Rhythm Thief et les secrets de Babylone

Chapitre 1 : Prologue : une année entière

16988 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/02/2017 17:45

Prologue : une année entière            



Juillet


Aujourd’hui, je suis officiellement reparti sur les traces de mon père, j’en brûlais d’envie. J’ai le pressentiment que quelque chose de plus important se trame derrière les événements des jardins suspendus, et je veux découvrir toute la vérité. Il y a beaucoup de points non éclaircis, dans cette affaire, et ce n’est pas normal. Les parisiens ont le droit de savoir ce qui s’est réellement passé, et moi de comprendre pourquoi papa y est impliqué. J’ignore combien de temps je vais partir, mais les recherches promettent d’être longues ; ça va me demander une patience folle de récolter la moindre preuve, mais je n’ai pas le choix. Ce n’est pas comme si on allait se soucier de moi, après tout. La seule personne qui va terriblement me manquer, c’est Marie. Je l’ai laissée avec sa mère ; c’était un moment riche en émotions, mais j’espère qu’il ne lui arrivera rien pendant mon absence, elle a eu sa part dans cette histoire, elle aussi. Je m’en voudrais s’il se passait un problème : elle compte énormément à mes yeux. Je n’avais jamais croisé quelqu’un comme elle, avant ; ça m’a complètement chamboulé. Après les épreuves que je viens de traverser, c’est certain que ma vie ne sera plus jamais la même. Mais ça ne me correspond pas d’être nostalgique. Il ne me reste plus qu’à aller de l’avant et espérer que les événements avec Napoléon Bonaparte se transformeront en un simple lointain et désagréable souvenir. En tout cas, je ne serais pas seul, puisque mon chien Fondue n’a pas l’intention de me quitter de sitôt, visiblement. Il va aussi falloir que je pense à régler quelques petits points : j’ai de la paperasse à remplir pour l’université avant la rentrée de septembre, et il me reste encore des tableaux à récupérer au Louvre, entre autres choses. Je risque d’être un brin chargé, pour les semaines à venir. Je tiendrai le coup : j’ai déjà connu pire. Pour l’instant, c’est les grandes vacances, donc je vais pouvoir me poser un peu. J’ai vraiment besoin d’une pause.


J’ai enfin retrouvé ma mère ! C’est incroyable, après tout ce temps, j’ai encore du mal à réaliser tout ce qui vient de se passer. Vraiment, ça semble tellement surréaliste ! Je dois bien admettre que maman m’a quand même fait terriblement peur, avec toutes ces histoires. Grâce au ciel, tout s’est terminé sans drame. Il faut croire que j’ai eu beaucoup de chance, et pas uniquement moi. Tout le monde a eu peur de ce qui aurait bien pu arriver, si les événements avaient dégénéré. Je ne remercierai jamais assez Raphaël pour tout ce qu’il a fait pour moi ; sans lui, je n’ai pas la moindre idée de ce que je serais devenue. Heureusement que j’ai eu la chance de faire sa connaissance. Nous nous sommes dit au revoir près de la cathédrale Notre-Dame sous un beau soleil d’été, il n’y a pas si longtemps, et il me manque déjà… A présent je suis retournée vivre au manoir avec ma mère. On a encore beaucoup de choses à se raconter ; mais je garde de très beaux souvenirs de Saint-Louré, ça va vraiment me faire drôle de quitter cet endroit après tant de temps passé là-bas. Une page de mon histoire se tourne, en quelque sorte. Mais je suis prête à en écrire une nouvelle. J’ai enfin la possibilité d’envisager sereinement le futur, désormais. En revanche, j’imagine que personne ne pourra oublier ce qui s’est produit, je prie pour que ça ne se répète jamais. Ça ne va que m’inciter d’avantage à apprécier chaque jour de la vie : j’ai des amis merveilleux sur qui je peux compter, et une famille que je n’attendais plus. C’est étrange, mais, parfois, le changement n’est possible qu’à l’aide d’un puissant électrochoc.


L’affaire « Napoléon » a enfin été classée, et j’ai même fait équipe avec Fantôme R pour sauver la ville ! Je ne l’aurais jamais cru, et j’ai du mal à comprendre ce drôle d’oiseau, malgré le fait que je sois sur ses traces depuis plusieurs années déjà. J’ignore ce qui l’a poussé à commettre ses délits, puisqu’il a fait parler de lui du jour au lendemain ! Maintenant, les choses vont pouvoir reprendre un cours normal si l’on peut dire, mais j’ai peur des gros titres des journaux concernant cet épisode abracadabrant. C’est que je les connais bien, les médias : ils seraient capables d’inventer n’importe quoi ; la vérité devient une chose rare, en particulier sur de tels sujets. Pour cette raison, je tâche de rester particulièrement prudent et raisonnable. Maintenant, je vais pouvoir reprendre mes autres affaires en cours, notamment donc ce fameux voleur d’œuvres d’arts. Le plus important, c’est que Charlotte ne se mêle plus de ce qui ne la regarde pas. Elle aurait encore été dans une drôle de posture si je n’avais pas été là pour lui sauver la mise ; alors qu’elle n’avait strictement rien à voir dans cette histoire. Je ne peux pas avoir constamment l’œil sur elle et faire mon travail correctement, puisqu’elle profite toujours d’une inattention pour s’éclipser et se fourrer dans les ennuis jusqu’au cou ! Pourtant ce n’est pas faute de lui répéter qu’arrêter les criminels est du ressort de la police de Paris, je ne fais que ça ! Elle est vraiment bornée quand elle veut, et elle tient de sa mère quant à cette obstination. En plus, ce costume d’enquêteur privé ne lui va pas du tout : elle a plein d’autres vêtements qui la mettent autrement mieux en valeur. Elle ferait bien de faire des activités plus adaptées à une jeune fille comme elle, ce serait utiliser plus intelligemment son temps. Franchement, pratiquer le football, est-ce vraiment raisonnable pour une demoiselle ? Par-dessus tout, je n’ai jamais vu une seule de ses camarades de classe franchir le seuil de notre maison. Il est nécessaire qu’elle cesse de se comporter comme une louve solitaire. Même dans la police, on a besoin de coéquipiers. Elle doit encore comprendre un certain nombre de choses sur l’existence.



Août


Loïc m’a encore proposé ce matin pour la énième fois de prendre des vacances avec ma fille pour décompresser, au moins pendant quelques jours, parce que « j’en aurais besoin », selon lui. Il oublie que je travaille toujours sur le cas de « Fantôme R », et qu’il est hors de question de prendre du bon temps tant que ce criminel arpente les rues de la capitale : ces dernières doivent être totalement sûres. Tant que cet individu ne sera pas bouclé pour de bon, je ne serai pas tranquille, incapable de dormir sur mes deux oreilles, et je mets un point d’honneur à gérer personnellement ce cas, car personne à ma connaissance n’est assez qualifié pour s’en occuper : c’est bien ce que m’avait fait remarquer ce voyou de Jean-François l’autre jour à l’Opéra. Ça me fait mal de dire ça mais il avait raison : Fantôme R ne doit plus nous échapper. J’ai promis à ma femme de protéger cette ville et je le ferai. Je suis quelqu’un qui tient ses promesses. En passant, j’ai beaucoup de questions à poser à ce voleur de nuit, et je reste désespérément dans le brouillard au sujet de la motivation de ses actes, malgré quatre ans intenses d’investigations sur ce dossier. Même la brigade spéciale de police en rollers de Paris ne lui arrive pas à la cheville. Il a l’air d’être jeune et pour le moins extrêmement agile, et ça serait triste qu’il gâche son avenir : je connais trop de gens qui passeront les années qui leur restent à vivre enfermés dans une cellule. Est-ce que voler des tableaux de valeur pour les remettre en place quelques jours après est si drôle que ça ? Ça me dépasse. A ce propos, je n’ai toujours pas retrouvé le fameux bracelet de Tiamat qu’il a dérobé lors de l’exposition sur la Mésopotamie au Louvre. Que peut-il bien vouloir faire avec un tel objet ? Je crois que des fouilles plus poussées vont s’avérer nécessaire si je veux dénicher quelque chose. Parler à la duchesse et à sa fille constituerait un bon début : sans être soupçonneux, elles sont tout de même les deux principales personnes à être mêlées fortement à cette histoire, même si elles ne sont pas les seules… Bien entendu, j’ai l’intention de tenir Charlotte loin, à l’écart de toute cette histoire. Ça ne va pas être évident : je vais devoir rester sur mes gardes, d’autant plus que c’est toujours les vacances. Mais le travail passe avant tout.


Je n’ai toujours rien trouvé d’intéressant, et c’est le dernier mois de liberté avant de retourner étudier, par conséquent je dois mettre les bouchées doubles. Il faut que je reste très discret, et ce en permanence, parce qu’ajouté à mes recherches, il me reste encore un nombre incalculable de contrefaçons à récupérer, au musée. C’est épuisant ; surtout qu’à chaque fois que je considère les œuvres, je suis toujours étonné du nombre de faux tableaux que mon père a pu faire, alors que ça fait pourtant quatre ans que je vis avec ce secret sur les épaules. Je pense régulièrement à la duchesse et à Marie. Parfois je passe devant chez elles, quand j’ai un léger coup de blues, par exemple. Ça a l’air d’aller, à priori ; tant mieux. L’harmonie entre mère et fille doit remplir toute la maison, et ça c’est tout ce que j’espérais. Ca me rappelle que je ne dois jamais renoncer, et garder le moral coûte que coûte, y compris quand ça devient ardu. Il fait une sacrée chaleur, je la trouve étouffante, même pour un tel mois ; je ne croise plus que des personnes en tee-shirts colorés et en en shorts plus hauts que les genoux, et un agent de police m’a avoué cuire sur place dans son uniforme de fonction. Tout le monde sans exception se plaint de la température. Ça me fait penser que j’aime beaucoup Paris, mais j’envie les gens du Sud qui ont le privilège d’entendre les cigales chanter sous les oliviers. De tels trésors, ça n’existe pas, ici. Je serais entièrement favorable à une petite baignade, c’est regrettable que l’on n’habite pas près de la mer et que je sois trop occupé pour aller à la piscine. Mon chien aussi demanderait bien à se rafraîchir. Pour éviter de se transformer en homard, on a opté pour la solution de rester dans l’appartement aux heures les plus brûlantes. Quand il m’en prend l’envie, en milieu d’après-midi, j’en profite pour aller boire un verre. Heureusement que la climatisation existe ! 


Pour les vacances, j’ai décidé d’emmener Marie en Angleterre. Un moyen d’échapper au climat étonnamment chaud de la saison, mais aussi parce qu’elle en a vu de toutes les couleurs avec ces événements : ça a bien failli nous coûter la vie, à elle comme à moi. Je veux qu’elle profite de ce voyage le plus possible : elle n’est jamais allée au Royaume-Uni, et j’espère qu’elle appréciera le pays, surtout que ses notions en anglais sont remarquables. Peut-être que changer de décor m’apaisera : je m’en veux toujours autant de ne pas avoir pu lui épargner toute cette histoire. En la laissant petite au couvent, j’espérais qu’elle n’aurait pas à subir tout ça, mais j’ai amèrement constaté que mon plan n’avait pas suffit à la protéger. On a dialogué très sérieusement là-dessus, toutes les deux. Elle m’a confié qu’elle avait toujours beaucoup apprécié Jean-François, et qu’elle ne comprenait pas le comportement qu’il avait eu. En plus, c’était lui qui lui avait permis de prendre des cours de musique. J’ai voulu lui répondre quelque chose, pourtant je n’ai pas eu le courage de lui expliquer avec précision de quoi il retournait : ça n’a jamais cessé d’être une histoire compliquée entre mon cousin et moi. Au fond, il n’aspirait pas à autre chose qu’à de la grandeur, quitte à user de tous les stratagèmes possibles au détriment de la morale, mais au fond de moi, je gardais l’espoir qu’il retrouve la lucidité. Même s’il a choisi de telles extrémités qui ont bouleversé la vie de tous les habitants irréversiblement, j’ai un soupçon de peine pour lui : j’étais sincère en pensant qu’il pouvait devenir brillant historien ou grand archéologue, parce qu’il avait de réelles qualités que je ne connaissais à personne de notre famille : il a tout de même étudié à La Sorbonne où ses professeurs lui prédisaient une carrière prometteuse. Je regrette qu’il ait choisi cette voie. En fait, depuis le mois dernier, j’ai surtout l’impression que Marie pense à Raphaël plus qu’à autre chose : elle a mine soucieuse et les pensées dans le vague. C’est vrai que c’est un garçon d’aspect charmant. Il nous a beaucoup aidées, et sans son aide, les choses ne se seraient pas finies aussi bien. Il ressemble en tout point à son père, physiquement. En tout cas, le manoir est beaucoup plus vivant depuis l’arrivée de ma fille. Sa bonne humeur déteint dans chaque pièce, et Alfred m’a avoué qu’il ne m’avait jamais vue si épanouie. C’est la seule chose que j’attendais depuis longtemps : enfin retrouver ma fille. Maintenant que c’est fait, puisse l’avenir nous tendre les bras.



Septembre 

 

C’était évident que l’automne marquerait le retour aux études, et ça c’est vraiment une épine dans le pied. Ce n’est pas juste que l’on doive exécuter quelque chose contre notre volonté. Et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, on en a fait quoi ? On n’est pas censés être libres ? Je ne comprends pas pourquoi Jules Ferry a inventé l’école, dans ce cas. C’est contraire aux droits fondamentaux ! J’avoue que je suis nerveuse parce que c’est l’année de mon baccalauréat. En outre, il faut formuler nos vœux pour l’année prochaine, et avec mon père, c’est encore un sujet conflictuel. Il ne comprend pas que moi, ce que je préfère c’est enquêter, pas passer des heures à écouter des phrases ennuyeuses qui ne m’intéressent pas ; de toute manière, la plupart du temps je dessine en cours. J’ai beau tenter de le convaincre que Paris n’en a pas fini avec tous ces malheurs, il refuse de me croire et on ne peut même pas débattre comme deux adultes responsables. Je ne sais plus quoi faire pour lui ouvrir les yeux. C’est gros comme une cathédrale qu’une menace est tapie dans l’ombre ! C’est impossible de croire que tout va aller pour le mieux, maintenant. Mon style, ce n’est pas de faire l’autruche, donc un de ces quatre, j’irai fouiller dans les innombrables dossiers de papa. Et ça prendra le temps que ça prendra, mais ça me surprendrait qu’il ne cache pas quelque chose. La vraie question serait : est-ce qu’il m’a une seule fois dit la pure vérité ? Je le sais au fond de moi, que je suis faite pour arrêter les bandits en tous genres ; c’est instinctif, et absolument rien ne me persuadera du contraire. Mais avec mon père, c’est à chaque fois le même refrain : un dialogue de sourd qui ne fait que nous agacer d’avantage l’un et l’autre. Du coup, quand j’ai besoin de prendre l’air, je vais me promener pour admirer les feuilles colorées qui tombent des arbres. C’est un vrai plaisir pour les yeux. Maman aussi aimait cette saison. Au moins, je n’ai personne pour me contredire quand je suis toute seule. Je ne sais pas ce qu’il faudrait que je fasse pour obtenir un peu de considération de la part des gens. Fantôme R, lorsqu’il commet ses vols, il s’amuse, lui au moins. Je ne connais pas sa vie, mais je l’ai déjà croisé plusieurs fois, et s’il y bien une chose que je lui envie, c’est cette insouciance qui l’accompagne partout où il va. Probablement que si je l’arrêtais, papa me traiterait enfin comme quelqu’un de mon âge…


En journée, j’ai constaté que beaucoup moins d’enfants traînent dans les rues ces temps-ci, ça découle sans doute du fait qu’ils ont de l’école : ça réduit quand même de manière non négligeable les périodes pour s’amuser à l’extérieur. La plupart des adultes ont repris le travail, aussi ; aux horaires de sorties de bureau, on est plus vite rentré chez soi à pied qu’en voiture, ça devient un bazar incroyable sur les routes. Pour ma part, c’est ma première année à l’université : j’ai choisi de faire une Licence Archéologie et Histoire de l’Art. J’en saurais à coup sûr plus sur Babylone, ou, à défaut, sur cet étrange symbole sur ma pièce. J’ai d’ailleurs été soulagé de constater que j’allais avoir un professeur que je connaissais déjà : Alain. C’est lui qui, l’année dernière, dormait beaucoup, et m’a également informé que Jean-François était un élève très doué de sa classe, en tant qu’étudiant. Je me demande bien ce qui a pu le faire basculer du côté sombre à ce point. Quoi qu’il en soit, cette année s’annonce sous de bons auspices. J’ai des horaires relativement souples ; et si les cours limitent la progression de mon enquête, j’ai tout de même encore la possibilité de mener des investigations. Je verrai bien comment évolueront les évènements. Ce que je préfère par-dessus tout, dès qu’il y en a, c’est assister aux spectacles de Marie. Je n’en manque jamais un, c’est un vrai délice de l’entendre jouer. Elle est toujours aussi belle, exactement la même depuis que je l’ai laissée. Comme on est à l’Opéra, je me fais discret, pour ne pas attirer trop l’attention sur moi, mais mes yeux ne la quittent pas d’une seule seconde. Plus je la regarde, et plus je me dis que c’était évident qu’elle était la fille d’Élisabeth, avec tant de grâce. Ses mélodies permettent de donner une saveur exquise pour les mois froids qui s’annoncent. Grâce à elle, les gens ont une autre couleur dans les yeux. C’est un vrai pouvoir qu’elle a. Si je ne me trompe pas, il me semble qu’à la rentrée prochaine, ce sera à elle d’entrer dans les études supérieures. Ça me stupéfierait, étant donné son rêve, qu’elle ne choisisse pas la musique. Mes cours à moi sont très intéressants, mais j’ai déjà une quantité de travail astronomique. Il m’arrive de passer des heures entières aux Archives pour rédiger une dissertation, et comme j’en profite pour rassembler des indices susceptibles d’éclaircir les questions de mon enquête sur ce qui concerne « l’affaire Bonar », c’est parfois serré de tout concilier. Une chance que mon optimisme et ma persévérance ne m’aient pas abandonné.


C’est l’automne, et en cette saison les journées se ressemblent toutes sans exception. Les précepteurs défilent, au gré des heures, les uns derrière les autres au manoir dans leur costume de circonstance qui leur confère un air grave presque comique, pour me donner une farandole de cours très diversifiés. J’arrive à rester concentrée jusqu’au bout à chaque fois, mais par moments, j’ai vraiment besoin de temps libre pour me détendre. C’est tout de même vrai que je passe mes examens cet été, et que j’hésite encore trop où aller l’année prochaine bien que mon souhait soit d’être musicienne professionnelle ; cela me rend un peu anxieuse à vrai dire. Au couvent, ils étaient plus concentrés sur autre chose que sur l’orientation des pensionnaires. L’argent qu’ils recevaient ne permettait pas de prendre en charge les études de tout le monde ; un professeur m’a même conseillé de choisir quelque chose de plus sérieux que la musique, parce que ça ne m’apporterait rien de positif. J’ai quand même eu un peu de mal à l’entendre. D’autant que ma mère apprécie franchement de m’écouter jouer du violon : elle trouve que j’ai beaucoup de talent et je ressens qu’elle est on ne peut plus sincère ; c’est plaisant d’être encouragée et soutenue par ceux qu’on aime. Ca me fait sourire quand elle me félicite après mes prestations, parce que pour moi, c’est uniquement elle qui est à l’origine de tout ça, même si elle prétend n’avoir rien fait. De temps à autre, j’ai l’impression que Raphaël aussi me regarde, mêlé dans le public qui vient m’écouter à l’Opéra ; je me raccroche avec une foi inébranlable à ce ressenti. Chaque fois que je joue, je ne peux pas m’empêcher de penser à lui et à ce qu’on a traversé tous les deux : ça m’emporte comme la brise d’une belle journée. J’espère juste qu’il va bien, mais je n’ai pas peur pour lui, je sais qu’il a un caractère bien trempé et qu’il sait ce qu’il fait. Il sait parfaitement se débrouiller tout seul, de toute manière : celui qui l’attrapera n’est pas encore né, à mon avis. A l’occasion d’une sortie entre amies, Josette m’a posé mille et unes questions plus ou moins… pertinentes sur lui. Elle nous qualifie déjà d’ « amoureux », et elle le considère comme le preux chevalier venant à la rescousse de sa belle princesse, alors que ce n’est même pas vrai ! Nous sommes justes amis, et elle lui a d’ailleurs été très hostile la première fois qu’elle l’a rencontré alors qu’il était à ma recherche ; si jamais il m’approche de trop, je suis sûre qu’elle sortira les crocs, raison de plus pour laquelle nous ne sommes pas « ensemble ». Décidemment, certaines personnes ne changeront jamais. Les meilleures amies en particulier.



Octobre


Charlotte devient de plus en plus fatigante, ces derniers temps et je n’arrive plus à la canaliser, elle et ses questions. Elle se prend pour une justicière parisienne protectrice de la cité, et refuse de lâcher l’histoire de Léonard Bonar, alors que tout le monde ne demande qu’à oublier ce drame. Elle s’investit à un tel point dans son rôle de détective qu’elle en oublie même le plus important : ses devoirs d’école, parfois ; sans travail elle n’ira pas bien loin dans la vie. Cependant, cette histoire d’héroïne va finir par prendre des proportions dramatiques en n’agissant pas. Si sa mère était là, elle saurait la raisonner : elle avait les mots justes pour faire comprendre des messages importants à n’importe qui, même aux plus délicats. Il faut admettre que pour moi, le travail passe avant tout. C’est sacré de mon point de vue, et j’ai beaucoup de responsabilités que personne ne peut comprendre ; en comptant bien, ça fait longtemps que nous ne sommes plus allés au cinéma ou voir une exposition, ensemble. Dans le bon vieux temps, avec Emma, on le faisait souvent. A présent, il reste uniquement l’empreinte éternelle de l’amertume. Et en dépit de ça, je reste trop protecteur. Je n’ai pas envie que le temps avance, je préfère me replier sur moi-même et avoir la paix, alors que je devrais me comporter comme un père de famille aimant. Mais ce rôle est trop contraignant, trop collant à la peau, depuis la mort de ma femme. En fin de compte, je ne sais pas tellement comment m’y prendre avec ma fille, ne serait-ce que pour aborder des sujets privés comme la relation avec un petit-copain, le développement du corps, en résumé tout ce qui concerne la féminité, tout ce qui concerne le domaine de sa mère et que je ne devrais pas avoir à gérer. J’ai sans doute tout simplement peur de perdre Charlotte comme j’ai perdu sa mère ; tout ça devient fatiguant, alors je préfère le boulot. Et puis, ça m’angoisse qu’elle veuille à tout prix rejoindre les forces de l’ordre, l’année prochaine, parce que je ne veux pas la voir subir tous les problèmes que cela implique. Sait-elle réellement quelles responsabilités se cachent derrière un tel métier ? Ça demande un investissement quotidien, de prendre sur soi, de connaître beaucoup de difficultés, et ce n’est pas des diplômes qui pourront la préserver : un morceau de papier ne vaut rien, face à une menace réelle. Donc quand je pense à tout ça, forcément, j’ai un peu de mal à dormir en toute sérénité la nuit.


Quelques fois, je croise Charlotte dans la rue. Elle est pratiquement tout le temps vêtue de son imperméable gris qui lui donne un style légèrement rebelle et l’air garçonnier. Je sais qu’elle préfère rester discrète lorsqu’elle est dans l’une de ses nombreuses missions, alors je fais en sorte de ne pas la déranger, quand je l’aperçois. Une fois, elle m’a vue et s’est approchée de moi, les mains dans les poches ; nous avons parlé un moment et elle a saisi l’opportunité pour me poser des questions sur Fantôme R en prétextant que nous avions l’air assez proches, lorsqu’elle nous avait vus tous les deux, à la Tour Eiffel et aux Jardins Suspendus. C’est vrai que nous étions ensemble ces deux fois là, Raphaël et moi, mais… si proches ? Je lui ai répondu que je ne le connaissais absolument pas, et qu’il était simplement intervenu au bon moment, par pure chance ; et qu’il n’était sans doute pas aussi voleur que la presse voulait bien le faire croire, parce que les rumeurs circulent vite. Elle est restée très sceptique, et m’a demandé de préciser certains points, dans l’optique d’en apprendre d’avantage, sans doute. Au bout du compte, elle s’est en allée, pourtant je suis certaine que mon histoire avait du mal à la convaincre, vu son visage qui montrait l’incrédulité. Mais tant pis : il est hors de question que je brise la promesse faite à Raphaël. Il a ma parole que sa double identité restera secrète, tout comme la raison du vol des tableaux. Je suis simplement une fille d’honneur. J’ai noté qu’au niveau des déductions, mademoiselle la détective était une sacrée championne. Je ne la savais pas si réfléchie. Pourvu que Raphaël fasse attention à ses arrières…


J’ai de plus en plus l’impression que Léonard Bonar n’était qu’un simple pion sur le vaste échiquier d’un plan bien plus complexe, et ça me rend fou : je ne fais que tourner en rond, alors qu’on a frôlé la catastrophe d’un cheveu. Au vu de mes cours d’archéologie et de tout ce que j’ai appris, je me demande fortement si Paris ne cacherait pas des systèmes plus sophistiqués que ceux des Jardins Suspendus : c’est quand même la ville centralisée par excellence, et elle est également très ancienne, de quoi receler des inventions étonnantes dont personne n’a idée. Et surtout, quels malheurs pourraient-ils amener ? Pire encore que ceux de la dernière fois ? Personne ne sait à quoi s’attendre. « Napoléon » avait parlé d’un pouvoir qui « défiait mon imagination », lors de notre première entrevue. Était-ce des Jardins qu’il parlait, ou de quelque chose de plus incroyable, qui chamboulerait les théories et les chroniques de l’Histoire ? Babylone semble être au cœur d’un mystère qui dépasse mes prévisions les plus farfelues, et ce n’est pas peu dire. Tout ça forme des nœuds serrés les uns aux autres, dans ma tête, qui m’embrouillent vraiment l’esprit. J’essaye de prendre du recul, mais c’est difficile de regarder quelque chose avec détachement lorsqu’on y a été impliqué au prix de sa vie et de celui de quelqu’un qu’on aime profondément ; on n’a plus les idées claires. Dans ces moments là, ça me fait du bien de prendre l’air : je ne me lasse pas d’observer avec amusement les tapis de feuilles colorées que les jardiniers tentent désespérément de rassembler. Mais je sais bien qu’il y a des blessures que seul le temps peut parvenir à cicatriser. Quand j’y réfléchis, à maintes reprises, je n’arrive qu’à une seule possibilité « évidente » : les types de l’Organisation dont parlait Jean-François convoitent sûrement la richesse et le pouvoir de la civilisation babylonienne. Cette forteresse volante qui a engendré la panique n’était qu’un début, ça me parait logique. Non seulement ça m’angoisse, mais le pire c’est que Marie et moi on est mouillés là dedans contre notre volonté, et ça c’est inadmissible. On n’a pas demandé à être les marionnettes de gens aveuglés par la gloire. Ces types là n’apportent que des problèmes.    



Novembre


Les jours sont de plus en plus courts au fur et à mesure qu’on approche de l’hiver, et mon père refuse de me laisser librement sortir le soir, maintenant, et ça me dégoûte au plus haut point : il invoque sans arrêt des prétextes plus futiles les uns que les autres. Aucun ne tient la route sur le plan de la crédibilité, et son favori c’est : « les rues ne sont pas sûres le soir ». J’en pleurerais si la situation de prisonnière dans laquelle ça me met n’était pas si dramatique. Du coup, je me retrouve coincée à la maison et comme une lionne en cage, je deviens folle ; au moins mon père est remarquable : il arrive à emprisonner sa fille dans sa propre maison, le tout sans barreaux, comme un vrai magicien. Ça m’agace vraiment, surtout que l’école, ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus, bien que je sache que c’est nécessaire de passer par là pour obtenir une situation stable. Je voudrais tellement que mon père comprenne que veiller sur la ville, c’est une vocation, pour moi ! Maintenant, à cause de lui j’ai même des doutes sur ce que je veux vraiment faire, plus tard. Je suis sûre que maman m’encouragerait, elle, quoi que je choisisse. Je ne suis plus une petite fille de quatre ans quand même ! Il serait temps qu’on comprenne que j’aspire à d’autres choses situées à un degré supérieur maintenant. Papa n’a rien à se reprocher, je l’adore, ce n’est pas le problème. Je sais qu’il fait tout ça pour mon bien, mais il doit également comprendre que j’ai besoin d’indépendance, à mon âge. En plus, je ne côtoie pas beaucoup de monde. Les relations, ce n’est pas trop mon truc ; par-dessus tout je suis prudente, et il faut bien que je sorte pour me forger une vraie expérience de détective ! Une personne honnête à qui j’apprécie de parler franchement, c’est Loïc. Je sais que je peux compter sur son aide, quoiqu’il puisse arriver. Il me comprend, lui au moins, mieux que mon père. Il sait ce que je ressens alors qu’il me connaît à peine, et qu’en plus, il n’a pas d’enfant. Ça serait vraiment cool qu’il essaie de parler à mon père pour l’aider à se détendre plus.

 

Je profite de chaque instant que je peux avec ma chère fille, tout en veillant à lui laisser la liberté dont elle a besoin : il ne s’agit pas de la braquer, et puis, elle a rapidement assimilé les exigences qui sont imposées par une famille de son rang, elle les accepte toujours dans la bonne humeur. Je suis soulagée, parce que j’avais peur que ce soit trop pour une demoiselle comme elle. Il faut dire qu’Alfred est également aux petits soins de ce côté là : j’ai remarqué qu’ils étaient vraiment complices, tous les deux, en dépit du fait qu’ils ne se côtoyaient que depuis quelques mois. Dès le début, il n’a pas hésité une seconde à devenir son garde du corps, à elle aussi ; dans ce cas, je ne m’en fais pas, elle est entre des mains expertes, et je sais de quoi je parle. Le courant passe sans problèmes entre eux deux. Maintenant, Alfred a deux dames à protéger : Marie est déjà devenue une si belle jeune femme, et je ne l’ai même pas eu la chance de la voir grandir, ça restera mon grand regret, même si c’était le mieux à faire… En tout cas, on s’entend merveilleusement bien, malgré dix-sept ans de séparation, nos goûts nous rapprochent encore d’avantage. Je suis heureuse qu’elle ait grandi avec ce caractère doux et attentionné : ça libère de la fraîcheur et de la spontanéité dans cette grande demeure qui en avait bien besoin. D’ailleurs, Marie n’a pas encore mémorisé par cœur l’emplacement de toutes les pièces : ça nous fait rire, toutes les deux, lorsqu’elle entre dans la salle de bains au lieu de la chambre. Ce qui est agréable, c’est d’aller se promener dans les rues de la capitale. Le climat est bon, et au moins, Marie connait la ville sur le bout des doigts. L’autre jour, elle m’a montré l’endroit où Raphaël et elle se sont rencontrés pour la première fois : c’était les Champs-Élysées. C’est un bel endroit pour faire la connaissance de quelqu’un.


Je vois bien que Marie manque de plus en plus à Fondue : il se plaint souvent en gémissant avec son air de chien battu qu’on devrait passer lui faire un coucou. Jamais je ne l’avais vu se comporter comme ça, ces derniers temps. Moi aussi, je ne demande que ça, ça va de soi que je voudrais la revoir. Mais il faudra malgré tout attendre un peu avant d’aller la retrouver. Je ne veux pas l’embarquer dans mes péripéties plus délicates les unes que les autres ; c’est hors de question car je tiens bien trop à elle : ça a quand même mal failli tourner pour tout le monde, la dernière fois ! La vie était à un fil de nous lâcher, et ça, ce n’est tout de même pas rien ; donc je préfère me tenir tranquille pour l’instant. De toute façon, elle a plus besoin de passer de temps avec sa mère qu’avec moi, c’est évident. Elles sont unies par les liens du sang, et moi… je n’ai aucun lien fort qui me lie de manière si puissante. Elle a la chance d’avoir retrouvé ses véritables origines, et il faut qu’elle profite des gens qui l’aiment sincèrement et pas ceux qui cachent leur jeu en la poignardant dans le dos, comme Jean-François. J’ai remarqué que Charlie et l’inspecteur sont dans un climat tendu : quelles chamailleries entre eux deux, ça n’arrête pas ! Ce n’est pas comme ça qu’ils réussiront à m’attraper, en étant en total désaccord sur tout. Ils sont proches, et plein d’amour l’un pour l’autre, pourtant, et la « petite » Vergier a la vie devant elle, elle doit être pleine de rêves et d’ambitions ! Moi, je suis le seul qui n’a pas de père ou de mère pour veiller sur moi. Alors je suis désolé, mais quand on a la veine d’avoir une famille, même si ce n’est pas facile chaque jour, on en profite au maximum. Personne ne sait ce qui peut arriver demain, et « Bonaparte » nous en a encore fait la juste démonstration. Plus le temps de savoir à qui la faute, de compter sur la chance ou les autres : maintenant, on se bat. Ceux qui s’en prennent à Paris de manière éhontée ne s’en sortiront pas si facilement, ça je le garantis. J’espère que l’inspecteur tient ses troupes prêtes à lancer l’assaut en cas de nouvel « incident » de cette ampleur… Il a sans cesse un air grincheux, et même sa fille, au moins autant butée que lui, a l’air plus sympathique quand on y regarde.



Décembre


L’hiver est là, c’est la toute première fois que je vais fêter Noël au manoir ! D’habitude, je passais le 25 à Saint-Louré, et on nettoyait le bâtiment de fond en comble avant de l’orner avec plein de couleurs. En conséquence, je suis toute excitée, ça va vraiment être grandiose ! La résidence est décorée de partout pour l’occasion, c’est réellement magnifique. Le plus beau, dans l’histoire, c’est quand même le grand sapin orné de guirlandes et de boules recouvertes de paillettes qui trône comme un roi dans le salon. Avec la neige qui tombe régulièrement au dehors, on dirait un décor de conte de fées, où le temps se serait entièrement figé. Maman pour sa part a l’air très heureuse : ça se voit parce qu’elle s’habille de manière moins distinguée qu’à l’ordinaire, et se promène parfois dans les pièces d’un pas rythmé en fredonnant « Joy to the world », et je l’accompagne à chaque fois tout le long de la chanson. Elle a pris un air faussement indigné quand je lui ai fait remarquer que je ne l’avais jamais vu s’illuminer comme ça. En même temps, j’imagine que les fêtes sans moi ont dû lui paraître vides de sens, un peu comme une âme en peine qui erre sans fin. Moi aussi, je pensais à elle à chaque Noël, en attendant son retour ; je n’ai jamais perdu l’espoir de la retrouver un jour, et j’ai eu raison, ça a payé : à présent, on est enfin réunies, et c’est le principal. Je tiens quand même à apporter une contribution au couvent, que ce soit de l’argent ou des cadeaux. Ce serait égoïste de ma part de ne pas le faire vis-à-vis du personnel et des pensionnaires, après tout ; j’y ai vécu dix sept ans et ils ont toujours été si gentils, avec moi. Ce qui me fait sincèrement plaisir, c’est que maman a donné sans objections son accord pour que Josette vienne passer quelques jours avec nous pour les fêtes. C'est-à-dire que je lui en ai beaucoup parlé, tout compte fait ; je me voyais mal passer cette période festive sans elle, on se connaît depuis l’enfance, après tout. C’est génial, je sens qu’on va bien s’amuser, toutes les deux, comme d’habitude. Elle a promis de bien se comporter et d’être digne de « la fille d’une duchesse ». Tout se passera bien, je n’ai aucune crainte. On sera sages et bien élevées.


Loïc a choisi de poser ses congés, il est parti pour une bonne dizaine de jours. Il s’en va dans le Sud pour retrouver de la famille : sa mère et sa tante ; peut-être aussi pour fuir le climat trop rugueux d’ici. Mais moi j’ai refusé, j’ai préféré rester là, au cas où. Je ne serai pas à la maison le vingt-cinq Décembre, mais je crois que c’est une tradition pour tout le monde au bureau, que le patron reste même les jours de fête : ils s’y sont habitués. Les arguments de mon cher collègue ne m’ont pas fait changer de décision ne serait-ce qu’un instant. Les bureaux seront sûrement tous quasiment vides, mais le fait est que je n’ai absolument pas besoin que l’on s’inquiète pour moi, je sais pertinemment ce que je fais. Ma fille était évidemment dans tous ses états en apprenant que je serai au commissariat pour cette période de fin d’année, elle a refusé de m’adresser la parole pour un bon bout de temps, je crois ; je la connais, ça lui passera. Enfin bon, ce ne sont que quelques jours fériés sur un calendrier : on a tendance à oublier que c’est surtout les commerçants qui en profitent pour se remplir les poches. Je sais que ce n’est pas toujours évident d’avoir à supporter un père policier, mais j’ai un important dossier à boucler sur Fantôme R que je ne peux pas laisser tomber, et je dois surveiller qu’il n’y ait pas de débordements lors de ces festivités très animées : un accident est trop vite arrivé. Autrefois, on aurait passé Noël en famille en jouant à un jeu de société, tous les trois, comme un couple et leur enfant tout ce qu’il y a de plus normal, mais maintenant qu’Emma n’est plus là, c’est au-dessus de mes forces de faire semblant d’être heureux ; énormément de choses me rappellent encore trop sa présence, et je n’arrive pas à surpasser ma peine, ça reste bloqué profondément en moi. Je n’ai de toute manière pas à rendre de compte à qui que ce soit, sur ce que je décide de faire ou non, et il me semble que personne n’a de raison de se plaindre à mon sujet. Je sais encore gérer ma vie tout seul, quoiqu’en pense les collègues ou Charlotte. Elle devrait d’ailleurs plutôt se réjouir : elle pourra faire tranquille ses enquêtes qu’elle adore tant. Joyeux Noël…


Je ne supporte pas très bien ces moments de fête, depuis plusieurs années déjà, et ça ne cesse d’empirer à chaque fois, toujours plus douloureusement. Ca vient sûrement du fait que c’est dans ce mois là d’hiver que mon père m’a abandonné, et que je n’ai jamais pu digérer un tel choc dans ma vie. Le plus triste, c’est que je revois encore parfaitement la scène, comme si j’y étais, malgré le temps : il m’a dit qu’il devait partir, un air éternellement fatigué peint sur son visage ; ensuite, il est monté sans se retourner dans une voiture en me murmurant un simple : « Pardonne-moi, Raphaël » et moi, avec toute la bonne volonté et la naïveté qui me caractérisaient, je n’ai même pas pu le rattraper parce que j’ai malencontreusement glissé lourdement dans la neige. Et puis l’auto est devenue invisible, un point dans l’horizon, mais ça faisait belle lurette que je ne voyais plus rien autour de moi parce que mes yeux se noyaient dans un océan de larmes. Ca fait exactement trois ans, précisément depuis ce jour là, que je ne reçois plus de cadeaux enrubannés à Noël, que je suis seul à table avec mon chien glouton pour seul ami, et que je n’ai plus de parents à qui parler alors que j’ai des milliers de choses à raconter. Je ne sais même pas ce que je vais faire pour l’occasion. J’aurais bien besoin de me changer les idées, pourtant. Je suppose que je dois être le seul à ne pas avoir de projets quant à ce genre d’occasion. De toute façon, ce type de festivités reste purement commercial, du moins, c’est l’excuse que je n’arrête pas de me répéter pour tenter de m’expliquer pourquoi je reste cloîtré chez moi à Noël et au Nouvel An. Mais ça ne marche pas. De toutes les personnes que je connais, il n’y a que Fondue et Marie qui ont toujours été honnêtes avec moi. Ca baisse d’un cran le moral quand on se rend compte que la solitude augmente au fur et à mesure que le nombre de personnes de confiance diminue. Ce que ça peut-être futile en fin de compte, la fidélité… Il vaut mieux ne rien attendre, plutôt que d’espérer et d’être irrémédiablement déçu. Que disait Schopenhauer, dans mes leçons de philosophie ? Ah oui, ça me revient : « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ».



Janvier


En cette glaciale période de nouvelle année, comme mon père a pris la désagréable habitude d’élire le commissariat pour sa deuxième maison, j’ai astucieusement tiré parti d’un moment de solitude pour faire mon travail d’enquêtrice, puisqu’au moins, je ne l’avais pas dans les pattes. Et chose promise, chose due, je suis allée dans le bureau de mon père, au commissariat. C’est dingue ce que j’en ai appris ! Je ne m’attendais pas à en découvrir autant. Il y avait un dossier bleu classé confidentiel sur « L’incident du Mystère », qui avait fait la une de tous les quotidiens, à l’époque. Bien sûr, le « Top secret », ça me connaît, alors je ne me suis pas gênée. Je crois que j’étais largement dans mon droit, en plus. Était également mentionné le fameux imposteur, Léonard Bonar, admirateur fou de Napoléon Bonaparte. Je n’avais pas tous les détails, alors j’ai patrouillé prudemment dans les rues et pris le chemin qui conduisait sous les Invalides, là où ils avaient aménagé leur planque, d’après le dossier. Et je suis tombée sur… Les Chevaliers diaboliques ! Les mêmes que ceux d’il y a six mois qui ont semé la pagaille dans la capitale, tu penses qu’ils me sont resté gravés dans l’esprit, ceux-là. Évidemment, j’allais leur régler leur compte vite fait bien fait avec mon ballon de football, mais mon inspecteur de père est encore intervenu, sorti de nulle part. Toujours là quand on n’a pas besoin de lui et jamais là quand on a besoin de lui, celui-là ! A croire qu’il m’espionne, sans arrêt ! Il va sans dire que, même s’il a été impressionné par ma façon de me battre, j’ai eu droit au sermon habituel : « L’affaire Napoléon est classée, ce n’est pas ton travail, reste en dehors de tout ça… ». Ca, c’est ce qu’il a bien voulu me faire croire. Et il aurait été sur le point de m’embobiner, avec son discours trompeur, mais en voulant sortir de ces catacombes de malheur, j’ai découvert quelque chose de très intéressant dans les souterrains où j’avais atterri, à quoi je ne m’attendais pas. Et ça, ça me donne envie de tout, sauf de lâcher l’affaire ; il y a trop gros à perdre si j’abandonne tout. Et puis, on ne va quand même pas me dire que c’est normal de trouver des types déguisés en chevaliers dans les entrailles de la ville… ! Je fais officiellement le serment d’aller au bout de cette histoire. Et je compte bien ouvrir les yeux à tous ces policiers et ces politiciens qui font l’autruche. Bon, j’admets quand même que j’essaie de me tenir un peu à carreau, dernièrement. Papa est déjà assez chèvre comme ça, et ce n’est pas dans mon intention qu’il devienne plus enragé que ce qu’il n’est déjà. Je suis certaine que maman saurait l’apaiser.

 

J’ai beaucoup de rendez-vous importants avec des personnalités haut-placées, ces derniers temps, ça n’arrête pas. En général, je m’éclipse seulement pour quelques jours ; le lieu des rencontres varie aussi énormément : ça va de Marseille à Lille en passant par Clermont-Ferrand, je crois bien avoir déjà couvert toute la palette des régions de France. En revanche ce sont plus les réunions à l’étranger qui sont parfois vraiment complexes. Cependant, Marie apprend vite : je n’ai jamais vu une demoiselle qui se tient aussi bien. Elle sait choisir ses mots avec beaucoup de soin, et a une culture qui en étonne à chaque fois plus d’un. C’est probablement inné. Elle reste sage en toutes circonstances, et fait preuve de beaucoup de curiosité quand il s’agit de découvrir de nouveaux sujets ; ça ne rate jamais. En revanche, j’hésite encore à lui parler de son père, parce que maintenant que j’y songe, nous n’avons jamais réellement abordé le sujet, pourtant, il y a plein de choses à dire dessus qui le concerne directement. Il faut dire que l’histoire de cet été m’a marquée, alors je préfère m’en éloigner et profiter de l’instant présent. Les jeunes gens doivent apprendre et comprendre les choses par eux-mêmes, on ne peut pas toujours être là pour les aider. En outre, les histoires familiales sont toujours difficiles à relater et à interpréter. Ce n’est pas la meilleure solution à un problème de vouloir tout saisir tout de suite, habituellement, et ça je le sais d’expérience. Quand je n’ai pas trop de piles de papiers à remplir ou événements diplomatiques à gérer, je saisis la petite occasion pour passer le plus de temps que je peux avec ma fille. C’est juste légèrement contrariant que les conditions climatiques liées à la saison limitent nos promenades en extérieur pour l’instant ; alors le soir, on reste avec plaisir près du feu qui crépite dans la cheminée, la chaleur fait du bien. Marie profite particulièrement du mois : je l’ai aidée à faire un bonhomme de neige dans la cour de la propriété, et l’autre jour elle était dans une bataille épique de boule de neiges avec Alfred. Mon pauvre garde du corps a dû admettre sa défaite et capituler. Quoi qu’il en soit, il est beaucoup plus détendu depuis l’arrivée de ma fille. Elle a crée un changement immédiat de l’ambiance, je ne sais pas si elle s’en est rendue compte.

 

C’est agréable de marcher dans la neige qui recouvre encore le sol, dehors : c’est comme un tapis fait en coton, doux et moelleux à souhait. Je me retourne souvent pour observer les larges traces de pas que j’ai laissées dans la poudreuse, à côté de celles de Fondue. En parlant de lui, il est légèrement délicat, quand même ; ça devient une corvée pour lui de faire un tour parce que ce glouton est trop sensible des pattes ! Il n’y a pas à chercher loin pourquoi il a été abandonné : il était trop précieux. Aux détours des rues, je vois encore des illuminations jaunes en forme d’étoile ou des autocollants de sapins et de rennes scotchés aux carreaux. Les gens prennent généralement leur temps pour les enlever ; en outre, aux heures des repas, on respire encore des fumets de plats qui ont l’air très gastronomiques, ça donnerait faim à n’importe qui, même si Fondue n’a pas besoin de ça pour avoir l’estomac creux. Le froid mordant ne me facilite pas la tâche, parce qu’une bonne partie des gens reste cloîtrée chez soi, par peur d’attraper un petit rhume ou un bon mal de gorge, même si une exception reste les enfants qui glissent sur la patinoire en neige synthétique installée non loin de la Tour Eiffel, depuis le mois dernier. Des écoliers m’ont à ce propos attaqué aux boules de neiges ! J’ai riposté et on a joué pendant un petit moment. Heureusement qu’ils sont encore jeunes : les problèmes de la vie ne les ont pas atteints. L’avantage de ce climat, au moins, c’est que je n’ai plus aussi fréquemment les Vergier sur le dos que les mois précédents. Ils doivent être trop craintifs du froid, j’imagine. Tant mieux, ça me permet d’admirer sereinement les cristaux de glaces qui pendent parfois des bordures des maisons : les stalactites et les stalagmites sont très jolies, et même mon chien est d’accord avec moi sur ce point. Elles sont de belle taille et pointues, on pourrait presque croire à des dents, dans une certaine mesure. Et puis, Alain nous a allégé notre charge de travail, à l’université ; bref, un peu de positif. Ce n’est pas si mal, l’hiver, si l’on y regarde bien.



Février


En dehors du cas de Fantôme R, je travaille sur quelques autres affaires mineures : c’est presque tout le temps sur des vols à l’étalage ou des cambriolages de quartier sans blessés graves ; rien d’exceptionnel ou qui sorte de l’ordinaire. De toute façon, je crois que je n’assisterai pas à un coup aussi stupéfiant que celui de Juillet dernier, ça c’était vraiment quelque chose d’époustouflant, au sens péjoratif du terme, bien sûr. J’ai quand même quelques infimes soupçons sur cette histoire, qui me trottent à l’intérieur de manière lancinante, depuis un bon moment déjà : pourquoi restait-il des chevaliers sous l’Hôtel des Invalides ? Et qu’est-ce que… ? Enfin, ce n’est pas le moment de me donner mal à la tête avec tous ces problèmes, j’en ai suffisamment sans m’en créer moi-même. Je dois protéger Paris à tout prix, et pour ça la concentration est de mise, si je veux réussir. Particulièrement ces derniers temps, car je veux absolument éviter d’entendre parler de la Saint-Valentin : ça ne fait que de jaser à ce sujet dans les locaux, c’est un véritable poison invisible. Un tel demande dans une salle d’interrogatoire quel est le restaurant le plus chic pour emmener sa petite copine, tel autre demande dans les couloirs l’adresse d’une bijouterie de luxe pour aller acheter un présent à sa femme, et au final, ça n’en finit plus, chacun y va de son commentaire, et ça me met en rogne. Ca me rappelle trop douloureusement que je suis veuf, surtout que seul Loïc fait l’effort d’éviter d’aborder ce genre de sujet en ma présence, par-dessus le marché : on s’apprécie bien, tous les deux. C’est quelqu’un de fiable qui a des valeurs sûres. Moi aussi, avant, je participais avec enthousiasme à ce genre de discussion sur l’amour, c’était le bon temps qui est à jamais révolu. Il n’en reste pas moins que, malgré tout, j’aimerais bien que Charlotte se trouve un petit ami, quand même. Elle en a largement l’âge, et je ne suis pas certain qu’elle sache à quel point la vie passe vite et est incertaine, elle a tant de choses à découvrir ! Comme sa « première fois » avec un garçon, par exemple. J’aimerais qu’on prenne le temps de parler de ça, des précautions à prendre. Il n’y a plus qu’elle et moi, désormais. Les moments de jeunesse sont si rares, et c’est là qu’on dessine son avenir, là que tout se joue. Quand diable réalisera-t-elle enfin qu’elle est une fille et pas un garçon manqué ? Je veux qu’elle ouvre un peu plus les yeux pour observer le monde qui l’entoure, et c’est pour ça que je dois garder un œil sur elle. C’est mon devoir. Même si je suis plus souvent avec mon arme de service qu’avec elle, c’est son bonheur que je veux.


Pour le quatorze, j’ai automatiquement pris la décision d’acheter une rose rouge chez un sympathique fleuriste du quartier, le plus proche de chez moi. J’ai sélectionné la plus belle qu’il avait en stock à mon goût, et je suis directement allé la donner, sans détours, à une des multiples servantes qui travaillent au Manoir en lui demandant poliment de la transmettre à la fille de la propriétaire des lieux aussi vite que possible. L’employée m’a regardé avec une expression de méfiance, elle allait me dire quelque chose mais j’ai simplement coupé court en ajoutant qu’elle devait se dépêcher afin que la fleur arrive en bon état à sa destinataire, et que j’étais trop pressé pour lui parler. Les plantes sont si fragiles, et je ne voulais pas que la mienne fane et perde ses pétales, pour un peu de suspicion, ça aurait été dommage. Lorsque je l’ai payée, le vendeur m’a dit que le rouge symbolisait implicitement la passion, et il m’a demandé dans un sourire si c’était pour ma petite amie, étant donné le jour. J’ai ouvert des yeux ronds en rougissant. N’importe quoi ! Marie est tout simplement une amie que j’ai rencontrée par pur hasard, rien de plus. Bon, j’avoue que je me sens vraiment très proche d’elle, mais ça ne veut rien dire. Si j’ai pensé à lui faire cette surprise, c’est parce que je ne veux pas qu’elle puisse penser que je l’oublie au fil du temps, parce que c’est faux. On a vécu des choses fortes, tous les deux, et depuis qu’on s’est dit au revoir, je ne fais que de penser sans cesse à elle, et ça me revient à chaque fois. Son arrivée dans ma vie a été une lumière que je n’attendais plus. Et puis, la Saint-Valentin est par extension la fête des gens qui s’aiment… et s’apprécient. On a juste voulu la transformer en fête d’amour. Il fait encore très froid, mais quasiment plus de neige ne subsiste : la ville se dégèle lentement, pour se préparer au printemps. L’univers commence lentement à se préparer pour renaître de ses cendres, et la vie se propage petit à petit dans toute la terre. Je me demande bien ce que peut faire papa, en ce moment. Ca me revient souvent dans la tête, depuis récemment, comme un boomerang. Si seulement il me faisait signe… Je pourrais l’aider, moi, s’il avait des ennuis ! Mais si comme, Élisabeth l’a dit, il a un plan, je ne peux faire qu’attendre, dans un sens. Et l’inexplicable demeure encore et toujours incompréhensible. Les réponses ne sont pas pour demain, à priori. Il va falloir redoubler d’efforts.


Marie a reçu une rose rouge pour la fête des amoureux. Personne ne s’y attendait, c’est la première fois que ce genre de chose lui arrive ; mais il y a un début à tout ! Les sentiments sont les plus forts. La personne ne s’est pas à priori pas présentée, d’après la domestique, mais elle était élégamment vêtue et ne s’est pas attardée outre mesure, un peu à la « Arsène Lupin ». Je crois que c’est Raphaël qui est à l’origine de ce cadeau : ça se voit qu’il a choisi la plante avec soin, elle est sublime. Il a vraiment touché le cœur de Marie, avec cette attention : son visage s’est illuminé d’un seul coup, je ne l’avais jamais vue si resplendissante depuis qu’elle vit ici. Ca se voit comme le nez au milieu du visage qu’elle tient beaucoup à lui ; elle a tout de suite mis la fleur dans un soliflore en cristal et a délicatement humé son parfum. Peut-être que l’avenir les réunira, ces deux adolescents : c’est difficile de séparer deux personnes si proches, j’en sais quelque chose. J’ai cette sensation qu’ils étaient faits pour se rencontrer à un moment ou à un autre. Et je me trompe rarement, en général. Tout ce que j’espère, c’est que maintenant, ils auront enfin l’esprit tranquille, ils l’ont plus que mérité. Ce serait terrible si une nouvelle affaire comme celle de l’été dernier venait de nouveau troubler Paris. Tout le monde et eux spécialement, en a souffert. En tout cas, voilà un garçon qui sait comment faire plaisir à une fille. Ca devient rare, de nos jours. Il fait preuve de beaucoup de finesse d’esprit, pour son âge. J’espère que ses études se déroulent comme il le souhaite.



Mars


La nature recommence à prendre des couleurs ; le blanc a disparu et Fondue ne fait plus son difficile, et ça c’est un bon point. En revanche, et c’est plus problématique, je n’ai toujours pas de véritables indices sur « L’incident du Mystère », ou bien c’est peut-être que je ne sais pas où chercher ? Il y a beaucoup de choses qui sont liées entre elles, et je m’enlise plus que je n’apprends quoi que ce soit. Je pourrais bien demander de l’aide à Charlotte, mais étant donné qu’elle me considère comme un ennemi, elle se lancerait à mes trousses sans que j’ai eu le temps de m’expliquer ; et puis, elle ne comprendrait pas, c’est quand même tordu mon histoire. Cette possibilité écartée, je ne vois pas trop quoi faire d’autre. Le problème, c’est que tout le monde me considère comme un criminel, grâce à l’inspecteur Vergier. On refuserait à coup sûr de m’aider, et la vérité serait trop longue à expliquer. Je ne veux pas briser ma vie en la passant derrière des barreaux ! Ce que j’aimerais beaucoup comprendre surtout, ce sont les raisons qui ont poussé mon père à s’en aller, en fait. Prenons Élisabeth, par exemple : elle a bien laissé sa fille à Saint-Louré, mais c’était pour la protéger de Bonaparte et de sa clique, donc par voie de conséquence, c’était une excellente excuse. J’ose espérer que c’est pareil pour papa… C’est le seul espoir auquel je me raccroche : qu’il soit parti pour m’éviter des ennuis, pour me mettre en sécurité. Je refuse de croire qu’il ait volontairement tout plaqué, comme me l’a soi-disant expliqué Jean-François. Je ne doute pas qu’il tienne à moi. Je l’ai tout de même connu pendant quinze ans, et je suis convaincu qu’il y a quelque chose là-dessous. Reste à trouver quoi, mais pour ça, il va falloir redoubler d’efforts et de courage. Je finirai bien par dénicher quelque chose d’intéressant, j’en suis sûr. Il ne me reste plus qu’à fouiller point par point toute la ville pour avoir une chance de décrocher un élément nouveau. J’ai du pain sur la planche, d’autant que j’ai un exposé à faire avec un étudiant, mon voisin de table, pour l’école. J’ai intérêt à tout bien minuter, sinon je ne suis pas sûr de m’en sortir. 


Une camarade de classe, ma partenaire de binôme au lycée lors des travaux pratiques de biologie et de chimie, m’a gentiment invitée à une fête qu’elle organisait pour son anniversaire, mais j’ai strictement refusé, en prenant garde à ne pas la vexer, évidemment. Ce n’est pas franchement sympa de ma part, je le sais. N’importe qui me connaissant m’aurait dit que c’était l’occasion idéale de me changer les idées et c’est sûrement vrai, au fond ; cependant j’ai des choses plus importantes à faire. Je vois ça gros comme une maison que les problèmes ne sont pas finis, moi ; et j’ai toujours Fantôme R à attraper par-dessus le marché. Mais pourquoi mon père refuse-t-il de faire équipe avec moi ? Des fois, j’ai l’impression qu’il a honte de sa propre fille. On poursuit le même but, quand même, protéger Paris ! Et on est incapables de s’entendre, c’est désespérant mais c’est la vérité. Le gentleman cambrioleur, il doit bien se moquer de nous, quand il nous voit, j’en suis sûre. Résultat, ça me met à chaque fois de mauvaise humeur. L’urgence c’est d’avoir une discussion sérieuse avec mon père parce que ces tensions dans l’air, je ne vais plus les supporter longtemps, moi. Je veux faire ma part du travail, et si personne ne comprend, c’est parce qu’ils n’auront tout simplement pas essayé, point final. Se faire traiter comme une gamine, c’est quand même un peu énervant. Du coup, pendant mes heures de permanence, je reste à travailler à l’intérieur de l’établissement. Là, au moins, je n’ai personne qui me dit comment je dois agir ou me comporter. J’aimerais bien que maman soit là. Je sais qu’au fond de lui, papa est dépassé par tout ça, sous ses aspects négligés et son apparence bourrue. Les choses doivent changer. Et je vais faire en sorte que ce soit le cas. Aux grands maux les grands moyens. Si papa est obnubilé par cette histoire de tableaux volés, je vais m’occuper de coffrer ce vandale, et ce sera déjà un problème de réglé. Je sens que ça va faire des étincelles : je suis gonflée d’énergie à bloc !


J’apprécie beaucoup le printemps, peut-être à cause de sa douceur et de la nature qui s’éveille après tant de temps figée. J’en profite surtout pour régulièrement aller jouer du violon dehors, sur les Champs-Élysées, quand j’ai une once de temps libre ; je faisais souvent ça, au couvent : partir me promener, avec mon instrument ou avec Josette, c’était selon, mais je n’étais jamais déçue parce que c’était toujours un moment agréable. Et lorsque je rentrais un peu tard le soir, j’avais toujours quelqu’un qui s’inquiétait pour moi, c’était touchant. En parlant de ça, l’autre jour, la petite Émilie est venue écouter ma musique. Ses cheveux bruns voltigeaient autour d’elle dans tous les sens, comme elle tapait dans les mains en rigolant et en dansant : une vraie manifestation de gaieté. Je suis contente qu’elle ait savouré les partitions que j’ai jouées, même si elle n’était pas la seule ; les mélodies servent à réchauffer les cœurs, c’est ce que j’ai toujours pensé et continue de croire. Lorsque je l’ai vue, ça m’a rappelé des souvenirs encore frais dans ma mémoire : notre première rencontre. Elle avait perdu son ballon acheté à la fête foraine et était en pleine crise de larmes quand je l’ai croisée ; je l’ai apaisée tout en lui demandant de ne pas pleurer et j’ai utilisé ma musique pour la consoler : un morceau doux et rythmé qui lui a tout de suite redonné le sourire. Son ballon s’était en réalité emmêlé dans un arbre ;  Raphaël l’a décoincé des branches et l’a rendu à sa propriétaire qui est partie au comble du bonheur. C’est à ce moment que ma destinée a percuté celle de Fantôme R, lorsque nous nous sommes croisés pour la première fois. Après, ça a été le début d’une longue histoire… Finalement, c’est un peu Émilie que nous devrions remercier d’avoir perdu son ballon. Sans elle, nous ne nous serions jamais aperçus, lui et moi. Les circonstances ont joué en notre faveur. Je suis rentrée au bout d’une heure, au Manoir, des pensées plein la tête. Je souhaite sincèrement que Raphaël puisse trouver des réponses à toutes ses interrogations. Si seulement tout n’était pas aussi compliqué, ça nous épargnerait un grand nombre de soucis. Les Hommes sont souvent particulièrement doués pour cultiver la part obscure d’eux-mêmes. Par chance, j’ai ma musique pour me préserver et apporter un peu de bonheur à ce monde.



Avril


Je vois bien que papa trouve que je fais trop garçon manqué et que je le fatigue, des fois. Il soupire, il croise les bras et monte sur ses grands chevaux. Mais la justice n’attend pas ! J’ai promis que je ferais des efforts, mais ça doit aller dans les deux sens, tout ne repose pas sur moi ! S’il ne met pas plus de bonne volonté, je ne pourrai rien faire d’autre. Avec la douceur du mois, j’en profite pour le laisser un peu tranquille et je fais des patrouilles dans les rues. Ça prendra le temps que ça prendra, mais il finira par réaliser les choses, je le sais. J’exécute aussi des rondes. Juste au cas où, évidemment. On ne sait jamais ce qui va nous tomber dessus au tournant, c’est ce que m’a appris mon « métier ». Disons, pour faire court, que je repère simplement les endroits potentiels où le voleur de tableaux pourrait venir se cacher. Foi de Vergier, il ne m’échappera pas longtemps ! Je suis prête à sortir les griffes, et méchamment, si je le vois, donc ce n’est pas dans son intérêt de faire le malin, parce que je le tiens à l’œil. J’ai aussi décidé de me donner plus à fond dans mon travail scolaire, depuis le début de l’année. De meilleures notes ne peuvent que faire plaisir à mon père. J’ai rencontré plusieurs conseillers et professionnels pour parler de mon futur job. Il n’est évidemment pas question que je quitte Paris, mais j’ai encore des doutes ; j’ai peur de faire le mauvais choix. Rien ne peut m’affirmer que je serais à coup sûr heureuse en faisant cette branche là plutôt qu’une autre. Donc je compte m’informer avant de prendre une décision. Je veux dialoguer avec papa en premier lieu. Après, on verra pour le reste ; il me reste encore quelques mois pour boucler cette affaire. Enfin, j’ai accepté de me comporter de manière plus « civilisée », d’après mon père. Ça me donne la possibilité de m’ouvrir plus aux gens et de penser à autre chose qu’à mes problèmes. Au fond, ce n’est pas plus mal, de sortir d’avantage avec mes amies. Excepté qu’elles se sont toutes mises d’accord pour essayer de me caser avec un garçon, alors qu’à la base, moi je n’étais pas du tout dans cette optique là. Mais ça me fait bien rire. J’agis plus comme une fille de mon âge maintenant, et il n’y a pas de mal à ça. Je vais tâcher de garder cette attitude optimiste le plus longtemps possible. Pourvu que je tienne le coup… Chassez le naturel, il revient au galop, comme dit le proverbe.


Marie a beaucoup de représentations à donner à l’Opéra, ce mois-ci, j’espère que ça va aller pour elle. Mon agenda est aussi bien fourni en rendez-vous, ça promet d’être une période relativement peu reposante. Je n’ai pas osé le dire à ma fille, mais je suis certaine que Raphaël vient à tous ses spectacles : discrètement certes, mais ça ne serait que typique de lui. J’imagine qu’elle le garde toujours précieusement dans son cœur, même après tous ces mois. Ils vont bien ensemble tous les deux : vraiment complémentaires. C’est drôle, mais avec tout ça, je me suis surprise à repenser à Isaac : nous étions tellement soudés, à l’époque… C’était un ami proche, et on se comprenait parfaitement bien. Mais je ne veux pas m’en faire pour lui, je sais qu’il s’en sortira et qu’il sait ce qu’il fait. Raphaël est inquiet à son sujet ; il l’ignore, mais les adultes ne peuvent pas tout expliquer à leurs enfants, et je suis bien placée pour le savoir. Certaines choses doivent rester comme elles sont, parce qu’autrement ça n’apportera que des événements négatifs, au lieu d’améliorer le monde, et ça ira de pire en pire. On a malheureusement déjà vu les conséquences quand les choses ne tournent plus rond et dégénèrent. Je suis constamment sur le qui-vive, parce qu’on ne sait jamais ce qui va se passer. Je n’ai pas envie de perdre ma fille à nouveau, déjà beaucoup trop de gens ont connu des instants tragiques, et il faut que ça cesse. Lire est un l’un des meilleurs moyens pour moi d’éviter de me torturer l’esprit. Je ne suis pas totalement rassurée à l’idée de ce qui peut bien nous attendre, mais demain est un autre jour, comme on dit. Pour l’instant, les citoyens parisiens sont plutôt détendus, peut-être parce que les agents de police donnent l’impression d’être plus nombreux ?


J’ai eu l’opportunité d’assister aux concerts de Marie, je ne les aurait manqués pour rien au monde ! Le cadre de l’Opéra, avec elle mise en valeur par les jeux de lumières, c’est un décor féerique. C’est incroyable ce qu’elle joue bien, tous ceux qui l’écoutent ne peuvent qu’apprécier la musique classique, ce n’est pas possible autrement. Dès que je l’entends, j’ai plein d’images qui me viennent à l’esprit, et la tête ailleurs, il faut dire qu’elle fait vibrer son archet avec une telle souplesse, c’est époustouflant ! Elle est sur la bonne voie pour réaliser son rêve, il me semble ; et je suis certain qu’elle y arrivera : on ne peut pas passer à côté d’une jeune fille avec tant de talent. Elle est très déterminée quand il s’agit de réaliser sa passion, je le sais. J’adore ouïr le son de son instrument, il n’a pas bougé d’un ton depuis la première fois que je l’ai entendu, toujours aussi profond. Maintenant que j’y pense, il y a tant de choses que j’aurais aimé lui dire avant de m’en aller… Je me sens un peu solitaire, pour être franc. Bien sûr, ça fait plus de trois ans que je me débrouille tout seul, comme je le peux ; j’ai l’habitude, mais le problème vient du fait qu’avant, j’étais largement méfiant envers les gens, et que je pensais ne pouvoir compter sur personne. Mais de l’instant où j’ai rencontré Marie, plus rien n’a été pareil pour moi. Je ne savais pas qu’un simple contact pouvait m’aider à changer ma perception des choses. Même Charlie, que je considérais comme un rival, m’a au final attrapé la main juste à temps pour m’empêcher de tomber, lorsque Marie et moi nous sommes enfuis des Jardins. Et Élisabeth aussi m’a permis de comprendre que je n’étais pas si seul que je le croyais. J’ai des amis, à la Sorbonne, c’est vrai ; mais avec aucun d’entre eux je n’ai connu ce lien que nous avons tissé tous les quatre. Et tout ça parce qu’un fou furieux avait décidé de s’en prendre à notre chère Paris… C’est un peu exceptionnel, si l’on prend le problème du point de vue d’un certain angle. En définitive, ce n’est sûrement qu’un résultat visant à nous faire comprendre que certains faits n’ont tout simplement pas d’explications « rationnelles » à aller chercher. Ce qu’ont déjà compris les forces de l’ordre, remarque : elles ne se sont pas beaucoup foulées et ont tout simplement classé l’affaire, ça laisse un goût amer, quand même.  



 Mai


Ma fille semble agir de manière plus mature, mais me reproche malgré tout d’être encore trop sévère avec elle : c’est un comble. Ce n’est quand même pas de ma faute si je dois sans arrêt la protéger parce qu’elle se lance dans des choses qui ne la concernent pas, tout de même ! Résultat des courses, j’ai dû lui promettre de faire des efforts, à mon tour, en lui promettant de la laisser faire ses choix sans interférer. Elle a tenu à me parler de sa carrière de policière, tranquillement. J’ai soupiré en sachant que ça aller être long. Charlotte tient réellement à travailler dans les forces de l’ordre, et je ne pense pas que je pourrais la faire changer d’avis. L’année prochaine, elle se retrouvera donc avec moi, et je n’ai pas eu la force de m’opposer à son discours. Ça va être étrange, si l’on doit travailler tous les deux, mais je n’ai pas vraiment le choix. Je crois que c’est ce qu’Emma voudrait, que sa fille poursuive ses rêves. J’ignore si Charlotte a conscience de ce dans quoi elle compte s’engager, mais elle a argué que comme je n’étais jamais à la maison, au moins, dans la police elle aurait l’occasion de me voir. C’est vrai qu’elle a raison sur ce point, je suis tout le temps plongé dans des dossiers, alors ça ne changera pas beaucoup, je suppose. Quoiqu’il en soit, il faudra qu’elle supporte l’autorité, si elle souhaite se lancer dans une telle carrière. Je mets ma main à couper que Loïc sera ravi de l’accueillir dans nos rangs. Quant à moi, eh bien, je tâcherai d’être diplomate… Et de garder un œil sur elle. Il y a quelques jours, j’ai décidé de faire encadrer ma photo préférée où nous sommes tous les trois, ma fille, ma femme et moi. C’est celle où Charlotte est encore un bébé, elle sourit enveloppée dans des draps ; moi, en costard bleu, je tiens Emma par l’épaule, elle est habillé d’un gilet rose et d’une jupe bleue et l’on voit des reflets dans ses cheveux mauves. Je la portais en permanence avec moi, lors des interventions, ça me dégageait l’impression qu’elle était toujours à mes côtés, vivante, mais à présent, j’ai peur qu’elle ne tombe de ma poche et que je la perde : ça c’est déjà produit, et je ne remercierai jamais assez ma fille de l’avoir récupérée ; autrement je ne m’en serais pas remis. Désormais, sa place est dans un petit cadre en bois de chêne, à la maison. Comme ça, je suis rassuré ; des fois même, je crois qu’Emma me fait un clin d’œil, de l’autre côté du papier. 


Je crois que Josette fréquente quelqu’un, et je suis très sérieuse. On a été prendre un verre, ensemble la semaine dernière, comme à notre habitude, et elle me titillait encore avec Raphaël, du bout de sa cuillère emprunte de moelleux au chocolat, une de ses douceurs favorites. J’ai enchaîné avec l’humour, en lui demandant si on ne faisait pas mieux parler de sa vie sentimentale à elle, qui était restée désespérément vide depuis longtemps, et là, elle a rougi, comme une pivoine ! Je suis sûre et certaine que je n’ai pas rêvé : elle a plongée directement son regard dans son gâteau et m’a répondu qu’elle ne voyait pas pourquoi je disais ça, parce que rien n’avait évolué. Je n’ai pas voulu faire l’indiscrète sur ce sujet ; si elle est heureuse c’est le plus important. De toute façon, on est les meilleures amies, et elle sait pertinemment qu’elle peut se confier à moi quand elle le désire : je serais toujours là pour l’écouter. Par conséquent, on s’est lancées dans des débats sur plein d’autres sujets d’actualité, et j’ai continué à boire ma limonade, à la paille. Quant à maman et Alfred, ils sont particulièrement occupés à planifier les détails de notre départ en vacances le mois prochain. Ça me rend pleine d’excitation, je me demande bien où l’on va pouvoir partir, cette fois. Je ne sais pas du tout à quoi m’attendre ! Ca sera la surprise. Voilà qui promet d’être amusant ! J’espère que Josette ne sera pas jalouse en apprenant que je pars, ce n’est pas évident pour elle depuis que j’ai quitté Saint-Louré, elle a l’impression d’avoir perdu un peu d’elle, je crois. Parallèlement, après tous ces mois, j’ai bien réfléchi, et j’ai l’intention ferme de demander à maman d’auditionner pour accéder au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. C’est la voie royale pour devenir violoniste professionnelle, comme je le souhaite. Bien sûr, en optant pour cette voie, j’en ai pour de nombreuses années, mais ça ne me fait pas peur. Je pourrais enfin réaliser ce que j’ai toujours voulu faire. Je ne sais pas si ma mère sera d’accord. Peut-être qu’elle a déjà des projets de carrière, pour moi ?


Mon « ami » Michel est de plus en plus occupé, ces derniers temps, et je n’exagère pas. Il m’a confié qu’il était très pris entre les cours à la faculté et son travail à mi-temps pour son patron, Simon, qu’il considère comme un esclavagiste. Je trouve ça quand même étrange. J’ai beau ne pas avoir de preuves, c’est clair comme de l’eau de roche que ses excuses ne tiennent pas la route : il a un air trop suspect. Enfin, ce ne sont pas mes affaires, je le reconnais. Mais pour être plus crédible, il devrait arrêter de changer de chemise plusieurs fois par jour et éviter de roder sans arrêt autour du café avec cet air stressé. En ce qui me concerne, j’ai déjà beaucoup à faire entre remettre les originaux des tableaux au Louvre en étant le plus fantomatique possible et cette intrigante marque des temps anciens sur la pièce et sur le bracelet… qui ne m’a mené nulle part, pour l’instant. Aucune piste sérieuse en vue, et personne pour m’aider ; je suis un peu agité, en ce moment. Je ne vois pas ce qui pourrait bien m’aider à progresser. Cette histoire de civilisation perdue est bien trop complexe pour un adolescent comme moi. Je n’ose pas demander de conseil à Alain, non plus. J’ai peur qu’il ne soit trop occupé à corriger des copies ou bien à rédiger ses cours, je ne veux pas l’interrompre dans son travail ; surtout que j’ai une part importante de devoirs à faire moi aussi, parce que la fin de l’année approche et qu’il faut boucler le programme. C’est fou ce que l’histoire et l’archéologie demandent comme qualités ! Rigueur, patience, minutie, précision, et j’en passe. Par bonheur, en conséquence de mon travail sérieux et impliqué, j’ai réussi à me maintenir dans une fourchette très correcte de notes. Tant mieux, je ne devrais pas trop mal m’en sortir aux examens de fin d’année. Si seulement Jean-François n’avait pas été si odieux, il aurait pu me donner des conseils. Ca n’aurait pas été de trop, sur ce coup là. La machine qu’il avait construite quand nous nous sommes affrontés l’été dernier était vraiment remarquable. Quel est dans ce cas l’intérêt de vouloir ressusciter l’empereur Bonaparte ? Tout ça restera cadenassé sous clé tant que personne n’ira jusqu’au fond des choses. C’est pour ça que je dois découvrir la vérité, sur les noirs desseins qui se trament derrière cette sordide histoire.   



Juin


Ce mois-ci, après une bonne réflexion, nous sommes partis en Allemagne : j’y ai des parents proches et quelques anciens amis, et la région comme ses paysages sont magnifiques. Marie s’y plait beaucoup, à priori ; elle s’entend très bien avec les autres membres de la famille. C’est bien qu’elle se sente chez elle, je n’en attendais pas moins. Tout le monde était également enchanté de la voir. Lors d’un moment où nous avons été seules toutes les deux, elle m’a demandé une simple faveur : elle m’a expliqué qu’elle aimerait passer les auditions pour intégrer le prestigieux Conservatoire de Paris. Je n’ai pas du tout eu besoin de lui détailler le travail et les années que ça allait représenter ; rien ne l’aurait fait renoncer à son rêve, j’en suis persuadée. Elle est suffisamment grande pour comprendre ce genre de responsabilités, maintenant ; c’est son choix. J’ai accepté sans problèmes, et avec elle, je me suis renseignée : les tests d’admission auront lieu devant un jury, vers la mi-juillet dans l’après-midi. En vérité, j’étais déjà au courant de tout ça : je la connais assez, même longtemps sans avoir été auprès d’elle, pour savoir qu’elle ambitionne d’être une célèbre violoniste. C’était déjà mon intention initiale de l’emmener au Conservatoire. Je ne peux que lui souhaiter bonne chance, mais ça me surprendrait qu’elle en ait besoin : les jurés ne pourront pas passer à côté d’une candidate aussi talentueuse. Le plus important est qu’elle joue avec son cœur. On ne l’imaginerait pas, mais ça fait toute la différence comparé à un musicien qui joue comme un automate, sans expression. Si elle a compris ça, elle n’a pas de soucis à se faire. On est tous derrière elle pour la guider sur le chemin de ses rêves, et elle pourra toujours compter sur nous ; on ne la laissera jamais tomber. D’après ce que j’ai compris, les deux premiers morceaux lui seront imposés, et elle aura le choix libre pour le dernier. Je me demande bien celui qu’elle interprétera ? A mon avis, ça sera sûrement une partition en rapport avec les moments qu’elle a passés auprès de Raphaël. Ce dernier ne sera sûrement pas loin pour l’écouter jouer…


Marie n’est pas chez elle. Je ne la voyais plus, et les volets demeuraient la plupart du temps clos. Comme je m’inquiétais, je me suis rendu au manoir, et une des servantes Barbara, m’a appris entre deux coups de balais qu’elle était partie à l’étranger, avec la Duchesse et Albert, pour y retrouver de la famille et passer du bon temps. Elle doit probablement bien s’amuser, c’est quelque chose de très chouette de voyager ; moi je n’ai jamais quitté Paris, avec mon père, et ça m’a toujours un peu manqué de voir du pays. J’ai remercié la domestique et j’ai rebroussé chemin, l’air un peu piteux. En fait, j’avais un but en tête en venant chez la duchesse : je voulais voir Marie. Ça n’est pas venu du jour au lendemain, j’ai mis le temps pour m’en rendre compte, mais, j’ai pris une grosse décision : je compte bien aller la voir dès que possible à son retour ici en France. C’est un peu fou, je sais, mais ça n’est pas un coup de tête. Elle sera rentrée pour le quatorze Juillet, normalement, si mes souvenirs sont exacts ; c’est ce que j’ai noté, en tout cas. J’ai légèrement trop de mal à supporter son absence ; elle me manque, comme si elle était une partie de moi. Et puis, en plus elle est surtout très intelligente ; peut-être qu’elle pourra me donner un coup de main ou qu’elle a découvert des choses intéressantes sur l’affaire qui a secouée Paris il y a quasiment un an ? Parce que, même si nous sommes tous les deux liés à ce drôle de symbole incompréhensible, il reste un véritable mystère. Je patine dans la semoule et j’ai du mal à avancer. Mes examens approchent également, alors je vais être particulièrement tendu prochainement, et j’ai vraiment besoin d’un tout petit peu d’aide. Fondue a bondi de joie en apprenant que nous allions bientôt la retrouver : il bat de la queue plus que jamais et c’est devenu une vraie pile électrique, si bien que je suis obligé de modérer un peu son enthousiasme. J’en serais presque jaloux qu’il préfère Marie à moi. Et dire qu’à la base, je ne voulais pas de chien… Ajouté à ça, je trouve que Charlie et son père ont l’air plus en symbiose, lorsque je les croise au musée en remettant les tableaux. Ils ont été à deux doigts de m’attraper, l’autre jour. Attends… quoi ?! Non, non, non. Personne ne peut me coffrer aussi facilement. Ce que j’essayais de dire, c’est juste qu’ils ont été pathétiques, comme d’habitude. Ça me ferait un poids en moins de leur avouer la vérité concernant les œuvres d’arts volées, mais ils refuseraient de me croire, l’un comme l’autre. Je préfère éviter de tenter le diable. Je me retrouverais dans de beaux draps si par malheur ils me mettaient la main dessus. Mais ça n’arrivera pas. Ils peuvent essayer autant de fois qu’ils veulent, Il n’y a pas de danger que je finisse en prison. Je suis plus rusé qu’eux.


Je me retrouve coincée à Paris pour tout l’été, pour la énième année consécutive, parce qu’évidemment, mon père refuse encore et toujours de prendre des congés, alors que tous les employés de bureaux n’attendent que ça en se disputant pour savoir qui va prendre juillet et qui va prendre août. J’étais certaine que ça se passerait comme ça, on a le coup de main, avec l’habitude. Mais je ne peux m’empêcher d’halluciner, quand même. Ce n’est pas possible que l’on soit une famille normale. Presque tout le monde part en voyage, l’été ; ça s’appelle être en vacances : même Loïc, Marie et la duchesse sont partis de chez eux pour l’occasion, et nous, on reste seuls comme deux idiots. Ça me rend folle, j’ai besoin de voir autre chose, moi. Il fait très chaud, en plus ; c’est pour ça que je fais attention à notre consommation d’eau, plus que d’habitude. Bon, un point positif, c’est qu’on fait du bon travail. Euh… Rectification : JE fais du bon travail. Papa a tout intérêt à prendre exemple sur moi, parce que je crois bien que je pourrais lui apprendre un certain nombre de choses. Il va falloir que je mette deux ou trois points au clair, quand je vais faire mon entrée à la police. Ce n’est pas Fantôme R qui doit nous surprendre, mais nous qui devons surprendre Fantôme R. Je ne sais pas encore exactement comment ça va s’organiser, mais si on veut l’attraper, l’obligation essentielle, c’est de monter un gros plan, simple, rapide, et efficace. J’ai déjà quelques idées en tête, j’espère juste que mon père les acceptera. Enfin, pour l’instant, vu le temps, je privilégie les promenades et les moments de repos aux enquêtes. C’est agréable de siroter une grenadine à la terrasse d’un café, en tenue d’été. J’admets avoir un poste parfait pour observer les gens… et surtout les garçons en réalité. C’est triste, mais je n’en ai pas trouvé un seul à ma hauteur. J’imagine qu’à ce rythme là, je vais perdre le pari fait avec les copines. Tant pis pour ma collection de bd policières. De toutes façons, il y a pire : papa a promis à une de nos voisines, Céline, de garder son bébé pour l’après-midi parce qu’elle avait un rendez-vous important et que la nourrice ne pouvait pas venir parce qu’elle était malade. Résultat, c’est moi qui vais devoir m’occuper de la petite fille, et elle n’a pas l’air commode. Ca additionné aux examens du Bac qui approchent, ça ne me facilite pas les choses. Parfois, je trouve que papa prend l’affaire du « Voleur de tableaux » trop au sérieux. Je suis inquiète à l’idée qu’il se ruine la santé, et ce qui me préoccupe également, c’est qu’on a trop peu d’éléments pour réellement le juger ; pourquoi rendrait-il des tableaux qu’il a volé seulement plusieurs jours avant, s’il était si mal intentionné ? Il m’a donné un sacré coup de patte, sur les toits du commissariat, l’été dernier ; je ne sais pas ce qui me serait arrivé s’il ne m’avait pas rattrapée par le poignet. J’aurais sûrement été à l’hôpital, dans un drôle d’état. La précipitation et les conclusions hâtives n’ont jamais fait bon ménage, pour découvrir la vérité.                                                                                                                                                          

                                                                                                            

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