La Menace de Chronos
Chapitre 9 : Partie I ~ Remonter dans le temps – Chapitre VIII –
12153 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 17/05/2023 23:23
– Chapitre VIII –
« Il n’y a de consolation, pour les cœurs brisés, que dans les douces affections.» – George Sand.
Le lendemain matin, plusieurs longues minutes s’écoulèrent avant que je ne m’extirpasse du lit, malgré Marie qui joua à nouveau le rôle de réveille-matin ambulant. Elle descendit toute joyeuse en bas pour le petit-déjeuner, et je profitai de son absence pour chercher dans la commode de la chambre une tenue convenable. J’optai pour un chemisier ample orange avec une veste blanche, un jean, et des sandales en guise de chaussures, sans oublier ma sacoche. Une queue-de-cheval haute, et je gagnai à mon tour le réfectoire.
Les propos de Léon hier me revinrent en tête tandis que j’empruntais les escaliers et me mirent dans tous mes états. Je vais la revoir, je vais la revoir ! Bien sûr, il s’agissait de la rétribution convenue depuis le début, mais je me sentais si heureuse en sachant cette information… ! Bon, garde la tête froide. Avec Marie et la duchesse, tu as encore du pain sur la planche, chère Gwen. Je consultai mon portable : neuf heures. Personne dans les couloirs, mais désormais, je savais que les Sœurs assistaient à l’office religieux.
À mon arrivée dans la salle, j’aperçus la blonde avec sa meilleure amie – tant mieux, elle ne me casserait pas les pieds. Face à l’insistance de la musicienne qui avait gardé une place pour moi, je m’assis néanmoins à côté d’elles et me concentrai sur mon petit-déjeuner, ainsi que sur les événements futurs, et bien sûr, toujours cette promesse de mon cher empereur qui me comblait de joie. Y a-t-il meilleur moyen de commencer la journée ?
– Le rendez-vous est en début d’après-midi, m’informa Jean-Jean alors que je terminais mon repas, seule. Tu viens avec nous ?
– Vas-y avec Marie, je vous rejoindrai juste après. Je préfère qu’elle ne sache pas que je serai là.
Il leva les épaules d’un air blasé, avant de me montrer le journal d’aujourd’hui. En gros titre : « Le voleur de tableaux arrêté ! Fantôme R sous les verrous. » L’inspecteur Vergier accordait une longue interview sur cet événement tant attendu ; on le voyait à son bureau posant avec fierté, accompagné de quelques adjoints. Je fronçai les sourcils. Quel était le problème ?
– Bon travail, lâcha-t-il. Je ne te pensais pas capable de réussir, mais on a peut-être nos chances en fin de compte.
À mon tour, je haussai les épaules, désabusée. Non mais, vraiment… Quand je voulais quelque chose, je savais l’obtenir.
– Ça ? C’était rien. Juste un petit contretemps que j’ai réglé. Tu vois ce que tu perds en ne me faisant pas confiance.
Mais qu’il reconnût enfin ma valeur me satisfaisait beaucoup.
Cela ne l’empêcha pas d’angoisser ensuite sur le fait que la duchesse ne reconnût pas sa fille, et je lui répétai au moins trois fois que cela faisait partie du plan, et qu’il devait me laisser faire mon job – la raison de ma présence ici.
Avec difficulté, je parvins à le rassurer, en tous cas il cessa d’insister, même si je le sentais toujours soucieux. Je lui conseillai d’agir comme d’habitude, sans le prévenir que sa cousine le rembarrerait de manière très sèche – un coup bas de ma part, mais tout devait être naturel, et surtout pas simulé. Il fallait qu’on y crût, et le mieux pour ça, c’était encore d’en savoir le moins.
Nous remontâmes jusqu’à « ma » chambre, où Marie et Josette rigolaient sans retenue. Graf leur ordonna aussitôt et non sans fermeté de se calmer, et renvoya la brune dans sa chambre sans cacher son regard assassin à son égard, lui interdisant d’en ressortir jusqu’au repas du midi. Il indiqua ensuite à Marie le comportement à adopter face à la duchesse, et sa chance de pouvoir la rencontrer grâce aux nombreuses recherches effectuées par ses soins pendant les précédentes années. Je le laissai rappeler à sa protégée pendant tout le reste de la matinée les consignes et la démarche à suivre lors de l’entrevue, et profitai au maximum de mon temps libre avant le moment fatidique.
*
Lorsque le clocher du couvent sonna les premières heures de l’après-midi, Jean-François et la blonde étaient parés à y aller. Marie enlaça une dernière fois – du moins, le croyait-elle – Josette, qui tâcha d’afficher une bonne mine devant sa meilleure amie. Elle souhaita aussi m’enlacer avant son départ. Erk, songeai-je tandis qu’elle m’entourait de ses bras, ce n’est pas la peine, tu sais. On se reverra avant ce soir. Lorsqu’elle reviendrait en pleurant de Montmartre, où je ne comptais pas aller la chercher, d’ailleurs. Elle s’écarta de moi dans un grand sourire, que je savais disparaître dès l’instant où la duchesse nierait sa parenté avec elle. Je baissai les yeux, gênée. Arrête de me regarder comme ça… Rassemble plutôt des forces pour l’épreuve qui t’attend, tu en auras besoin.
– Vous allez énormément me manquer, toutes les deux. Prenez soin de vous, d’accord ? Je promets de revenir vous voir très souvent.
Te sens pas obligée, surtout.
Un dernier signe de main, et elle et son tuteur sortirent tous les deux du couvent, tournant à droite en direction de la rue des Francs-Bourgeois, où stationnait le véhicule de Graf. Marie, rayonnante, tenait son étui et discutait avec Jean-François qui souriait, une main rassurante posée sur son épaule, partageant l’enthousiasme de la blonde, alors qu’il savait que cette rencontre entre les deux femmes se terminerait dans les larmes. Quel joli tableau…
– Elle est heureuse, hein ? souffla Josette d’une petite voix, qui restait avec moi pour les regarder s’éloigner. Pourtant, j’ai du mal à partager son bonheur, avoua-t-elle, ses paroles hachées par des sanglots, avant d’essuyer une larme qui perlait au coin de ses yeux.
Ça, on l’avait remarqué… Je levai les yeux au ciel, désemparée. Déjà que le malheur s’abattrait sur Marie dans très peu de temps, si on incluait Josette dans le lot, on ne s’en sortirait plus ! Je ne suis pas douée pour jouer les psychologues, moi ! Enfin bon, je ne pouvais pas ne pas tenter d’alléger un peu sa peine. Elles avaient été meilleures amies, toutes les deux, quand même.
– Tu sais, quelque chose me dit qu’on la reverra très vite.
Josette esquissa un pâle sourire ; elle doutait de mes mots.
– Tu crois ? J’espère qu’être la fille de la duchesse ne lui fera pas trop tourner la tête, déclara-t-elle en riant, un rire jaune qui sonnait faux.
Elle soupira, et retourna à l’intérieur du bâtiment en traînant les pieds, abattue. Je la laissai partir, et patientai en m’asseyant sur un muret ; le vent balaya mes cheveux.
Je profitai de cette pause pour vérifier dans ma sacoche que je possédais bien le bracelet de Tiamat : si je voulais qu’Élisabeth m’accordât assez sa confiance pour me confier le pendentif de la reine, il me le faudrait. Je ne savais même pas comment agir, avec cette dame si raffinée ; elle m’impressionnait limite plus que son cousin. Je replaçai une mèche de cheveux derrière mon oreille. J’aviserai le moment venu. La duchesse avait bien refilé le bijou à ce voyou de Raphaël, cela ne différerait sans doute pas pour moi.
Une angoisse me gagna : si Élisabeth avait lu la presse – en toute logique sa position l’y contraignait – elle savait que Fantôme R planifiait de voler le bracelet. Que dirait-elle en constatant que je détenais le bijou ? Je pouvais d’ores et déjà essayer de trouver une excuse crédible, ou le plan échouerait, et Jean-Jean clamerait mon inutilité à tous les autres membres de l’organisation. Il possédait déjà la couronne, je me devais de lui apporter le reste.
Le trajet en métro dura plusieurs dizaines de minutes ; l’Opéra se trouvait derrière moi en sortant de la station du même nom. Situé dans le neuvième arrondissement et au carrefour de nombreuses voies, son toit pointu, couleur vert d’eau, se distinguait de tous les autres. De ce que j’en savais, Napoléon III avait ordonné sa construction sur une conception de l’architecte Charles Garnier. À la fois long et large de plus d’une centaine de mètres, il avait influencé les théâtres et opéras bâtis jusqu’à trois décennies après lui.
Un monde conséquent évoluait dans les environs, mais ne pas apercevoir Jean-François et Marie à l’extérieur me rassura ; sans doute déjà rentrés, ils attendaient la duchesse, ce qui m’éviterait de les croiser par accident.
Et moi aussi, je devais pénétrer dans le bâtiment. Mais se posait une difficulté : pour se rendre à l’intérieur, il fallait passer sur la gauche de l’Opéra et payer la visite. Graf bénéficiant sans doute quelques contacts, il ne déboursait rien. Et je pouvais me brosser pour qu’il réglât la mienne. Pour autant, je ne comptais pas dépenser le moindre centime pour le peu de temps que je resterais là-bas. J’ai une meilleure idée…
Sur la droite, une volée de marches permettait d’accéder sans frais à la boutique – un peu ironique quand même, de payer pour entrer dans Garnier lui-même, mais pas dans son commerce ! En tous les cas, ça m’avantageait. Sans attendre, j’empruntai les escaliers, me retrouvant dans le bâtiment, où se vendait quantité de livres, CDs et autres goodies en tous genres sur le thème de la danse, si brillants et colorés qu’ils m’alléchèrent, mais ma mission importait sur le reste.
Un espace ouvert, sur la gauche, permettait d’accéder à la deuxième partie de la boutique, et là se trouvait la caisse pour pouvoir payer ses achats. Celle en poste aujourd’hui discutait avec des clients qui hésitaient entre acheter un dvd de Léna, rêve de danseuse étoile ou un album imagé du Fantôme de l’Opéra.
En parlant de Fantôme… Je me demande comment le mien se débrouille en prison, tiens. Je retins un petit rire, mais il sonna… de manière étrange, à mes oreilles.
Chassant ces pensées de mon esprit, la vendeuse toujours occupée, je m’approchai de la porte sur la droite. Un panneau interdisait de continuer plus loin, sans pour autant empêcher ou bloquer le passage, et en poursuivant, on débouchait sur le grand hall, d’où l’on pouvait explorer l’intérieur du bâtiment ensuite. Et en plus, aucun obstacle en vue, sauf si l’on comptait cette vieille vigile blonde, en chemise blanche et pantalon noir qui surveillait les environs. Si elle me voyait débarquer dans la salle, elle me demanderait mon billet et me causerait des ennuis.
Un groupe de touristes, casques audioguides sur les oreilles, arriva sur ces entrefaites, suivi par de nombreuses autres personnes. Cette foule me permit de me dissimuler aux yeux de la garde pour traverser sans qu’elle ne me remarquât. Une fois arrivée à l’autre bout de la grande allée, je grimpai quelques marches et poursuivis sur plusieurs mètres, avant de me retrouver, satisfaite, face à un ascenseur. De cette façon, inutile de me fatiguer à piquer des billets. Cela me surprenait que Raphaël n’y eût pas pensé l’an passé.
En quelques secondes, je me retrouvai à l’étage des premières loges. Tournant à droite, j’empruntai le couloir du salon, éclairé par la lumière électrique de sortes bougeoirs reliés au mur, et orné de sculptures de dieux antiques. Presque personne ne se trouvait dans le coin.
Je continuai mon exploration vers la Galerie des Glaces, au contraire elle bondée. Les immenses lustres, accrochés par dizaines, délivraient une ambiance dorée et chaleureuse. Accompagné de Marie, Jean-François discutait avec quelques nobles présents dans la salle. En temps normal, il aurait dû s’entretenir avec l’inspecteur Vergier, mais ce dernier ne s’était présenté l’an passé que pour arrêter Fantôme R dans son vol du pendentif. Et comme le rouquin croupissait à présent en cellule… Paul n’a aucune raison de venir ici, j’imagine.
J’entendis des murmures s’élever parmi les invités. On parlait de R. Certains considéraient son arrestation comme une excellente chose, d’autres regrettaient l’emprisonnement de cet « artiste ». Quand Jean-jean signala à sa protégée qu’il était temps de redescendre au palier des escaliers pour y attendre la duchesse – elle emprunterait à coup sûr ce chemin – je quittai en vitesse la Galerie pour ne pas les croiser.
Toujours au premier étage, je me dirigeai vers un balcon donnant sur l’admission générale. Une vaste salle dans les tons rouges et dorés se dévoila sous mes yeux. Des sièges en velours carmin s’étendaient à perte de vue avec la scène au fond. Certains spectateurs s’installaient déjà, mais de nombreuses places restaient vacantes.
Je jetai un regard d’ensemble à la pièce. Pas mal. Ça fait longtemps que je n’ai pas assisté à un spectacle à l’Opéra, moi. Mais pour le moment, une mission attendait toujours que je l’accomplisse. Demi-tour.
L’animation agitait tout l’Opéra. Les gens bavardaient entre eux avec entrain, montaient, descendaient les escaliers, rigolaient et papotaient. Je m’accoudai à l’un des balcons, le droit, au même endroit que Raphie l’an passé. Un excellent choix : on bénéficiait d’une vue plongeante sur le hall.
D’un coup d’œil, je repérai les deux personnes que je recherchais : Marie, son étui à violon dans sa main droite, son autre main serrée contre sa poitrine, ainsi que Jean-François qui gardait une main rassurante sur son épaule. J’aperçus aussi la duchesse, qui venait à leur rencontre – les gens chuchotèrent sur son passage, impressionnés et admiratifs. On ne pouvait pas se tromper, elle était reconnaissable entre mille. La main de Marie se crispa par réflexe sur l’anse de son étui, et elle releva un peu la tête, effectuant quelques pas hésitants vers Élisabeth, qui montait les marches, suivie de son fidèle garde du corps. Jean-François prit néanmoins le relais, s’avançant d’une manière beaucoup plus assurée vers l’aristocrate. Je me penchai plus en avant. Mes doigts agrippèrent le bord du balcon, mon pouls s’accéléra.
– Ah, Votre Grâce. Votre présence ici est un honneur, la salua Graf en s’inclinant, avec tout le respect dû à la duchesse.
Peine perdue. Élisabeth lui passa à côté sans même lui accorder le moindre regard, le snobant de façon magistrale. Eh bien, elle a l’art et la manière de dire à quelqu’un qu’il la dérange, cette dame-là. Et Marie, qui appréhendait déjà beaucoup cette rencontre, ne connaîtrait pas un sort plus enviable.
Élisabeth s’avança vers l’escalier de droite pour atteindre le premier étage de l’Opéra, mais avant de l’emprunter, elle s’arrêta un instant et se tourna vers l’adolescente qui la suivait du regard, et, l’air incrédule, ne comprenait pas ce qui se passait, ni la raison d’une telle hostilité.
– Alors c’est elle qui prétend être ma fille ? demanda-t-elle avec mépris et dédain en toisant l’adolescente avec froideur.
Cette dernière, triste, baissa la tête, avant d’avancer un peu, contournant son tuteur abasourdi. La main serrée contre sa poitrine, elle n’osait pas regarder dans les yeux la duchesse, qui l’intimidait. Pauvre Marie… Élisabeth n’y va pas de main morte, avec elle. Je sais que c’est pour protéger sa fille qu’elle se comporte comme ça, mais… Ça restait difficile à avaler. Même si elle devait rejeter sa fille, elle pouvait agir plus en douceur.
Mais alors ça ne convaincrait pas son cousin, me souffla une petite voix intérieure.
– Je m’appelle Marie, osa néanmoins répliquer avec timidité mais courage la violoniste, dont les doigts se resserraient autour de l’anse de son étui. Êtes-vous vraiment ma mère, madame ? questionna-t-elle en laissant transparaître dans sa voix tout l’espoir qu’elle plaçait en cette rencontre.
J’avalai ma salive, fébrile. Je savais déjà comment ça se terminerait. Et pourtant… Tiens bon, Marie, s’il te plaît ! Courage !
Je sursautai. Depuis quand j’éprouve de l’empathie comme ça, moi ?! Voilà que je me retrouvais à soutenir Marie, alors que pourtant, j’avais toujours fait en sorte de placer de la distance, entre nous ! D’où me venait ce besoin soudain et brutal d’encourager la blonde ? Je ne veux pas qu’elle soit triste, mais je ne peux pas intervenir au milieu des événements comme ça ! Et sans m’expliquer pourquoi, j’en mourais pourtant d’envie. Je me mordis la lèvre. Je ressentais vraiment de la peine, pour Marie. Elle avait tant espéré ce moment !
La duchesse continua à dévisager l’adolescente d’un air glacial, puis se retourna ; ses boucles d’oreilles vertes tressaillirent.
– Ne m’ennuie pas avec ces sottises, Jean-François ! Ce n’est pas ma fille, trancha la duchesse d’un ton cassant, reprenant l’ascension des marches, suivie d’Alfred.
Vite, Marie, le violon ! La princesse de la lune ! Comme si elle m’avait entendue, l’adolescente secoua la tête, chassant quelques larmes qui lui perlaient aux yeux, et s’empressa de sortir, avec maladresse, son précieux instrument de son étui, unique moyen de convaincre la duchesse de son identité, en jouant la chanson. Elle installa le coussin et plaça à la hâte le violon sur sa clavicule. Mes doigts agrippèrent plus fort les bords du balcon. Vas-y, tu l’as répétée sans relâche, joue-la ! Elle tourna le bouton pour tendre les crins de l’archet, et frotta ce dernier contre les cordes.
Par instinct, elle avait entonné le refrain de la princesse de la lune : son corps oscillait à chaque mouvement qu’elle effectuait et je devinai ses yeux fermés sous la concentration. La musique emplit tout le bâtiment, résonnant avec une force et une puissance incroyables, en plus de provoquer un silence total dans le hall. Tous les gens cessèrent aussitôt leurs activités, focalisant leur attention sur l’origine du son : une violoniste qui interprétait une partition pour sa mère, à côté d’un Jean-jean toujours plus paumé, qui ne bougeait pas d’un pouce. La surprise stoppa net Élisabeth dans son élan. J’imagine qu’elle a reconnu la mélodie…
– Ma mère m’a laissé cette chanson. Je l’ai répétée tous les jours, avec l’espoir qu’un jour, je pourrais la lui jouer.
Pendant un instant, l’envie folle que les événements changeassent me dévora. J’émis le souhait insensé qu’Élisabeth reconnût enfin Marie comme sa fille. Je ne voulais pas que la blonde souffrît, même si je ne m’expliquais pas pourquoi ça me tenait à cœur à ce point. Elle n’avait rien fait ! Elle ne méritait pas d’être si triste. S’il vous plaît, Élisabeth, dites-lui. Dites-lui que vous êtes sa mère, je vous en prie ! L’aristocrate inspira profondément, et se tourna vers son garde du corps.
– Alfred, nous y allons.
NON !!!
Elle continua à monter les escaliers, imperturbable, suivie par son majordome, ignorant l’adolescente au cœur brisé qui se tenait toujours sur le palier.
– Mère !
C’en fut trop pour Marie, c’en fut plus qu’elle ne pouvait le supporter. Sa plus grande crainte se réalisait. Les larmes aux yeux, ses espoirs brisés et réduits en poussière, elle dévala les escaliers, son archet et son violon dans les mains – impossible pour elle de les lâcher –, oubliant dans sa fuite son étui à même le sol.
Jean-François suivit sa cousine des yeux quelques secondes, avant de regarder sa petite protégée quitter en pleurs le bâtiment, sous le regard surpris et surtout empli de reproches des passants, qui n’appréciaient guère la manière dont elle s’était fait remarquer. On la pointait du doigt avec énervement, en se murmurant des messes-basses agacées. Des propos s’élevèrent : on parlait d’elle.
– Mais qui est-elle ? Et pour qui se prend-elle ?!
– On l’a autorisée à rentrer dans l’Opéra, tout ça pour qu’elle ennuie la duchesse d’une manière aussi malpolie… Un véritable scandale !
Je clignai des yeux et ôtai mes mains du balcon. J’ignorais si j’avais tout compris. Mais je tremblais. Cette scène m’avait secouée. Ne pas connaître mes parents permettait-il d’expliquer une telle réaction ? Je secouai la tête. Non, ce n’est pas… ce n’est pas possible ! Pas ça, pas maintenant ! Pourquoi me sentais-je si perdue, d’un seul coup ?!
J’essayai d’inspirer profondément, pour remettre mes idées en place, et avoir de nouveau la tête froide pour la suite des opérations. Je ne pouvais pas me permettre de tels moments de faiblesse. Pourtant, je fus incapable d’effectuer le moindre pas. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je devais me dépêcher, il me restait encore le pendentif à récupérer ; tout le monde comptait sur moi. Mais aujourd’hui, je me sentais mal, pour la première fois. La bonne nouvelle confiée par Léon hier me paraissait bien loin à présent.
De mon poste d’observation, j’aperçus Jean-François rattraper la duchesse et se planter devant elle en exigeant des explications. Ne cherche pas, Jean. Tu n’arriveras pas à la convaincre. C’est sa fille, après tout. Petit à petit, je me calmai. J’avais toujours le cafard, mais il fallait que j’accomplisse ma mission, il s’agissait d’une obligation. Et pour ça, je dois arrêter de me morfondre.
Je parlai avec le serveur qui se tenait non loin de moi, et se plaignait de ne pas disposer d’assez de main-d’œuvre par cette affluence, à cause du maître d’hôtel très exigeant. Je lui affirmai avoir une formation de serveuse, et il ne discuta pas ma parole, trop heureux de bénéficier d’aide. Jouer les boniches ne me satisfaisait pas, mais constituait la seule façon d’atteindre la duchesse. Et puis, ça m’importait bien peu, dans le fond. Ma préoccupation centrale tournait autour de cette scène, entre Élisabeth et la violoniste. Je ne peux pas m’empêcher d’y penser…
Je suivis André jusqu’au couloir du salon, et me séparai de lui pour redescendre les escaliers jusqu’au hall d’entrée, m’emparant de la sonnette qui servait au personnel et trônait sur un comptoir en bois sombre installé dans un coin. En tournant à gauche à l’entrée, j’atteignis après quelques mètres le hall des membres. La pièce était dans les tons orangés ; des lustres pendaient du plafond en projetant un éclat de lumière intense sur le sol carrelé. Une armoire remplie de vins se dressait derrière un grand bar en bois laqué, et sur une petite table ronde reposait une bouteille de rosé déjà entamée. De grandes fenêtres ouvraient sur l’extérieur et sur un ciel bleu éclatant.
Comme convenu, l’homme avait prévenu le maître d’hôtel, mais ce dernier s’agitait dans tous les sens, cherchant à se rappeler quelque chose qui lui échappait. Je soupirai et secouai la sonnette. Son visage s’illumina soudain, et il me confessa avoir pris dix ans, sans pour autant accepter de me dire ce qu’il avait zappé… en fait le fait d’avoir oublié de rémunérer ses employés à temps, m’avoua-t-il au bout du compte. Il l’emporterait dans sa tombe. Bon, j’aimerais le passer, cet examen moi. Trois autres serveurs me rejoignirent, et nous nous plaçâmes tous les quatre devant le maître d’hôtel, qui se présenta sous le nom de Clément, et dont le ventre rondouillard menaçait de sortir de sous sa chemise grise.
Il m’indiqua de me rendre dans le vestiaire à côté pour me changer ; j’y trouvai un costume de serveuse couleur nuit que j’enfilai à la place de ma tenue de ville. Le teste débuta, et je me débrouillai mieux qu’escompté : trois pirouettes, deux levées de verre et cinq versages de vin plus tard, j’étais opérationnelle. Clément me chargea d’aller servir des boissons aux invités VIP, auxquels appartenait la duchesse. Ajoutant qu’il y avait du vrai gratin, il me pria de faire attention. J’avoue que j’aurais bien envie de renverser sa boisson sur la robe de la duchesse, histoire qu’elle cesse de prendre cet air supérieur à chaque fois qu’elle rencontre quelqu’un, mais bon… Je ferai attention. De toute façon, je dois récupérer le bracelet.
Remontant les escaliers, je filai me changer, avant de me rendre au salon, aux murs tapissés de rouge et aux lustres qui flamboyaient ; je dus même résister à la tentation de toucher les cordes d’une harpe posée dans un angle de la pièce. André, heureux de constater mon admission, me supplia de faire attention à ne pas tout ficher par terre, et à faire de mon mieux, m’indiquant le chemin vers le salon VIP, plus loin. Pas de soucis, je gère.
Je poussai les deux portes en bois et me dirigeai vers la chambre des invités, plateau en argent dans ma main sur lequel reposaient un verre en cristal et une bouteille que je reconnus comme un grand cru, malgré mes connaissances limitées en vin. Il faut bien l’avouer, la duchesse a du goût… et du goût de luxe. Pénétrant dans le salon, je l’identifiai installée dans un siège vert ; seul son chignon argenté dépassait du dossier. Alfred, debout derrière à sa droite, me lança un regard soupçonneux lorsqu’il m’aperçut, que je tentai d’éviter.
– Excusez-moi, votre verre, madame.
– Merci, répondit-elle d’une voix si douce qu’elle me surprit. Mettez-le sur la table, voulez-vous ?
– Bien sûr, répondis-je en m’exécutant.
Alfred toussota. Il n’avait pas baissé sa garde une seule seconde depuis mon arrivée. Et je ne savais pas comment demander à Élisabeth de me confier son pendentif – hors de question de battre son garde du corps à la boxe pour y arriver, d’autant que je ne connaissais rien dans ce domaine, il me laminerait. Respire.
– Je ne crois pas vous avoir déjà vue auparavant, objecta ce dernier, suspicieux. Je pensais connaître tout le personnel ici, à l’Opéra de Paris, ajouta-t-il, de plus en plus méfiant.
– En vérité, je vais être franche. Je ne suis pas employée ici. Et – je me tournai vers le vieil homme avec un regard déterminé – si vous voulez tout savoir, je suis là pour parler avec la duchesse. J’ai besoin du pendentif.
Alfred fronça aussitôt ses épais sourcils broussailleux et adopta une position de garde, prêt à m’attaquer au moindre geste. Je reculai d’un pas, mal-à-l’aise. Je jouais la carte de l’honnêteté, et voilà dans quel pétrin je me retrouvais. Comment gagner sa confiance ? Je me mordis les lèvres. Ce n’est pas aussi simple que je le croyais… Alfred m’indiqua de l’index d’approcher, dansant d’un pied sur l’autre et les poings serrés en avant, comme un combattant sur le ring ; il comptait bien défendre sa maîtresse jusqu’au bout, sans même entendre mes explications. Je ne savais pas quoi faire. Élisabeth ne comptait quand même pas laisser son garde du corps s’attaquer à une pauvre jeune fille sans défense ? J’étais trop jeune pour mourir maintenant, et parler à la duchesse n’était pas négociable : il me fallait ce pendentif.
– S’il vous plaît, écoutez-moi. Je ne suis pas là pour vous causer du tort. Je veux juste parler de votre fille, Marie, expliquai-je à l’attention de la duchesse, demeurée immobile dans son siège.
– Cette enfant n’est pas la fille de Sa Grâce, déclara Alfred, catégorique.
– Inutile de me mentir. Je suis au courant. Pour la couronne du dragon comme pour les jardins suspendus. Et j’ai aussi le bracelet, ajoutai-je en sortant le bijou de ma poche.
Mes propos provoquèrent l’effet escompté. Élisabeth tressaillit enfin, et daigna m’accorder de son temps. Elle se releva avec grâce de son siège, l’air grave, et échangea un regard entendu avec Alfred qui lui demandait de se calmer, avant de se tourner dans ma direction. Elle fronça les sourcils, et, face à moi, elle revêtait un air très imposant qui m’effrayait presque. J’espérais que je ne chamboulais pas trop le plan, en me révélant comme ça à l’aristocrate, mais pour compléter la couronne, je ne disposais pas d’autre option que d’en passer par là. Reste à la convaincre. Et je ne savais pas si j’y parviendrais. Elle me toisa de haut, avec une certaine sévérité, avant de demander :
– Qui êtes-vous ? Et d’où tenez-vous ces informations ?
J’avalai ma salive. Courage Gwen, tu peux y arriver. Tu DOIS essayer, au moins.
– C’est… une longue histoire. Marie a été attaquée en ville l’autre soir par des Chevaliers, et je l’ai aidée. Je sais aussi que Jean-François est votre cousin, et qu’il compte utiliser votre fille pour sortir les jardins de Babylone de terre ; c’est pour cela que vous l’avez cachée à Saint-Louré.
Élisabeth recula de quelques pas, saisie par la stupeur. Je ne comptais pas la chambouler, mais le temps pressait.
– Je veux mettre un terme aux agissements de Napoléon et ses hommes, affirmai-je avec autant de conviction que possible, et c’est pourquoi je vous supplie de me donner ce pendentif. Pour vous, il n’est rien d’autre qu’un fardeau, je me trompe ? ajoutai-je doucement.
Le collier lui rappelle sans cesse sa charge de gardienne du trésor et la douloureuse séparation d’avec sa fille, après tout. Ses trais, marqués par la surprise, s’adoucirent, et l’esquisse d’un sourire passa sur ses lèvres.
– Noble ou pas, la valeur d’un objet dépend de celui qui le porte, déclara-t-elle en détachant le collier pour le déposer dans ma main.
La marque brilla, entrant en résonnance avec le bracelet toujours entre mes doigts. La valeur d’un objet dépend de celui qui le porte… Je comprends si bien ce que vous exprimez Élisabeth… songeai-je en posant avec tristesse ma main sur ma poitrine.
– Depuis les temps anciens, ce bracelet a été au poignet de celui élu pour accomplir la volonté de Tiamat sur Terre.
Et ce n’était pas censé être moi. Je baissai la tête, honteuse.
– J’ignore si c’est le hasard ou le destin, mais si tu as le bracelet… et que tu connais l’existence des jardins, je suppose que tu es au courant pour le dicton de ma famille, n’est-ce pas ?
D’un mouvement de tête, je marquai mon approbation.
– Très bien. Dans ce cas, je n’ai guère plus à t’apprendre. Le reste dépend de toi.
Un ange passa, tandis que je demeurais songeuse. Cette confiance qu’elle m’accordait m’étonna autant qu’elle me dérangea. J’avais pensé qu’elle aurait peut-être souhaiter récupérer le bracelet, ou la couronne – même si je n’avais pas cette dernière sur moi en ce moment, puisque je l’avais confiée à Jean-Jean. Et surtout, je savais que je n’honorais pas cette foi, puisque je travaillais pour l’organisation. Mais je ne pouvais pas lui dire.
Le majordome profita de cet instant de silence pour intervenir, sans toutefois bouger de sa position. Son inquiétude transparaissait malgré ses mains dans le dos et son air altier.
– Votre Grâce, êtes-vous sûre de cette décision ? Au vu des enjeux, permettez-moi d’exprimer mes craintes…
– Ne vous inquiétez pas, Alfred, le rassurai-je. Je m’occuperai de récupérer la croix à Versailles et de conserver la couronne en sécurité. Je vous remercie pour votre aide, Élisabeth, continuai-je en reportant mon attention sur elle, mais je dois vous laisser, si vous n’y voyez pas d’inconvénient : je pense que quelqu’un a besoin d’être consolé.
Et de plus, Jean-François risque de se demander ce que je fabrique.
– Je regrette profondément d’avoir fait souffrir Marie, mais je ne pouvais pas lui révéler que j’étais sa mère en présence de Jean-François, déclara la duchesse d’une voix brisée par le chagrin. S’il te plaît, prends bien soin d’elle pour moi.
Élisabeth…
L’immense souffrance mêlée de culpabilité qui l’envahit à ce moment-là me toucha en plein cœur. Je me suis tellement trompée sur son compte… constatai-je en remarquant ses yeux briller de façon intense. J’aurais voulu continuer à bavarder avec elle, juste pour connaître l’identité du père de Marie, où est-ce qu’il se trouvait à présent, et aussi sur d’autres sujets encore, comme son amitié avec Isaac, mais mieux valait ne pas traîner ici plus que nécessaire : quelqu’un avait vraiment besoin de moi et ne m’attendrait pas éternellement ; puis, la duchesse souhaitait sans doute rester seule pour profiter pleinement du spectacle.
– Vous avez ma parole. À une prochaine fois. Et bonne séance.
Je la quittai, repassant par le salon puis le couloir du salon, avant de dévaler quatre à quatre plus que de descendre les escaliers, atteignant l’entrée. Au vestiaire, je retrouvai mes vêtements civils et les troquai contre l’uniforme que je replaçai sur son cintre. Ne pas recroiser Clément me soulagea. Tant mieux : de cette façon, je n’aurais pas à lui expliquer pourquoi je démissionnais moins d’une heure après mon embauche.
Je remarquai avec surprise, plus loin dans le hall, Jean-François qui m’attendait, un peu en retrait, adossé à un pilier, dans l’ombre, avec l’étui de Marie qu’elle avait oublié de prendre dans sa fuite. Il releva la tête dès qu’il m’aperçut, et semblait sur les nerfs, comme à son habitude.
– Tu as le pendentif ? demanda-t-il sans détours.
– On échange ? indiquai-je en montrant de mon index la boîte.
– Tu aurais pu me dire qu’elle me rembarrerait comme ça, j’ai moyennement apprécié. Enfin bon, l’essentiel est là, constata-t-il en m’arrachant le pendentif, une lueur avide et inquiétante brillant dans son regard. Tu vas faire quoi, maintenant ?
Ma réponse fusa, évidente.
– Chercher Marie à Montmartre. Elle a besoin de soutien, après ce qui s’est passé.
– Pourquoi tu ne la laisses pas pleurnicher dans son coin ? rétorqua-t-il avec mépris. Tant pis pour elle si elle n’est pas capable d’encaisser les coups, ça lui apprendra à se faire des films.
Une digue céda brutalement en moi, sans que je ne m’en rendisse vraiment compte.
– Vraiment, mais tu ne comprends rien !!! m’écriai-je, furieuse.
J’esquissai un pas en arrière, désarçonnée par l’énergie avec laquelle j’avais crié cette phrase ; plusieurs personnes aux alentours me regardèrent, étonnées. Jamais je ne m’étais emportée comme ça… Ça m’est venu naturellement. Du plus profond… de mon cœur. Le sort de Marie ne m’avait guère préoccupée jusqu’à présent, mais, cette scène avec la duchesse chamboulait tous mes instincts et mes convictions. Je lui avais promis de veiller sur la blonde, et en conséquence, rien ne modifierait ma décision. Aller à Montmartre. Maintenant.
Je fixai Jean-François, qui me toisait avec méchanceté, mais je soutins son regard sans vaciller. Je me fichais de ce qu’il pouvait bien penser, il ne m’arrêterait pas. De toute façon, il ne pouvait pas comprendre. De rage, j’arrachai ma pince, libérant mes cheveux ; une brusque bouffée de chaleur m’envahit, et je tirai sur le col de mon haut pour tenter de la dissiper. Les yeux de l’homme s’écarquillèrent en voyant un objet luire dans le creux de ma poitrine. Il s’agissait d’une chaîne argentée, au bout de laquelle pendait le fragment droit d’un cœur brisé en deux, sur la surface duquel se détachaient des lettres noires gravées et quatre perles colorées. Elle possédait l’autre moitié du bijou, presque identique à la mienne.
De nouveau, j’observai mon interlocuteur avec un air de défi ; il recula en reconnaissant le médaillon, plus furax que jamais, et je crus bien qu’il allait me frapper. On m’avait formellement interdit de porter ce pendentif, pendant ma mission. L’arborer autour de mon cou constituait donc une véritable provocation, mais Graf m’avait plus que jamais mise hors de moi, et pour ça, il en fallait beaucoup.
J’enfilai mes bras dans les sangles, et l’étui de Marie se cala avec aisance dans mon dos. Je plantai Jean-François là avec son collier de la reine et courus en direction de la boutique, empruntant le chemin inverse de celui effectué à l’aller, afin de sortir et de quitter l’atmosphère étouffante du lieu. J’arrive, Marie !
– Tu vas le regretter, Gwen ! me hurla avec rage l’adulte, derrière moi.
Mais je m’en moquais.
Je fonçai à toute vitesse à travers les rues de Paris, cavalant comme une dératée, sous les yeux étonnés des Parisiens qui me dévisageaient comme si la folie m’habitait. Tant pis, le regard des autres représentait pour l’instant le cadet de mes soucis. La boîte collée contre ma colonne vertébrale, je traçai mon chemin à travers les divers quartiers de la ville. En une vingtaine de minutes, j’atteignis le premier arrondissement, ne m’autorisant le minimum de pauses que pour reprendre ma respiration. Pas le temps de traîner ! Rien ne me forçait à utiliser la station des Halles plutôt qu’une autre, mais je préférais jouer la sécurité et emprunter le même itinéraire que Raphaël l’an dernier. Je bousculai sur mon passage quelques personnes et menaçai de m’écrouler par terre, parce que mes jambes ne me supportaient plus. Croisant de loin Josette à la rue Rambuteau, je lui criai, toujours dans ma course, et face à son air d’incompréhension, que je partais chercher Marie.
Aux Halles, je m’accordai un peu de repos pour sortir mon portefeuille, et en extirper un ticket, pour emprunter la ligne numéro quatre du métro, puis la douze, qui desservait le quartier de Montmartre via la station Abbesses. Billet rangé, j’empruntai un escalator et tentai de me frayer une place, parmi les usagers quotidiens qui patientaient sur les rames. Ce n’est pourtant pas les heures de pointe ! Je dus batailler pour m’asseoir sur un strapontin, écrasée entre deux parisiens, le boîtier coincé entre mes pieds. Ah, la joie des transports en commun, songeai-je en connectant mes écouteurs à mon smartphone pour écouter un peu de musique, et m’isoler du monde extérieur.
Comme aucune ligne directe ne reliait les Halles à Abbesses, il fallait compter une correspondance ; le trajet total dura une demi-heure. Un soupir m’échappa, tandis que je prenais le collier argenté entre mes doigts et observais le morceau de cœur osciller au bout de la chaîne, nostalgique. Contrarier Jean-François avec ce bijou que je n’étais pas censée porter possédait toutes les caractéristiques de la mauvaise idée, mais mes émotions m’avaient submergée. Bon autant remettre le pendentif de Sîn, pensai-je en sortant le bijou doré de ma sacoche pour l’attacher autour de mon cou.
La satisfaction me gagna lorsque nous arrivâmes : on étouffait dans le métro, mais c’était la vie parisienne, n’est-ce pas ? Chacun devait l’accepter comme elle venait. Quittant les rames, l’étui à nouveau dans mon dos, j’empruntai d’interminables escaliers en colimaçon qui me menèrent vers l’extérieur.
Cinq heures sonnèrent quelque part, et une brise légère et un ciel aux teintes orangées m’accueillirent. Des guirlandes tricolores accrochées entre les arbres ondulaient, et les enfants s’amusaient sur le carrousel tout proche. Pas beaucoup de monde circulait dans le coin, juste quelques étrangers, et peu de personnes étaient descendues à la même station que moi. Du coin de l’œil, j’aperçus Charles, le chef d’orchestre, dans son costume gris, songeur. Continuant vers l’est en direction de la place Saint-Pierre, je me retrouvai face à des stands colorés recouverts de tableaux, un petit train touristique qui sifflait pour signaler son départ imminent, et un antique manège de bois qui tournait à en donner le vertige ; un saxophoniste créait une musique d’ambiance « jazzy ». Et au loin, la butte Montmartre, et la basilique du Sacré-Cœur. Où Marie m’attendait.
Maintenant, c’était à moi de jouer.
Quartier du dix-huitième, Montmartre comptait d’ordinaire parmi les principaux lieux touristiques parisiens ; le Sacré-Cœur, dont la construction remontait à la fin du dix-neuvième siècle, occupait d’ailleurs la position de second monument religieux le plus visité après Notre-Dame, si je ne me trompais pas.
Assise au plus haut des escaliers, le regard dans le vague, une main posée sur genoux, et l’autre contre sa joue, Marie avait laissé son violon et son archet non loin d’elle ; les rayons du soleil couchant éclairaient joliment son visage. Je commençai sans me presser ma longue ascension des marches. Ses yeux s’arrondirent de surprise en me voyant, tandis que je gravissais les escaliers. Elle me suivit du regard, sans comprendre la raison de ma présence ; pour elle, j’étais supposée être restée au couvent.
– Gwen ? Mais que fais-tu ici ?
J’enlevai mes bras des sangles et récupérai avec agilité l’étui dans ma main, le soulevant par la poignée à l’attention de sa propriétaire.
– Je suis venue te rendre ça. Je me suis dit que tu aurais besoin de réconfort, ajoutai-je en venant m’asseoir à côté d’elle à gauche, posant la boîte près de moi. Après ce qui s’est passé.
– Oh… Je vois. Tu as assisté à la scène, alors…
Timide, j’acquiesçai – que pouvais-je faire d’autre ? Elle n’ajouta rien, et leva la tête en soupirant, puis ramena en reniflant ses genoux contre sa poitrine, les entoura de ses bras avant d’y poser sa tête, se repliant sur elle-même, comme une fleur fanée. Plusieurs longues et silencieuses secondes s’écoulèrent, tandis que j’hésitais encore sur la manière de m’y prendre, pour la réconforter au mieux. Je ne savais pas quoi dire, ni comment agir. Je veux la consoler à tout prix mais j’ignore comment l’aider. Bravo, Gwen, c’est malin… Je passai ma langue sur mes lèvres, désemparée ; j’essayai de lui dire quelque chose, mais je n’y parvins pas. Je n’arrivais pas à trouver les mots justes. Pourquoi me montrais-je si maladroite, lorsqu’il s’agissait de consoler quelqu’un ?
– Je suis vraiment désolée, tentai-je malgré tout. J’aurais tellement aimé que ça se passe différemment.
– Ça… Ça va. C’est de ma faute, murmura la violoniste d’une voix tremblante. J’ai été idiote de nourrir autant d’espoirs et de croire que je pouvais être la fille d’une personne aussi importante que la duchesse, après tout…
Marie…
– Ma mère m’a abandonnée parce qu’elle ne voulait pas de moi. Alors pourquoi voudrait-elle me retrouver maintenant ? À quoi est-ce que je m’attendais ?!
Elle déglutit avec lenteur. Sous la souffrance, ses traits se tendirent, ses yeux brillèrent, et ses lèvres tremblèrent, puis tout son organisme suivit. Elle craquait de toute part, incapable de supporter ce violent refus subi plus tôt. Courage, petit ange… Tout n’est pas perdu. Je ne pouvais pas dire que je savais ce qu’elle ressentait, mais je connaissais très bien ce que signifiait l’absence de parents. Cette détresse, ce vide, je souhaitais en débarrasser Marie pour qu’elle abordât l’avenir plus sereine. Elle n’avait pas à s’en vouloir. Toute la faute revenait à Jean-François.
– Je ne pensais juste pas que ça se terminerait comme ça, acheva-t-elle dans une voix rendue presque inaudible par les sanglots.
Elle enfouit d’un coup sa tête dans ses genoux, se recroquevillant sur elle-même et pleura toutes les larmes de son corps, des larmes chaudes et salées dévalant dans un flot ininterrompu ses joues colorées : ses forces la lâchaient. Elle cherchait à évacuer toute la détresse qui l’envahissait depuis l’Opéra, à la suite de cette confrontation devenue un drame.
Je posai une main amicale sur son épaule et glissai mes bras le long de son dos, raccourcissant la distance entre nous. Par instinct, Marie se serra contre moi, sans pour autant cesser de pleurer, plaçant sa tête contre ma poitrine, comme si elle se trouvait dans une sorte de refuge où rien ne pouvait plus lui arriver. D’abord, son geste me surprit, mais je la berçai ensuite, fredonnant un air doux ; le contact de ses larmes tombant sur ma peau me provoqua des frissons. Je la sentis s’accrocher à moi, comme si elle avait confiance en moi. Caressant avec délicatesse ses soyeux cheveux blonds, je la laissai se calmer peu à peu. Un sourire effleura mes lèvres quand je compris pourquoi je m’étais autant attachée à la jeune fille.
Elle me rappelait elle.
– Tout va s’arranger. Ça va aller, à présent, murmurai-je.
– Tu en es vraiment sûre ? articula-t-elle en relevant la tête, pour me contempler de ses grands yeux bleus ternis par le désespoir, tandis que je cessais de l’étreindre.
– En général, j’ai souvent raison, déclarai-je dans un sourire réconfortant.
J’approchai hésitante mes doigts du visage de la jeune fille. Je glissai ma main chaude le long de sa joue si froide, caressant avec soin du bout des doigts sa peau veloutée pour essuyer les larmes qui coulaient sans interruption ; je tressaillis à ce contact. C’est agréable… S’il te plaît, ne pleure pas. Si seulement je pouvais lui expliquer de quoi il retournait, en réalité ! Mais lui exposer la vérité causerait à coup sûr des ennuis, même si l’envie m’en brûlait. Ça dépassait le raisonnable ; elle me regarderait d’un drôle d’air, si je lui confirmais sa filiation avec la duchesse.
Et je savais que Marie passerait le cap. Je l’aiderai à surmonter cette épreuve. Pour la première fois, je me sentais heureuse, et utile. Pour la première fois, je ressentais la sensation d’être enfin maître de moi-même. Je me sens si bien à tes côtés, Marie… Pourquoi est-ce que je ne m’en suis pas rendu compte plus tôt ? Je crois bien que… ta présence à mes côtés m’a radicalement transformée. Et je n’aurais jamais cru une seule seconde une telle métamorphose possible.
– Allez, c’est fini, soufflai-je. Tu me fais un sourire ?
Je lui disais la même chose, quand ce genre de situation lui arrivait.
Marie cligna des yeux, et ses lèvres s’étirèrent en un sourire faible et fragile. Je me relevai, et passai dans son dos, pour attraper le violon et l’archet posés à sa droite, non loin d’elle. Raphaël me dépassait sans conteste en danse, mais la musique me permettrait de redonner le sourire à l’adolescente. Dans ces moments-là, savoir jouer du violon me comblait. Tu m’as bien dit que tu adorais Bach, n’est-ce pas, Marie ? songeai-je en la regardant. Étonnée, elle se releva, sans me quitter du regard. Posant le violon contre ma clavicule, je fermai mes yeux et laissait l’archer frotter sur les cordes, entamant un « Ave Maria » qui ne tarda pas à illuminer de nouveau le visage de la jeune fille.
– Tu sais, les anges m’ont dit que tu étais l’une des leurs, lui confiai-je, en lui adressant un clin d’œil.
– Merci énormément de ton soutien, Gwen, murmura-t-elle chaleureusement, les joues en feu.
Je t’en prie, Marie. C’était la moindre des choses que je pouvais faire. Elle me laissa ranger son instrument et porter le boîtier – chaque fois qu’elle voyait le violon, ça lui rappelait bien trop son entrevue avec la duchesse, lui pinçant à chaque fois plus le cœur. Je le replaçai avec délicatesse dans sa boîte, clipsai les deux boutons argentés et tirai la fermeture éclair, avant de le prendre avec moi et de l’installer dans mon dos. En fouillant dans ma sacoche, je dénichai un mouchoir que j’offris à l’adolescente pour qu’elle essuyât les derniers pleurs qui roulaient sur ses joues, et se mouchât.
Pour oublier nos tracas, et puisque nous disposions de temps avant de rentrer au couvent, je décidai de l’inviter à boire un verre dans un bar situé sur la place Saint-Pierre. D’abord hésitante, Marie accepta, et, installées toutes deux en terrasse, nous profitâmes avec délice d’une superbe vue sur le Sacré-Cœur, et des dernières lueurs du jour qui céderaient bientôt place à la nuit ; moi devant un diabolo fraise bien frais, la blonde devant un chocolat chaud fumant ; le gérant nous apporta même quelques pâtisseries. Je soupirai.
Ça avait été un après-midi de fou, aujourd’hui.
– Pardonne-moi de t’avoir inquiétée, s’excusa la blonde en avalant une gorgée de sa boisson. Je n’aurais pas dû m’enfuir comme ça, mais, sur le coup… c’était la seule chose que je pouvais faire, soupira-t-elle.
J’acquiesçai, rajustant ma veste à cause de la température qui se refroidissait. Moi-même, je peinais encore à réaliser ce qui s’était passé, avec cette scène, à l’Opéra. J’observai le Sacré-Cœur, songeuse. Toutes mes certitudes… elles ont volé en éclats. Ça ne m’était jamais arrivé, avant. Sur ce coup-là, j’ai tout gâché.
– J’étais si nerveuse que j’ai complètement oublié toutes les consignes de Jean-François, d’ailleurs, remarqua-t-elle, gênée. Tout cela m’est… complètement sorti de l’esprit, avoua-t-elle d’un ton triste.
– Ça n’aurait rien changé, répondis-je aussitôt en reportant mon attention sur elle. Tu as fait de ton mieux, c’est le plus important.
– J’ai quand même beaucoup de peine, pour elle. Les gens doivent sans cesse l’importuner, à cause de son statut…
Même après la façon dont elle t’a éconduite… tu éprouves encore de la compassion à son égard… Tu es extraordinaire, Marie.
– Tu sais, tu ressembles à quelqu’un que je connais.
Elle reposa en douceur sa tasse sur sa soucoupe.
– Vraiment ? Qui ? demanda-t-elle, surprise.
– Une… Une amie, répondis-je à mi-voix, évasive, en tournant la tête, mélancolique. Au fait, tu es au courant, pour l’arrestation de Fantôme R ? demandai-je, dans l’optique de changer de sujet.
– Oh, oui. Ça me rassure un peu. C’était… un voleur, non ? hésita-elle. Les jeunes filles n’auront plus à s’inquiéter de lui.
Sauf que tu devrais être dans sa maison, en train de découvrir sa cave secrète, et pas avec moi. Et si tu le connaissais, tu saurais à quel point il est adorable.
Nous aurions pu discuter ainsi pendant encore des heures, attablées devant nos consommations, mais le soleil disparaissant et le vent frais nous ramenèrent à la réalité ; Saint-Louré nous attendait. Il se faisait déjà tard, et il fallait compter au moins trente minutes pour revenir aux Halles, plus une bonne vingtaine ensuite pour regagner le couvent.
Et je n’éprouvais aucun empressement à revenir, vu l’état d’énervement dans lequel se trouverait Jean-jean, après notre altercation. Je m’affalai dans mon siège, épuisée. Comme si j’avais besoin de ça. La poisse ! Marie, sentant que quelque chose n’allait pas, m’interrogea du regard, mais mon sourire chaleureux la rassura. Inutile qu’elle s’inquiétât pour moi. J’avais déjà provoqué assez de dégâts comme ça.
Nous regagnâmes la station de métro en moins d’une dizaine de minutes. Les quais accueillaient beaucoup moins de voyageurs qu’à mon arrivée, mais, par réflexe, je tins avec fermeté Marie par le poignet pour que nous ne nous perdissions pas. Le métro bondé, nous obligea à nous agripper tant bien que mal à l’une des si peu nombreuses barres argentées exemptes de mains grouillant de microbes. Bonjour l’hygiène… Marie manqua même de tomber, au départ du wagon ; par chance, je la retins.
Tout comme à l’aller, il nous fallut changer de métro, en l’absence de ligne directe. Quittant la douze pour la quatre, nous grimpâmes dans le premier wagon qui se présentait, laissant les usagers en descendre avant de nous y engouffrer, trouvant par miracle deux strapontins libres qui nous attendaient, et sur lesquels nous nous installâmes, toutes les deux, sans nous questionner, exténuées par ce combat quotidien que représentaient les transports en communs parisiens. Je maintins fermement l’étui sur mes genoux, et plaçai les écouteurs de mon smartphone sur mes oreilles, alors qu’une sonnerie indiquait la fermeture des portes. Aussitôt après, Marie, écroulée de fatigue, posa sa tête sur mon épaule, ses yeux fermés. Je glissai un bras affectueux autour d’elle, et le métro nous emporta au loin.
Comme je n’avais pas sommeil, et que je devais veiller à ce que nous descendîmes à la bonne station, j’en profitai pour regarder autour de moi. Des hommes d’affaires tenaient leur serviettes dans leur main, d’autres pianotaient sur leur téléphone, absorbés, et d’autres encore, comme moi, écoutaient de la musique, via des casques ou des écouteurs, s’évadant de la réalité.
Je ressentis le collier résonner – en tout cas, essayer de résonner – avec l’âme du violon. D’où ces objets peuvent-ils réagir comme ça ? C’est incompréhensible. Plusieurs voyageurs me fixèrent d’un œil curieux, du fait de la puissante lumière qui émanait du pendentif de Sîn. Et mince, j’aurais dû ne pas le remettre et le conserver dans ma sacoche… Parmi eux, une jeune femme à moitié dissimulée par la foule du métro, mais dont les deux yeux se focalisaient sur l’éclat du bijou, que je tentais de dissimuler derrière l’étui du violon. Enfin, je le supposai dans un premier temps, avant de constater qu’elle me regardait moi. Elle me met vraiment mal-à-l’aise, songeai-je, tandis que j’entourais toujours avec chaleur de mon bras une Marie endormie, serrée tout contre moi.
Le malaise s’accentua, sachant que cette fille, de mon âge à peu près, sinon un an ou deux de plus que moi, ne cessait de me fixer avec insistance et intensité. Mais qu’est-ce qu’elle veut, à la fin ?! Je tâchai de l’oublier, mais il y avait encore huit arrêts avant le nôtre. Me concentrant le plus possible sur la musique, j’accueillis avec soulagement, après plusieurs dizaine de minutes, la voix informatique qui indiquait notre arrivée à destination.
Je réveillai en douceur la blonde, qui, encore dans les nuages, reprit avec difficulté ses esprits. Sans traîner, nous sortîmes du wagon, nous tenant par la main pour ne pas être séparées – le nombre impressionnant de personnes qui descendirent à notre arrêt nous surprit. Je jetai un bref coup d’œil derrière moi, et constatai, soulagée, que personne ne nous suivait. Le pendentif et le violon réagissaient toujours très fortement ensemble, mais, par chance, Marie ne le remarqua pas, à cause de son grand épuisement. Nous quittâmes l’atmosphère étouffante des rames pour nous diriger vers l’extérieur.
Je rajustai l’étui dans mon dos, tout en bavardant avec Marie. La nuit tombait, et le ciel s’obscurcissait. Nous croisâmes Josette sur le chemin du retour, ravie de retrouver sa meilleure amie ; la blonde en profita pour s’excuser de lui avoir causé autant de souci, et lui affirma qu’elle allait bien. La rue des Francs-Bourgeois était éclairée et décorée de toutes parts, et nous ne pûmes nous empêcher de traîner un peu pour admirer ensemble les illuminations. Je me sens si bien…
Devant le couvent, je m’étonnai de ne pas retrouver Jean-François nous attendant de pied ferme. Il ne paraissait pas trop préoccupé par Marie, malgré le rôle vital qu’elle occupait dans son plan : elle seule pouvait jouer de ce violon, et en tant qu’héritière des deux civilisations, elle réunissait toutes les conditions nécessaires à la sortie des jardins suspendus. Ça ne me dit rien de bon…
Et en effet, nous tombâmes nez-à-nez avec lui dès que nous franchîmes les portes du bâtiment principal. Il débarqua comme une flèche, nous surprenant toutes les deux.
– Jean-François ! l’interpella la musicienne. Excuse-moi de t’avoir encore inquiété…
– Ce n’est rien, Marie, assura-t-il mielleusement. J’ai demandé à ma nièce d’aller te chercher, je suis heureux qu’elle t’ait retrouvée saine et sauve.
Mes sourcils se froncèrent, et mon corps se raidit d’emblée. Espèce d’hypocrite, tu ne m’as rien suggéré du tout, c’est moi qui ai pris cette initiative ! Tu te moques bien d’elle ! J’ouvris la bouche pour répondre, mais une voix fluette me coupa dans mon élan.
– C’est vrai ? Merci énormément à vous deux !
Trop tard, je me retrouvais coincée. Si jamais je niais les informations de Graf, il douterait de ma fidélité à l’organisation, cela me causerait de gros ennuis, et de plus, la blonde ne comprendrait pas, tant elle admirait son tuteur. Résignée, je croisai les bras sur ma poitrine et foudroyai mon « oncle » du regard, qui répliqua par un sourire mièvre à mon attention, avant de s’adresser à sa pensionnaire.
– Aucun souci. Maintenant, je me permets de t’emprunter Gwen, je veux discuter en privé avec elle.
Oh, oh. Les ennuis m’attendaient au tournant, et je n’y échapperais pas, finalement. Mes yeux se plantèrent dans ceux de Jean-François, et nous nous dévisageâmes pendant de longues secondes, sous le regard inquiet de la fille de la duchesse, que je m’empressai de rassurer lorsque ce « concours de regards » ne rima plus à rien selon moi.
– Je te rejoins plus tard, Marie. Je n’en ai pas pour long.
Elle hocha la tête, et s’éloigna en direction du réfectoire. Lorsqu’elle disparut de mon champ de vision, je suivis à contrecœur le directeur jusqu’à son bureau, en silence. Nous entrâmes dans la pièce ; il gagna son secrétaire tandis que je refermai sans bruit la porte derrière moi. Bon, à nous deux… songeai-je en inspirant un grand coup, et en me retournant pour l’affronter. Je ne comptais plus l’autoriser à imposer sa loi sans agir.
Ça ne traîna pas : il abattit avec puissance ses mains sur la table et me foudroya du regard.
– C’était quoi, ta petite comédie tout à l’heure, on peut savoir ?! Qu’est-ce qui t’a pris, bon sang ?!
– Désolée, j’étais juste un peu… tendue. Je tiens à respecter le plan, et puisque Raphaël ne pouvait pas aller à Montmartre consoler Marie comme prévu, j’ai pris sa place, pour que tout ne tombe pas à l’eau, point.
Jean-François esquissa une grimace qui lui conféra un air vraiment antipathique. Quelque chose me disait qu’il ne croyait pas à ma version de l’histoire. Sois convaincante, Gwen…
– Vraiment ? C’est étrange, j’ai plutôt eu l’impression que tu t’étais prise d’affection pour elle. J’espère m’être trompé ; est-ce qu’elle vaut plus à tes yeux que tu-sais-qui ?
Je sursautai, et manquai de sortir de mes gonds. Il me fallut inspirer un grand coup et attendre plusieurs secondes, pour parvenir à me calmer. Comment osait-il parler de cette personne dans de telles circonstances ? Vraiment, l’occasion ne s’y prêtait guère. Je baissai le regard, contrariée. Je ne souhaitais pas argumenter plus longtemps avec cet idiot. Pour qui il se prend ?! Néanmoins, je savais qu’il ne me m’autoriserait pas à partir si facilement. J’allais devoir le rassurer, et tenter de paraître la plus neutre possible. Pas question de lâcher maintenant.
J’agitai la main, ennuyée. Rester naturelle, surtout.
– Bien sûr que non, tu me prends pour qui ? Je n’en ai rien à faire de Marie, je me contente de suivre le plan. Si tu crois que ça m’amuse, moi, de faire tout ça…
– Tu étais quand même dans un tel état que tu as détaché tes cheveux. Et tu portes encore ce maudit collier que tu avais promis de jeter et de ne plus jamais mettre !
D’un vif mouvement de tête, il désigna le médaillon argentée à mon cou, et je me retins de me mordre la lèvre. J’avais mal joué, sur ce coup-là, en espérant qu’on ne le remarquerait pas. Mais c’est plus fort que moi, je refuse de l’enlever. Nouvelle inspiration. Tentons de noyer le poisson.
– Il me sert à me rappeler les enjeux de la mission, c’est toi-même qui me répète de ne pas les oublier. Et sa discrétion constitue un atout : il se fond mieux avec mes vêtements que le pendentif de Sîn.
C’est vrai, quoi. Qui aurait idée de tout le temps se trimballer avec une antiquité aussi précieuse autour du cou ? Cela risquait d’attirer de potentiels voleurs, comme cette fille du métro qui m’avait fixée avec un regard pénétrant à cause de l’éclat doré du collier.
– Ce dont tu as surtout besoin de souvenir en ce moment, c’est des corrections que je donnais à la salle gosse que tu étais ! rétorqua-t-il en tapant son poing sur son bureau – le paquet de feuille à côté s’éleva brièvement sous la violence du geste.
Mon teint blanchit ; je reculai d’un pas, saisie d’une nausée fulgurante. Et dire que j’essayais d’oublier ces moments traumatisants. Ce type ne m’épargnait rien, il savait que je ne voulais pas reparler de cette partie de mon enfance et ne se gênait pourtant pas pour l’évoquer, avec tout ce que cela impliquait.
Je rouvris les yeux, tâchant de reprendre mes esprits. Hors de question de céder. Son air furax m’effraya, mais j’en fis abstraction au prix d’un effort surhumain, afin de poursuivre la conversation.
– Écoute, oublions cette histoire de bijou, d’accord ? Tu n’as pas à t’inquiéter, laisse-moi gérer. Demain, rendez-vous à Versailles avec Léon, et tu enlèveras Marie comme prévu.
Son absence de réponse me permit de me calmer, et de regagner un peu de confiance en moi. Mais j’étouffais, ici. Je ne supporterais pas de rester une seconde de plus dans cette pièce.
– Je peux y aller, maintenant ? J’ai encore un instrument à rendre à sa propriétaire, indiquai-je en pointant le pouce en arrière, vers l’étui dans mon dos.
Ses sourcils se foncèrent encore plus qu’auparavant, et il me regarda d’un air féroce, avant de me congédier d’un geste de la main.
– Je te conseille de bien réfléchir à tes actions, Gwen, lança-t-il alors que je posai ma main sur la poignée. Les punitions pourraient recommencer, sinon. Et je connais quelqu’un qui en payera le prix fort.
Mes doigts se crispèrent sur la poignée, mais je n’ajoutai rien. Je ne comptais pas donner à cet énergumène la satisfaction de penser qu’il me contrôlait. Si je ne me maîtrisais pas, il se débarrasserait de moi à la première occasion.
Mais ces menaces à peine voilées tournoyaient encore dans mon esprit tandis qu’il replongeait dans ses documents et que je m’éclipsais.
Ouf ! C’était moins une, songeai-je en refermant la porte derrière moi. Si je ne m’étais pas retenue, je me serais laissé glisser le long de celle-ci, et les larmes auraient coulé sur mes joues sans s’arrêter.
Mais à la place, j’encaissai le choc, comme toujours jusqu’ici, et remontai par les escaliers jusqu’à ma chambre. Si je devais pleurer, autant privilégier la discrétion. En entrant dans la pièce, vide de présence, j’ôtai la boîte de mon dos pour la poser sur le lit de Marie, au bout, et m’affalai sur ma couche sans me débarrasser de mes affaires. Ne sachant trop la marche à suivre, je plaçai mes écouteurs sur mes oreilles et lançai une playlist au hasard, avant de clore les paupières pour m’évader.
La suspicion du cousin d’Élisabeth atteignait des sommets, mais il ne possédait aucune preuve contre moi qui justifiât qu’il m’écartât du projet. Un soulagement, même si rien n’était joué. Il me restait encore la visite à Versailles, et ensuite le sauvetage de Marie… La journée s’annonçait longue. Et si Graf était autant sur les nerfs…
… j’avais intérêt à surveiller deux fois plus mes arrières. Tout ça ne me disait rien de bon.