Le Portail
Chapitre 3 : Point de Ralliement Omega
4022 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 01/12/2021 13:30
Le chemin qu’ils empruntaient était sinueux, cependant Sombre s’aperçut que la végétation autour d’eux s'amenuisait progressivement. Les arbres gigantesques avaient cédé la place à une flore plus modeste. La pirate n’en avait pas pris conscience avant, mais le chemin allait ascendant. Ils quittèrent la forêt pour une plaine rocheuse qui montait devant eux vers les contreforts d’une imposante montagne leur faisant face.
Sombre repensa au combat qui avait précédé. Certes elle avait confiance en ses capacités martiales, mais cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas eu à décrocher autant de flèches. Il y avait bien eu cette bagarre la veille du décollage, pendant laquelle elle avait dû engager une négociation musclée avec quelques poivrots pour qu’ils la laissent ainsi que le reste de l’équipage tranquille. Mais pour autant qu’elle ait dû sortir les poings, il n’y avait pas eu trop d’effusion de sang ; pas pour elle en tout cas.
Kaseishi n’avait pas décroché un mot depuis leur départ, et Sombre hésitait à entamer la conversation. Elle brûlait de savoir ce qui avait amené le guerrier là, et comment il s’était retrouvé dans cette situation. Cependant elle devait réfléchir à ce qui était prioritaire : décoller de ce caillou.
“Il y a des vaisseaux qui partent pour Ganymède à ce Point de Ralliement … Delta c’est ça ?” demanda-t-elle prudemment.
“Omega.” répliqua-t-il. “Non, sauf en cas de découverte majeure. Peu de gens partent d’ici une fois qu’ils sont arrivés.”
“Et la pièce qu’on a récupérée est une découverte suffisamment … majeure ?”
“Je ne pense pas. J’en ai déjà vu une fois à Omega.”
Sombre se sentit soudainement lasse. Elle accusait le contrecoup des événements de la journée, et sans perspective immédiate de départ, elle devait se préparer à vivre, au moins pour un temps, sur cette planète inhospitalière.
La pirate se fit à nouveau la réflexion qu’elle ne savait rien de son compagnon d’infortune, de ce qui l’avait amené sur cette planète. Cependant elle choisit de rester fidèle à sa première impression, et décida de ne pas aller dans cette direction. Après tout, même s’il n’était pas très bavard, il était pour le moment son seul compagnon et elle voulait éviter une situation embarrassante.
“Vous pensez qu’on pourrait revendre la pièce ?” le questionna-t-elle.
“Possible, auprès du bon acheteur.” répondit-il simplement.
“Et vous pensez qu’on peut le trouver au Point de Ralliement ?” s’enquit-elle, de plus en plus agacée de devoir poser tant de questions pour obtenir si peu de réponse.
“Il faut demander au Spationaute. C’est le propriétaire du bar. Il saura nous renseigner.”
Enfin du concret. Il y avait dans cette réponse une logique à laquelle Sombre pouvait se raccrocher sans problème. Quelle que soit la planète, quel que soit le niveau de technologie, on pouvait toujours compter sur les tenanciers de débits de boissons pour s’informer.
La nuit commençait à tomber, et la température chuta brusquement lorsque le soleil disparut derrière l’horizon. Sombre et Kaseishi décidèrent d’accélérer le pas. D’après le guerrier, le Point de Ralliement n’était plus très loin.
Sous la capuche de son manteau, Sombre observa leur environnement changer à nouveau. Le sol devenait de plus en plus caillouteux, et ça et là apparaissaient des flaques de neige fondue. Un fond d’air glacé se leva, et la contrebandière resserra le vêtement autour d’elle. Chaque pas la rapprochait d’un endroit chaud et d’un bon verre d’alcool qui la réchaufferait de l’intérieur, se disait-elle pour continuer à avancer. Elle jeta un coup d'œil à Kaseishi. Il avançait, imperturbable, ne semblant pas être affecté par la température. La tête toujours nue et haute, il avait le regard fixé sur l’horizon, déterminé à continuer de progresser sur un chemin que lui seul semblait voir. Elle nota également que les manches de sa combinaison étaient relevées, dévoilant de cryptiques tatouages sur ses avant bras nus.
Sombre se demanda ce qui avait amené ici un homme comme Kaseishi. Il avait tous les attributs d’un mercenaire que nombre d’hommes riches et puissants auraient eu à cœur d’employer pour ses services martiaux. Mais quelque chose lui disait que le guerrier avait une autre motivation que l’argent. Elle sourit à cette pensée. Avec un peu de chance, son désintérêt pour la question pécuniaire jouerait à l’avantage de Sombre lorsqu’il s’agirait de se partager le fruit de la vente de la pièce. Cependant pour que la transaction ait lieu, ils devaient déjà parvenir à Omega. Et donc continuer de progresser dans ce froid maudit, avec en prime désormais un vent de plus en plus puissant qui leur faisait face.
Fort heureusement pour eux, il semblait que les journées étaient longues sur cette planète. La nuit tombait déjà depuis plusieurs heures, et malgré les éléments qui ralentissaient leur route, Sombre et Kaseishi pouvaient toujours compter sur leurs yeux pour progresser.
Sous leurs pieds, le sol s’effaçait graduellement, laissant place à une couche de plus en plus épaisse de neige. Le silence monotone qui les accompagnait depuis la forêt laissa place au crissement régulier de leurs pas, auparavant muets.
Sombre fût interrompue dans ses pensées lorsqu’elle remarqua un étrange reflet vert au sol, mouvant telle une vague. Intriguée, elle leva les yeux, d’abord à hauteur d’épaule, puis ne trouvant pas la source du halo elle se tourna vers le ciel.
Le spectacle envahissait tout le ciel. De grands rideaux de lumière douce, qui semblaient descendre du ciel lui-même, tremblotaient dans l'atmosphère. Vert pâle et rouge rosé, aussi transparents que l'étoffe la plus fragile, d’un carmin profond et enflammé tout en bas, ils se balançaient et scintillaient librement. Sombre eut même l’impression de les entendre par-dessus le bruit du vent : un bruissement, presque un chant, lointain et murmuré.
Ce fût accompagnés par le ballet de l’aurore qu’ils atteignirent le Point de Ralliement Omega. Encaissés dans une vallée enneigée, une dizaine de bâtiments métalliques faisaient office d’habitations. À y regarder de plus près, Sombre constata que les structures étaient en réalité d’immenses containers, que la population locale avait investi et réhabilité. Des passerelles métalliques les reliaient entre eux, parsemées d’une lumière pâle diffusée par d’antiques dispositifs d’éclairage. L’ambiance générale était à l’image de cette région de la planète : morne et déprimante.
En réalité le Point de Ralliement Omega avait tout d’un camp de fortune provisoire, mais Kaseishi assura à Sombre qu’il était installé ici depuis plusieurs années. Aventuriers comme malfrats de tout poil y faisaient halte avant de partir explorer la planète, venaient s’y reposer ou revendre leur marchandise, dont personne ne questionnait l’origine. Il n’y avait pas de personnel de maintien de l’ordre à l’horizon, et la seule loi qui était respectée ici, comme partout dans le système, était celle du marché. Sombre frissonna à cette pensée. Elle avait beau s’être perdue au confin de l’espace connu, le Crédit était aussi présent et puissant que sur la vieille Terre.
Sombre et Kaseishi ne croisèrent personne en pénétrant dans l’agglomération. La nuit était enfin tombée, et il faisait un froid glacial. Ils avançaient entre deux énormes containers, quand le guerrier fit signe de tourner sur leur gauche. Au fond d’une courte allée constituée par deux gigantesques murs d’acier se tenait une construction un peu bancale, faite de tôles assemblées autour d’une charpente qui aurait fait tourner de l'œil un charpentier de profession. Cependant une certaine chaleur semblait émaner du bâtiment malgré son intégrité douteuse, accrue par la présence d’un signe en néon clignotant au-dessus de l’entrée. Le message qui était inscrit fît sourire Sombre : “La Fin de l’Aventure”. Elle se prit à espérer que le sobriquet de l’établissement serait un signe quant à l’épisode en cours la concernant. Elle aurait aimé retourner rapidement et si possible avec quelques crédits sur Ganymède, trouver un boulot tranquille sur les docks, légal dans la mesure du possible, et tant pis s’il lui faudrait attendre encore quelques années avant de pouvoir acquérir son vaisseau. Elle était encore jeune, se dit-elle. Mais au fond d’elle, Sombre savait qu’elle se mentait pour se rassurer. Elle omettait également l’allusion plus inquiétante à laquelle le nom du bar pouvait faire penser. “Restons optimiste !” pensa-t-elle en entrant dans l’établissement.
La Fin de l’Aventure s’avéra être une bonne surprise. L’endroit était agréable, un peu étriqué mais en considérant le peu de personnes présentes, Sombre n’y voyait aucune objection. Le bar n’était constitué que d’une seule pièce, avec quelques tables en bois au centre et certainement plus dans les alcôves que la faible lumière émanant des murs ne parvenait pas à illuminer. Le mélange d’odeur de transpiration mêlée aux effluves provenant de la cuisine semblait convenir à la douzaine de clients qui étaient présents, attablés pour la plupart en petits groupes. Les discussions s’étaient arrêtées net lorsque Sombre et Kaseishi étaient entrés. La pirate se dit que les visiteurs ne devaient pas être fréquents dans le coin.
Le barman les observait depuis le comptoir sur lequel il était accoudé. Habillé d’une chemise blanche par-dessus laquelle il avait passé une veste sans manches noire aux multiples poches, son regard malicieux trahissait un personnage espiègle, que l’âge indiqué par ses tempes grisonnantes n'avait visiblement pas réussi à rendre plus raisonnable.
“Bienvenue à La Fin de l’Aventure ! Alors Kaseishi, ça avance ces recherches ?” leur lança-t-il alors qu’ils s’avançaient vers le comptoir.
“Non, pas autant que j'aimerais.” répondit-il simplement, concis comme à son habitude.
“Toujours aussi bavard, hein ! Et à qui ai-je l’honneur ?” demanda-t-il en se tournant vers Sombre.
“Moi c’est Sombre. Dites, je voudrais pas être impolie mais si on pouvait couper court aux banalités et passer au repas et à la boisson ça m’arrangerait : j’ai l’impression de ne rien avoir avalé depuis une éternité et j’ai bien besoin de me réchauffer.”
“Pas un mot de plus, j’ai compris !” répliqua-t-il avant de disparaître derrière un rideau de l’autre côté du bar, qui abritait probablement la cuisine.
Accoudée au zinc, Sombre fit le tour de la pièce des yeux, cette fois avec un peu plus d’attention. Parmi la clique hétérogène qui constituait la clientèle de l’établissement, on trouvait beaucoup de silhouettes encapuchonnées. Mais bien que la discrétion semblait être de mise pour la plupart des clients, une tablée en particulier attira son attention. Une jeune femme à la chevelure rousse coupée ras lui tournait le dos, mais c’est ce qui lui faisait face qui intriguait Sombre : un androïde grossièrement découpé, jaune et gris comme on en voyait des centaines sur les chantiers spatiaux de Ganymède. Pour autant la pirate sut immédiatement que ce spécimen n’avait certainement pas grand chose en commun avec ses congénères de la lune jupitérienne : il portait un casque de chantier jaune sur la tête.
Avant que Sombre ait eu le temps de réfléchir à une raison valable pour justifier cette étrangeté, le barman revint. Il déposa devant chacun d’eux une assiette d’un ragoût probablement à base de légumes divers et de lapin. Cependant, d’après ce que Sombre avait vu de la météo de la région, il semblait tout aussi possible que ce soit de la nourriture réhydratée. Quoi qu’il en soit, le plat sentait bon. Le cuisinier avait dû l’accommoder à sa manière avec quelques herbes indigènes et une pincée d’épices importées d’un autre monde. En guise de boisson, il leur avait servi un verre de bière pâle dont il leur assura qu’elle était sa meilleure cuvée jusqu’à présent. Enfin, fait suffisamment surprenant pour être noté, le barman que l’on appelait ici le Spationaute, déposa à côté de leurs assiettes un morceau de caramel dans une petite coupelle. Sombre lui demanda ce qui leur valait l’honneur d’un dessert.
“C’est un souvenir. J’ai survécu à un voyage interstellaire de plusieurs mois vous savez ? J'ai vu des choses dont on n'aurait jamais rêvé qu'elles puissent juste, vous savez, exister. Des choses bizarres. Des choses étranges. J'essaie de ne pas trop dormir. Mes rêves n'ont plus jamais été les mêmes depuis. Saviez-vous qu'on peut trouver des lunes entièrement faites de caramel dans l'espace ? Et bien j’en ai rencontré une, et j’en ai arraché un morceau. À même le sol, vous imaginez ? Bref il m’en reste, alors j’en sers à tous les repas depuis que j’ai atterri ici.” expliqua-t-il, heureux de raconter sans doute pour la millième fois son histoire. “Bon appétit !”
Sombre et Kaseishi mangèrent en silence, bien que la pirate brûlait de poser certaines questions à son compagnon. Visiblement, il était à la recherche de quelque chose, ou de quelqu’un, qui l’avait amené sur cette planète reculée. Mais avant qu’elle ait pu trouver la bonne formulation pour interroger son voisin, le Spationaute revint et se pencha vers eux. La présence d’une nouvelle venue dans son établissement lui donnait une opportunité inespérée de raconter à nouveau ses anecdotes favorites, et il ne semblait pas spécialement s’inquiéter de l’intérêt que Sombre pouvait lui porter.
“Vous savez ce qui est drôle ? J'ai passé tellement de temps à essayer d'apprendre des langues extraterrestres qu'à un moment donné, j'ai presque oublié comment parler notre langue. Et maintenant me voilà, loin de la Terre, sur une planète étrange où ... tout le monde parle comme moi. Tu parles d’une perte de temps !”
Sombre lui accorda à contrecœur un hochement de tête. Mais avant qu’il ait pu poursuivre, Kaseishi prit la parole.
“Nous avons ... trouvé ceci dans le Jardin” dit-il en déposant sur le comptoir la pièce bleutée. Du coin de l'œil, Sombre s'aperçut que la silhouette qui faisait face au robot s’était légèrement décalée de manière à les observer discrètement.
“Ça par exemple ! Je n’en ai pas vu depuis des lustres !” s’exclama le Spationaute. “C’est une Pièce Lunaire. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vous allez pouvoir en tirer un bon prix. Certains ici seront prêts à vous payer grassement pour mettre la main dessus.”
Sombre sourit. Enfin une bonne nouvelle. Elle allait pouvoir enfin quitter ce cailloux triste à mourir, et il lui resterait peut-être même de quoi payer un premier acompte pour son vaisseau selon quelle définition on donnait à “grassement” dans le coin.
“Et il ne vous manque plus qu’un acheteur !” Un homme d’assez petite taille, bien en chair, s’approcha d’eux en souriant. Des bijoux clinquants à chaque doigt et habillé d’une tunique bleue bordée de fils d’or, il respirait l’argent mal acquis et l’eau de cologne au rabais. Mais Sombre n’en avait que faire. Tout ce qui comptait pour elle en cet instant, c'était d’entendre le chiffre qu’allait annoncer le bonhomme, en espérant qu’il comporte quelques décimales.
“Excusez mon entrain, je ne me suis même pas présenté. Jacob Ghor, commerçant de curiosité. Je parcours les mondes à la recherche d’antiquités que certains de nos plus fortunés concitoyens sont prêts à acquérir … à leur juste valeur” leur annonça-t-il, s’efforçant manifestement de se retenir d’appuyer ses propos d’un clin d'œil.
L’arnaque était grossière, mais Sombre s’en fichait. S’il était acheteur et que cela lui suffisait pour partir d’ici, elle s’en satisferait.
“Dites-nous combien vous en donnez au lieu de raconter des conneries” lui intima-t-elle.
“Et bien,” répondit-il d’un air boudeur, “je ne risque pas de vous faire ma réduction spéciale politesse ! Enfin, si vous voulez vraiment savoir … Je peux vous en proposer cinquante mille crédits.”
Sombre était abasourdie. C’était presque suffisant pour acheter une petite navette. Même si elle partageait la somme avec Kaseishi, il lui resterait de quoi fournir un bel acompte pour son vaisseau. Tout ça pratiquement sans effort !
Le guerrier ne semblait pas avoir été affecté par l’annonce du chiffre. Un sourire commença à se dessiner sur les lèvres de Sombre, qui se prit à espérer qu’il n’avait aucun intérêt pour l’argent, et lui laisserait sa part. Après tout, elle ne le connaissait que depuis quelques heures, en tout cas pas suffisamment pour faire des états d’âme. Elle descendit de son tabouret et fit face à Ghor, bien décidée à conclure l’affaire avant qu’il ne change d’avis.
“Et bien …” commença-t-elle, mais elle fut brusquement interrompue par une voix tonitruante venant du fond de la salle.
“Et bien vous allez arrêter tout de suite de vous faire arnaquer.” Celle qui s’était exprimée s’approcha. C’était la femme rousse, que le robot qui l’accompagnait avait suivi.
“Ah ah Ruby, toujours le mot pour rire !” s’exclama Jacob, son sourire se crispant à mesure que la nouvelle venue approchait. “Laisse les honnêtes gens faire affaire, veux-tu ?”
“Les honnêtes gens ? J’ai déjà vu de la propagande sur la réussite de la terraformation de Mars plus honnête que toi !” Habillée d’un pantalon de chantier jaune et d’un débardeur noir, Ruby avait ses bras mécaniques croisés sur sa poitrine. Maintenant qu’elle lui faisait face, Sombre remarque les marques claires qui parsemaient la peau de son visage et de son cou, et probablement du reste de son corps. Enfin, les parties organiques en tout cas.
“Maintenant casse-toi Jacob, ou c’est moi qui te fait passer par la porte sans même l’ouvrir.” Le petit homme sembla vouloir protester, mais il se ravisa. Armée de ses membres cybernétiques, Ruby en était tout à fait capable. Ghor finit par s’éloigner et retourna s'asseoir dans un coin du bar, non sans avoir lancé un regard noir à celle qui l’avait menacé.
Ruby invita Sombre et Kaseishi à sa table. Le robot, qu’elle présenta sous le nom de POL-Y, répondait à chacun de ses ordres. Elle leur expliqua qu’elle l’avait racheté au spatioport de Ganymède, le sauvant ainsi de la casse.
“J’imagine qu’on devrait vous remercier mais j’aurais préféré pouvoir me barrer d’ici rapidement” lança Sombre sans équivoque.
Ruby explosa de rire. “Vous n’avez aucune idée de la valeur de ce que vous avez entre les mains, n’est-ce pas ?” Elle marque une pause, et voyant le regard incrédule de Sombre, ne put réprimer un gloussement supplémentaire.
“Ces pièces sont rares. On dit qu’elles permettent de rencontrer Newt, le Marchand du Bazaar Entre le Temps”. Sombre senti Kaseishi se crisper à l’écoute des derniers mots. Comme si soudainement plus rien n’existait autour de lui que celle qui lui faisait face, le guerrier se pencha plus près de Ruby.
“Entre le Temps ? C'est-à-dire ?” demanda-t-il d’une voix ferme que personne n’aurait osé ignorer.
“Hé doucement mon gars.” lui répondit-elle, visiblement surprise mais pas impressionnée pour autant. “On va d’abord se mettre d’accord sur les termes de notre … association. Je ne fais rien gratuitement. Si j’en suis, c’est pour moi, moi et moi. Et pour la thune.” Elle sourit à cette pensée.
“D’après ce que j’ai appris depuis que je suis ici, le Bazaar Entre le Temps renferme tout un tas d’artefact d’une valeur inimaginable” leur expliqua-t-elle, “donc si on parvient à y accéder ensemble, POL-Y et moi-même profiterons bien évidemment de la moitié du butin. Marché conclu ?” s’enquit-elle, une main d’acier tendue vers Sombre.
Cette dernière jeta un regard à Kaseishi, qui restait de marbre. Elle serra la prothèse métallique, considérant qu’un accord verbal comme celui-ci pourrait être rompu au besoin.
“Parfait !” s’exclama Ruby, “on va pouvoir rentrer dans le vif du sujet. Le truc avec le Bazaar, c’est qu’il est bien caché. Pour être exact, il est situé dans un espace entre le Temps. Impossible d’y accéder sans un portail spécifique, qu’il faut ouvrir grâce à une pièce comme celle que vous avez là. C’est à peu près tout ce que je sais” admit-elle.
“Mais comment faut-il utiliser la pièce ?” demanda Sombre.
“Il faut en faire offrande à un Autel de Newt.” C’était POL-Y qui avait répondu cette fois, de sa voix métallique diffusée par un haut parleur dissimulé dans sa tête.
Sombre réfléchit à toute vitesse. Si ce que lui disait le duo improbable était vrai, elle pourrait gagner de quoi s’acheter un vaisseau dès que cette aventure se terminerait, sans jamais avoir à travailler une fois rentrée sur Ganymède. D’un autre côté, elle pouvait toujours retrouver Jacob Ghor et partir avec les crédits qu’il proposait. Cependant, elle avait le sentiment de pouvoir faire confiance à Ruby. Un peu plus âgée qu’elle, sa nouvelle partenaire semblait avoir roulé sa bosse. Sa connaissance de la Pièce Lunaire et du Bazaar prouvait tout du moins qu’elle avait pour elle l’expérience de cette planète. Et de ce qu’en avait vu Sombre, il fallait ajouter à la connaissance théorique la pratique pour survivre ici.
Alors qu’elle se torturait l’esprit à mettre ses idées en ordre, elle remarqua que Kaseishi n’avait pas quitté Ruby du regard. Il semblait absorbé dans ses pensées. Après tout, c’était grâce à lui qu’ils avaient récupéré la pièce. Sombre admit intérieurement qu’elle ne pouvait pas décemment se passer de l’opinion du guerrier.
“Tu en penses quoi Kaseishi ?” lui demanda-t-elle.
“Nous allons rencontrer Newt, et voyager Entre le Temps.” Son ton catégorique surpris Sombre, mais elle comprit immédiatement que sa décision ne serait pas sujette à discussion.
Elle combattit instinctivement l’idée de se voir imposer la marche à suivre ainsi, mais elle se résolut à l’idée qu’elle n’avait de toute façon rien à perdre. Le vaisseau qui l’avait amené ici était réduit en cendre, et elle n’avait personne à qui elle pourrait manquer. Il ne lui restait que ce qu’elle avait avec elle : sa tête, son arc et son désespoir. Alors pourquoi ne pas tout miser sur cette expédition ?