Quatorze Juillet - Chapitres bonus
– Chapitre γ –
Je me souviens encore de son visage sur ces photos…
Hélène sortit de la poche arrière droite du jean noir qu’elle portait un carré de papier qu’elle déplia. Elle resta immobile un instant, le regard fixé sur la photo aux couleurs et traits blanchis par le temps et les maintes fois où elle l’avait pliée et dépliée, ainsi que les longues minutes qu’elle avait pu passer à la regarder. Elle caressa le papier rendu rugueux par les pliures, et laissa s’échapper un soupir.
Oh, comme elle aimerait tant pouvoir retourner à cette époque…
Elle se perdit dans l’ombre fade des yeux de son frère, dont l’éclat avait pâlit sous la lumière. Lui qui était si souriant étant enfant…
Un nouveau soupir s’arracha de ses lèvres. Ses yeux se baladèrent du visage de son frère à celui de la jeune femme qui le tenait dans ses bras. Elle arborait elle aussi un large sourire, tout comme les deux enfants à ses côtés, Hélène et Alexandre. Ses yeux aux éclats de couleur lavande brillaient de joie ; on eût presque dit une grande sœur rencontrant ses petits frères et sœurs. À vrai dire, c’était un peu le sentiment que tous trois ressentaient à cette époque, avant qu’ils ne se perdissent de vue après tous ces événements.
Hélène soupira, et replia la photo avant de la remettre à sa place.
Elle connaissait cette photo par cœur. Elle avait sept ans lorsqu’elle avait été prise, son frère en avait quatre, et cette femme en avait vingt-six. Il n’y avait pas eu d’occasion particulière pour qu’elle leur rendît visite ce jour-là. Elle qui habitait si loin de chez eux, leurs retrouvailles se faisaient toujours à l’improviste, mais c’était forcément un plaisir de se revoir. Elle avait vingt ans d'écart avec cette femme, mais elle avait toujours été habitée par le sentiment d’être comme elle.
Ses parents lui avaient dit que c’était une amie de longue date, qui venait de très loin. À chaque fois qu’ils en parlaient, elle avait eu le sentiment qu’elle venait d’une autre planète tant il semblait y avoir de distance entre eux. Elle avait appris un peu après qu’elle venait en réalité du Japon ; certes, cela faisait loin, c’était presque l’autre bout du monde, mais de là à en faire autant… Aujourd’hui encore elle ne comprenait pas pourquoi ils gardaient autant de mystère à son sujet.
Aujourd’hui, c’était l’anniversaire du décès d’Alexandre. Hélène s’était rendue sur sa tombe, tenant dans ses mains un bouquet de camélias d’un rouge vif intense adouci par une note blanche au bord des pétales, enroulées d’un ruban noir discret se mêlant avec les feuilles ; elle les avait coupées elle-même, elle y avait pris le plus grand soin.
Elle avait posé délicatement le bouquet sur le marbre blanc glacial, bien que le soleil brillât ce jour-là. Une légère brise vint soulever ses cheveux roux flamboyants qu’elle avait pourtant attachés à l’aide d’une pince décorée par un nœud en tissu bleu-vert. Sa longue robe noire cintrée à la taille volait elle aussi sous ce coup de vent impromptu ; elle ne broncha pas, ne réagit pas.
« Encore une année de plus sans toi, murmura-t-elle en posant son regard sur les inscriptions dorées luisant sous les rayons du soleil. Je fais de mon mieux pour te retrouver au plus vite, tu sais. Pourtant, ce n’est pas facile… »
Elle serra sa main droite autour de son poignet gauche, dissimulant des cicatrices à l’intérieur de celui-ci. Cela faisait longtemps. Ça ne lui avait pas tellement manqué. Après tout, elle avait trouvé d’autres moyens, et puis, c’était inutile. Peu importait combien elle tentait de mettre fin à ses jours, elle revenait, encore et encore. C’était là sa malédiction.
« Je me dis que la prochaine fois sera la bonne. Ça fait pourtant des années que je me le répète, et que ça ne change pas… »
Elle soupira. Pourquoi continuait-elle d’espérer que sa situation changeât ? Elle était vouée à poursuivre cette folie dans laquelle elle était enfermée.
« J’aimerais bien qu’un jour on soit à nouveau tous ensemble. Toi, moi, et elle… »
À ces mots, elle entendit un bruit de pas, quelqu’un qui s’approchait d’elle. Elle ne se retourna pas, ce devait être par hasard une autre personne venant se recueillir sur une autre tombe qui se trouvait dans le même cimetière que celui où reposait son défunt frère. Pourtant, cet étranger vint s’arrêter près d’elle, sans un bruit. Elle se décala poliment, bien qu’elle souhaitât poursuivre sa conversation à sens unique avec lui.
La femme qui venait de la rejoindre s’abaissa afin d’allumer un bâton d’encens qu’elle planta dans l’autel posé sur la tombe ; elle déposa à côté de cela une boîte de mochi, des gâteaux faits de pâte de riz gluant, un plat typiquement japonais. En se redressant, elle tapa trois fois dans ses mains, avant de s’incliner quelques secondes. Une fois de nouveau dressée de toute sa hauteur, elle adressa quelques mots à Hélène.
« Je n’en reviens pas que cela fait quatorze ans qu’il nous a quittés. Le temps passe vite, quand on oublie de le compter.
– Et il passe terriblement lentement lorsqu’on y pense chaque jour, » répondit amèrement la rouquine.
Son interlocutrice esquissa un triste sourire.
« Tu as changé, Hélène.
– Toi aussi, Chris. Toujours affairée avec ton boulot de sauveuse du monde ?
– Tu sais, je ne fais que superviser nos nouvelles recrues. Je dois malheureusement leur passer le flambeau, je commence à devenir trop vieille pour ces histoires.
– Je vois. »
Hélène dévisagea cette femme au visage souriant bien qu’attristé. Bien qu’elle fût japonaise, cela ne se voyait pas sur son visage ; sa mère avait été européenne, si les souvenirs d’Hélène ne la trahissaient pas. Son regard violet était doux, maternel, et la longue cascade mauve de cheveux qui d’ordinaire tombait dans son dos avait été raccourcie en un sobre carré plongeant. Ce qui ne changeait pas était cet épi indomptable qui se dressait sur le sommet de son crâne. Un tailleur noir composé d’une veste et d’une jupe, ainsi que d’une chemise blanche entrouverte au col, affinait sa taille tout en soulignant ses formes généreuses. Cependant, malgré le port de talons hauts, elle paraissait toujours aussi petite.
On ne pouvait le nier, elle était toujours la même.
« Je me souviens de ce jour où je suis venue rendre visite à vos parents, et que tu venais de naître. Je les avais cherchés partout, personne ne répondait au téléphone, rit-elle, je commençais à m’inquiéter. Et puis, sans m’y attendre le moins du monde, je suis devenue officieusement marraine. Ça a été un des plus beaux jours de ma vie, tu sais, Hélène. »
Elle garda le silence ; elle ne voulait pas répondre. Et même si elle le souhaitait, que pourrait-elle dire ? À présent, ses souvenirs heureux de son enfance n’étaient plus que des souvenirs amers qui ne lui apportaient plus que la tristesse, et l’idée de les ressasser en parlant à cette femme ne lui donnait aucunement envie.
« C’est regrettable, tout ce qui t’est arrivé. Tu sais, si tu le veux, tu peux venir vivre avec moi…
– Cesse ton hypocrisie. Tu n’étais même pas là pour leurs funérailles. À aucun d’eux. Et tu te dis être amie de notre famille ? Tout ça parce qu’un jour tu es entrée dans leur vie et tu t’es faite passer pour une sauveuse de l’humanité ! »
Hélène serra violemment le poing. Une petite voix en elle la suppliait de s’arrêter, mais toute la haine qu’elle avait accumulée pendant ces longues années débordait, et elle ne pouvait plus faire cesser ce flot d’amertume.
« Tu me proposes de me tendre la main seulement maintenant, alors que ça fait des années que je suis seule, que tout le monde m’a tourné le dos. Tu veux quoi, te donner bonne conscience ? Je n’ai pas besoin de toi. Je ne suis plus celle que tu as connue. »
Elle voulut tourner les talons, quitter ce maudit lieu qui la faisait tant souffrir. Pourtant, quelque chose en elle la retenait, ou bien était-ce la présence de Chris à ses côtés.
« Ces fleurs. Où les as-tu trouvées ? lui demanda cette dernière, un sourire amical dessiné sur ses fines lèvres recouvertes d’une mince couche de rouge à lèvres pourpre. Elles ne fleurissent pourtant pas en été. »
Elle garda le silence. Elle ne voulait pas en parler.
« Tu peux me dire la vérité, tu sais. Je sais qui tu es vraiment.
– Tu ne croirais pas à la vérité, cracha Hélène en se retournant vers elle, la dévisageant de sa stature légèrement plus haute.
– C’est ce que tu t’obstines à penser, » sourit tristement Chris.
Elle s’avança vers elle, et la serra tendrement dans ses bras, comme le ferait une mère, une sœur… Comme elle le ferait, elle-même.
Ah. C’était donc ça…
« Tu sais, la chaleur de tes parents me rappelait énormément celle des miens, avant que je ne les perde. Ils m’ont aidée quand j’en avais besoin, alors c’est à moi de passer le flambeau, et de t’aider alors que tu en as besoin. Quand je t’ai tenue dans mes bras, la toute première fois, j’ai senti que tu étais comme moi. J’ai senti que tu étais seule, perdue. J’ai senti que tu vivrais ce que je vivrais. Et je m’en suis toujours voulue de ne pas t’avoir apporté le soutien dont tu as eu besoin. Pardonne-moi. »
Hélène ferma les yeux, inspira longuement le doux parfum de fleurs et d’agrumes qui émanait de la quarantenaire. Ce doux parfum lui rappelait son enfance, ces jours heureux. Les larmes lui montèrent aux yeux ; comment pouvait-elle oublier tout cela ?
« Nos univers sont peut-être différents, mais toi et moi, on doit sûrement être la même personne, » murmura Chris.
Elle caressa tendrement les cheveux flamboyants de la rouquine.
« Je n’ai peut-être pas voyagé dans le temps, mais moi aussi me suis longtemps battue contre mon passé pour améliorer mon futur. Il est temps que toi aussi tu affrontes tes démons ; c’est à ton tour d’être heureuse. »
Une nouvelle brise vint soulever leurs cheveux, dont certains s’entremêlaient en une douce harmonie de couleurs. Bien qu’elle ne fût pas bruyante, son bruissement étouffa les sanglots qu’Hélène ne retenait plus, le visage enfoui dans le cou de cette femme qui lui ressemblait tant par delà les univers et les époques.
Sur la pierre tombale de son frère, un des camélias perdit un de ses pétales vermeils, qui s’envola avec quelques poussières, au gré du vent de cette chaude journée d’été.