La Menace de Chronos
Chapitre 12 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre XI –
10231 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 13/07/2023 01:06
– Chapitre XI –
« Vous avez le défaut de bien des femmes. Vous avez besoin de sauver quelqu’un. » – Marcel Dubé.
Sur le lit de la cellule où on le retenait en détention provisoire, Raphaël se redressa d’un bond.
Un très mauvais pressentiment l’étreignait, comme si quelqu’un, quelque part, rencontrait des ennuis.
Il ne s’expliquait pas cette sensation ; un genre de phénomène typique des films, mais il l’avait clairement ressentie. Il glissa sa main dans ses cheveux et jeta un coup d’œil à Fondue. On l’autorisait à garder son chien – ou plutôt, ce dernier refusait de quitter son maître – à titre exceptionnel. Il pouvait même le promener dans un espace aménagé, sous escorte policière. Un petit réconfort.
Qui donc pouvait avoir des problèmes ? Il s’agissait de la première fois que le rouquin ressentait une émotion aussi forte, aussi violente. Il se rallongea dans son lit, en soupirant. De toute façon, là où il croupissait, il se trouvait dans l’incapacité d’agir. On lui avait prêté des vêtements propres, et accepté qu’il conservât son costume de Fantôme R – même si le porter ne revêtait plus de sens, à présent. Fantôme R déchu, coffré par la police, toute la gloire et le prestige associés à ce si célèbre nom s’effondraient : Fantôme R en prison, ce n’était plus vraiment Fantôme R.
Plusieurs fois, Charlie et son père lui avaient rendu visite, mais il avait refusé de divulguer la moindre information sur son identité civile ; hors de question de donner son adresse ou le moindre autre détail privé.
Mine de rien, il s’était confié à Charlotte bien plus qu’il ne l’aurait imaginé. Il avait eu du mal à la reconnaître, la première fois, dans sa tenue de détective. Il n’en restait pas moins qu’elle lui apparaissait sympathique. Il l’avait d’abord pensée heureuse de le coincer enfin, tout comme son inspecteur de père, mais que nenni. Au contraire, elle ressentait même de la pitié pour lui, elle, Charlotte Vergier !
De fil en aiguille, ils avaient appris à se connaître un peu. Le rouquin avait découvert qu’elle appréciait le football et qu’elle savait manier un deltaplane – qui l’eût cru ? Il lui avait avoué avoir perdu sa mère, danseuse étoile, très jeune. Elle avait parlé d’Emma, sans toutefois lui révéler de quoi sa mère était morte.
– Et ton père, il est où ?
– Je ne sais pas, avait-il répondu en haussant les épaules.
Elle avait vite compris l’inutilité d’insister, et embrayé sur son propre paternel, qui, d’après elle fumait bien trop. Ils avaient échangé quelques banalités : le lycée, les amis, les moments de bonheur comme les coups de galère.
– Je ne pense pas que tu sois mauvais, dans le fond. Tu as bien une motivation pour faire ça ?
Il s’était aussitôt renfermé sur lui-même.
– Ouais, j’ai mes raisons, et, entre nous, tu veux pas savoir.
– On pourrait te libérer plus facilement, si tu coopérais, avait-elle répondu en soupirant. Tu cherches à protéger quelqu’un ? Mauvaise idée, c’est toi qui perdras tout.
Elle avait hésité un moment, avant de lui proposer un marché. Elle savait que son père la tuerait à coup sûr, quand il saurait ça, mais ça lui paraissait plutôt sensé. Elle sentait depuis un bout de temps que quelque chose de pas net se tramait en ville – des rumeurs comme quoi des Chevaliers patrouillaient dans la capitale et effrayaient la population. Sauf que son père refusait de la croire. Peut-être qu’elle pouvait trouver un terrain d’entente avec Fantôme R, à ce sujet ? Il renvoyait une image moins classe, sans son superbe costume, et même si elle ne le connaissait pas beaucoup, elle ne doutait pas d’une coopération entre eux, si la situation l’exigeait.
Et actuellement, c’était le cas.
– Écoute, j’en sais pas mal sur l’incident du Mystère. Si tu m’en dis plus sur toi, je pourrai peut-être te donner des informations intéressantes. Tu cherchais bien des dossiers, dans le bureau de mon père ?
Il avait levé le sourcil, intrigué. L’incident du Mystère ? S’agissait-il de l’un de ces documents sur lesquels il avait voulu mettre la main, avant qu’on ne l’enfermât ? Depuis plusieurs jours coincé ici, il n’avait pas regardé les actualités.
Il avait réfléchi à accepter sa proposition. Il ne pouvait pas risquer tant que ça, en expliquant la vérité, la responsabilité revenait à son père, pas à lui ! Mais se résoudre à l’idée de le trahir était difficile. Raphaël voulait connaître la version des faits d’Isaac, avant de l’envoyer pourrir en taule pour de longues années.
Aussi avait-il commencé à s’expliquer, à demi-mot. Charlotte comprendrait.
– Si je vole les tableaux, c’est parce que–
– Charlotte ! Qu’est-ce que tu fabriques là ? Je suis le seul habilité à l’interroger !
Paul les avait interrompus, furieux. Sa fille avait protesté, mais sans succès. Raphaël était néanmoins parvenu à lui souffler une dernière réplique.
– Si j’étais toi, je ferais expertiser les tableaux des musées. Et pas un mot à ton père, avait-il déclaré en posant un index sur ses lèvres.
– Napoléon, avait-elle répondu. Son tombeau a été volé il y a trois ans, et il est de retour pour un gros coup, accompagné d’un certain « Graf ».
Et maintenant ?
Raphaël avait manqué de rire au nez de la détective, dans un premier temps. Ensuite, la déception l’avait envahi. Napoléon, ressuscité ? Ça relevait de la science-fiction, impossible de concevoir une telle absurdité. Charlotte n’avait rien trouvé de mieux, vraiment ? Il s’en était beaucoup voulu, de lui avoir dit, pour les tableaux. Mais une part de lui considérait cependant l’hypothèse loufoque de la résurrection de l’empereur ; quel intérêt aurait eu Charlie à mentir ?
Il renifla et toussa. L’austérité de la cellule le gênait, mais les autres geôles ne valaient pas mieux. Il n’arrêtait pas de penser à Napoléon, au point même d’en cauchemarder. Il fallait l’arrêter, pour peu qu’il fût bel et bien en vie. Savoir Paris menacée l’angoissait. Seules les visites de la fille de Paul lui permettaient de s’aérer l’esprit. Et de là, il avait compris une chose.
Il commençait à vraiment aimer Charlie Vergier.
La manière dont elle avait posé sa main sur la paroi en plexiglas pour le réconforter, la douceur de la voix avec laquelle elle lui avait parlé pour le rassurer, son visage emprunt de maturité mais qui conservait quelque chose d’enfantin, tous ces détails le troublaient, sans qu’il ne se l’expliquât. Malgré leur inimitié, quelque chose de plus profond que ça s’instaurait, entre eux. Et puis, Charlotte se comportait de façon bien trop amicale, pour quelqu’un qui s’autoproclamait l’adversaire du grand Fantôme R.
Il ne pouvait s’empêcher de penser que, lors de leur dernière entrevue, sans vitre pour les séparer…
Elle l’aurait embrassé.
Sur la bouche.
À n’en pas douter. Et il ne se sentait pas encore prêt, pour ça. Certes, on ne pouvait nier la beauté et la désirabilité de Charlotte. Lui-même n’aurait pas refusé un baiser, mais un sentiment au fond de lui le retenait d’aller plus loin.
D’abord, question de lucidité : elle descendait d’un flic, lui jouait les criminels – ce qui compromettait sérieusement leur avenir de couple. Et puis, ensuite, il ne pouvait pas s’engager. Il sentait, que, depuis ce soir du dix juillet, où rien ne s’était déroulé comme prévu, quelqu’un d’autre, sans qu’il n’arrivât à savoir comment, avait capturé son cœur. Le comble pour un voleur de se faire voler ! Pourtant, il n’entretenait de relation amoureuse avec personne, pas vrai ? Alors pourquoi se sentait-il aussi mal à l’idée même d’envisager de sortir avec Charlotte ? Le genre de mal-être qui s’emparait de vous quand vous trompiez votre petite amie ?
Il rigola. Qui aurait-il bien pu blesser, en tombant amoureux de Charlie ? Ce n’était pas comme si, quelque part dans Paris, se trouvait une charmante jeune fille de son âge, avec qui il aurait dû vivre des aventures, et pour qui il aurait éprouvé des sentiments, même en refusant de les admettre. Si une fille comme ça avait existé, il l’aurait déjà rencontrée, un beau soir, sur les Champs-Élysées. Leurs regards se seraient croisés, et ensuite, ils se seraient retrouvés sur le pont Alexandre III, avant qu’il ne l’emmenât dans son appartement. Ils auraient visité Notre-Dame, Versailles, et puis…
Il se redressa soudain, surpris : quelqu’un s’arrêtait devant la porte de sa cellule ; Fondue releva la tête et grogna. Son maître fronça les sourcils, peinant à reconnaître la silhouette dans l’obscurité.
Lorsqu’il discerna enfin l’identité de l’individu, son cœur bondit dans sa poitrine.
***
J’étais restée jusqu’au coup de fil de Jean-François, et sa fière annonce de la récupération de Marie. Entendre son cri de détresse dans le téléphone avait failli me faire rendre mon quatre heures. Ça m’avait à ce point écœurée que j’avais dû m’asseoir cinq minutes sur le bord de la fontaine, laissant Bonar partir devant. Je lui avais affirmé que tout allait bien, et il avait en toute logique rejoint Jean-François et Isaac dans la voiture, pour se rendre aux Invalides, non sans me rappeler au passage la position privilégiée qui m’attendait, demain. C’est leur planque secrète ; où auraient-ils pu emmener Marie, sinon ?
Napoléon m’avait même demandé de m’occuper demain de « la clé du commencement » comme il aimait l’appeler. J’avais refusé en indiquant avoir encore foule de détails à préparer, et mon indisponibilité très probable jusqu’à l’avènement de son trésor – en vérité, j’avais un plan en tête, et besoin de tranquillité pour le réaliser. L’empereur paraissait avoir compris et n’avait pas protesté outre mesure. J’espère juste qu’Isaac, comme convenu, aura libéré Raphaël… Le rouquin veillerait ainsi sur la violoniste, lorsque je l’aurais tirée d’affaire – pour peu que j’y arrivasse.
J’avais un temps songé à ramener l’adolescente à sa mère, mais surgissaient alors deux problèmes : en premier, je doutais que Marie accepterait de rester avec la duchesse, après le violent refus essuyé de la part de cette dernière ; non pas que je considérasse la violoniste comme rancunière, mais rien ne me prouvait qu’elle pouvait se confronter à la duchesse de nouveau. Et Élisabeth, à ce propos, qu’aurait-elle dit, en nous voyant débarquer toutes les deux, à son manoir, en pleine nuit ? Je lui avais promis de veiller sur sa fille, et ça sous-entendait par mes propres moyens. Bref, réunir mère et fille dès ce soir causerait plus d’ennuis qu’autre chose.
En tous les cas, me lamenter au bord d’une vieille fontaine ne m’aiderait pas à réparer les dégâts. Je ne disposais pas de beaucoup de temps pour sauver Marie, la ramener à Raphaël, et prévenir la duchesse – il fallait convaincre Élisabeth de se cacher, parce que si les Chevaliers ne la trouvaient pas chez elle demain, ils mèneraient peut-être avec plus de difficulté leur projet à bien ; tout ce qui jouait en leur défaveur s’avérait de toute façon bon à prendre. Allez, il faut se dépêcher de quitter le château et de rejoindre les Invalides.
Retournant à l’intérieur du palace, je gagnai les coulisses. Il me reste une chose à faire… À mon grand bonheur, l’instrument de Marie patientait en attendant mon arrivée – Léonard comme Graf comptaient sans doute sur moi pour le ramener ; une tâche ingrate, de leur point de vue, mais pas du mien. Ou alors ils ont complètement oublié cet élément, et enverront un Chevalier le récupérer… Je soupirai et glissai mes bras dans les sangles pour caler l’étui contre mon dos, avant de sortir du château par le hall d’accueil.
Sur mon passage, je croisai des invités complètement secoués, que des policiers interrogeaient. Les témoins évoquaient Napoléon et des Chevaliers. Bonar et le cousin d’Élisabeth avaient bien ficelé leur coup, songeai-je avec amertume, tandis que je marchais pour rejoindre la rive gauche du château. Mon objectif : grimper dans le RER C, qui me conduirait après une dizaine d’escales tout près des Invalides ; Noël n’avait pas attendu après nous pour s’en aller avec son bus. Mais le trajet en RER nécessitait quand même cinquante minutes…
Une chaleur étouffante envahissait le train. La boîte entre mes jambes, je plaçai mon casque sur mes oreilles, n’écoutant qu’à moitié la musique, tant le sort de Marie me préoccupait – et Raphaël n’était pas en reste non plus. Je fermai les yeux, essayant de me détendre. Les secondes me paraissaient interminables, et l’angoisse autant que la fatigue me rongeaient.
J’écrasai un bâillement et regardai l’heure sur mon smartphone : bientôt dix heures du soir. Ma seule envie : arriver le plus rapidement possible. Normalement, je devrais parvenir à destination peu de temps après Jean-François. J’espère qu’ils n’ont pas l’intention de retenir Marie captive ailleurs qu’aux Invalides, parce qu’autrement, songeai-je en déglutissant, autrement, tout est fini. Et j’avais beau essayer de garder de l’optimisme, c’était bien plus facile à dire qu’à faire. Mais comment la violoniste se débrouillait-elle, pour ne jamais avoir le moral qui flanchait ? Il faudrait qu’elle m’expliquât. Courage, Gwen, tu peux le faire ! Comme tentative d’auto-encouragement, on ne pouvait pas dire que ça marchait du tonnerre.
Enfin, le RER C atteignit mon arrêt, et, je courus presque pour rejoindre l’Hôtel des Invalides ; le boîtier rebondissait contre ma colonne vertébrale, et ma sacoche contre mes hanches. Pas mal de monde fréquentait encore les rues, à cette heure de la soirée, et plusieurs Parisiens me regardèrent cavaler, avec une expression étonnée sur leurs visages. Dans la hâte, je me trompai de chemin, ce qui n’arrangea pas l’état d’urgence dans lequel je me trouvais, loin de là.
Ouf ! Le toit du bâtiment annonça ma victoire. Une Volkswagen noire garée devant le monument annonçait que Graf, Bonar et Marie se trouvaient à l’intérieur. J’espère qu’Isaac a trouvé le moyen d’aller sauver Raphaël et qu’il n’y aura pas de problème. J’ai besoin de son appart pour héberger Marie ! Le musée était fermé, à cette heure, mais Graf devait en détenir la clef, on parlait de sa cachette secrète, après tout. Et Dieu merci, cet idiot n’a pas verrouillé derrière lui. Même le tombeau n’avait pas été remis à sa place, pour camoufler le passage qui menait au repère. Je sais qu’il n’y a plus grand monde qui risque de venir vous déranger à présent, mais ça n’empêche pas d’user de prudence… Des policiers patrouillent ici…
Je m’enfonçai sous terre, avec le moins de bruit possible, pour éviter qu’on me repérât trop aisément. L’odeur – mélange de moisi et de putréfaction –, encore plus désagréable que lors de ma dernière visite, empestait l’air, et j’ignorais toujours autant s’il s’agissait d’égouts ou de catacombes. Longeant la rivière trouble qui transportait divers déchets plus incongrus les uns que les autres, voir mon chemin éclairé par des torches flamboyantes me soulagea. Quelques fois, j’entendais le bruit métallique de l’armure de quelques Chevaliers diaboliques qui patrouillaient, et discutaient entre eux d’une voix grave. Heureusement, je savais avancer avec discrétion.
Les souterrains se divisaient à plusieurs endroits. En continuant tout droit, on arrivait dans la salle du trône de Bonar. Il me semblait me souvenir de l’aménagement de lits, pour les sbires de Napoléon. Et pas que… Mince, où sont les cachots, là-dedans ? Sur la droite ou la gauche ? Et à quel niveau ? Sans rien pour me guider, ça s’annonçait difficile. S’il vous plaît, j’ai besoin d’aide…
Alors que je commençais à désespérer, une coccinelle apparut en voletant dans mon champ de vision. … Quoi ? Je levai ma main, sur laquelle elle se posa un instant, avant de reprendre son envol vers l’un des couloirs.
Est-ce que ce pourrait être… ? Je secouai la tête. Plus tard. Si je suis ce petit insecte, il me guidera jusqu’à Marie. J’en étais convaincue.
Je continuai à avancer, tout en restant prudente, sans lâcher la créature des yeux. Je ne pouvais pas appeler la blonde, on risquait de me repérer, mais la bête porte-bonheur, elle, m’orienterait. Après plusieurs centaines de mètres et quelques Chevaliers évités, ma guide tourna à gauche à un embranchement et je l’imitai ; les sanglots de Marie résonnèrent à mes oreilles. Tiens bon, ma belle, j’arrive !
La galerie débouchait sur une large salle, un peu éclairée par des flambeaux, et qui contenait environ une dizaine de cellules. Des crânes – humains ? – « décoraient » les murs, et on entendait le couinement d’un rat ou quelque autre rongeur ; une araignée descendit du plafond, accrochée à son fil blanc, et se posta devant mes yeux, m’observant avec curiosité. Je reculai d’un pas, dégoûtée, et cherchait Marie du regard. Elle attendait dans la première cellule, recroquevillée sur elle-même, son visage enfoui dans ses genoux qu’elle entourait de ses bras. Ses pleurs alternaient avec ses reniflements, et elle ne m’avait pas entendue ; la coccinelle virevolta autour d’elle, puis se posa au sol. Ouf, tu es là ! Je suis tellement heureuse de revoir, tu n’as pas idée ! Je m’avançai vers elle, agrippant les barreaux de sa cellule.
– Marie ! Tu vas bien ?
Elle releva la tête, surprise.
– G… Gwen ? demanda-t-elle en reniflant.
– Attends, je vais te sortir de là.
À Versailles, j’avais utilisé des épingles à cheveux pour arranger ma coiffure, et eu la présence d’esprit de les conserver. J’espère que ça va fonctionner. Ça rappelait beaucoup le « cliché hollywoodien », mais parfois, rien ne marchait mieux que les clichés. D’autant que je n’ai pas très envie de dérober la clé aux Chevaliers… songeai-je, en insérant l’épingle dans la serrure. Je trafiquai le mécanisme, qui me résista pendant plusieurs secondes, avant de se débloquer, pour notre plus grand soulagement ; je poussai la porte, qui s’ouvrit toute seule. L’adolescente n’attendit pas pour sortir de sa geôle, et me sauta dans les bras. Là… C’est fini… Désolée, Marie. Si j’avais pu t’éviter ça, j’aurais sauté sur l’occasion, mais ça aurait trop éveillé les soupçons de l’organisation.
– Gwen ! s’exclama-t-elle en m’enlaçant. J’étais tellement inquiète pour toi !
Tu es adorable, à toujours te préoccuper des autres. Pardon de t’avoir fait peur. Ça s’était joué… à une épingle à cheveux. Respirer le doux parfum enivrant de l’adolescente, la sentir serrée contre moi… Ça me rappelait des moments d’enfance, ceux passés avec elle. Elle n’aurait pas voulu que je me comportasse de façon aussi égoïste que les premiers jours. J’avais été une belle idiote, à vouloir tout envoyer valdinguer, sans jamais penser aux autres. Et qu’est-ce que j’avais cru ? Lorsque l’organisation n’aurait plus besoin de moi, elle s’occuperait de mon cas, d’une manière ou d’une autre. Ils n’hésitaient pas à tuer…
Et à présent, l’occasion inespérée de me racheter se présentait à moi. S’il n’est pas trop tard, du moins. J’arrangerais tout, et je recollerais les morceaux. Pas question de me planter, cette fois. Les jardins suspendus ne sortiraient que demain, on pouvait encore empêcher ça, et combattre main dans la main. De tout problème découlait une solution. Et puis, je possédais toujours un coup d’avance : je connaissais la suite des événements.
– Je vais bien. Ça va, tu n’as rien ?
Elle se dégagea de mon étreinte, et posa ses yeux bleus sur moi – ils brillaient avec beaucoup d’intensité. Les larmes avaient laissé des sillages clairement visibles sur ses joues, et ses traits s’étaient creusés.
– Non… Merci d’être venue me secourir. Comment as-tu su que j’étais ici ?
– C’est… une longue histoire, répondis-je, un peu hésitante. Vu que Napoléon nous poursuit sans relâche et que son tombeau a été volé, j’ai… pensé que ça valait le coup d’enquêter ici. Ça plus l’intuition féminine et de l’aide de la part des gens du coin.
Je ne peux pas lui expliquer que c’est le repaire secret de Bonar, et que je suis – ou plutôt était – mêlée à l’organisation. Je ne veux plus rien à voir à faire avec elle. La musicienne acquiesça sans un mot, essuyant une larme au coin de son œil. La pauvre méritait bien un peu de repos. J’allais la ramener à Raphaël, et il prendrait soin d’elle. Marie détourna le regard, se frictionnant les bras. Son teint perdit de l’éclat, et ses lèvres tremblèrent.
– Il faut que je te dise… Jean-François… Il… C’est lui qui…
– Il est de mèche avec Napoléon, je sais. J’ai reconnu sa voix, dans le téléphone, ajoutai-je précipitamment, devant l’air surpris de la blonde.
Mince, surveille tes propos, Gwen, ma grande !
– Je ne parviens toujours pas à croire qu’il m’ait manipulée depuis tout ce temps, fit-elle en enfouissant son visage dans ses mains.
Je la serrai dans mes bras, et la berçai, récitant une chanson. Après toutes ces années, le choc émotionnel devait être terrible. Ça va s’arranger… Je te l’ai promis, à Montmartre, et je respecterai cet engagement. Je ne trouvais pas de mots pour lui exprimer ma profonde désolation. Je ne méritais même pas la confiance qu’elle m’accordait depuis notre rencontre. Et le plus terrible ? Mon manque de courage ne me permettait même pas de lui avouer toute la vérité. Je n’étais qu’une lâche, rien de plus. Je ne savais pas comment la consoler, par-dessus le marché. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, mais ça affecte quand même gravement le moral.
Je me détachai de Marie et lui souris. Nous devions nous serrer les coudes et ne pas nous laisser abattre, nous pouvions surmonter tout cela. Un avenir rayonnant attendait la blonde. Hors de question de flancher. Elle retrouverait son petit copain, et tout se déroulerait pour le mieux.
– Regarde ce que j’ai récupéré ! indiquai-je en me tournant légèrement.
– Mon violon ! Merci beaucoup… Ça me soulage tellement… !
Je sais combien tu y tiens. Et si ça peut te remonter le moral… alors je suis comblée de joie.
Elle inspira un grand coup, et serra les poings, plus déterminée que jamais. J’aime ton attitude combattive, Marie ! Tu as un mental d’acier. Et rares étaient les filles comme elles. Elle m’avait dit, lors de notre première nuit, qu’elle me trouvait spéciale, et que qu’il ne s’agissait pas d’un hasard si nous nous étions rencontrées… C’est vrai. Et tu peux compter sur moi, maintenant.
J’attrapai la blonde par le poignet ; il fallait sortir d’ici au plus vite. La coccinelle voleta de nouveau et nous la suivîmes tandis qu’elle montrait le chemin. Nous dûmes encore une fois nous méfier des Chevaliers diaboliques qui rôdaient encore et toujours dans les parages, restant collées l’une à l’autre. Ça me rappelle Fantôme R qui se cache derrière des statues pour infiltrer le Louvre, c’est pile la même situation, songeai-je, cachée derrière un mur, à vérifier que personne ne surveillait le passage. Continuant toujours tout droit, aussi discrètes que des souris, nous quittâmes enfin le repaire, abandonnant les Invalides pour regagner l’air frais du dehors. Ça fait du bien ! Et quel contraste avec les odeurs nauséabondes des souterrains ! Merci, chère amie, nous t’en devons une, songeai-je en observant notre guide disparaître pour de bon dans l’obscurité parisienne.
– Où pourrions-nous aller, maintenant ? interrogea avec tristesse la blonde. Je ne connais que Saint-Louré, et à présent…
Sa tête se baissa ; elle n’acheva pas sa phrase, même si j’en devinais la fin.
– Je connais un… ami, chez qui tu pourras passer la nuit en toute tranquillité, lui indiquai-je, un peu hésitante. Si tu es d’accord, bien sûr.
– Tu sais que je te f ais confiance, répondit-elle d’emblée, en serrant les mains contre sa poitrine. De toute façon, je ne vois pas d’autre option.
Même à nous deux, nous ne disposions pas d’assez d’argent pour payer un hôtel. Et les Vergier risquaient de nous questionner sans relâche, inutile de compter sur la police. Cela dit, pas sûre que Raphaël me considère comme une amie… Et encore, il ignorait ma responsabilité dans la destruction de sa vie. Qu’est-ce que ça aurait été, sinon !
En plus, il restait encore un problème : confier la blonde au rouquin ne signifiait pas que celui-ci accepterait, et puis, même s’il nous aidait, il ne pourrait pas cacher la violoniste pour toujours. L’organisation ne renoncerait pas… Pas avant d’avoir capturé Marie. Je ne peux quand même pas lui faire quitter la ville et demander à ce qu’elle change d’identité ! songeai-je tandis que nous passions devant le musée Rodin. Non, je devais employer une autre méthode.
Au carrefour où se situait l’immeuble du rouquin, nos profitâmes d’un locataire qui sortait pour entrer dans l’enceinte du bâtiment. Je jetai un œil sur les boîtes aux lettres, cherchant le numéro correspondant à l’appartement qu’habitait Raphaël. Le premier à gauche, au rez-de-chaussée. Seigneur, s’il vous plaît, faites qu’il soit là… Je regrette tous les péchés que j’ai commis, et j’implore votre aide. Je ne me considérais pas plus croyante que cela, mais aux grands maux les grands moyens.
De son côté, la blonde paraissait très mal-à-l’aise, comme si elle ne se sentait pas à sa place.
– Tu es sûre qu’on ne l’importune pas, à cette heure ? Je ne le connais pas, et je ne voudrais pas m’imposer…
Que répondre à cela ?
– Non, pas du tout, ne t’inquiète pas. On peut vraiment lui faire confiance, affirmai-je en souriant.
Après cette tentative de rassurement, je frappai plusieurs coups bruyants à la porte du rouquin, avant d’appuyer sur la sonnette. Je dus me retenir pour ne pas marteler le bouton et la porte – ça n’aurait pas du tout joué en ma faveur.
Mais j’avais vraiment besoin de lui.
Maintenant.
Soudain, le bruit d’une clé qu’on tournait dans une serrure s’éleva, et la porte pivota sur elle-même dans un grincement aigu. Je retins ma respiration, n’osant y croire. Il me sembla même que mon cœur s’arrêtait de battre. Pourtant, une chevelure rousse, aux yeux noisette dissimulés derrière des lunettes rondes, passa la tête par l’entrebâillement de la porte. Raphaël se tenait là, en pyjama, mais pourtant parfaitement réveillé, comme s’il avait su que nous viendrions. Il ne semblait pas trop avoir souffert de son séjour en prison.
Raphaël… ! Bon sang ! Pour un peu, je lui aurais sauté au cou, alors que la responsabilité de ses malheurs – une bonne partie du moins – me revenait. Je n’aurais jamais cru dire ça, mais le revoir me procurait une immense sensation de plaisir.
Certaines mèches de sa tignasse retombaient devant ses yeux ; il les chassa d’un geste de la main. Fondue aboya en nous voyant, mais son maître le calma. Je lui adressai un sourire amical, pour le mettre en confiance ; il ne nous connaissait pas, après tout. Bon, je ne veux pas monter la pression, mais il y a urgence, là. Pas de temps à perdre. Aussi pris-je les devants. L’important était d’user de douceur.
– Bonsoir Raphaël. Excuse-moi de te déranger si tard, mais j’ai un service à te demander.
– Bonsoir. J’ai cru comprendre ça, oui.
Oh. J’entrouvris les lèvres, surprise. Il connaissait déjà notre situation. Si c’est le cas, Isaac aura au moins le mérite de parler de l’essentiel. J’ignorais la teneur de la discussion entre le père et son fils, mais je m’occuperais de cela plus tard. Si nous restions plantés ainsi sur le seuil, la blonde risquait de penser que nous nous comportions de façon vraiment bizarre pour des amis – bien sûr, puisque nous ne l’étions pas.
Le rouquin jeta un œil derrière moi, où se cachait Marie, par gêne sans doute. Bien sûr, il veut voir qui m’accompagne. Je me décalai de quelques pas sur la droite pour leur permettre de se rencontrer enfin, une rencontre qui aurait dû avoir lieu depuis bien longtemps déjà.
Leurs regards se croisèrent aussitôt, et ils restèrent ainsi, les lèvres entrouvertes, et sans se quitter des yeux, pendant des secondes interminables. Eh bien. Ça colle impeccable, entre vous, on dirait. C’est vraiment le coup de foudre, hein ? Marie détourna le regard et baissa les yeux, ses joues devenant d’un coup pivoine très vif. Raphaël, pas moins rouge, secoua la tête et passa la main dans ses cheveux, assez gêné. Il souhaita prononcer quelques mots, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. À la place, il continua de fixer l’adolescente sans lui parler, tandis que celle-ci regardait ailleurs d’un air innocent.
Un léger toussotement de ma part les ramena sur terre ; l’adolescent m’invita à entrer d’un signe de la main tandis qu’il retournait dans son appartement. Toujours quelque peu décontenancée, j’indiquai à Marie de me suivre ; elle hocha la tête sans rien ajouter et une fois dans l’entrée, referma même la porte derrière elle. En silence, nous suivîmes Raphaël jusqu’à sa chambre.
De taille correcte, la pièce comportait un lit simple calé dans un coin, près d’un chevalet. Une carte de France surplombait la couche, et un tapis émeraude aux motifs spéciaux habillait le sol. Plus loin, sur la droite se trouvait un bureau vert ainsi qu’une chaise, sur laquelle le futur étudiant s’installa sans hésitation, à califourchon, le dossier devant lui et ses deux bras reposant sur le haut dudit dossier.
– Asseyez-vous, proposa-t-il en désignant le lit.
Je n’en ressentais pas l’envie, au contraire de Marie. J’ôtai l’étui de mon dos et le posai à mes pieds, avec ma sacoche, avant de m’adosser à un mur non loin du secrétaire et de croiser les bras. Bien, il y a quelques points qu’il va nous falloir discuter… J’ignorais par où commencer, d’autant plus que je ne savais pas à quel point Isaac avait informé son garçon de ce qui se tramait en ce moment. Et nous disposions de si peu de temps…
– Alors, hmm, comme je te le disais, j’ai une amie qui aurait besoin que tu l’héberges, cette nuit et…
Je relevai la tête et m’interrompis en remarquant que Raphaël ne m’écoutait pas le moins du monde. Il regardait la blonde, qui le regardait en retour ; leurs joues rosissaient à nouveau. Dites-le si je dérange, surtout. La musicienne replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, ses joues brûlantes. Raphaël, sous le charme lui aussi, la dévorait du regard, quoique de la gêne transparut dans son attitude. Si j’avais su que les séparer même peu de temps les troublerait autant… Ils roucouleraient plus tard, pour le moment le plus urgent se résumait à sauver la ville ; le jeune garçon devait m’écouter.
– Elle s’appelle Marie.
L’alter ego de Fantôme R porta son attention sur moi, et soudain – miracle ! – il parut enfin se souvenir de mon existence.
– Euh, quoi… ?
– Son nom. C’est Marie. Je te le dis parce que tu ne lui as pas encore demandé. Est-ce tu as de la place pour elle, cette nuit ?
Il acquiesça, et se tourna vers l’intéressée.
– Alors, c’est toi qui as besoin d’un endroit où dormir ?
– Si ça ne te gêne pas…
– Pas du tout.
Un sourire chaleureux ponctua ses mots, et elle le lui rendit avec non moins de douceur. Moi-même je reconnaissais fondre devant cette scène, mais le sens des priorités avant tout.
– Raphaël, pardon de t’importuner ce soir, mais il se passe des événements inquiétants, en ville, et nous n’avions pas d’autre choix…
– J’imagine que c’est à propos du faux Napoléon ?
Quoi ? Je décroisai les bras. Il savait pour… ?
– A… Attends, hésita Marie, les mains contre sa poitrine. Le… faux Napoléon ?
Tournant la tête vers elle, Raphaël arqua un sourcil.
– Bien sûr. Le vrai est mort depuis plus de deux siècles, celui qui terrorise la ville n’est qu’une imposture, ça me semble évident.
Ce n’est pas faux… Cela dit, l’organisation a bel et bien ressuscité le vrai Napoléon. Son imitateur lui prépare juste la place. Quant à savoir si Bonar se soumettrait au véritable empereur ou prendrait goût au pouvoir, seul l’avenir apporterait une réponse.
– En tout cas, déclarai-je, ce type nous pourchasse depuis plusieurs jours. Enfin, surtout Marie. Il faut le stopper.
– Quel peut bien être son but… ? s’interrogea le rouquin, comme pour lui-même.
Ah. Il existait des points qui lui échappaient.
– Il a parlé d’un trésor perdu… commença la violoniste, songeuse.
– Exact, approuvai-je. Et je pense qu’il s’agit des jardins suspendus de Babylone.
Les deux adolescents me regardèrent, stupéfaits, et je me préparai à la longue série de questions à venir. Je le savais, je devais user de précautions en révélant de telles informations, sinon je risquais d’éveiller leurs soupçons. Connaître le futur peut être autant un avantage qu’un inconvénient.
Lorsque tous les deux me demandèrent de plus amples informations, je réfléchis avec soin à la stratégie à adopter. Si je ne souhaitais pas me trahir et révéler mes liens avec l’organisation, il me revenait de fournir une réponse cohérente. Je jetai un œil sur ma gauche à la volumineuse bibliothèque qui s’étalait sur le mur du fond. Elle regorgeait de divers livres tous différents qui s’entassaient sur les étagères. Certains doivent traiter d’histoire… Mais évoquent-ils aussi la civilisation de Babylone et les jardins suspendus ? Je pouvais déclarer que j’avais vu le trésor de Napoléon mentionné dans des livres, d’autant que ma visite aux Archives avec Marie plus tôt dans la journée corroborait sans trop de difficultés cette théorie. Si seulement nous avions pu nous rendre chez la duchesse… Elle possède à coup sûr de nombreux volumes sur la Mésopotamie…
Mes yeux s’écarquillèrent. Mais bien sûr ! Je tenais mon excuse. La chambre d’Élisabeth recèle un espace secret. Et dedans il y a ce tableau, de Diodorus… qui révèle la véritable nature des jardins. C’est un tableau célèbre, il doit forcément être consultable sur internet.
Je sortis mon téléphone de ma poche et effectuai des recherches. Derrière Diodorus, plus connu comme Diodore de Sicile, se cachait en réalité un historien grec du premier siècle avant Jésus-Christ, contemporain de Jules César, connu pour sa Bibliothèque historique, regroupant une quarantaine de livres dont il n’en restait plus que quinze de nos jours. Le deuxième tome évoquait la civilisation babylonienne, et comportait un passage très détaillé de Diodorus sur les jardins suspendus. Il avait même réalisé un tableau ensuite – le seul de toute sa vie – pour illustrer ses propos. La mère de Marie possédait à coup sûr l’original.
L’image de la peinture lorsqu’elle s’afficha en grand sur mon smartphone m’effraya. On ressentait le pouvoir destructeur de cette structure rien qu’en la regardant, et je frissonnai. Et dire qu’hier matin encore, j’étais prête à faire sortir une telle arme de terre… Je me dégoûte.
De son côté, le rouquin grelottait et se leva pour augmenter la température du radiateur, manquant de glisser sur le grand tapis vert recouvrant une partie du sol en parquet de la pièce. Mais comment se débrouillait-il, pour vivre ? L’organisation avait toujours payé les appartements dans lesquels j’avais habité, mais lui avait dû trouver des jobs à mi-temps, un peu d’aide de la part de voisins, amis et associations, et puis, il avait sans doute recouru au vol, et pas qu’une fois. C’est vrai que, comparé à ça, être la fille d’une duchesse, c’est très avantageux. Même si Marie avait grandi dans un couvent, jusqu’à présent.
Profitant de la proximité de Raphaël, je lui tendis mon téléphone pour lui permettre de voir l’image.
– En histoire, au collège, je me rappelle que pour son cours sur Napoléon, notre professeur nous avait montré cette photo.
Il s’agissait d’un mensonge, mais je ne pouvais leur dire que mes connaissances sur le sujet provenaient de l’organisation.
– Il y a une description. « Cette structure fut construite par les anciens de Mésopotamie, adorateurs du dieu de la lune, Sin », lut-il à voix haute. Alors, ce serait ça, le vrai trésor de Bonaparte… ?
Ses yeux restèrent figés un moment sur l’écran. Ses traits trahissaient son inquiétude, mais également son incompréhension. Il se demande sûrement comment un monument construit par une ancienne civilisation est devenue la propriété d’un empereur décédé depuis deux siècles. La culture babylonienne et celle française paraissaient s’être mélangées d’une manière ou d’une autre – la fille d’Élisabeth en représentait un parfait exemple, au vu de ses origines –, et maintenant… le pire menaçait d’arriver.
– Napoléon cherche « la couronne du dragon » déclara la musicienne. S’il ne s’agit pas du vrai trésor, elle doit être liée aux jardins.
Dans l’intervalle, je m’approchai d’elle et lui passai mon smartphone rendu par le rouquin pour qu’elle regarde elle aussi le tableau.
– En tous les cas, il nous faut un plan d’action, soulignai-je en revenant vers l’adolescent près du radiateur. J’ai réussi à sauver Marie de la geôle où les sbires de l’empereur la retenaient, mais ils vont vite remarquer son absence.
– Ces gens sont fous… souffla le fils d’Isaac en secouant la tête. Tu as une idée ?
– Ça dépend. Je peux t’emprunter ta salle de bains ?
Face à ma question, il haussa un sourcil d’incompréhension. La blonde, toujours assise sur le lit, releva la tête du portable et me dévisagea avec non moins de surprise.
Pourtant, mon but était simple : je comptais la remplacer, demain, et me rendre à la place de la Concorde sous son identité. Si l’illusion fonctionnait, ça distrairait assez Bonar et ses sbires pour permettre à Raphaël de se mettre en sécurité avec sa charmante dulcinée. L’organisation nous poursuivrait sans relâche, sinon. Et puis, nous ne possédions pas d’autre alternative, si ? C’est notre dernière chance.
Je leur soumis ma proposition. Raphaël n’objecta pas, et laissa même échapper un sifflement d’admiration, mais Marie montrait, elle, beaucoup plus de réserve : elle refusait de me laisser m’engager là-dedans, prétextant que c’était de la folie. Si elle avait su que j’étais coupable des problèmes qui lui arrivaient… Elle ne verrait pas les choses sous le même angle. Je devais réparer mes erreurs. Question de principe. Et d’honneur.
– Tu ne peux pas aller là-bas ! protesta-t-elle. Que vas-tu faire, lorsque tu te retrouveras face à eux ?
– Une part de moi considère que c’est une excellente stratégie ; j’aurais pu avoir la même. Mais l’autre part me hurle de t’empêcher de t’impliquer parce que c’est trop dangereux.
Face à la drôle de moue du rouquin tiraillé, je retins un rire léger. Un parfait mélange entre la galanterie et l’audace, ce cher Fantôme R. La diversion, ça le connaissait bien, mais que le célèbre voleur de Paris en personne me complimentât me remettait du baume au cœur.
– À moins que tu ne possèdes une perruque – et encore –, on ne risque pas de te confondre avec Marie, m’esclaffai-je. Tu as une meilleure suggestion ?
– Là, comme ça, non, reconnut-il honnêtement, et cela l’embêtait.
– Alors voyons ce que ça donne si on suit ma stratégie, conclus-je avec optimisme.
Il n’ajouta rien d’autre et hocha la tête, l’esquisse d’un sourire au coin des lèvres. Notre attention se porta ensuite sur Marie, qui nous regardait avec hésitation. Elle se résolut au bout du compte à nous faire confiance, d’autant qu’aucune proposition ne lui venait à l’esprit. C’est le seul moyen d’éviter la catastrophe. J’espérais juste pouvoir assez retenir Léon et Graf sur la place de la Concorde pour que la police les arrêtât.
Et surtout, j’espérais être assez convaincante pour réussir à duper l’organisation sur le fait que j’étais Marie. Rien ne me garantissait qu’ils ne me reconnaîtraient pas, en me voyant ? Je devrais jouer la comédie ; bon, ça me connaissait, mais si jamais ils se rendaient compte de la supercherie… Mieux vaut ne pas y penser.
Comme je ne disposais pas de toute la soirée et que je comptais passer chez Élisabeth, pour la prévenir, direction la salle de bain avec Marie, pour échanger nos vêtements. Je verrouillai derrière nous. Un silence gênant s’installa dans la pièce.
Bon… Comment s’organiser… ?
– Tu… Tu veux aller dans la baignoire ? proposai-je d’une voix timide. Tu pourras tirer le rideau et te déshabiller plus… tranquillement.
– Je veux bien, oui…
Suite à cette phrase, elle ôta ses chaussures et s’exécuta sans un mot. Bon, c’est juste les habits, pas les sous-vêtements, non plus, mais quand même… C’est embarrassant, songeai-je dans un soupir, les joues chaudes, tandis que je détachais mes cheveux.
J’ôtai en vitesse mes affaires, que je pliai sans cérémonie, avant de les échanger avec celles que la main de la blonde me tendait. Quelle veine que Raphaël possède une baignoire… Et dotée d’un rideau, en plus…
Je constatai avec surprise que le cardigan et les leggins de Marie correspondaient à ma taille. Même ses ballerines s’ajustaient à la perfection à mes pieds, comme si nous possédions la même pointure ! Le seul détail qui me trahissait…
Mon regard se posa sur ma poitrine.
… c’était mon collier.
Le fragment de cœur argenté orné de perles colorées et de lettres gravées reposait au bout de la chaîne. Mes doigts l’agrippèrent, et une émotion intense me submergea tandis que je fermais les yeux et l’approchait de mon visage. Réprimer les larmes qui me picotaient les yeux me demanda un effort surhumain.
Pardonne-moi pour tout…
– Gwen, tout va bien ?
En entendant cette voix douce, je sursautai. Marie, vêtue de mes affaires, tirait le rideau et me regardait avec inquiétude. Je répondis par l’affirmative, et lâchai mon bijou, avant de l’aider à s’extirper de la baignoire. Lorsqu’elle acheva d’enfiler mes chaussures et se redressa, nous nous dévisageâmes un instant, éclatant de rire : on aurait cru se voir chacune dans un miroir ! Cette similitude, ça m’impressionne ! Pourtant, j’avais douté de pouvoir ressembler à Marie, autant que j’avais douté qu’elle pût me ressembler, malgré la couleur identique de nos yeux et de nos cheveux.
– Nous pourrions être jumelles ! s’amusa l’adolescente.
– C’est vrai. Mais il reste quelques ajustements à faire. Hmm…
Raphaël possédait sans doute du gel. Après quelques secondes de recherche, je trouvai un pot et utilisai la substance pour fixer les mèches de ma frange sur le côté, et au contraire éparpiller celle de la musicienne. Ensuite, nous nous aidâmes chacune pour réaliser nos coiffures respectives, qui, en définitive, ne divergeaient pas tant que cela ; elle ajusta la pince nacrée et moi la barrette, chacune de nous laissant retomber deux longues mèches le long du buste. Un peu de laque en plus pour stabiliser le tout, et la métamorphose devint parfaite.
Mes doigts effleurèrent de nouveau mon collier avant que je ne me résolusse avec douleur à le retirer de mon cou. Promis, je te remets dès que je le peux. Mais pas maintenant. Même si cela me coûtait, je ne pouvais pas risquer qu’on me reconnût.
– J’adore ton pendentif, s’enthousiasma Marie. Où l’as-tu eu ?
– Ça… remonte à loin, soufflai-je. On devrait se concentrer sur la mission, pour l’instant.
Elle acquiesça sans ajouter un mot, compréhensive, et nous nous regardâmes une dernière fois dans le miroir, non sans partager un petit rire entendu. Tandis qu’elle sortait de la pièce, j’en profitai pour glisser mon bijou dans mon soutien-gorge. Ainsi il resterait près de moi, et personne ne le verrait, ce qui m’apparaissait bien pratique.
Le résultat parfait obtenu troubla le fils d’Isaac, et Fondue, qui peinèrent à nous différencier. Bon, donc ça peut passer. L’organisation n’y verra que du feu. Il fallait l’espérer, car je risquais ma peau, sinon.
Nouvel éclat de rire face au regard perdu du rouquin qui nous confondait l’une et l’autre. L’illusion opérait à merveille. Décidemment, il faudra qu’on se déguise plus souvent, songeai-je en gloussant. Mais je repris vite mon sérieux ; il me restait encore à rendre visite à la duchesse, et retourner sous les Invalides.
Je profitai d’une discussion entre Raphaël et Marie pour éteindre mon portable ; j’aurais l’air malin, si Léon se prenait l’envie de m’appeler ! Lui ou même Jean-François. Inutile de compliquer une situation déjà complexe.
En plus de mon téléphone se trouvaient dans ma sacoche le bracelet de Tiamat et le pendentif de Sîn ; je les glissai dans l’étui à violon de la blonde, que je comptais emporter avec moi. Je ne pouvais pas leur confier ces artéfacts, ni à l’un, ni à l’autre, ils ne comprendraient pas, et rien ne disait qu’ils ne trouvaient pas déjà que j’agissais de façon bizarre. C’est encore trop tôt pour leur déballer toute la vérité… Et puis, je n’avais pas envie de leur expliquer toute mon implication là-dedans. Ils vont me tuer, quand ils sauront…
Lorsque je rejoignis le petit couple assis au bord du lit, tous les deux discutaient du déroulement des opérations de demain et comment procéder ; je ne retiendrais pas l’empereur et ses troupes très longtemps, cela nécessitait de se préparer en conséquence. L’union fait la force. Avant, je préférais agir toute seule, mais maintenant… Nous ne réussirons pas sans aide.
– Le plus important, c’est d’abord de te mettre en sécurité, Marie. Demain, Raphaël trouvera un lieu sûr où tu pourras te cacher…
– … et ensuite, j’irai au commissariat prévenir la police, devina l’adolescent. L’inspecteur ou sa fille seront bien obligés de m’écouter. Ils n’auront plus qu’à lancer une patrouille contre Napoléon et Jean-François. Tout le monde sera arrêté…
– … et pas de jardins suspendus pour causer des ennuis. Ça c’est un plan du tonnerre ! m’exclamai-je en tapant ma main dans celle du rouquin.
C’était drôle, j’avais l’impression de ressentir une vraie complicité, avec Raphaël. Claquer ma paume contre la sienne, comme ça, ça me procurait le doux sentiment d’être sa partenaire. Que nous formions une équipe hors pair. Fondue, qui restait couché aux pieds de son maître, ne cessait de remuer la queue. Marie avait été complètement attendrie en le voyant tout à l’heure. Il lui semblait même l’avoir déjà vu, un soir, sur les Champs-Élysées… Bien sûr, nous changeâmes – je changeai – vite de sujet. Mais je ne pus m’empêcher de songer que posséder un animal aussi loyal à mes côtés m’aurait vraiment plu. Rien ne vaut d’avoir un compagnon à ses côtés. Ça vous tenait compagnie, dans les coups durs…
Bon, il fallait rester concentré sur l’essentiel.
– Je vais devoir t’emprunter ton étui, indiquai-je à la blonde. Juste histoire de renforcer davantage l’illusion.
– D’accord, je comprends, pas de soucis, répondit-elle dans un sourire. Tu me le rendras après toute cette histoire. Même si je préfèrerais que toi et Raphaël ne vous impliquiez pas là-dedans… ajouta-t-elle d’un air sombre.
Oh, ne t’en fais pas, tout se déroulera bien. Et puis, Raphaël aura juste à prévenir la police. Nous nous en sortirions très bien, il n’existait aucune raison pour que les événements tournassent mal, n’est-ce pas ? Mais la nervosité me tiraillait le ventre, quand même. Je jouais gros, avec pour seul et incertain gain de sauver une jeune fille avec qui je m’étais montrée odieuse au début. C’est fou, je ne me serais jamais crue capable de venir en aide à Marie et à Raphie… Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour elle… Mais à présent, ça n’a plus de sens, d’obéir aveuglément aux ordres d’une organisation assoiffée de pouvoir. Mes motivations ont changé. Et ça, c’est à cause de Marie… Elle m’avait ouvert les yeux sur une autre manière de voir le monde, où l’on s’entraidait, et où l’égoïsme et le pouvoir n’existaient plus. D’où tenait-elle cette capacité à toujours voir le bien dans chaque personne ? Je jetai un coup d’œil à Raphaël, qui avait du mal à regarder la blonde dans les yeux sans légèrement rougir. Et dire que si je leur demandais de l’aide, je suis certaine qu’ils me l’apporteraient… Peut-être qu’ils pourraient me donner un coup de main pour…
Je secouai la tête. Non. Je ne pouvais pas solliciter leur assistance alors que j’avais déjà gâché leur vie, et créé bien trop de dégâts comme ça. Je ne peux pas leur demander de m’aider, pas après ce que je leur ai infligé. Ça aurait été l’hôpital qui se serait moqué de la charité ! Je me débrouillerais au mieux.
Mais il fallait stopper les agissements de l’organisation. Et ça, je sais que je n’y arriverai pas seule. Pour elle, nous ne représentions rien d’autre que des nuisibles, des moustiques. Mais des moustiques qui piquaient très fort, ça je pouvais le garantir.
– Ne t’inquiète pas, Marie, ça va aller, affirma Raphaël d’un ton doux en lui prenant la main pour la réconforter.
Bon, je ferais bien de les laisser, ils doivent avoir des tas de choses à se raconter.
– J’y vais, j’ai encore quelques détails à régler avant demain, et mieux vaut que l’on ne s’aperçoive pas de l’absence de Marie.
– Bonne chance, Gwen, répondirent en chœur les deux tourtereaux.
Ils se sourirent, et Fondue aboya, comme s’il voulait, lui aussi, m’encourager. Cet élan d’amitié réchauffa mon cœur : j’avais l’impression d’appartenir au groupe. Si vous saviez… Je leur adressai un dernier signe de main, avant de quitter à la hâte l’appartement, refermant la porte derrière moi. Rajustant « mon » cardigan et soufflant dans mes mains qui commençaient à se refroidir, je quittai le carrefour tout illuminé et tout décoré, avec la tête pas très à la fête, et me dirigeai d’un pas rapide vers l’est. Toute la journée, j’avais eu cette désagréable impression de courir partout, sans même disposer d’un peu de temps pour moi. Vivement, vivement que tout cela se termine enfin. À ce moment-là, je pourrais enfin me détendre et profiter.
Je m’arrêtai soudain et me retournai. Une passante m’avait frôlée, sans s’arrêter. La sensation qu’on m’espionnait accaparait de manière désagréable mes pensées, et ça ne me plaisait pas du tout. Pourtant, je ne remarquai personne, sinon des Parisiens qui marchaient de façon tout à fait normale, et aucun d’eux ne paraissait suspect : ils profitaient juste de la capitale la nuit. Même la piétonne qui était passée à côté de moi avait disparu au coin de la rue. Après quelques secondes, je repris ma marche, mais le malaise de me savoir épiée ne se dissipa pas pour autant. L’inquiétude troublait mon esprit.
Mais je n’avais pas le temps de m’interroger davantage. Place Henri-Mondor, je m’orientai avec assurance vers le nord, passant par le marché aux stands tous totalement déserts à cette heure. Au virage suivant, et après quelques centaines de mètres, je tombai enfin sur l’endroit que je cherchais.
Le manoir de la duchesse Élisabeth.
Ouah, pas mal la résidence, songeai-je, admirative, en observant les lieux. Un grand parc entourait la propriété clôturée. De l’eau et des arbres encerclaient l’immense – voire le démesuré – bâtiment. Et dire que Marie va vivre ici… Certains ne se refusent rien ! pensai-je, amusée. Les contours de l’édifice se détachaient sur l’horizon, et en posant mon regard sur les deux poteaux qui encadraient le portail d’entrée, je reconnus l’étrange symbole au cœur de toute cette affaire. Ok, on y est. J’inspirai un grand coup.
Il ne restait plus qu’à espérer que la duchesse accepterait de m’écouter.