Le Dragon qui Rêvait de Crépuscule

Chapitre 4 : Chapitre 3

7160 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 16:22

La ville sans mer

 

Kiya était allongé dans la lumière, une lumière douce et chaleureuse. Il était paisible, calme. Koyomi, auréolée de lumière solaire, écarta les voiles diaphanes qui la séparait de lui.

« Kiya, c'est le matin. Réveille-toi ! »

Elle avait une voix encore plus douce et élégante que d'habitude. Elle semblait flotter gracieusement au-dessus du sol. Elle écarta amicalement les bras. Il se leva et courut à son encontre, le sourire aux lèvres. Il se jeta sur elle et se blottit dans ses bras.

« Koyomi ! C'est bien toi ? Tu es... saine et sauve !

— Je t'aime, Kiya. Kiya... »

En prononçant ce nom, son regard changea brusquement. Un regard d'épouvante comme s'il était un monstre remplaça la tendresse de ses yeux. Elle le rejeta violemment, de toute la force de ses bras. Elle se recula et fondit en larmes. Kiya, désemparé, s'approcha d'elle à pas lent. Elle tendit le bras en signe de rejet.

« Non ! Ne t'approche pas ! hurla-t-elle en sanglotant. Tu n'es pas... mon adorable petit Kiya ! »

 

Kiya ouvrit les yeux. Il était nu, couché sur quelque chose de froid, dur et inconfortable : le sol. Il se leva. Il était dans une salle cubique de petite taille, entièrement en béton gris. Ça sentait mauvais. Il y avait un lit, plutôt petit et très sale. Le matelas semblait être une planche de bois, la couverture était fine comme du papier de soie. Les lits de la maison étaient très différents : ils étaient douillets et chauds. Dans un coin de la salle, on trouvait aussi des toilettes et un lavabo. De la lumière blanche et diffuse venait de néons au plafond, où des tuyaux étaient visibles. Il y avait une porte sans poignée. Des caméras étaient installées dans chaque coin de la salle.

Où suis-je ?

Il se sentait confus, comme si des nuages obstruaient sa conscience. Il resta quelques minutes immobile, debout au milieu de cette salle étrange. Il reprit peu à peu ses esprits. Toutes les émotions fortes de la veille le submergèrent comme une vague.

« Je me souviens... La maison ! paniqua-t-il. Papa ! Koyomi ! »

 

Pendant ce temps, dans la salle d'à côté, trois hommes le surveillaient grâce aux caméras disséminées dans la cellule. Il y avait deux scientifiques japonais sur les ordinateurs de contrôle. Derrière eux, debout, les bras croisés, un sourire en coin dessiné sur le visage, le patron observait avec attention les images de son Dragon tant convoité.

« Il reprend conscience, Patron ! dit le premier scientifique.

— Sa pression artérielle et sa température augmente rapidement, ajouta le second.

— Ses brûlures ont disparu en une journée à peine, remarqua le chef. Ses capacités de rétablissement dépassent mes espérances. »

Tj était entré dans la pièce pendant cette phrase. Il jeta quelques coups d'œil furtifs aux images de Kiya qui cherchait une sortie, notamment en s'acharnant sur la porte. Il avait un bandage sur la joue droite.

« Il va se remettre sur pied en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire ! s'enthousiasma un des scientifiques. Ces images ne sont pas truquées : il est bien réel ! Vous assistez à la toute puissance de la cellule-primitive !

— Patron, regardez ça... »

Tj tendit un long morceau de métal déformé. Le boss le prit entre ses doigts d'un air intrigué... Qu'est-ce que ça pouvait bien signifier ?

« C'est l'arme de Burk... Le garçon l'a attrapée... A mains nues. L'arme est inutilisable et Burk est gravement blessé.

— Et ton visage, que c'est-il passé ? demanda-t-il en voyant le bandage.

— Il m'a frappé avec sa queue, rétorqua-t-il d'un air contrarié. Il a aussi démonté le menton de trois de mes hommes. Je suis le seul qui n'ai pas été expédié à l'hôpital...

— C'est exactement la perle rare que je recherchais ! »

Sa phrase fut interrompu par le bruit que faisait Kiya en hurlant et en tapant sur les murs de plus en plus fort. On sentait trembler tout le bâtiment.

« On ne va pas le tenir longtemps comme ça ! dit un japonais. Il a le même niveau d'intelligence qu'un humain, alors il faut sûrement aller lui parler.

— Une minute. »

Le boss prit une grande gamelle remplie de viande posée à côté des ordinateurs et la tendit à Tj.

« Tj, tu entres en scène maintenant. Apporte-lui ça.

— Qu'est-ce que c'est ?

— De quoi l'amadouer. Tu vas devenir son "maître". La règle à respecter est la suivante : "Je ne reçois de nourriture que de la part de mon maître." C'est la première étape de la formation.

— Combien de fois faut-il vous dire que je n'ai pas l'intention de faire équipe avec un nouveau partenaire ? »

Tj tourna les talons et s'éloigna.

« Je n'ai pas non plus l'intention d'élever un lézard. »

Kiya arrêta de tambouriner les murs. Le silence laissa place à des bruits de pas résonnant fortement dans le couloir. Un homme hurlait :

« Unité d'hygiène ! Unité d'hygiène ! Un homme à terre ! »

C'était Scud. Il ouvrit brusquement la porte et manqua de percuter Tj qui était sur le point de quitter la salle. Il était suivi de près par l'homme robuste qui portait sur son épaule un soldat inconscient blessé à la jambe.

« Scud ! L'organisation, ce n'est pas les marines ! Ici, nous avons une vraie équipe médicale. Le piège a échoué ?

— Ils se sont enfuis, mon colonel ! Je suis navré. »

A la vue du boss, Scud avait claqué les talons et fait un salut militaire. Le premier soupira et reprocha :

« Ne m'appelle pas "colonel" ! Nous avons déjà parlé de ça !

— Depuis quelques temps, les Digabeast font preuve d'intelligence. Ils ne se laissent plus prendre aussi facilement dans nos pièges à rats. »

Il remarqua les images sur l'écran. Il se précipita sur l'écran avec un air intrigué.

« Mais... Vous avez attrapé le dragon ?

— Ne t'approche pas ! dit le patron en lui barrant le chemin du bras.

— Vous voulez le garder rien que pour vous ?

— Ce spécimen n'a aucun intérêt pour toi ! » rétorqua-t-il avec colère.

Le regard givré eut raison de l'insistance de Scud qui détourna le regard.

Le tapage recommença.

« Regardez, Pa... Patron ! Barthes ! »

Sur les écrans, on voit que le mur commençait presque à s'effriter. Kiya le regarda d'un air déterminé, puis il posa ses deux mains et poussa de toutes ses forces. Le béton résista tant bien que mal à la force du jeune homme. Ses doigts se couvrirent d'écailles, grossirent légèrement et se munirent de griffes. Le béton qui entourait ses mains se craquela. Les doigts s'enfoncèrent légèrement dans la structure pourtant conçue pour résister à toutes sortes de tentatives d'évasion. Ses paumes s'écrasèrent contre la surface accidentée. Le mur menaça de s'effondrer. Kiya abandonna. Il tomba à genoux, laissa deux grands cratères dans le mur épais et couverts de lézardes.

Tous ses spectateurs étaient sidérés devant une telle puissance. Barthes, le patron, eut un sourire de satisfaction.

Kiya était désespéré. Tout ce qu'il voulait, c'était revoir sa famille et son île bien-aimée. Il se mit à pleurer, mais sécha vite ses larmes. Il se leva et remarqua que des vêtements étaient posés sur le lit. Il les enfila : après tout, il ne devait pas rester nu. Ces vêtements étaient beaucoup trop grands pour lui. Il fut obligé de faire des ourlets pour ne pas se prendre les pieds dans son pantalon. Son tee-shirt aurait pu lui servir de robe.

Il avait soif. Il s'approcha du lavabo et se servit de l'eau dans le gobelet à disposition. Il avait à peine trempé ses lèvres qu'il recracha tout. C'était infect, imbuvable !

Il s'assit, se recroquevilla et posa sa tête sur les genoux. Des larmes mouillèrent son pantalon.

Je veux rentrer à la maison.

C'était la seule pensée qui le hantait.

 

Tj en avait assez vu. Il s'approcha de la porte dans le cliquetis de sa béquille. Le patron l'interrompit.

« Attends ! Tj ! Tu as vu de quoi il est capable ? Ce garçon est une arme sur pied ! »

Devant l'indifférence du trappeur, il surenchérit :

« Tu va l'entraîner à se battre contre les Digabeast ! C'est un ordre ! C'est ton rôle, Tj ! »

Tj se retourna, la rage au ventre, un regard criminel.

« C'est juste un animal recouvert de peau humaine. Il ne vaut pas mieux que les Digabeast que nous traquons. Celles qui ont pris ma jambe gauche... »

Il haussa le ton et fixa les yeux bleus de Barthes.

« Celles qui ont... ôté la vie à Heidi ! Vous voulez utiliser la force de ce monstre, Val ? Vous osez me dire ça, à moi ? A moi ! »

Les scientifiques firent semblant de se concentrer sur les écrans. Scud et l'autre trappeur baissèrent la tête d'un air désolé et gêné. Seul Barthes resta impassible. Il n'avait rien à répliquer, mais il soutint le regard métallique du jeune homme. Ils étaient très proches l'un de l'autre.

Tj se retourna et accéléra le pas vers la sortie. Le boss soupira. Cette partie du plan allait être compliquée...

 

Tout le monde quitta peu à peu la pièce. Un des scientifiques se retrouva seul à surveiller le Dragon. C'était la chance de sa vie. Il profita de sa solitude pour s'emparer du bol de viande et sortit de la salle de surveillance. Il passa sa carte de membre de l'organisation et la porte s'ouvrit dans un bruit de glissement qui intrigua le jeune garçon assis dos à la porte.

« Salut ! dit amicalement le japonais. Ça va ? »

Kiya resta silencieux et le fixa d'un air méfiant. L'homme s'approcha doucement de lui.

« N'aie pas peur. Je suis ton ami. Tu dois avoir faim, non ? »

Il s'accroupit auprès de lui et lui tendit amicalement la viande. Ça sentait délicieusement bon.

« Je veux être ton ami. Je t'apporterai de la bonne viande tous les jours. Tu préfères quoi ? L'entrecôte ? La bavette ? »

Kiya resta silencieux.

« Tiens, en attendant, régale-toi. »

Il insista pour que Kiya prenne la viande. Mais derrière cette odeur de nourriture qui lui manquait, il percevait autre chose : une forte odeur de malhonnêteté et de coup fourré.

En effet, le scientifique ne désirait qu'une chose : devenir le maître de l'unique Archétype au monde. Il pourrait certainement se l'approprier en l'amadouant. Il avait entendu Barthes expliquer à Tj comment s'y prendre. Ce Dragon était une véritable source de puissance qui pourrait lui être plus utile que tous les autres animaux du monde réunis.

Kiya l'avait compris.

« Je ne serai jamais à toi, tu entends ? rugit-il.

— Mais, je... »

Il avait sous-estimé sa pertinence et son intelligence. Il ne savait plus comment s'y prendre. Allait-il l'attaquer, le tuer ? Pendant ses bafouillements paniqués, un sourire crispé et hypocrite aux lèvres, Kiya réalisa qu'il avait oublié de fermer la porte derrière lui. Tout autre pensée l'abandonna. Il ne voyait plus que ça : la sortie ! Je peux sortir d'ici !

Il s'élança en renversant l'homme. La gamelle toucha le sol dans un grand fracas métallique. Derrière cette porte, se trouvait un long couloir. Kiya sprinta sans hésiter vers l'extérieur, son flair le guidant tant bien que mal parmi ses milliers d'odeurs nouvelles dont la plupart étaient désagréables. Il tomba nez-à-nez avec Scud. Celui-ci se grattait la joue et lui lança d'un air à peine surpris :

« On se promène ? »

Il se mit à le poursuivre. Kiya paniqua. Ses pieds tapaient à présent le sol froid des dalles d'un grand hall. Il croisa nombre de scientifiques en blouses blanches qui le poursuivaient et s'écriaient en le voyant :

« L'Archétype s'est enfui ! Attrapez-le ! Faites quelque chose ! »

Il courrait assez vite pour semer la plupart de ses poursuivants, mais il finit par être acculé contre un mur, encerclé de gens qui voulaient l'enfermer.

Pourquoi en ont-ils tous après moi ? pensa le jeune garçon en haletant après la course effrénée.

Scud, qui faisait partie des poursuivants, se rua vers lui, bras tendus, un sourire cynique aux lèvres.

« Viens, mon toutou, il faut rentrer dans ta niche ! »

Kiya sauta pour éviter son emprise et rebondit sur son crâne. Scud perdit l'équilibre et faillit tomber à genoux. Il redressa la tête et aperçut Kiya, agrippé à la verticale sur le mur. Ses griffes étaient plantées dans les joints du mur, entre les pierres. Il se trouvait à trois mètres du sol au moins, hors de portée en tout cas.

« Eh ! Ma tête, c'est pas un trampoline ! C'est un ninja ou quoi ?

— J'en ai marre ! Je veux rentrer à la maison ! »

Il sauta et courut aussi vite que possible vers un escalier, avant que quelqu'un ne l'attrape. Il grimpa les escaliers trois par trois. En haut, il voyait une porte-fenêtre qui donnait sur le ciel : l'extérieur ! Enfin !

Il donna un coup sur cette porte qui s'ouvra sur-le-champ. Elle donnait sur un balcon. Et le spectacle qui s'offra à lui le choqua profondément.

Partout, des bâtiments, des routes, des briques et du goudron. Très peu de plantes. Au loin, une église dont les cloches résonnaient dans les rues. La terre, recouverte d'un amoncellement de maisons, s'étendait à perte de vue. Une grande ville, sans mer et sans nature.

Les larmes lui montèrent aux yeux et envahirent bientôt ses joues. Les bruits, les odeurs... Rien ne lui était familier.

Pas de mer... Ni d'arbres... Ni d'herbes... Où est passée mon île ?

Sidéré devant un tel cauchemar, il n'avait pas fait attention à l'homme qui s'approchait de lui, son parme pointée sur sa tête. Sans un bruit, il se plaça juste dans son dos et le frappa d'un coup de pistolet. Kiya s'effondra à ses pieds. Il attrapa sa jambe gauche pour le faire tomber, mais il n'en avait plus la force. Elle était plus fine que la normale, dure et froide. Il serra sa cheville au point de sentir ses doigts s'enfoncer, mais l'homme resta stoïque, comme s'il ne ressentait rien. Il croisa son regard. Un regard aussi dur et froid que sa jambe. Un regard d'acier qu'il avait déjà vu. C'était celui qui l'avait arraché à sa famille. Quand il croisait ce regard, il se sentait sondé jusqu'au plus profond de son cœur.

Il sentait ses forces l'abandonner. Dans un dernier regard suppliant, il sombra dans les ténèbres de l'inconscience.

 

 

La torture du passé

 

Kiya se réveilla à nouveau dans la salle tant haïe. Physiquement, il était capable de tout, mais la solitude, le deuil et le désespoir l'accablait au point de ne même plus avoir la force de se lever. Il restait ainsi, couché à terre sur le flan, les bras mollement étendus sur le sol, le regard perdu dans le vide. D'immenses cernes noires soulignaient ses yeux déjà fatigués.

J'ai beau chercher... il n'y a aucun parfum agréable ici : une odeur minérale de métal et de plastique, une odeur de pourriture,une odeur de médicament qui donne envie de vomir... Où est le parfum de la terre ? Et celui de l'eau ? Et de tous les êtres vivants si nombreux ? Où se sont-ils évaporés ? Pourquoi je me retrouve si soudainement seul au monde ?

Des larmes traversaient ses joues.

Pourquoi Koyomi ne vient pas ? Est-ce que je lui ai fait du mal ? Elle me déteste à présent. Koyomi et Papa me détestent. Ils m'ont abandonné.

Il l'avait abandonné ici, où tous les gens en avaient après lui pour une raison qui lui échappait, dans ce monde hostile dont il ignorait tout, perdu au milieu de sensations désagréables. Oui, il l'avait abandonné, sans aucun doute. Ils avaient laissé cet homme au regard gris l'arracher loin de tout ce qui lui était cher... Cet homme qui l'avait à nouveau empêcher de s'enfuir.

Il repensa à sa jambe, froide et anormalement dure : une jambe artificielle... Perdre sa jambe... Ça devait être une douleur invivable. Il avait un amer ressentiment, mais pas de haine envers cet homme, l'homme à la jambe d'acier.

 

« Barthes ! appela l'un des scientifiques. Il ne se régénère pas ! »

Le patron s'approcha des écrans, inquiet et déconcerté.

« Il a perdu toutes ses forces d'un seul coup. Il n'a pas touché son "repas" non plus. que doit-on faire ?

— Il faut passer à l'étape supérieure ! Endormez-le et mettez-le sous perfusion.

— Mais est-ce que nos médicaments feront de l'effet sur l'Archétype ?

— Ce n'est pas le moment de discuter ! Si on le laisse dans cet état, dans quelques jours, il sera mort ! »

Ils l'endormirent sans difficulté et le transportèrent jusque dans l'infirmerie. Ils lui firent une perfusion et lui installèrent des électrodes sur le crâne. Un suivi rigoureux de son activité cardiaque et cérébrale furent mis en place.

Si l'individu mourrait, il faudrait tout reprendre à zéro. Le patron serait furieux... Dans la salle adjacente, au travers d'une vitre de verre sans tain, plusieurs autres membres d'Illumine surveillaient le déroulement de l'intervention médicale. Le boss ressentait un grand stress devant le spectacle des hommes en blouse verte qui s'affairaient tout autour de son Dragon.  La neutralité de l'éclairage faisait ressortir la pâleur anormale de sa peau.  Barthes avait un air calme dans les yeux, mais ses bras croisés et tendus signifiaient son angoisse grandissante.

« Il peut mourir ? demanda Tj. Je croyais que l'Archétype était immortel.

— Il ne risque rien tant que ses cellules sont en vie, mais si elles perdent leur vitalité, il mourra, répondit une scientifique à côté d'eux. C'est comme si... il avait renoncé à vivre. »

Le patron resta silencieux, un air agacé sur le visage.

« Il est peut-être sous un effet de stress suite au changement radical d'environnement auquel il a été confronté...

— Arrêtez de dire des évidences ! s'interposa Barthes. Si vous aviez suivi le plan à la lettre, vous auriez dû ramener aussi le professeur Hirasawa, ou au moins le résultat de ses recherches, et nous n'en serions pas là ! »

Il baissa la tête, contrarié.

« Le professeur a fait exploser sa maison dès qu'il a vu l'hélicoptère au-dessus de l'île. Son message était clair : "jamais vous ne mettrez la main sur mes recherches". Nous n'avons retrouvé ni son corps, ni celui de sa fille. Nous avons pourtant passé l'île au peigne fin : aucune trace. Il y a fort à parier pour qu'il se soit donné la mort avec sa fille pour qu'aucune information sur l'Archétype ne puisse subsister.

— Il aurait sacrifié sa propre fille ?

— Hirasawa était le genre de type qui pensait que faire le contraire de ce qui est normal pour tout le monde est une forme de vertu. Je ne suis donc pas surpris qu'il ait agi de la sorte. »

Barthes était d'une humeur vraiment exécrable. Rien n'allait dans le sens qu'il avait prévu, et encore moins dans celui qu'il voulait.

« Salopard d'Hirasawa. Toute ta vie tu te seras opposé à l'organisation. Non. Toute ta vie, tu nous auras pris pour des cons !

— Monsieur, hésita la scientifique, nous avons récupéré l'ADN de la cellule primitive, au cas où l'Archétype nous lâcherais.

— Tj ! »

Le boss fit volte-face en direction du trappeur.

« Je te l'ordonne encore une fois. Tu seras maître de l'Archétype et tu lui redonneras goût à la vie ! C'est pour ton bien que je dis ça. Remercie l'organisation et accepte ta mission ! »

Tj s'y attendait. Il avait prévu sa réaction. Il dégaina son arme rapidement et la pointa droit sur Barthes. Tous les scientifiques de la salle sursautèrent. Ils étaient presque en panique, mais Barthes resta immobile, le regard droit et dur, ne fléchissant pas sous la menace.

« Écoute-moi bien, Val, articula-t-il. Si tu t'avises d'aborder encore une fois le sujet de ma jambe, je serai impitoyable, même avec toi.

— Arrête Tj ! cria l'un des employés. Si tu fais ça, tu seras effacé et tu le sais ! »

Le patron lui fit calmement signe de ne pas s'interposer. Il prit la parole d'un air confiant, un petit sourire en coin :

« Si tu es vraiment prêt à aller au bout de tes actes, tu n'as pas besoin de me donner un délai... Tire donc ! »

Un silence gêné s'installa. Les scientifiques avait le souffle coupé. Personne n'osait intervenir. Tj baissa le regard. Il avait été vaincu, encore une fois.

« Hmm... Je vois bien que tu n'as pas l'intention de tirer... Ça ne te ressemble pas. »

Tj rangea son pistolet.

« Que ce soit l'Archétype ou quelque chose d'autre, il s'agit d'une vie qui s'efface. C'est tout. J'ai vécu cet instant des centaines de fois. Ceux qui sont destinés à mourir meurent. C'est un processus naturel. »

Il soutint le regard colérique de son patron et articula :

« Que cette... chose vive ou meure, ce n'est pas mon problème ! »

Il se tourna et commença à partir d'un pas rapide. Sa sortie fut interrompue par l'un des médecins qui s'écria :

« Il revient à lui ! Il s'est stabilisé, il est hors de danger ! »

Tj s'arrêta net. Il fixa cet être qu'il haïssait de toute son âme. Il croisa son regard brumeux, celui de quelqu'un qui vient de se réveiller. C'en était assez pour lui. Il soupira d'un air hautain et s'éloigna aussi vite que son handicap le lui permettait.

 

Kiya ne comprenait pas l'agitation qu'il y avait autour de lui. Tout était flou. Une voix lui dit :

« Tu es tiré d'affaires, mon garçon. Tu as bien failli y rester. »

Il ferma les yeux. Il avait mal à la tête, et le bruit n'arrangeait rien. Kiya reprit progressivement ses esprits et rouvrit les yeux au bout de quelques minutes. Un seul homme était resté dans la pièce. Il lui injectait un produit avec une seringue. Il n'avait pas vu que l'Archétype était éveillé.

« Vous vous êtes occupé de moi ? Merci ! » dit Kiya avec une candeur attendrissante.

Le médecin resta silencieux, ne sachant quoi dire sans provoquer une réaction agressive, ou du moins, inattendue. D'autres infirmiers entrèrent dans la salle. Ils avaient avec eux un brancard. L'Archétype fut déplacé délicatement. Il n'opposa aucune résistance. Une lueur d'espoir traversa alors ses yeux.

« Dîtes... Quand est-ce que je pourrais rentrer sur mon île ?

— Jamais, répondit l'un d'eux sans aucune émotion. Ta maison est ici maintenant. »

Ils l'enfermèrent à nouveau dans sa prison.

 

Tj était rentré chez lui. À peine arrivé, il s'effondra dans son sofa. Cette histoire de Dragon le tourmentait. Son retour était récent, et pourtant il avait déjà un monceau de problèmes devant lui... Entre sa jambe, l'absence de partenaire, le Dragon, Val qui connaissait toutes ses faiblesses et qui en profitait... Il se demandait même s'il n'avait pas commis une erreur en faisant son retour... Encore aujourd'hui, il avait donné une preuve qu'il était à bout en menaçant Val. La mort du Dragon aurait peut-être été une solution...

Il se demandait aussi ce qui avait pu mener l'Archétype à une chute aussi brusque. Il avait les yeux complètement éteints alors que la première fois qu'il l'avait vu, il était tellement trépignant que personne ne pouvait l'approcher. Ça devait sûrement être sa capture qui l'a mis dans un été pareil.

C'est ça, la réaction d'un animal sauvage ?

Il souleva son pantalon et regarda avec attention sa jambe artificielle, là où Kiya l'avait attrapé lors de son escapade. Elle était bien déformée : on voyait nettement la position de chacun de ses doigts. Heureusement, la déformation ne l'avait pas rendue inutilisable. Le regard qu'il avait à ce moment-là... Des yeux désespérés qui semblaient appeler à l'aide... Il se sentait concerné par cet appel au secours, mais pourquoi ? Il n'avait aucune raison de s'occuper de ça. Il se demanda si ce n'était pas Barthes qui lui avait envoyé des messages subliminaux...

Il s'allongea pour réfléchir à tout cela et finit par sombrer dans le sommeil.

 

« Heidi... Quand cette mission sera terminée, on pourrait quitter l'organisation, non ? »

Une jeune femme apparut. Elle avait une peau pâle, des cheveux blonds mi-longs, des yeux vert tendre. Son visage était très doux. Elle avait une combinaison gris clair et des gants noirs. Elle tenait à la main un pistolet similaire à celui de Tj.

Le décor apparut ensuite. C'était une violente nuit d'orage. Tj et Heidi se trouvaient à côté d'une vieille église. Ils courraient sous la pluie qui perlait dans leurs cheveux. Ils étaient tous les deux trempés jusqu'aux os.

« Tu ne trouves pas que le moment est mal choisi pour parler de ça ?

— Oui, mais c'est le seul moment où nous ne sommes que tous les deux... »

Ils ouvrirent les portes de l'église. Un moine était en train de prier devant l'autel. Ils pointèrent leurs armes sur lui, concentrés et attentifs. Le moine se retourna. Il avait une tête lupine et montra des crocs acérés dans leur direction.

Un carnage. C'est le mot qui pouvait le mieux décrire le résultat de ce combat. Le corps d'Heidi gisait dans une mare de sang, dénuée de vie. Le Digabeast avait une croix chrétienne plantée en travers du crâne. Son corps tenait encore dans sa gueule une jambe... Celle de Tj. Il se vit étendu sur le sol, la main crispée sur son arme, recouvert de sang, un trou béant à la place de sa jambe gauche.

Le visage d'Heidi réapparut, souriant.

« Tu as raison, Tj. On pourrait rentrer chez nous. Je voudrais rentrer à la maison... Avec toi. »

Ces deux derniers mots se répétèrent en écho.

Tj se réveilla en sursaut. Il avait terriblement mal à la tête et il se sentait en colère. Il s'assit. Il devait parler à Val. Maintenant.

 

 

Moment de paix

 

 

Pendant ce temps-là, à Illumine, dans son bureau, le patron était occupé à répartir les missions. Plusieurs messages rapportaient la détection de Digabeast aux quatre coins du monde.

« On me signale la présence de Digabeast en Argentine. Scud, Shepard, vous partez pour Buenos Aires.

— À vos ordres, répondirent-ils en chœur. »

Sur l'écran de son ordinateur, on voyait le cow-boy.

« Nous avons localisé les Digabeast de Cologne. Nous préparons les pièges. Envoyez-moi une équipe de destruction dans quatre heures.

— Très bien. Message reçu. »

Il se tourna vers Scud et l'homme qui l'accompagnait en permanence.

« On ne laisse aucune trace derrière nous, comme d'habitude. N'oubliez ne serait-ce qu'un ongle des Digabeast et nous ferions l'objet d'une sévère punition. »

Il se leva et s'approcha des fenêtres.

« Ceux qui sont nés dans les ténèbres se soumettent à leur loi et y retournent. C'est la vocation de notre organisation. Messieurs, au travail ! Hopes, tu diriges l'opération.

— Faites-moi confiance, dit Scud, je ferais mieux que la dernière mission.

— Et pas d'explosifs cette fois ! » plaisanta Shepard.

Tj venait d'entrer dans le bureau, ils croisèrent sa route. Scud le regarda avec crainte. Il se perdit dans ses pensées.

Que fais-tu, Tj ? Tu sais bien que nous n'existons plus aux yeux de la société normale. Ta place est ici, parmi nous. Si tu perds la force de traquer les Digabeast, alors tu n'as plus d'endroit où aller...

La porte claqua dans le dos du trappeur. Il voulait être seul avec Barthes. Il s'approcha de lui avec détermination.

« Val ! »

Il l'attrapa violemment par le col de sa chemise et le tira vers lui. Le patron resta des plus stoïques face à cette attitude agressive. Pourtant, Tj avait presque arraché sa cravate. Il lui hurla au visage :

« Laissez-moi les tuer tous ! Les uns après les autres ! Les Digabeast, je les exterminerai jusqu'au dernier ! »

Il y avait dans ses yeux argentés une volonté sans faille, une haine profonde qui l'avait mené à une soif de destruction sans pareil. Il semblait fou, fou furieux dont l'unique but était d'exterminer, de tuer sans pitié.

Il lâcha Barthes qui commença à reboutonner son gilet et à refaire sa cravate. Il avait un sourire satisfait dessiné au coin de la bouche.

« Je te retrouve enfin. Ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vu comme ça. Depuis l'armée. »

Il croisa les bras et prit un air plus sérieux.

« Écoute-moi, Tj. Je ne t'ai pas chargé de cette mission pour me moquer de toi ou te tourner en dérision. Tu es parfait : tu es un trappeur hors pair, tu sais te battre et rester en vie... Bref, tu as presque tout ce qu'il faut. C'est pourquoi tu dois remédier à la seule chose qui te manques : la voie qui te permettra de rester en vie, soldat à la jambe d'acier. »

 

Tj referma la porte du bureau derrière lui. Ce que venait de dire Val résonnait constamment dans son esprit. Il passa devant la porte de la cellule de l'Archétype.

Remédier à la seule chose qui me manque... Il veut parler de cette... chose ?

Il jeta un coup d’œil au travers du judas de la porte. La pièce était plongée dans une semi-obscurité : les néons étaient éteints. D'ici, on voyait le lit, le bol de nourriture encore plein dont la viande commençait à faisander, et les deux gros trous que Kiya avait fait dans le mur. Mais le Dragon n'était visible nulle part... C'était-il échappé une fois de plus ?

Tj passa sa carte de membre devant le système de sécurité et entra. Toujours personne. Il entendit un bruit à sa gauche.

C'était Kiya, à quatre pattes. Il suffoquait. Ses mains ressemblaient plus à des pattes écailleuses qu'à des mains. Leurs regards se croisèrent. Il y avait quelque chose de féroce dans celui de Kiya. Une bosse grossit à l'arrière de son pantalon qui se déchira bientôt pour découvrir une queue draconique. Des pics transpercèrent son tee-shirt. Ses pieds s'allongèrent. Des cornes poussèrent sur son crâne. Son corps se couvrit d'écailles jaunes et bleu turquoise. Son visage s'agrandit en une puissante mâchoire.

À présent, Tj avait devant lui un Dragon.

Kiya fondit sur lui. Avant qu'il n'ait eu le temps de dégainer son arme, le Dragon l'avait déjà mordu au bras. Une douleur insupportable le transperça. Il sentait les immenses crocs plantés dans sa chair. Il attrapa sa corne, un vainc espoir de lui faire lâcher prise. Leurs yeux étaient à seulement quelques centimètres. Son regard vert vif semblait déterminé à lui faire payer sa douleur.

« Tu as la haine ? hurla Tj tant qu'il le pouvait. La haine d'avoir tout perdu ? Si tu veux en finir avec moi, fais-le vite ! »

Il y avait une lueur de défi dans les yeux du trappeur.

« Fais-le le plus vite possible ! »

Au lieu de le tuer, le Dragon le jeta. Tj s'écrasa violemment contre le mur. Son bras ensanglanté le faisait beaucoup souffrir. Il tâta sa jambe artificielle pour vérifier qu'elle était toujours fonctionnelle. Il releva la tête : l'Archétype était revenu sous sa forme humaine. A le voir ainsi, il semblait être un jeune garçon innoffensif, d'autant plus car il était nu et il pleurait.

« Je veux rentrer à la maison, sanglota-t-il. Koyomi... Je veux la voir. »

Cette dernière phrase interloqua Tj, tous les moments passés avec Heidi remontèrent en lui et le submergèrent comme un flot de souvenir. Deux d'entre eux l'obsédèrent pendant un court instant... Son sourire lorsqu'elle disait qu'elle était prête à s'enfuir avec lui... Et la vision de son cadavre dans la housse mortuaire... Il lui semblait presque l'entendre...

Excuse-moi, Tj...

Il se releva. Il avait l'air grandement affaibli. Tj regarda Kiya dans les yeux.

« Si tu veux vraiment la revoir, tu dois continuer à vivre, dit-il doucement, de toutes tes forces. »

Kiya releva la tête avec étonnement.

« Le seul endroit où tu puisses vivre est ici. Non, c'est le seul endroit où ton existence est autorisée. »

Ignorant la douleur, il saisit les couverts placés sur le lavabo et le bol de viande. Il s'assit en tailleur près de l'Archétype encore abasourdi de ce changement de comportement brusque.

« Allez, mange ! dit-il en coupant la viande en petits cubes. Il faut manger pour vivre. C'est triste, mais c'est le destin de tout être vivant. Les animaux mangent de la pâture, mais les humains prennent des repas. »

À entendre ces mots, Kiya se remémora le moment où Koyomi lui faisait couper sa viande... Avec ses bras si doux, son odeur si agréable, son visage si beau... Et l'air enjoué de sa voix...

Des larmes lui montèrent aux yeux.

« L'important dans un repas, c'est la présentation : il faut que ça donne envie de manger. »

Il lui tendit une fourchetée de viande. Kiya hésita d'abord, puis il s'approcha lentement, à quatre pattes.

« Mange. Tu dois être affamé. »

Le visage de Tj semblait totalement différent par rapport à leurs précédentes rencontres. Il y lisait une tendresse qu'il ne lui connaissait pas, une pitié et une gentillesse qu'il semblait camoufler au quotidien.

Il se laissa finalement tenter et croqua dans la bouchée de viande. Son goût délicieux lui avait tellement manqué qu'il en eut les larmes aux yeux.

« C'est... bon. »

Il avala une deuxième bouchée. Il attrapa le poignet de Tj pour mieux attraper le viande. Son odeur lui parvint légèrement. Il posa sa joue contre sa main pour mieux sentir. Sa peau était douce. C'était agréable. Cette soudaine proximité dérangea Tj, mais il n'osa pas retirer sa main. Il avait une odeur délicieuse. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas senti un parfum comme celui-ci...

Je suis envoûté par cette douce odeur...

Il se remémora sa première rencontre avec Koyomi. Il n'était alors qu'un nouveau-né. C'était un de ses souvenirs les plus agréables.

La même que quand on aime quelqu'un...

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