et de métal poli. Sous ses doigts, il sentit une sorte de poignée, la saisit et tira dessus – sans grands résultats.
Décidant de changer de tactique, Byakko essaya de la tourner comme une clé de la gauche vers la droite. Au bout d’une demi rotation, un léger cliquetis se fit entendre et une fine pluie d’étincelles iridescentes accueillit l’apparition d’un contour de lumière dorée, de la taille et de la forme d’une porte étroite qui scintilla avant de disparaître. La terre trembla tandis que les racines s’arrangeaient pour ouvrir un passage au pied de l’arbre. L’obscurité du trou était telle qu’elle donnait l’impression de se déverser à leurs pieds.
- Je crois qu’il ne nous reste plus qu’à descendre là-dessous, annonça-t-il à son compagnon.
Au fur et à mesure de leur descente, les ténèbres se firent plus épaisses et bien vite ils ne distinguèrent plus rien. En silence, ils continuèrent à avancer au coeur de la nuit souterraine. D’abord dur et solide, le sol qu’ils foulaient se fit plus mou, voire gluant après un certain temps.
Par la suite, des sources de lumière inattendues, qui se révélèrent être des mousses et des champignons phosphorescents poussant de manière éparse sur les parois du tunnel, leur permirent d’inspecter les alentours. Au-dessus d’eux, une trame épaisse et fibreuse de lianes s’entrecroisait dans l’air tandis qu’à leurs pieds, un liquide tiède, plus visqueux que de l’eau stagnait. Des gouttelettes d’eau suspendues dans l’atmosphère saturée de vapeur vinrent se déposer sur leur peau, la laissant moite et froide. Byakko avait la sensation que le conduit qu’ils suivaient les avait menés à l’intérieur d’une gigantesque racine. Peut-être que celle-ci faisait partie de ce que l’on appelait l’axis mundi, ce qui lui paraissait malgré tout plus qu’improbable. Finalement, leur trajet fut interrompu par la division du tunnel.
- Quelle direction prend-on ? demanda-t-il à Suzaku.
- Hum, la pulsation est trop diffuse pour que je puisse affirmer quoi que ce soit. On a qu’à se séparer et aller chacun dans une branche différente. Moi, à droite et toi à gauche.
- Très bien, procédons de cette manière, admit-il à contrecoeur.
Tandis que chacun s’engageait dans la voie qui lui avait été désignée, Byakko ne vit pas le petit sourire flottant sur les lèvres noires de Suzaku.
Au bout de quelques centaines de mètres, Suzaku descendit une volée de marches qui le menèrent sous ce qui semblait être un vaste dôme ; probablement formé par une cavité naturelle. Une grande structure aux allures de cathédrale bien que son ascendance grecque soit incontestable occupait une bonne partie de l’espace. Ses colonnades habilement sculptées étaient la proie de lichens et de vrilles grimpantes tandis que son fronton était un réseau enchevêtré d’épineux. Partout la végétation avait établi son territoire.
Alors qu’il pénétrait à l’intérieur du bâtiment, il remarqua que si à l’extérieur, la visibilité était procurée par les organismes phosphorescents, à l’intérieur elle l’était par un énorme cristal incrusté dans la voûte dont la base était bordée de mousses. Une lumière spectrale en émanait, éclairant une architecture complexe fourmillant de détails. Cependant, ce n’était pas la richesse artistique du lieu ou encore son allure de sous-bois touffu qui préoccupait Suzaku mais le fait qu’il n’arrivait pas à établir une localisation précise de ce qu’il recherchait. A quoi bon posséder une boussole censée vous aider si celle-ci ne fonctionnait pas correctement.
Malgré le fait qu’il pestait intérieurement, il entendit le bruit de pas furtifs et une respiration. Grâce à ses sens surdéveloppés, la silhouette avait été éventée avant même qu’elle n’émerge de l’ombre derrière lui.
- Il ne me reste plus qu’à demander, marmonna-t-il en se tournant vers la nouvelle venue.
Car c’était bien d’une femme dont il s’agissait ; son physique élancé la désignait comme une guerrière et si ses formes ne suffisaient pas pour le prouver, son armure ne permettait plus de doutes. D’un vert argenté, la protection avait un aspect floral très marqué et semblait quasi-symbiotique. Les jambières étaient figurées par des vrilles qui enserraient les membres inférieurs, des pieds jusqu’aux genoux. De la même façon, les gantelets ornés de fines gravures s’enroulaient autour des bras. Des épaulettes segmentées en forme de pétale d’un violet clair ajoutaient une touche de couleur. Enfin, son front était ceint d’une sorte de diadème : de son centre partaient des tiges souples qui tombaient de part et d’autre de sa chevelure blonde et se terminaient par une partie renflée. Le plastron était, quant à lui, certainement dissimulé par la tunique blanche brodée de motifs s’arrêtant à mi-cuisse qui l’habillait. Ses yeux verts cendrés qui paraissaient briller d’un éclat surnaturel à la lumière du cristal s’écarquillèrent légèrement lorsqu’elle découvrit l’apparence de l’intrus, mais elle masqua rapidement son trouble.
- Je suis Adonia, Grande Prêtresse de l’Eté. Qui êtes-vous et que venez-vous faire en ce lieu ?
Sa voix donnait l’impression d’être aussi sèche que les vents de la saison chaude.
- Je suis Suzaku, l’Oiseau Vermillon du Sud, répondit-il en abandonnant son manteau. Et je suis ici parce que je suis en quête d’un objet particulier. Il est tout près, je peux le sentir. Malheureusement, je ne sais pas exactement où chercher. Est-ce que tu accepterais de me m’aider ?
A la lueur de compréhension qui traversa les yeux de la jeune femme, il sut qu’elle savait de quoi il parlait.
- Tu n’es pas le bienvenu dans ce temple. Il appartient à la déesse Coré et mon devoir est d’en assurer la garde. Tu ferais mieux de retourner sur tes pas si tu ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose de désagréable.
- Très bien, fit-il en levant les mains à la manière d’un homme qui se rend. De toute façon, je préfère quand on me dit non, c’est plus gratifiant par la suite d’obtenir la réponse.
Constitué de perles noires et de plumes aux teintes bigarrées passées dans un cordon, le collier que portait Suzaku se mit à rayonner jusqu’à ce qu’un feu charbonneux s’en échappe, enveloppant dans sa progression la forme de son porteur. Lorsqu’il s’éteignit, Adonia ne s’étonna guère de découvrir en dessous une armure oscillant entre le cinabre et le fuligineux. Un frisson parcourut cependant son échine au moment où elle ressentit l’aura du guerrier qui lui faisait face.
Des rémiges de métal caparaçonnaient son tronc en un cocon protecteur – bien que la poitrine fut découverte selon une ligne allant du sternum au nombril – ainsi qu’une partie des hanches. De forme ronde, ses épaulières étaient hérissées de plumes sur leurs bords. Des sune-ate dont les bords recourbés comme des ergots entouraient ses jambes et ses pieds étaient recouverts par des griffes acérées. Les gantelets paraissaient constitués de flammes figées. Le casque représentant une tête d’oiseau occupait la moitié avant de la tête et laissait les cheveux libres à l’arrière. Une épée à lame double, dont le pommeau était orné d’une lame d’une quinzaine de centimètres, était passée en travers de la ceinture tressée qui faisait le tour de sa taille.
L’attaque fut fulgurante. En un instant, la Grande Prêtresse de l’Eté se retrouva dans le dos de Suzaku et porta un direct vers sa tête. Cependant, la perception sensorielle accrue de ce dernier augmentant sa réactivité, il se baissa brusquement tout en lançant sa jambe derrière lui dans le même mouvement. Le coup déchira le haut du vêtement de la jeune femme et lui écorcha le menton en remontant, ce qui la repoussa un peu plus loin. Reprenant ses appuis, elle prit ses distances avant de contre-attaquer aussitôt à l’aide de son cosmos.
- Khamerpes Helix !
Les ciselures sur ses avant-bras parurent s’animer et se mettre à luire sous l’action de l’énergie. De longues lianes jaillirent depuis les protections, se déversant sur le sol en se tortillant. Sur l’ordre de leur propriétaire, elles se propulsèrent vers leur cible.
Suzaku dégaina son arme et se prépara à tailler en pièces cette masse végétale dans l’éventualité où elle le menacerait de trop près. D’abord large, sa marge de manœuvre s’amenuisa de plus en plus à mesure que les filaments qu’il esquivait restaient fichés dans le sol, formant autant d’obstacles. Il dut se résoudre à faire usage de sa lame afin de ne pas se retrouver acculé. Malgré ses moulinets, la vélocité des assauts finit par le dépasser ; son bras gauche et sa jambe droite se retrouvèrent pris.
- Je te tiens ! s’écria-t-elle
- Comme si ça allait suffire à m’arrêter.
Rapidement, il sentit une brûlure au niveau de ses membres emprisonnés.
- Que …
- Sache que lorsque la lumière est "trop" intense, les plantes ont un mécanisme qui leur permet d’évacuer cet excès d’énergie lumineuse sous forme de chaleur. Tant que je génèrerais ce surplus de lumière par le biais de mon cosmos, elles maintiendront le processus.
- Et alors, je n’ai qu’à couper ces liens.
Joignant le geste à la parole, il trancha ses entraves.
- Tu croyais peut-être que mon objectif était de t’atteindre avec mes attaques aériennes ?
Une ombre de doute passa sur le visage de Suzaku.
Dans un rayon de quatre mètres autour de lui, le sol se mit à trembler, les dalles semblant ondoyer. Il comprit qu’Adonia avait utilisé ses premières offensives pour le distraire afin de mieux l’atteindre par en dessous avec les appendices végétaux issus de ses jambes, mais également ceux de ses bras qui s’étaient enfoncés dans la terre peu de temps auparavant. Un véritable filet dont le centre se trouvait sous ses pieds, n’attendait plus qu’un geste pour se refermer sur sa proie et la carboniser.
- Tu es fini, annonça-t-elle, Heliakê Arachnê !
Les traits de Suzaku se métamorphosèrent et un petit sourire de triomphe étira ses lèvres. Déployant son cosmos, il saisit la poignée de l’épée qu’il avait plantée au préalable dans le sol.
- Musaborikuu Hi.
Des flammes noires se déversèrent depuis son poing sur toute la longueur de la lame qui rougeoya. S’engouffrant par la brèche ouverte, elles remontèrent le réseau de lianes, ne laissant que des cendres sur leur passage. Quand elles entrèrent en contact avec les membres d’Adonia, le choc la fit tressauter jusqu’au point de chuter. Ses mâchoires se crispèrent sous la souffrance et des larmes brouillèrent sa vue.
Suzaku s’approcha d’elle à pas rapides. Tandis qu’elle était allongée sur le dos, il s’empara de ses bras, les tira au dessus de sa tête en les maintenant d’une main et transperça sans ménagement les paumes noircies avec son épée pour les clouer au sol. Trop sonnée par ses brûlures, la jeune femme n’émit aucune plainte.
- Je ne suis pas sûr que tu aies la tête à ça en ce moment, lui dit-il d’un ton badin, mais je tiens à t’expliquer pourquoi ton attaque a échoué. Tu vois ceci ? (Il lui attrapa le menton entre le pouce et l’index pour l’obliger à regarder l’orbe noir qu’il tenait toujours dans sa main gauche.) Avec ça, mes capacités sensitives sont décuplées. Il m’était alors très facile de sentir tes vrilles progressées sous terre et de prévoir une riposte. (Il le rangea dans un repli de son armure.) Ne va pas pour autant croire que j’aurais été incapable de te vaincre sans. Tu ne m’as jamais inquiété.
Ce dernier aveu arracha une grimace à la Grande Prêtresse de l’Eté.
- Bon, est-ce que tu es plus disposée à parler maintenant ?
Pour toute réponse, Adonia lui cracha au visage. Il s’essuya du dos de la main.
- Bien. Si on commençait.
Etait-ce un éclat de folie qu’elle vit passer dans son regard lorsqu’il se pencha vers elle ? Non, se répéta-t-elle. Quoi qu’il se passe, ne lui montre pas que tu le crains. A nouveau le feu noir dansa autour de ses doigts. Adonia frissonna. Ces flammes étaient les plus étranges qu’il lui eût été donné de voir. Les plus effrayantes aussi. Elles ne dégageaient aucune chaleur. Au contraire, on aurait dit qu’elles l’aspiraient. C’était des flammes de mort, nocives et destructrices. En aucun cas, elles ne pouvaient contribuer au développement de la vie.
Son cosmos s’écoula de son corps pour former une fine couche protectrice lorsque la paume se posa sur sa cuisse. En dépit de ce bouclier, la peau, d’abord rose puis rouge vif, commença à prendre une teinte fuligineuse. Ensuite elle se craquela et explosa. La graisse qui couvrait les muscles se mit à fondre à son tour et la chair grésilla en libérant un effluve nauséabond. La souffrance lui fouailla les entrailles et elle cria en se tordant en tous sens, bien qu’elle se fût juré de ne pas lui donner la satisfaction de voir à quel point elle souffrait.
- Où est-ce que tu caches l’objet de ma convoitise ? susurra Suzaku à son oreille. Dis-le moi et j’écourterai peut-être ton calvaire.
Etendue sur le sol, trempée de sueur, de la poussière et du sang dans la bouche, elle haletait.
- Je ne … te le dirai … jamais ! Va te faire foutre !
Une nouvelle vague de douleur lui coupa le souffle.
- Fort bien. Ça promet d’être amusant !
Etait-elle vivante ? Morte ? Repliée à l’intérieur d’elle-même, Adonia avait fermé son esprit pour ne plus ressentir les maux propres à un corps fait de chair et de sang. Mais même ainsi, son âme avait été assaillie par le démon. Ses pensées étaient embrouillées, confuses. Il lui semblait se rappeler avoir entendu une voix qui hurlait. Sa voix. Son esprit vagabond fut brutalement ramené dans sa geôle. Un goût métallique emplit sa bouche et des larmes d’amertume roulèrent sur ses joues. Les mots lui revinrent avec autant de force qu’une violente gifle. Elle avait fini par trahir son serment. Après avoir enduré du mieux qu’elle pouvait la géhenne, elle avait fini par n’avoir plus qu’un seul désir : que tout cela s’arrête, qu’on éloigne d’elle cet homme cruel.
- Merci pour ton aide, lui murmura-t-il.
Elle perçut des bruits de pas qui s’éloignait d’elle. Adonia fit un effort titanesque pour regarder dans cette direction. Malgré sa vision trouble, elle vit Suzaku s’approcher de la fresque murale qu’elle lui avait indiquée, presser certains interrupteurs selon un ordre précis. Le dispositif s’ouvrit pour révéler une cache contenant une épée ornée de gravures sur près d’un tiers de la lame à partir de la garde en forme d’aile.
Il s’agissait de l’arme du ténébreux époux de la déesse qu’elle servait : Hadès. Un an et demi plus tôt, ce dernier avait été vaincu par Athéna. Sa mort ayant entraîné la destruction de son royaume, Coré, en tant qu’épouse du monarque, avait été contrainte de se rendre aux Enfers afin de stopper leur déchéance. Quand elle en était revenue, elle tenait à la main cette arme, unique souvenir de son bien-aimé. Si elle devait en vouloir à la déesse aux Yeux Pers, c’était davantage pour la nature de son crime, un déicide, que pour la victime de cet acte. Car elle-même appréciait la terre et elle n’avait jamais approuvé les méthodes d’Hadès. Cependant, elle demeurait « sa Perséphone » et elle l’avait aimé de tout son être. Encore aujourd’hui, elle le pleurait, chérissant la seule chose qu’il lui restait de son mari. Qu’allait-il se passer quand elle découvrirait qu’on lui avait dérobé ? Adonia préféra ne pas y songer.
Son tortionnaire s’empara de l’héritage du dieu du Monde Souterrain et le considéra un moment avant de revenir vers elle.
- Je crois qu’il est temps de nous dire adieu, annonça calmement Suzaku tandis qu’il posait sa dextre sur l’épée qui immobilisait les mains de la Prêtresse et commençait à tirer pour la dégager.
Au moment même où il la retira entièrement, les bras d’Adonia se dressèrent vers lui comme des ressorts et deux vrilles jaillirent de ses bras noircis. L’explosivité de l’attaque déstabilisa quelque peu son adversaire qui cependant réagit promptement en carbonisant les végétaux juste après les avoir évités. Son attention fut alors attirée par un picotement qui lui fit porter sa main à sa joue. Du sang tâcha le bout de ses doigts. Apparemment, l’attaque l’avait tout de même touché.
- Je suppose que je dois prendre ça comme ton chant du cygne,lâcha-t-il avant de la décapiter d’un revers sauvage. La tête coupée s’envola dans les airs en laissant une traînée vermeille dans son sillage. Elle roula dans la poussière un ou deux mètres plus loin puis s’immobilisa.
Ce qu’il ignorait cependant, c’était qu’un autre protagoniste l’observait depuis un recoin d'ombre. Un individu qui avait pris soin de dissimuler sa présence tandis qu’il suivait la scène qui se déroulait sous ses yeux gris acier.
Ses ordres consistaient uniquement à pister les deux hommes sans pour autant intervenir, mais depuis qu'il avait vu le corps mutilé de la jeune femme et qu’il avait assisté à sa décapitation sans réagir, il bouillait littéralement de l'intérieur. Déchiré entre son devoir et sa conscience, il devait faire un choix. Il savait qu'il était trop tard pour la sauver, néanmoins, son dernier coup d’éclat méritait d’être honoré. Il sortit des ténèbres au sein desquels il s’était dissimulé et avança droit sur Suzaku.
Un mouvement à la périphérie de son champ de vision lui fit lever les yeux de son acte macabre.
- Ah, un nouveau visiteur. (Il lut la hargne dans le regard argenté.) A moins que tu ne sois là depuis un petit moment.
- Assez pour savoir que tu n’es qu’un monstre ! Cette femme ne méritait pas la mort qu’elle a eue. Et je suis sûr que si elle avait pu émettre un dernier souhait, ce serait de te voir périr. Alors, dis-toi que je suis ici pour réaliser son vœu le plus cher.
- Hum, je suis Suzaku, l’Oiseau Vermillon du Sud, un Gardien Céleste. Pourrai-je au moins savoir quelle est l’identité de ma Némésis ?
- Je suis Rikimaru, un Shinobi Lunaire, déclama-t-il en retirant le masque qui recouvrait la partie supérieure de son visage à partir du nez.
Il porta la main au-dessus de son épaule dextre, agrippa la poignée qui en dépassait et dégaina un sabre à lame droite d’un mouvement ample et fluide.
Rappelant le bleu profond du ciel crépusculaire, son armure rehaussée d'argent était sans conteste d'origine japonaise. Coiffé d'un kabuto surmonté d'un croissant de lune, il portait un plastron formé de plusieurs pièces épousant la forme de son buste. Son épaulière droite était faites d'un unique morceau de métal légèrement allongé qui remontait au niveau de son cou pour former un semblant de col. A l'inverse, la gauche était constituée de plusieurs segments, s'imbriquant les uns dans les autres à la manière d'une queue de homard et tombait le long de son biceps. Son bassin était recouvert selon le même système et ses gantelets, tout en restant de facture simple, possédaient cependant quelques ornements. Enfin, ses sune-ate, en plus de recouvrir ses tibias, protégeaient également le dessus de ses pieds.
Les belligérants se mirent en garde puis entamèrent un ballet mortel où leurs lames s’entrechoquaient avec fracas. Si Rikimaru se battait presque exclusivement comme un bretteur, son adversaire appréciait un style plus acrobatique combinant coup d’épée et frappe du pied.
- Je vois la rage animer chacun de tes coups, lui dit Suzaku au bout de plusieurs échanges. Tu dis être épris de justice et tu veux me tuer pour cela, mais en réalité ce n’est qu’un prétexte. Tu aimes la tension du combat et prends plaisir à te battre, n’est-ce pas ? En fait, tu me ressembles beaucoup.
- La ferme !
Sous la colère, il fit tournoyer son sabre et l’abattit avec une intensité redoublée. Suzaku para aisément l’attaque ; profitant de l’élan du contrecoup, ce dernier pivota sur lui-même pour frapper le Shinobi Lunaire du plat de la lame et le repoussa.
- Tu vois ? le nargua-t-il à nouveau.
Un nouvel affront, une nouvelle attaque. Tandis qu’il exerçait une poussée sur l’arme de son ennemi, une aura bleue teintée de noir se mit à irradier du corps de Rikimaru et celle, rougeâtre, de Suzaku se déploya en réponse. Chacun d’eux allait faire usage de son cosmos au prochain coup.
Fondant sur eux depuis la voûte, une lueur smaragdine les força à s’écarter l’un de l’autre.
Je l’ai à peine senti arriver, songea Rikimaru en prenant une position défensive.
Le nuage de poussière soulevé par l’atterrissage brutal s’était à peine dissipé que Byakko, toujours drapé dans son manteau, en surgit en zébrant l’air avec un sabre qu’il tenait en position inversée, la lame formant un angle avec l’avant-bras. Le Shinobi Lunaire para le coup de taille avec sa propre arme en y mettant les deux mains pour ne pas être déstabilisé par la force de l’impact. Les lames se séparèrent en projetant des étincelles. Son nouvel opposant tenta de lui porter un coup de pied à hauteur du visage, mais il le bloqua avec son bras avant de le repousser et de tenter une frappe d’estoc en retour. Byakko décala légèrement sa tête pour ne pas être transpercé. Cependant, la pointe accrocha le tissu du capuchon et le fit chuter, dévoilant son visage. Alors que Rikimaru s’apprêtait à porter un autre assaut, sa découverte le paralysa de stupeur.
- Mais … Tu es …
Profitant de sa déconcentration, son adversaire lui porta un coup en suivant une courbe ascendante.
Mû par son instinct, il recula aussi vite qu'il le put pour échapper à l'éclair métallique qui menaçait de fendre son crâne en deux. Un étrange et irréel sentiment d’immobilité lui donna l'impression que le temps ralentissait son cours. Bien qu'il s'en éloignât, il voyait la lame remonter implacablement vers son visage. Puis ce fut le choc de la douloureuse et cuisante morsure glacée. La pointe acérée pénétra sa peau et l'entailla sur une quinzaine de centimètres ; depuis la pommette gauche en passant sur l’arête nasale, pour finir au-dessus de sa paupière droite. Sa tête partit en arrière et son casque s'envola sous l'impact, révélant, en dépit du jeune âge de son possesseur, une courte chevelure cendreuse et ébouriffée.
Sa main gauche se porta à la blessure qui inondait d'un fluide carmin la moitié de son visage, diminuant par la même son champ de vision. A peine s’était-il remis en position de combat qu’un puissant coup de pied dans le plexus solaire chassa l’air de ses poumons et l'envoya s'encastrer, trois mètres plus loin, dans un mur dont les débris manquèrent l'ensevelir entièrement. Son sabre tournoya un moment dans les airs après qu'il lui eût échappé avant d'aller se ficher dans le sol à quelques mètres de là. Des points noirs dansèrent devant ses yeux et ce fut à travers le voile de la souffrance qu'il entendit l'homme nommé Suzaku dire :
- J'aurais aimé pouvoir faire durer un peu plus le plaisir, mais tu as tout gâché, Byakko. (Il se rapprocha d'un pas nonchalant vers le Shinobi Lunaire.) Pendant un instant, j'ai cru que ce garçon me ressemblait. Dommage que je ne puisse plus le vérifier.
Son arme levée était prête à dispenser la mort lorsqu'une main lui saisit l'avant-bras.
- Ça suffit, tonna la voix du Tigre Immaculé de l’Ouest. Je peux passer l’éponge sur le fait que tu m’ais sciemment envoyé dans la mauvaise direction, mais nos ordres consistaient seulement à récupérer l'artefact, pas à perpétrer un massacre. (Avisant le cadavre mutilé à la périphérie de son champ de vision, il ajouta :) D'ailleurs, je crois que tu t'es suffisamment "amusé".
Le mépris transparaissait clairement dans sa voix lorsqu'il prononça ce mot.
- Et si je refuse ? demanda l'Oiseau Vermillon avec désinvolture bien que ses yeux, moitié noir moitié fauve, exprimaient tout le sérieux de sa question.
Si son désir de provoquer son compagnon d'armes avait été un feu, ce dernier aurait été aussi brillant que celui des forges d'Héphaïstos.
- Alors je devrais expliquer à notre seigneur que tu as malencontreusement perdu la vie au cours de la mission.
La phrase avait été prononcée sur un ton neutre mais son sens était sans équivoque. Ils se dévisagèrent durant ce qui sembla être une éternité avant que Suzaku dégage d'une secousse son bras de l'étau qu'était devenue la main de Byakko.
- Comme tu voudras, rétorqua-t-il nullement troublé par ces propos. Il se détourna de la scène tout en rangeant sa lame.
Sortant l'orbe noir des replis de son armure, il la brandit devant lui et fit appel à son énergie cosmique afin d'ouvrir un nouveau passage dimensionnel qui leur permettrait de quitter les lieux.
- A la prochaine mon jeune ami, dit l'homme au teint blafard. J'espère que tu te seras amélioré d'ici là.
Et il franchit le seuil de la porte.
Celui qui avait été appelé Byakko jeta un dernier regard à Rikimaru avant de s'enfoncer lui aussi dans la masse sombre du portail.
- A ... Attends, T ..., appela-t-il faiblement avant que l'inconscience l'emporte sans qu'il pût achever son appel.
Combien de temps resta-il dans cet état, il ne le saurait probablement jamais. Toujours est-il qu'il en fut extirpé par une voix familière. Il fut étonné de ne disposer que de la moitié de son champ de vision lorsqu'il se réveilla, avant qu'il ne se rappelle ce qui s'était passé. Le sang coagulé, couplé à un tiraillement douloureux, rendit difficile l’ouverture de sa paupière. Son champ visuel restauré, il tourna la tête pour apercevoir la personne qui l'avait réveillé.
Une fille d'une douzaine d'années le regardait fixement de ses yeux marrons. Ses cheveux bruns étaient rassemblés en un catogan indiscipliné sur le sommet de son crâne, ne laissant que quelques longues mèches retombées de chaque côté de son visage. Elle était cuirassée d'une armure d’un rose pâle, évoquant la couleur des fleurs de cerisier. Similaire à la sienne, la protection n’en demeurait pas moins plus légère dans sa conception, sans doute afin de privilégier la vitesse de son porteur. Les poignées d'une paire de kodachi dépassaient de part et d'autre du creux de ses reins.
- Ayame, que ...
- Tu n'es pas dans un état très reluisant, le coupa-t-elle d'un ton sarcastique, j'ai même cru pendant un moment que tu étais mort. Franchement, quelle idée saugrenue de me laisser en arrière, tout ça parce que ça pouvait être dangereux. Vu le résultat, tu aurais mieux fait de m'écouter quand je te disais que tu aurais besoin de moi.
Rikimaru voulut faire une remarque cinglante, mais il ouvrit la bouche et la referma sans qu'aucun mot ne sorte quand il avisa les yeux légèrement humides de sa vis-à-vis. Bien qu'il sache que la jeune fille avait l'habitude de s'exprimer avec des réparties bien senties – d'ailleurs il avait toujours penser que sa langue était aussi acérée qu'une lame – il se douta que cette fois-ci, c'était uniquement pour dissimuler son angoisse.
- Peut-être bien que tu avais raison finalement, déclara-t-il avec un demi-sourire, espérant ainsi la rassurer.
- Bon, et si tu me disais qui t'a mis en si mauvaise posture ?
Sur l'instant, il voulut lui dire la vérité même si elle lui paraissait impensable. Le style de combat était trop similaire pour que ce ne soit qu'une coïncidence et ce visage ... ce ne pouvait être que lui. Malgré tout, il n'avait aucune preuve à lui fournir, si ce n’était sa propre parole et à l'évidence elle ne le croirait pas. Peut-être même l'accuserait-elle de raviver sa peine pour rien. Or, ce n'était pas ce qu'il voulait.
- C'était un des Gardiens Célestes de Susanoo. Suzaku, l'Oiseau Vermillon du Sud, et …
- Un seul ! Il n'en a fallu qu'un seul pour te mettre une raclée ! (Elle émit un petit sifflement.) Eh bien, il devait être sacrément costaud !
- Je ne te le fais pas dire, continua-t-il sans relever la pique. Je ne sais pas exactement pourquoi il est venu jusqu’ici pour dérober une épée, mais peut-être que le seigneur Tsukuyomi aura son avis sur la question.
- Très bien. De toute façon, nous devions lui rapporter toute activité suspecte de la part de son frère. Allez viens, je vais t'aider à te mettre debout. Il faut que nous sortions d'ici.
Il saisit la main qu’elle lui tendait et s’extraie des gravats tant bien que mal. Quand son crâne eût fini de le lancer, il récupéra son sabre et son casque avant de s'appuyer sur sa soeur d'armes ; finalement ils quittèrent le temple.
Notes de fin de chapitre :
RSFS de Russie :
République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie qui était l'une des 15 républiques soviétiques de l'ex-URSS au moment de sa disparition.
Sune-ate :
Protection composée, soit de larges plaques, soit de plaques en forme de gouttière. Elle protège le porteur du dessus de la cheville au genou et était maintenu par deux cordes, chacune enroulées une fois autour de la jambe (genou et cheville) puis nouées devant.
Kabuto :
Casque typique du samouraï. La grande majorité des casques appartenaient à la variété des casques à plaques, de huit à trente-deux plaques courbées et en forme de cales rivetées les unes aux autres pour former le bol. Ces casques pouvaient être ornés d'un maedate (ornement frontal) ou d’un mon (blason du clan d'appartenance du samouraï).
Kodachi :
Signifie "petit tachi". Souvent confondu à tort avec le wakizashi, il en est l'ancêtre. Sa forme étant basée sur celle du tachi, il est donc souvent plus fin et plus courbe que le wakizashi. Un kodachi mesure entre 40 et 65 cm. Il est souvent utilisé par paire (ou "Kijiyuu Kodachi"), pour le combat rapproché car sa taille permet de le dégainer et de frapper très rapidement.
Dead End Symphony :
Symphonie Mortelle
Khamerpes Helix :
Vrilles Rampantes
Heliakê Arachnê :
Toile Solaire
Musaborikuu Hi :
Feu Dévorant