Quand Sonne le Glas
– Chapitre XII –
Cela avait été une terriblement mauvaise journée pour les Vergier.
Sils avaient entrevu une lueur d'espoir après avoir été secourus le matin même d'une attaque de noise, ils n’étaient alors qu'au début de leurs peines. Parvenir à mettre la main sur ces mystérieuses combattantes pouvant détruire le noise et sur Fantôme R, c'était un coup de maître dont s'était intérieurement félicité l'inspecteur Vergier.
Cependant...
Voir filer les trois adolescentes sans qu'elles ne répondissent à toutes ses questions était une chose ; il fallait qu'elles allassent sauver la population d'une énième attaque. Mais le plus rageant et frustrant fut la constatation que Fantôme R et la duchesse Marie avaient profité de leur distraction pour prendre la poudre d'escampette.
Lorsque l'inspecteur avait remarqué qu'ils s'étaient soudainement retrouvés seuls dans son bureau, il fut pris d'un accès de rage qu'il ne parvint à évacuer qu'après avoir fumé plusieurs cigarettes, sous le regard agacé de sa fille. Elle avait quitté le bureau, préférant le laisser seul, mais elle se doutait bien qu'il tirerait une tête de six pieds de long tout le reste de la journée.
Ce fut, bien évidemment le cas, lorsqu'elle le constata pour son plus grand regret à son retour le soir-même. Elle avait pourtant fait en sorte qu'il allât mieux ; elle s'était démenée pour faire le ménage dans tout l'appartement, pour cuisiner un de ses plats favoris – et elle détestait cuisiner – et elle avait même annulé son plan de sortie de ce soir-là, juste pour lui. Il ne remarqua pas toutes ses petites attentions ; il avait même aussitôt enfumé l'appartement de son odeur de cigarette froide, qui effaça radicalement le doux parfum du bouquet de fleurs qu'elle avait acheté sur le chemin du retour, et disposé sur la table de la salle à manger.
Il n'avait pas craché un mot. Il avait avalé le dîner dans un silence de mort, avant de s'en aller s'enfermer dans son bureau, sans un merci.
Charlie n'était pas du genre à exprimer ses sentiments. Mais voir son père aussi déprimé lui faisait mal au cœur. Désormais elle ne pensait plus qu'à retrouver cet abruti de Fantôme R et de lui faire payer. Enfermée dans sa chambre, couchée sur le dos sur son lit, et fixant le plafond blanc cassé, elle réfléchissait à son plan d'attaque. Elle savait qu'il se rendait souvent au manoir des de France, puisqu'il fréquentait visiblement encore la fille de la duchesse. Mais elle ne pouvait pas se permettre de guetter les environs chaque jour pour lui tomber dessus en embuscade, c'était une trop grande perte de temps. Elle connaissait plutôt bien l'animal, il adorait venir les taquiner. Alors peut-être lui fallait-il attendre qu'il vînt de lui-même lui rendre visite ?
Elle n'eut pas à patienter bien longtemps pour que quelque chose la tirât de ses pensées. Une silhouette se tenait sur son balcon, derrière la vitre, et venait de frapper au carreau. Elle n'eut pas à se demander bien longtemps qui cela pouvait bien être ; elle pouvait reconnaître cette personne entre mille. Elle s'emmitoufla dans son plaid – elle était frileuse et les soirées étaient fraîches – et s'approcha de la porte-fenêtre.
« Qu'est-ce que tu veux ? grogna-t-elle, agacée à la simple vue de la frimousse du rouquin.
– J'aimerais juste parler, répondit-il. Ouvre-moi s'il te plaît. »
Elle lui lança un regard mauvais, mais déverrouilla tout de même, et laissa entrer le voleur ainsi que son fidèle canidé. Ils restèrent cependant sur le seuil du balcon, dos contre la fenêtre, sans faire un pas de plus. Il l'observa silencieusement alors qu'elle retournait s'installer sur le lit, assise en tailleurs et enveloppée de son doux plaid de couleur lavande.
« Tiens, j'ai apporté ça, fit Fantôme R en tendant du bout du bras une boîte à gâteau fermée par un fil de bolduc. Je me suis dit que ça ferait plaisir à ton père. Une tropézienne. C'est son gâteau préféré non ? »
Charlie le dévisagea sans broncher, et lui fit signe de poser le gâteau sur son bureau. Il fit quelques pas pour s'exécuter, avant de faire demi-tour et de retourner à sa place initiale, sans prononcer le moindre mot, sans faire le moindre bruit.
« Désolé pour tout à l'heure. Essaie de me comprendre, je n'avais pas le choix.
– C'est ça, grommela-t-elle en le fusillant du regard. T'as jamais le choix, tu dois toujours faire ce qu'il faut pour nous causer du tort. »
Elle s'attendait à ce qu'il répliquât, à ce qu'il protestât, mais ce ne fut pas le cas. Il baissa piteusement la tête, gardant les mains dans les poches, et restant muet face à l'accusation de l'adolescente.
Il y eut un long, très long silence, qu'aucun d'eux deux ne voulut rompre. Si Charlie n'avait aucunement envie de discuter, ce n'était pas le cas de Fantôme R, qui voulait lui parler des événements qui avaient eu lieu un peu plut tôt. Il finit par s'asseoir en tailleur sur le sol, le dos collé au carreau de la fenêtre, et invita Fondue à se blottir dans l'espace formé par ses jambes. Il caressa affectueusement la tête du canidé, qui commençait à s'endormir malgré leur présence en territoire ennemi, et affichait une expression mêlant de la tristesse et de la douleur d'avoir perdu quelque chose, ou quelqu'un.
« Tu sais... En y repensant, on aurait peut-être pas dû fuir du bureau de ton père, » finit-il par dire, sa voix enrouée par le chagrin peinant à se faire entendre.
Charlie haussa un sourcil, curieuse. Il était rare que le voleur admît ses torts face à elle.
« Pourquoi donc ?
– Marie et moi... on a fui pour vous empêcher de nous retrouver, poursuivit-il en hésitant quelque peu. On a sauté dans le premier métro, sans faire attention à la destination. Et... du noise a attaqué la rame. »
Elle se renfrogna quelque peu, ne comprenant pas immédiatement ce qu'il voulait dire par « noise » ; une rapide réflexion lui fit comprendre que c'était comme ça qu'il appelait le bruit.
« On a trouvé quelqu'un qui se battait contre eux. On l'a suivie ; on voulait seulement lui parler. Mais elle s'est enfuie... et nous a menés jusqu'au portail qu'elles utilisent pour venir dans notre monde – c'est au parc Monceau – et elle l'a traversé.
– Et ? Qu'est-ce que ça a à voir avec notre situation ? »
Il baissa la tête, mais elle eut tout de même le temps de voir sa mine assombrie.
« Elle... a entraîné Marie avec elle...
– Mais vous avez dit que personne d'autre qu'elles ne pouvaient traverser le portail ?
– Marie lui avait attrapé la main... Elle l'a fait traverser avec elle... »
Elle ne semblait pas comprendre la gravité de la chose. Mais il ne se sentait pas de lui expliquer en détail en quoi c'était un problème que Marie eût traversé ce portail.
« Attends... Est-ce que tu sais si elle va bien ? Sa mère est au courant ? »
Le silence du voleur en disait long. Elle comprenait pourquoi il était autant abattu.
« Elle ne reviendra pas.
– C'est pas possible. Ils vont forcément trouver un moyen de la faire revenir !
– Et si elle n'avait pas pu aller de l'autre côté ? Et si elle s'était perdue entre les deux mondes ? Personne ne peut me dire si elle est saine et sauve. »
Charlie le prit en pitié. Elle lui fit signe de se rapprocher, et de s'asseoir à ses côtés. Il s'exécuta, sans la moindre once de méfiance à son égard. Elle lui mit le plaid sur les épaules, et s'absenta.
« Je vais faire du thé, fit-elle en ouvrant la porte. À moins que tu ne préfères un chocolat chaud ou du café ?
– Je prendrai comme toi, répondit-il sans le moindre enthousiasme. Merci. »
Il se roula en boule sur le lit, après avoir ôté ses chaussures, l'immense plaid le recouvrant presque intégralement. Fondue se coucha au pied du lit, veillant sur la porte d'entrée.
Charlie revint l'instant d'après, tout du moins en eut-il l'impression. Elle tenait dans ses mains un plateau sur lequel trônait deux tasses, une de couleur bleu-vert et une autre de couleur orangée, dans lesquelles elle avait versé un chocolat chaud fait maison – elle avait fait bouillir le lait puis fait fondre le chocolat et avait ajouté un peu de sucre pour couvrir l'amertume – par-dessus lequel elle avait ajouté une once de crème chantilly. Entre les deux tasses se trouvait une petite assiette, contenant quelques meringues faites maison, qui dataient de quelques semaines lorsque, prise d'une folie culinaire, elle en avait fait suffisamment pour nourrir un régiment.
Lorsqu'elle vit que Fantôme R s'était recroquevillé sur son lit, et s'était endormi, elle posa doucement le plateau sur son bureau, et se pencha vers lui. Son visage paraissait apaisé, mais cela se voyait qu'il était à son plus mal ; elle remarqua même que le coin de ses yeux était humide. Elle passa affectueusement sa main dans les cheveux du rouquin, et se mordit la lèvre inférieure. Et si, en effet, la duchesse ne revenait jamais ? Elle avait beau montrer qu'elle haïssait ce rouquin, elle avait toujours eu une espèce de fascination à son égard. Et elle ne pouvait en aucun cas se réjouir de son malheur. Elle se demandait de quoi était fait son quotidien. Vivait-il comme n'importe qui chaque jour, et réveillait son alter-ego lorsque la nuit tombait pour réaliser ses méfaits ? Elle l'avait vu en civil, mais elle ignorait tout de lui.
Ce fut à cet instant qu'une idée germa dans sa tête. Peut-être avait-il ses papiers d'identité sur lui ? La poche intérieure de sa veste lui était accessible, et paraissait contenir quelque chose, probablement un portefeuille. Elle tendit le bras dans cette direction. Elle jetterait juste un rapide coup d’œil. Elle voulait savoir qui il était...
« Merci d'être là, Charlie, murmura-t-il d'une voix à demi ensommeillée. Je sais pas ce que je ferais sans toi. »
Elle sentit ses joues s'empourprer, et manqua de frapper le voleur assoupi. Elle se retint de justesse, et se contenta de le réveiller doucement en le secouant par l'épaule. Tant pis pour le portefeuille. Quelles étaient les chances pour qu'il sortît avec ça sur lui ? C'était bien trop dangereux.
« Je t'ai amené un truc à boire.
– Tu es déjà revenue ? demanda-t-il en relevant la tête, et en se frottant les yeux tout en la dévisageant. Tu viens tout juste de partir...
– Je t'ai laissé seul dix minutes. Tu t'es endormi. »
Il retint un rire nerveux. Il avait vraiment baissé sa garde à ce point ? Il était vraiment à son plus mal...
« Dépêche-toi, tant que c'est chaud, lui dit-elle d'un ton maternel. Je t'ai aussi pris de quoi grignoter. C'est du fait maison, ajouta-t-elle avec un large sourire.
– Merci beaucoup, fit-il en enfournant un énième gâteau dans sa bouche, se délectant du goût sucré. Ça fait du bien.
– On dirait que tu n'as rien avalé depuis des jours. Qu'est-ce qui t'arrive ? »
Il la regarda avec sa mine abattue, sans dire un mot, avant de boire d'une traite le chocolat chaud qu'elle lui avait préparé. Elle sentit une vague odeur d'alcool qui émanait de lui.
« J'erre dans les rues depuis deux heures environ, répondit-il. Je ne savais pas où aller. Tu sais, tout est insipide sans elle à mes côtés... »
Il était clair depuis un moment pour Charlie que la relation entre la duchesse et le voleur dépassait la simple amitié, mais elle ne se doutait pas qu'il tînt autant à elle. Après tout, n'avait-il pas disparu sans laisser de traces pendant près d'un an, et sans même la contacter ? Elle se souvenait des nombreuses fois où son père avait interrogé la jeune femme dans l'espoir qu'elle leur donnât une piste, et tout ce qu'il pouvait en tirer était la douloureuse expression peinée de Marie alors qu'elle lui confiait n'avoir plus aucune nouvelle de sa part.
La raison pour laquelle on n'avait plus entendu parler de lui restait cependant un mystère, malgré son retour à la surface quelques temps auparavant. Charlie se souvenait encore du gonflement de son cœur, empli d'espoir, lorsque son père lui avait dit avoir retrouvé un mot de Fantôme R dans son bureau. Si l'inspecteur n'y croyait pas au premier abord et suspectait un faux, une comparaison avec les autres mots manuscrits qu'il avait laissés parfois leur confirma que le célèbre voleur était de retour pour un nouveau casse.
Il fallait dire qu'elle était quelque peu ravie qu'il fut à ses côtés en cet instant, bien que ses nerfs fussent surtout titillés par cette même présence. Elle ne savait pas comment se positionner vis-à-vis du voleur. D'un côté elle appréciait son caractère malicieux, ce n'était pas si désagréable de le poursuivre pour tenter de le coffrer – seul l'échec était frustrant – et il était plutôt taquin avec elle. Mais par-dessus tout, il était très humain, et sympathique ; ils s'étaient mutuellement sauvé la vie en mettant de côté leur rivalité. S'ils n'étaient pas ceux qu'ils étaient, peut-être auraient-ils pu être amis ?
Mais à quoi tu penses ma vieille ? Reprends-toi.
« Tu es la seule personne à qui je pouvais rendre visite et qui pouvait m'aider à me changer les idées.
– Je vois, » répondit-elle, le regard dans le vague en sirotant sa boisson.
Il y eut un léger silence s'installant entre eux deux. Charlie finit par le briser en lui proposant d'aller se promener un peu.
« Mon père s'est enfermé dans son bureau. Il croira que je dors.
– Je te fais tant pitié que ça ?
– Déconne pas. J'aurais bien besoin de prendre l'air moi aussi. »
Elle enfila un sweat-shirt foncé par-dessus son t-shirt couleur bordeaux ; elle gardait ce style masculin dès qu'elle n'était pas en cours, c'était amusant. En tout cas, Raphaël la préférait de loin ainsi, plutôt que dans la tenue qu'elle portait habituellement lorsqu'elle était en « mode détective » ; le style décontracté qu'elle adoptait était bien meilleur qu'un style beaucoup plus formel.
En quelques instants ils se retrouvèrent dans les rues de la ville ; le soleil se couchait à son rythme tranquille, il allait bientôt faire complètement nuit. Fondue trottinait à côté d'eux, tantôt accélérant et les distançant de plusieurs mètres, tantôt derrière eux car retenu par une piste intéressante. Charlie avançait au même rythme que Raphaël ; leurs pas étaient presque synchronisés.
« J'ai laissé les filles seules chez moi, dit-il. J'espère qu'elles se débrouillent bien toutes seules.
– Tu as ramené des mineures chez toi ? C'est du joli ça. J'espère que tu ne leur as rien fait !
– On a juste joué aux cartes, calme-toi, se défendit-il sur le même ton amusé que celui qu'elle avait employé. Je m'en veux un peu d'être parti sans elles. Mais tu comprends, je n'avais pas envie d'être avec n'importe qui.
– Là, tu me touches. Je suis flattée que tu m'estimes autant. »
Ils rirent insouciamment, comme deux enfants. Cela apaisait le cœur de Raphaël, bien que l'ombre de son inquiétude grandît dans son cœur.
Combien de temps s'écoula ? Ils n'y prêtèrent pas attention. Ils discutaient de tout et de rien, l'un riant aux blagues et mésaventures de l'autre. Ils croisèrent quelques passants pressés de rentrer chez eux, d'autres s'apprêtant à se rendre à une soirée, tous suivant le cours de leur vie.
« Dis, lança soudainement Charlie d'un ton bien plus sombre, tu crois que ces attaques vont prendre fin ?
– Je ne sais pas... Je l'espère. Mais à en écouter ces filles... Ce sera compliqué.
– Elles savent comment stopper cet enfer ?
– Ouais. Apparemment, la même chose s'est passée dans leur monde. Tu vois le bâton de Solomon, qui a été volé y a quelques temps ? Selon elles c'est la clé de tout ça. Quelqu'un l'a volé, et l'a activé. À cause de ça, le noise afflue et nous détruit tous un par un. »
Charlie l'écouta silencieusement, buvant chacune de ses paroles. La consternation et la stupeur prenaient tour à tour place sur son visage tandis qu'elle réalisait combien tout cela dépassait l'entendement. Elle qui pensait que cette histoire de jardins suspendus était la chose la plus improbable qu'elle ait pu voir de sa vie, voilà que quelque chose d'encore plus improbable avait lieu.
« Comment elles comptent s'y prendre pour retrouver le bâton ? On a aucune trace du voleur. Il s'est complètement volatilisé.
– Si tu veux mon avis, les coupables sont les mêmes individus qu'il y a deux ans. »
Charlie posa son menton dans la paume de sa main droite, la gauche tenant son coude, et resta songeuse.
« C'est vrai qu'ils ne se sont pas complètement démantelés. Ça ne m'étonnerait pas que quelqu'un ait pris la relève et la dirige à nouveau dans l'ombre.
– Tiens, ça me rappelle quelque chose... »
Raphaël se gratta la tête, et leva les yeux au ciel nuageux. Il avait le sentiment d'avoir une piste à ce sujet, mais sa mémoire lui jouait des tours.
« Je crois qu'il a mentionné quelqu'un... Antoine ? Anthony ? ... »
L'adolescente l'observa avec curiosité. De quoi parlait-il ?
Il vit qu'elle le dévisageait d'un étrange regard ; il n'aimait pas la voir froncer les sourcils, il ne savait jamais à quoi elle pouvait penser.
« Bonar, avant de se jeter dans le vide, il m'a dit que quelqu'un continuera ce que lui avait commencé. Mais j'ai du mal à me souvenir du nom qu'il a dit... »
Son cerveau carbura du mieux qu'il le pouvait, mais cela n'était pas suffisant. Il chercha tous les noms qu'il pouvait, sans trouver celui qui le tracassait. Jusqu'à l'illumination.
« Anselme !! Il a dit qu'il s'appelait Anselme !
– Tu es sûr de ça ? fit Charlie avec dédain. Pourquoi te donnerait-il une piste jusqu'à son successeur ?
– Il s'attendait à ce que je meure avec lui. Alors il pouvait se le permettre, je pense.
– Mouais. Je ne m'y fierais pas trop à ta place. »
Charlie n'y croyait visiblement aucunement. Quelle tristesse.
« De toute façon, des Anselme à Paris, il doit y en avoir à la pelle. Sans autre indice, je ne peux rien faire. C'est comme chercher une aiguille dans une meule de foin.
– D'où tu sors des expressions de vieux toi ? J'ai l'impression d'entendre mon grand-père campagnard ! »
Le rire taquin de l'adolescente remonta le moral de Raphaël, qui commençait quelque peu à désespérer face à la situation. Cependant, il ne pouvait ôter de ses pensées cette menace possible qui planait sur eux.
« Dis, t'entends ça ? »
La blonde s'était stoppée net, alertée par un bruit qu'elle seule semblait avoir entendu. Raphaël savait qu'elle avait l'ouïe fine, mais cela n'avait probablement aucun lien ; il devait avoir été trop absorbé par ses réflexions qu'il n'en prêtait plus attention aux alentours. Il tendit à son tour l'oreille, curieux de savoir de quoi elle parlait. Son teint se fit soudainement livide lorsqu'il reconnut le bruit du noise.
« C'est pas vrai... »
Il avait bien le bracelet. Mais combien de temps pourraient-ils tenir ? Il y avait quasiment aucune chance que les filles pussent intervenir à temps pour les aider et pour détruire tout le noise. Bon sang. Le pire moment.
Il serra les dents. Il leur fallait agir vite.
« Charlie, suis-moi ! »
Elle le regarda avec incompréhension, mais hocha tout de même la tête. Quelque chose lui disait de lui faire confiance.
Tous deux s'élancèrent à travers la rue éclairée par les immenses lampadaires dressés et impassibles. Il fallait repousser le plus possible leur confrontation avec le noise, mais qui savait combien de temps ils pouvaient tenir ?
« Tu n'as pas un truc qui marchait la dernière fois ? demanda Charlie entre deux respirations saccadées. Ça faisait plein de lumière...
– Et si ça me lâche au pire moment, répondit le rouquin avec un peu plus d'aisance qu'elle, comment tu penses qu'on va survivre ? Je sais pas si les filles vont intervenir. »
Il tenta d'attraper son téléphone portable logé dans la poche intérieure de sa veste, et composa le numéro du fixe de son appartement ; avec un peu de chance elles décrocheraient. Une sonnerie. Deux sonneries. Décrochez, bon sang décrochez. Trois sonneries. Quatre sonneries.
« Le numéro que vous avez composé n'est pas attribué ou est inaccessible, » lui annonça une voix automatique.
Il raccrocha avec rage en laissant s'échapper un juron. Rien n'allait depuis l'apparition de ces monstres, il était à bout.
Raphaël manqua de hurler, et dut courir à en perdre haleine pour évacuer sa rage. D'abord, Marie disparaissait. Maintenant, il manquait de se faire tuer avec Charlie. Si Dieu existait, il devait être une sacrée pourriture pour laisser des événements pareils se passer.
Lorsqu'il risqua un œil dans son dos, il vit que les monstres étaient bien plus proches qu'il ne pensait. Courir de toutes ses forces pour s'éloigner n'avait rien fait d'autres que d'inciter les monstres à les rattraper. Super.
Il leva les yeux au ciel. Donne-moi ta force, songea-t-il à une personne inconnue hantant ses pensées.
Il se stoppa net et tendit le poignet droit devant lui ; il se concentra autant que possible afin de faire jaillir la lumière salvatrice du bracelet de Tiamat, qui commença faiblement à briller, avant de s'éteindre. Raphaël vit avec effroi les monstres arriver. Derrière lui, Charlie lui hurlait de fuir.
Je ne pensais pas que ça finirait comme ça, se dit-il tandis qu'un triste sourire se dessinait sur son visage. Tant pis.
« Ignite Module, cria une voix au loin.
- Dégaine !!
- —DEATH ! »
Une lueur verte passa devant Raphaël dans un sifflement. L'instant d'après, l'ennemi n'était plus.
« C'était moins une, sourit gentiment Shirabe en s'arrêtant à côté de Raphaël, rapidement rejointe par Kirika.
– On a eu de la chance sur ce coup-là, death, » renchérit cette dernière en plantant fièrement sa faux dans le sol.
Charlie fronça les sourcils, et les dévisagea de la tête aux pieds.
« Vos trucs ont changé depuis la dernière fois, non ? C'était pas noir avant...
– Maintenant que tu le dis, fit Raphaël en penchant la tête sur le côté, c'était un peu moins osé avant. Vous avez fait un truc ? »
Elles expliquèrent rapidement la nature du module Ignite et ses propriétés ; le nombre de noise présent était si grand qu'elles n'auraient jamais pu le réduire aussi considérablement sans utiliser l'explosion d'énergie que leur apportait cette petite amélioration. Elles durent cependant abréger leur petit cours puisqu'une nouvelle horde de noise fit son apparition, et parmi eux, certains volaient à travers les cieux. Raphaël les vit replier leurs ailes et tournoyer sur eux-mêmes à grande vitesse avant de fondre sur leurs proies tel un rapace. Par chance, Shirabe envoya une multitude de scies roses en leur direction afin de tous les détruire, mais l'un d'eux lui échappa, et Raphaël l'esquiva de peu avant que Kirika ne le coupât en deux d'un simple mouvement.
« C'est trop dangereux pour vous de rester ici. Fuyez.
– C'est hors de question. Je ne vous laisserai pas seules. Je l'ai promis à Chris ! »
Raphaël eut un moment d'hésitation en prononçant le prénom de l'adolescente ; son cœur s'était soudainement serré, comme pris d'une émotion triste bien qu'il en ignorait la cause.
« On reste avec vous, quoi qu'il arrive. On se mettra pas dans votre chemin, assura Charlie, rassurée par la présence du rouquin, et bien entendu des deux adolescentes.
– D'accord. Mais si la situation empire, vous prenez la fuite direct, death. »
Les deux Français acquiescèrent, et les observèrent se mettre en garde, et guetter le premier mouvement de la horde de noise rampant qui approchait. Shirabe serra les dents à la pensée que sans Elfnein pour le leur indiquer, elles ignoraient combien de temps leur restait avant la désactivation du module. Elles lancèrent finalement l'assaut en fondant à toute vitesse sur eux ; Shirabe utilisait les roues logées sous ses pieds pour filer à toute allure, avant de tournoyer sur elle-même en dégainant les scies aiguisées situées dans sa queue de cheval métallique, tandis que Kirika s'élançait dans une course folle pour achever les survivants d'un coup de faux bien placé. Bientôt, il ne resta que des cendres dans la rue.
Cependant, ils n'eurent pas le temps de se réjouir de leur victoire, puisqu'ils entendirent une violente explosion tonner non-loin de là. De gigantesques volutes de fumée noire s'allongèrent dans le ciel nocturne, tandis que de celle-ci émergea un monstre terrible.
Charlie manqua de hurler de peur en le voyant s'élever de toute sa hauteur. Le monstre était de la couleur de la robe d'un cheval alezan, bien que la texture de son corps semblât radicalement opposée. Il se dressait sur plusieurs pattes – elle en comptait six – et allongeait son immense corps constitué en anneaux ; elle ne pouvait s'empêcher de se dire que cette chose ressemblait à un hybride conçu par un tardigrade et un ver de terre, mais en version géante. Au bout de ce qui semblait être sa tête s'ouvrait une immense bouche ronde bordée de petites mandibules grisâtres qui agissaient comme des lèvres ; quand il les écartait, il pouvait cracher à volonté une sorte de liquide verdâtre duquel émergeaient des dizaines de noise terrestres lorsqu'il atteignait le sol. L'armée de monstres ne décroissait aucunement, et c'était même l'exact opposé.
« Ça craint. Ça craint vraiment, là, commenta Raphaël.
– Mettez-vous à l'abri. Maintenant ! »
Charlie voulait s'échapper, s'éloigner le plus possible de cette scène de cauchemar, mais c'était au-delà de ses capacités. Ses jambes refusaient de lui répondre, tout ce qu'elle pouvait faire était constater la scène qui se déroulait devant eux.
« Allez-y, leur cria le rouquin en posant ses mains sur les épaules de Charlie. On se retrouve après tout ça. »
Il eut à peine le temps de distinguer les silhouettes des deux Japonaises parties vaincre le titanesque ennemi qui se dressait au loin, avant de partir avec Charlie dans la direction opposée à la leur afin de trouver un refuge.