Quatorze Juillet

Chapitre 47 : - Partie III ~ Feux d’artifice - - Chapitre XLV -

6074 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 14:13

- Chapitre XLV -

« Je vais t'emmener voir quelqu'un qui pourra te répondre » avait-elle dit en lui prenant la main, comme pour se donner à elle-même le courage de faire face.

Il l'avait suivie ; ils avaient descendu ensemble les marches de la Tour Eiffel en silence, et furent accueillis en bas de celle-ci par des mines sombres. Personne ne comprenait ce qui s'était passé en détails, mais tous savaient que les pertes humaines étaient élevées. Il sembla que depuis le sol on eût vu plusieurs personnes sauter des Jardins vers la tour ; on les attendait alors pour des explications. Il n'y avait pas le moindre policier, tous ceux qui étaient présents n'étaient que des civils. Raphaël se sentit terriblement mal à cette pensée, se souvenant que les équipes de forces de l'ordre qui avaient foncé dans les Jardins avaient été décimées par les hommes de main de Bonar. Et dire que ce dernier n'avait même pas eu à demander la sollicitation des véritables Chevaliers. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Sa présence, ainsi que celle d'Hélène, avait tant changé les événements que l'organisation s'était renforcée comme jamais. C'était difficile de croire à un tel effet papillon.

Et pourtant...

Il en voyait les conséquences de ses propres yeux...

Lorsqu'ils tentèrent de se frayer un chemin à travers la foule, des mains tentèrent de les attraper, de les ralentir. Hélène les chassait en se faufilant encore plus, mais Raphaël montrait quelques difficultés à faire de même. Agacée par ces individus qui les gênaient, Hélène laissa s'échapper un grondement, et une menace.

« Allez-y, continuez, si vous voulez finir comme ceux qui étaient là-dedans. »

Pour illustrer ses propos elle avait effectué un léger mouvement de tête vers les décombres des Jardins. Croiser le regard noir qu'elle lançait après cela dissuada beaucoup de ceux qui les entouraient, qui finirent par reculer quelque peu, leur laissant plus d'espace pour respirer, et surtout, leur frayant un chemin hors de la foule.

Hélène n'attendit pas un instant de plus, et repris son rythme rapide de marche. Raphaël lui emboîta le pas presque aussitôt, ne voulant pas plus qu'elle rester un instant de plus dans cet endroit-là.

« Quand je vois leurs regards... je me sens horriblement mal, confia-t-il après s'être rapproché d'elle et une fois assuré qu'il fussent seuls. Ça aurait pu être évité...

– Je prévoyais de détruire cette ligne d'univers une fois que tu serais parti. Je voulais remonter au moment où on a tout fait foirer, où on est arrivé ici, et laisser les choses se passer comme elles auraient dû.

– Je pense que c'est la meilleure chose à faire... »

Un univers que nous seuls aurions connu...

Il ne revenait pas d'accepter une telle proposition. Pour lui, chaque univers avait son rôle à jouer ; celui-ci était tout aussi valable à ses yeux qu'un autre, même s'il était douloureux de réaliser combien il avait été meurtri par leur faute.

Peut-être devait-il tout simplement accepter les choses comme elles étaient devenues, quand bien même cela était dur.

Ils marchèrent en silence pendant un certain temps à travers les rues vides, sans s'échanger le moindre regard. La mine d'Hélène inquiétait Raphaël, il sentait que quelque chose n'allait pas, mais n'osait pas entamer la discussion. Finalement, ce fut elle qui fit le premier pas.

« Lorsque nous l'aurons vu, tu pourras enfin repartir... »

Une pointe de regret émanait de sa voix douce. Il ne sut pas quoi lui répondre. Il ne parvenait pas à réaliser que c'était pour lui la fin de l'aventure.

« Tu pourras retrouver une vie normale, comme si rien ne s'était passé...

– Tu peux venir avec moi, Hélène. Tu peux venir vivre à mon époque. »

Il ignorait pourquoi ces mots lui étaient venus à l'esprit. Il les avait pourtant dits, sans penser à ce qui se passerait si elle le faisait vraiment.

« Merci, dit-elle en esquissant un sourire, mais je ne peux pas. Je ne peux pas côtoyer ma mère comme ça. Et surtout, je ne peux pas laisser tomber Alexandre... »

Il acquiesça en silence. Cela tombait sous le sens, tout ce qu'Hélène avait fait, de la torture qu'elle avait infligée à Raphaël et à Marie jusqu'à ses voyages à répétitions, avait été motivé par le simple désir de retrouver son petit frère. Il ignorait comment changer ces événements auraient pu le sauver, mais il avait le sentiment qu'Hélène elle-même l'ignorait. Elle avait sûrement suivi les ordres à la lettre sans les remettre en question, par amour pour son frère.

« Tu ne t'es jamais dit que tu pourrais rejoindre un univers dans lequel tu n'es plus là mais où lui est vivant ? »

Pourquoi avait-il posé cette question-là ? Elle lui était venue d'elle-même, et même si elle lui paraissait intéressante, quelque chose lui disait qu'il aurait mieux fait de se taire.

« Je... ne peux pas lui faire ça... Je ne suis pas sa sœur, il n'est pas mon frère, tu comprends ? J'ai déjà essayé. Je n'ai jamais pu le supporter. J'avais toujours l'impression de l'avoir trahi, de ne pas avoir fait ce qu'il fallait pour le sauver... Je m'en voulais tellement... »

Il se mordit la lèvre inférieure ; n'aurait-il pas pu se taire ? Il s'excusa d'avoir posé une question aussi bêtement, et d'avoir réveillé de mauvais souvenirs, mais elle secoua les épaules et lui sourit, disant que ça n'était rien, même si au fond de lui il savait que cela l'avait blessée.

Le silence domina leur trajet, jusqu'à ce qu'ils arrivassent aux Invalides. Le bâtiment paraissait plus sombre qu'à l'accoutumée aux yeux de Raphaël ; peut-être était-ce dû aux événements irréels auxquels il avait assisté. Le doré du dôme avait perdu de son brillant, comme encore enseveli sous les nuages des Jardins. Un frisson lui parcourut le dos. Il n'aimait pas vraiment l'idée de devoir remettre les pieds là.

« C'est ici qu'on va trouver cette personne ? demanda-t-il en déglutissant, quelque peu anxieux de ce qui allait suivre.

– Non. J'avais programmé une porte de secours ici, au cas où. Je veux que tu te reposes un peu avant, ça risque d'être long. »

Il acquiesça, cela lui semblait être une bonne idée. Lui comme Hélène avaient grandement besoin d'une nuit de sommeil, d'un repas consistant, et surtout, d'une douche brûlante. Entre le sang que tous deux avaient versé, sans oublier celui qu'Hélène avait reçu de la part de Bonar et sûrement aussi de Jean-François, ainsi que toute la poussière que les Jardins avaient soulevée, il leur était difficile de se sentir bien à proprement parler. Le froid de l'intérieur du musée ramena Raphaël sur Terre, alors qu'il rêvassait. Il resta un instant abasourdi face au silence de l'endroit, où seuls leurs pas résonnaient à travers l'immense pièce. Il ne réalisa pas qu'il s'était arrêté et fixait le plafond, jusqu'à ce qu'Hélène lui en fît gentiment la remarque pour qu'il la rejoignît là où elle se trouvait. Il secoua la tête et frotta ses yeux, avant de faire quelques enjambées jusqu'à elle. Elle se tenait devant une porte en bois, banale et classique, qui se mêlait au décor du lieu. Si Raphaël n'avait pas été mis au courant de sa nature, il aurait cru qu'elle menait à une pièce quelconque du musée. Il se hâta de la rejoindre, et poussa un long soupir de soulagement lorsqu'il retrouva l'appartement réconfortant d'Hélène.

Rien n'avait changé, il ressemblait exactement à celui qu'il avait quitté avant de revenir dans cet univers. Il eut un pincement au cœur en se souvenant de sa discussion avec cette Hélène, alors qu'elle lui dévoilait tant de secrets...

« Va te reposer. On parlera demain, fit-elle en faisant chauffer de l'eau dans une casserole sur l'une des plaques chauffantes, sûrement afin de se faire un thé.

– J'ai envie de parler maintenant » lui répondit-il en la fixant du regard.

Elle détourna les yeux et ses lèvres firent une légère grimace. Mais elle ne refusa pas pour autant, au contraire. Elle l'invita à s'asseoir sur le canapé, et dès que tout fut prêt, elle amena deux tasses d'eau chaude dans lesquelles des sachets de thé infusaient. À l'odeur, Raphaël reconnut le détox, celui qu'Hélène lui avait préparé, celui qu'Alex lui avait préparé. Dire que c'était Marie qui l'avait fait découvrir à ce dernier... peut-être était-ce aussi le cas pour la jeune femme.

« Hélène, je veux que tu me parles de tes parents.

– C'est un sujet vaste... Dis-moi ce que tu veux savoir, et peut-être que je pourrais te répondre.

– Comment est-ce que tu les as perdus ? »

Elle eut un moment d'hésitation, comme si plusieurs souvenirs s'étaient ravivés au même moment. Il croisa les doigts pour qu'elle pût retrouver celui de son univers d'origine.

« Comme j'étais enfant, je n'ai pas tout compris sur le moment... C'est en grandissant que je l'ai réalisé... »

Alors elle lui raconta tout. Cette nuit de janvier, en plein hiver, où sa mère avait perdu les eaux, où elle avait été séparée de ses parents pendant l'accouchement, pour au final ne retrouver que son père, vide de toute émotion. Ce qu'elle ne comprit que des années après était que sa mère avait perdu la vie en donnant naissance à son frère ; avec les voyages elle avait découvert que c'était un schéma qui se répétait. Soit Alexandre naissait et sa mère mourrait en couche, soit ils survivaient tous les deux, soit Alexandre était un enfant mort-né, soit il ne naissait pas car elle avait préféré avoir recours à un avortement. Elle avait eu des périodes de grande fragilité de son corps, et malheureusement, sa seconde grossesse avait eu lieu en même temps qu'une de ces rechutes. Quant à son père, elle avait vécu avec lui pendant plusieurs années, mais après la mort d'Alexandre, il n'était devenu plus que l'ombre de lui-même. Un jour il avait disparu sans laisser la moindre trace ; le lendemain, Isaac devenait son tuteur, et c'était là que le cauchemar débutait. Puis à un moment donné, bien des voyages dans le temps après, elle avait découvert qu'il avait été assassiné, peu de temps après sa disparition.

« Je crois que c'était comme ça, la toute première fois. J'ai oublié les suivantes, mais celle-là a toujours été gravée en moi. Chaque fois que je revoyais l'un de mes parents, tout ça refaisait surface. Et quand je ne me souvenais plus de leurs visages, ils étaient juste brouillés dans mes souvenirs, la scène et les phrases restaient les mêmes...

– À présent, tu te souviens d'eux ? »

Elle acquiesça timidement.

« J'ai rencontré Alex, dans ce futur où tu m'as envoyé. Grâce à lui j'ai pu découvrir que tu étais Hélène de France, la prochaine duchesse...

– Ne m'appelle jamais comme ça. Je déteste ce nom. »

Ce ton empli de reproches lui parut faux, comme si elle tentait de dissimuler un sentiment de panique grâce à lui. Il se sentit désolé de la mettre dans des états comme cela.

« Tu sais, commença-t-il avec hésitation, quand j'ai découvert que Marie était ta mère, j'avoue que j'ai cru que j'étais ton père aussi. Mais Alex, il m'a affirmé que non, bien qu'il redoutait que je change mon attitude avec Marie à cause de ça... C'est juste que... je ne m'imagine pas à un seul instant qu'elle ne sera plus à mes côtés...

– Si Alex t'a dit ça, c'est juste qu'il ne voulait pas que ça change pour lui. Il avait sûrement ses raisons. Mais il n'a pas tort. Il a conscience de ce qu'on pourrait faire avec une machine à voyager dans le temps. Je pense qu'il déborde d'envie de vivre, et refuse qu'on le lui ôte. Si tu savais comment il s'est battu pour survivre, et comment ça le détruisait de réaliser qu'il ne survivrait pas... »

Elle sirota quelque peu son thé, et fit la grimace. L'eau était encore trop chaude, elle s'était brûlée.

« Dans ce cas pourquoi m'as-tu tant fait découvrir de choses ? Tu savais toi aussi que ça pouvait modifier ton passé...

– À vrai dire, non. Lorsque cette partie a commencé pour moi, j'ignorais tout de qui vous étiez. Je ne savais que quelques choses. Tu es le fils d'Isaac, tu as tué l'empereur, je devais me venger de toi. Ma mère n'était qu'une victime collatérale puisqu'elle était proche de toi. Finalement, tout ça n'a été qu'une suite de mensonges...

– Tu ignorais que Napoléon était Bonar ? »

Elle hocha tristement la tête, et avoua qu'elle avait toujours cru, aussi loin qu'elle pouvait se le remémorer, que l'homme qui les dirigeait était le véritable Napoléon Bonaparte, ramené d'entre les morts. C'était la première fois qu'elle réalisait quelle était sa véritable identité, et avoua tout autant qu'elle ne revenait pas d'avoir aussi bien réagi un peu plus tôt dans les Jardins. Raphaël confia qu'il ne parvenait pas à réaliser avec quel sang-froid elle avait tué un membre de sa famille, ce à quoi elle secoua simplement les épaules.

« Mais... qui est cette personne que tu voulais aller voir ?

– À vrai dire, il y a deux personnes que je veux voir aujourd'hui. La première est Isaac. La seconde, c'est mon père. »

Raphaël resta silencieux. Elle jugea bon d'étoffer quelque peu.

« Je pense que tu as besoin de lui parler. Je veux que tu le revoies.

– Ce type refusait de répondre à mes questions quand je les lui posais.

– Il devait avoir ses raisons... Crois-moi je t'en prie. »

Il haussa les épaules, indifférent. Hélène lâcha un soupir. Elle but d'une traite le contenu de sa tasse. Lui, en face, n'y avait même pas touché.

« Je vais aller me coucher. Tu devrais en faire de même. Demain risque d'être une dure journée. »

Il se retrouva alors en l'espace de quelques instants seul dans la pièce qui lui paraissait désormais immense. Il n'eut pas d'autre choix que de suivre Hélène, et de se diriger vers la chambre qu'elle lui avait attribué la dernière fois qu'il était resté là. Cela remontait à terriblement longtemps pour lui. À l'époque, il haïssait tant Hélène, et ce devait sûrement être réciproque. Quand il repensait au chemin qu'ils avaient parcouru, il ne parvenait pas à s'imaginer qu'il allait devoir se séparer d'elle. Il ne pouvait pas accepter l'idée de ne plus avoir de contact avec elle du jour au lendemain. Elle faisait partie de sa vie à présent ; leur aventure l'avait tant rapproché d'elle...

Il secoua la tête. Pourquoi pensait-il à cela tout à coup ? Ce n'était pas une bonne idée.

Il découvrit sur la table de nuit un petit mot qu'elle lui avait laissé, l'informant qu'il y avait des vêtements propres dans l'armoire qui l'attendaient. Il y découvrit des affaires de rechange pour plusieurs jours, propres, repassées et bien rangées. Il y retrouva un exemplaire de son costume de Fantôme R, sans la moindre trace de sang, ainsi que des tenues de civil plus discrètes, comme une chemise, son cardigan bleu et rouge et son jean gris délavé qu'il avait l'habitude de mettre de temps à autre. Encore une fois, quand Hélène avait-elle pu mette la main dessus et lui préparer, cela restait un mystère.

Il opta lui aussi pour une douche avant d'aller se coucher ; la salle de bain sentait bon le shampooing à la mûre et le gel douche à la pomme que la rouquine avait utilisés lors de son passage quelques minutes avant lui. Il trouva dans le panier de la cabine de douche des bouteilles de ceux qu'il utilisait d'habitude chez lui ; encore une fois cela le surprit qu'elle le connût aussi bien.

L'eau chaude sur sa peau lavant toutes traces de son séjour dans les Jardins lui parut comme une renaissance. Il ferma les yeux un instant, se délectant du jet d'eau dans son dos. C'était comme si tous ses souvenirs désagréables s'envolaient, c'était plaisant.

Cependant cela ne lui suffit pas, et même une fois couché dans le lit, le sommeil ne le gagna pas. Était-il sûr que tout était réellement fini ? Il allait revoir son père, mais pour quelle raison ? Ce qui le tracassait le plus était ce qu'Hélène avait dit. La seconde personne qu'elle voulait voir était son père. Serait-il là à ses côtés à ce moment-là ? Il l'espérait. Il voulait rencontrer ce type, coûte que coûte. Il voulait enfin mettre un visage sur cette silhouette dont il avait tant entendu parler.

Sans qu'il ne s'en rendît compte, il s'endormit, et s'éveilla complètement requinqué, bien qu'une certaine appréhension le dominait toujours. Hélène l'accueillit avec un sourire quelque peu triste, sans qu'il ne comprît pourquoi.

« Dis-moi quand tu seras prêt, et on pourra y aller » lui avait-elle dit.

Il n'avait pas attendu plus longtemps, et ils se retrouvèrent bientôt sur un bord de rivière, en pleine nuit. Le sol était couvert de graviers et de pierres ; Hélène s'amusa à en jeter quelques-unes dans l'eau. Le bruit qu'elles faisaient en touchant la surface était la seule chose que l'on pouvait entendre.

Mais bientôt, un bruit de pas attira l'attention de Raphaël. Il reconnut son père qui avançait dans l'ombre. Ce dernier le salua d'un hochement de tête, avant de s'adresser à Hélène.

« Pourquoi voulais-tu me voir ?

– Il faut qu'on parle. Que tu lui parles. »

Isaac posa ses yeux bleu glacé sur lui. Puis tourna les talons, l'air de dire qu'il fallait le suivre. Hélène poussa doucement Raphaël d'une main dans le dos ; une porte dissimulée dans l'ombre du pont les mena dans un autre appartement, que le rouquin n'avait jamais vu auparavant. Isaac les fit s'asseoir sur un canapé, où Hélène se mit à l'opposé de Raphaël, mettant une étrange distance entre eux. Puis Isaac s'assit en face d'eux, les mains jointes, les coudes sur ses jambes, et le corps penché en avant vers eux.

« De quoi vous vouliez parler ?

– Pourquoi tu as embarqué Hélène dans tout ça ? » attaqua Raphaël, ne maîtrisant pas la colère qui montait en lui à la simple vue de son père et de son air si passif et je-m'en-foutiste.

Il soupira, et gratta quelque peu son éternelle barbe de trois jours. Puis il répondit.

« On devait tous être à notre place sur le terrain. Il fallait agir discrètement, et aucun de nous ne pouvait se fondre dans la masse pour arranger les choses comme nous le voulions. C'est là que l'idée d'utiliser Hélène est arrivée. Tu ne pouvais pas rejoindre l'organisation, mais elle si. Et elle était malléable. On pouvait tout faire d'elle. Ses souvenirs n'étaient pas assez prononcés, on pouvait tout lui faire croire.

– Vous lui avez menti pendant toute sa vie ?

– Elle n'aurait jamais accepté de travailler pour nous si elle avait su qu'elle empêchait ta rencontre avec Marie. Elle avait conscience que cela interférerait avec sa propre existence, et celle de son frère. Alors je lui ai menti. »

Isaac le regardait droit dans les yeux, et ne cillait pas. Cela mettait Raphaël terriblement mal à l'aise, et il détourna bon nombre de fois le regard.

« Elle l'a longtemps cru, que ses parents l'avaient abandonnée et avaient laissé mourir son frère. Elle les haïssait. Elle voulait se venger d'eux plus que tout. Je l'y encourageais.

– Sa mère est morte en couche, et son père a été assassiné ! » hurla Raphaël, hors de lui, en se levant de sa place.

Il serrait les poings et les dents ; la rage montait en lui et il sentait qu'il n'allait pas pouvoir la contrôler longtemps. Une furieuse envie de frapper son père pour le ramener à la réalité le démangeait.

« Et toi, tu lui as fait croire qu'ils étaient des gens odieux qui ne se préoccupaient pas d'elle !

– J'avais mes raisons de le faire.

– Arrête avec ça ! »

Il n'existait pas de mots pour décrire combien il haïssait l'entendre dire qu'il avait ses propres raisons pour agir comme il le faisait. Garder toujours autant de mystère autour de sa propre personne et ne jamais être honnête avec les autres, qui plus était son propre fils, le rendait plus que détestable aux yeux de Raphaël. Et cette fois ne faisait pas exception.

« Si tu avais vraiment des excuses, tu les donnerais plutôt que de te cacher sans arrêt ! »

À côté de lui, Hélène restait de marbre, la tête baissée, les mains serrées l'une dans l'autre et posées devant elle. Elle donnait l'air d'être prête à pleurer à chaque instant.

« Tu l'as utilisée comme une marionnette, tu es son tuteur, bordel !

– Tout ça, c'était pour toi, Raphaël. Pour te protéger.

– Lui mentir, l'utiliser comme arme, c'était pour moi aussi ?

– Si je laissais les choses comme elles étaient, tu allais te faire tuer. Il est hors de question que je laisse ça arriver.

– Pour me protéger tu as préféré rompre ta promesse faite à ses parents ? Tu devais la protéger, elle !

– Je me moque bien d'Hélène et de son sort. Il n'y avait qu'une personne que je voulais voir vivre, et cette personne, c'était toi. »

Raphaël eut un moment d'hésitation. Il ne parvenait pas à accepter ce que lui disait son père.

« À cause de toi, Hélène est devenue folle. Tu lui as menti sur toute sa vie, soi-disant pour moi !?

– Oui. »

Le ton doux et posé de son père contrastait tant avec le sien alors qu'il était complètement hors de lui. Comment pouvait-il rester si calme alors que lui était si fou de rage ?

« Hélène était ma seule solution pour protéger la seule personne que je voulais voir vivre. Je te l'ai déjà dit. »

Raphaël fronça les sourcils. Il chercha à comprendre ce qu'il laissait entendre par cela. Puis il eut un vague souvenir de la conversation qu'il avait eue avec lui, après l'avoir arraché au futur qu'il avait découvert aux côtés d'Alexandre.

« Je perdais à chaque fois la seule personne que je voulais le plus garder vivante, quitte à ce qu'elle me déteste toute sa vie.

C'était maman ?

Non. »

« Attends... Ne me dis pas que... »

Il tomba dans le canapé, abasourdi alors qu'il se remémorait la scène. Son père avait pris une longue inspiration, puis avait répondu...

Il tourna la tête en direction d'Hélène, qui avait enfoui son visage dans ses mains. Puis il regarda son père, les yeux grands ouverts.

« C'est le père d'Hélène. »

« Tu veux dire que...

– Nous avons tous menti, moi le premier. Excuse-nous.

– Hélène... ? »

Elle releva le visage, et posa sur lui ses yeux bleus embués de larmes, une expression de tristesse intense mais aussi en quelque sorte de joie sur son visage. Elle paraissait tellement désolée, cela lui faisait terriblement mal au cœur.

« Excuse-moi pour tout, murmura-t-elle. Je ne savais pas... quand je m'en suis souvenue, il était déjà trop tard... »

Elle enfouit ses mains dans son visage et fondit en larmes. Il cligna des yeux à plusieurs reprises. Comment avait-il pu être aussi bête ? Pourtant tout était sous ses yeux depuis le début...

« Mais Alex avait dit...

– Alex avait compris, dès qu'il t'a vu, il t'a reconnu. Il ne voulait sûrement pas avoir à te le dire, car pour lui tu étais mort, il ne pouvait pas accepter devoir te le dire. Tu peux le comprendre.

– Hélène et Alexandre... je suis leur père ? »

Isaac acquiesça doucement.

« Quand Hélène disait que son autre grand-père était dans l'organisation...

– Elle parlait de moi.

– Tu m'as promis que tu veillerais sur elle...

– Et j'ai échoué. Excuse-moi. »

Il vit son père baisser les yeux, et même s'incliner devant lui. Il lui demandait son pardon, presque à genoux. Il ne parvenait pas à le réaliser. Tout cela était juste inconcevable pour lui.

« Je suis tellement désolé, Raphaël, pardonne-moi.

– Pourquoi tu as fait ça... ?

– Je me moquais de ce qui pouvait lui arriver car que je tenais qu'à toi. Tu étais la seule chose qui me donnait envie d'en finir avec l'organisation. Te savoir mort, ça m'a détruit. Je ne pouvais pas vivre dans un monde où tu n'étais pas là.

– Alors pourquoi ne pas être allé dans un univers où j'étais vivant... ?

– Ce n'était pas toi que j'y trouverais, répondit-il sans pour autant relever la tête, mais une copie qui te ressemblait sans être toi. Je ne pouvais pas accepter de ne pas avoir pu sauver mon véritable fils. »

C'était donc ça...

« Pardonne-moi d'avoir laissé Bonar et Graf la maltraiter ainsi. Je l'ai laissée garder ce pendentif et ce bracelet pour la protéger. Je savais qu'elle s'endurcirait, mais je ne me rendais pas compte à quel point cela la détruisait... C'est pour ça que je lui faisais oublier, parce qu'elle en avait besoin pour survivre. Et la haine qu'elle nourrissait pour toi et Marie, couplée à l'amour qu'elle portait pour son frère, cela lui permettait de se relever à chaque fois...

– Je ne sais même pas... »

Raphaël porta une main à son front. Des larmes coulaient abondamment sur ses joues sans qu'il n'en comprît la raison.

« Je ne sais même pas comment je suis censé réagir face à ça... »

Isaac se releva, et le fixa droit dans les yeux. La gêne qu'éprouva Raphaël le rongeait de l'intérieur.

« Je savais qu'un jour viendrait et tu le découvrirait. J'ai toujours refusé que tu le saches. Mais quand il a été question qu'Hélène te mêle à ses plans, j'ai su que ce secret ne pourrait être gardé longtemps. Et je refuse de te forcer à l'oublier. Alors je t'implore, une dernière fois, de me pardonner de t'avoir laissé dans l'ignorance aussi longtemps alors que tu avais besoin de savoir.

– Je... ne sais plus quoi penser de toi...

– L'organisation me retient ; personne ne la quitte de son vivant. Quand j'ai compris qu'ils pourraient remonter à toi, j'ai fui. Je suis désolé. Ils voulaient que tu les rejoignes. Quand j'ai su que tu avais remonté ma trace, je n'ai pas pu accepter que ça recommence. Alors je te promets que je ferais tout mon possible pour la quitter, et recommencer une vie normale.

– Je ne sais pas si je peux t'accepter à nouveau.

– Il nous faut toujours du temps, Raphaël. J'attendrai que tu te décides. »

Il remarqua qu'Hélène avait relevé la tête, à l'affût de quelque chose. Il vit aussi le regard paniqué qu'elle avait adressé à Isaac. Ce dernier acquiesça doucement.

« Nous n'avons plus beaucoup de temps. Excuse-moi. Hélène a encore quelque chose à te dire... Je te remercie d'être venu. N'oublie pas ce que je t'ai dit, Raphaël. »

Il sentit la main d'Hélène se glisser dans la paume de la sienne, et le tirer hors du canapé. Il la suivit sans réfléchir, et lorsqu'il reprit pleinement ses esprits, ils se trouvaient sur une terrasse au dernier étage d'un haut bâtiment, une vue imprenable sur la Tour Eiffel dont les illuminations se faisaient remarquables.

Hélène prit place sur le rebord, laissant ses jambes pendre dans le vide, et l'invita à faire de même. Sitôt s'était-il installé que le spectacle de feux d'artifices commença.

« Je voulais venir ici, dans mes derniers instants avec toi, dit-elle dans un murmure. J'espère que ça ne te dérange pas... »

Il afficha un sourire quelque peu gêné, ne savant pas réellement sur quel pied danser. D'un côté il mourrait d'envie de regarder Hélène dans les yeux en lui parlant, mais d'un autre cela l'embarrassait terriblement. Il ne parvenait pas à se faire à l'idée qu'elle était _sa fille_.

« Je ne raterai pour rien au monde une occasion d'être avec toi, répondit-il en prenant appui sur ses deux mains placées derrière lui, le visage tourné vers le ciel.

– Merci. J'avais peur que tu réagisses mal, et...

– Hélène. »

Elle eut un léger sursaut. Quelle drôle de sensation que de l'entendre prononcer son prénom. Il avait un certain ton dans sa voix qui avait changé. Peut-être semblait-il avoir pris un rôle plus paternel, elle n'aurait su dire.

« Je ne sais pas comment te dire ça, c'est juste... tellement bizarre...

– Pour moi aussi, tu sais.

– Je regrette tellement de t'avoir autant haïe, au début.

– J'avais tout fait pour mériter ça... je suis désolée de t'avoir blessé et tué plusieurs fois.

– Pardonne-moi de t'avoir planté ce couteau dans le ventre autant de fois, cette fois-... »

Hélène secoua doucement la tête, et murmura qu'ils n'avanceraient à rien à s'excuser mutuellement pour des choses qui appartenaient désormais au passé. Il ne put qu'acquiescer.

« Tu voulais me parler de quelque chose ?

– À vrai dire... Je voulais plutôt te remercier. »

Il regarda en sa direction en clignant à plusieurs reprises des yeux et en fronçant les sourcils, l'air particulièrement étonné. À côté de lui, au bout de son regard, Hélène regardait le feu d'artifice d'un air pensif, un faible sourire illuminant son visage où se reflétaient les teintes des splendides lumières.

« Tu m'as sauvée. Si tu n'avais pas été là, j'aurais recommencé encore et encore... Tu m'as offert la chance de m'en sortir.

– Tu penses que tu pourras sauver Alexandre et... tes parents ? »

Un air sombre se dessina sur son visage fin tandis qu'elle baissait quelque peu les yeux vers ses genoux.

« À vrai dire, ça ne dépend pas de moi. C'est à vous de faire en sorte que ce que nous avons vécu, lui et moi, n'arrive jamais. En faisant attention à Miriam, par exemple.

– Si l'organisation était détruite, elle ne pourrait jamais la contacter...

– C'est une solution comme une autre. »

Elle balança légèrement ses pieds dans le vide. À quoi pensait-elle ?

« À ton époque elle n'a encore que dix ans. Tu as un peu moins de six ans pour t'assurer qu'elle ne posera pas de problèmes... Ça devrait se jouer.

– Je ne compte pas vous abandonner, toi, Alex et Marie. Je ferais tout pour que vous soyiez heureux, tous les trois.

– Il faudra que tu sois là toi aussi alors » sourit-elle.

Elle se rapprocha de lui, et posa sa tête sur son épaule, contemplant les feux d'artifice qui éclataient dans le ciel comme plongée dans une rêverie.

« J'ai toujours trouvé ça étrange qu'on appelle ça "feu d'artifice," murmura-t-elle. Le feu, c'est quelque chose de destructeur, et l'artifice, c'est quelque chose qui n'est pas réel. Pourtant, je les vois bien là avec toi, et ils sont ravissants sans faire de mal à qui que ce soit... »

Il acquiesça doucement, en souriant lui aussi.

« J'ai toujours aimé les feux d'artifice » confia-t-il dans un léger murmure.

Il sentait le bruit des feux résonner dans sa poitrine, gonflant son cœur d'un sentiment de chaleur et d'apaisement. C'était si agréable.

Bientôt le spectacle trouva sa fin en un bouquet final splendide et époustouflant. Il explosa comme des dizaines de fleurs gigantesques éclosant dans le ciel nocturne, où pas un nuage ne s'était invité. Chaque explosion tonnait entre les bâtiments et se propageait juste dans les cœurs de Raphaël et Hélène.

Ils attendirent ensemble quelques instants, que l'excitation du spectacle grandiose se calmât quelque peu. Ce fut Hélène qui se releva en premier. Elle épousseta machinalement ses vêtements, et ouvrit grand ses bras, invitant Raphaël à l'enlacer, ce qu'il fit sans qu'elle ne patientât trop.

« C'est la fin du voyage pour moi, souffla-t-elle.

– J'aurais espéré ne jamais avoir à te dire au revoir, répondit-il en resserrant quelque peu son étreinte involontairement.

– Et c'est la fin du rêve pour toi... »

Il fronça les sourcils.

« Pourquoi tu dis ça ?

– Tu ne l'entendais pas t'appeler ? Depuis là-haut... »

Il voulut se séparer d'elle, il voulait parler face à face. Mais elle le retint serré contre elle, son visage logé dans le cou du rouquin.

« Le monde auquel je t'ai arraché n'était pas ton vrai monde. C'était un univers parallèle depuis le début. Excuse-moi.

– Pourquoi... ?

– Tu ne t'en souviens pas ? Ce soir-là, le camion... »

Il creusa dans sa mémoire. Un vague, très vague souvenir remonta...

« Quand tu l'as revue pour la première fois en un an, en rentrant chez toi...

– Je croyais que c'était un rêve... ! »

Il sentit les doigts d'Hélène se crisper et se refermer sur ses vêtements.

« J'étais venue pour tout préparer, je n'avais pas prévu ça. Je l'ai vu foncer, je t'ai vu sous ses phares... J'ai appelé les secours, ils t'ont emmené. Et j'ai pu malgré tout te synchroniser sur un univers où ça n'était pas arrivé. J'ignore pourquoi j'ai fait ça, j'aurais dû te laisser mourir, mais j'ai eu le sentiment que je ne pouvais pas partir sans rien faire.

– Tu veux dire... je suis mort ? »

Elle secoua de droite à gauche la tête, du mieux qu'elle le pouvait dans cette position.

« Tu es couché dans un lit d'hôpital, dans un long sommeil, et tu rêves. D'une histoire de voyages dans le temps, d'univers parallèles, d'une fille rousse qui veut ta mort, qui devient ton alliée et qui te dit ça. Le fait que tu aies entendu Marie t'appeler est signe que tu te réveilles petit à petit. C'est bon signe. Tu es toujours lié à ton monde d'origine, tu sais ? »

Elle réfréna un sanglot, et retint des larmes qui commençaient une fois de plus à monter et menaçaient de déborder.

« Mais j'avais peur que tu disparaisses soudainement, je ne savais pas pourquoi mais j'avais besoin que tu sois à mes côtés. À présent, je peux te laisser rentrer en paix chez toi...

– Hélène... » appela-t-il.

Il sentait son étreinte se relâcher, il sentait qu'il la perdait.

« Hélène !! »

Elle s'éloigna de lui, en reculant d'un pas ou deux, et lui afficha un visage radieux, ainsi que le plus beau sourire que ses lèvres rouges pouvaient afficher. De ses yeux s'échappaient quelques légères larmes de joie.

« Merci pour tout. J'ai hâte de te retrouver dans l'avenir, papa. »

Il la vit disparaître devant ses yeux, comme devenue poussière. Le décor autour de lui fit de même. Tout n'était plus que lumière blanche à présent.

Ses paupières se firent lourdes. Il ne pouvait résister, c'était plus fort que lui. Il prit une dernière inspiration et sentit son esprit se perdre dans l'inconscience.


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