Quatorze Juillet

- Chapitre XLIII -

« Adieu... »

Le bruit d'un corps qui tombe sur de la pierre froide et humide. Un léger gémissement de douleur à peine retenu, qui franchit difficilement les lèvres de la personne qui tentait de l'émettre.

Puis le black-out.

Hélène s'était effondrée sur le côté droit, sa tête heurtant violemment le sol, et le sang qui s'écoulait de sa plaie se répandait sur le sol à travers les jointures des pierres. Elle était complètement sonnée, et bien qu'elle respirait encore, ses minutes étaient comptées. Son cœur battait de toute sa puissance, comme s'il tentait désespérément de régler le problème de cette coupure à l'abdomen de lui-même. Il était facile de deviner la fin de tout cela.

Raphaël était arrivé sur ce spectacle macabre. Il n'attendit pas la moindre seconde et se jeta sur Hélène ; agenouillé à ses côtés, il souleva la tête et le haut du buste de la jeune femme, et la garda dans ses bras. Le visage de la rouquine était vide d'expression, comme endormi. Sa peau était encore chaude, et ses lèvres rouges. On eût réellement dit qu'elle somnolait juste, si on oubliait l'entaille que lui avait fait Bonar –il ne faisait aucun doute qu'il en eût été à l'origine– et qui la faisait grandement souffrir. Dans un sens c'était une chance qu'elle eût perdu connaissance, cela la sauvait de la douleur.

« Ouvre les yeux, Hélène... Dis-moi que je peux faire quelque chose... »

Les mots avaient à peine franchi ses lèvres tant sa voix était faible. Les sanglots qui montaient dans sa gorge n'aidaient pas réellement non plus. Il secoua la tête ; il ne pouvait pas se laisser aller aussi facilement, il fallait qu'il tentât tout son possible pour sauver Hélène.

Mais... Comment ?

Sans son pendentif elle allait souffrir éternellement, et le supplier d'abréger ses souffrances... Et il refusait de la perdre, un monde sans Hélène était inconcevable à présent pour lui. Il n'avait pas d'autre choix que de la garder en vie. Pour elle, et pour lui.

Il commença par soulever le bas de la chemise qu'elle portait afin de dévoiler sa blessure, et retint un haut-le-cœur en en constatant l'étendue. La coupure était nette et profonde, l'épée avait été bien aiguisée pour pouvoir faire de tels dégâts. Les chairs étaient arrachées, des organes internes avaient très certainement été endommagés. Tout avait pris une teinte rougeâtre qui brillait légèrement sous la lumière. Il était difficile de ne pas se sentir mal pour elle. Dire qu'elle était parvenue à camoufler ça suffisamment longtemps de ses yeux pour qu'il acceptât de partir... Et lui était parti en la laissant ainsi. Pire, il avait détruit la seule chose susceptible de la sauver. Pourrait-il un jour la regarder dans les yeux après ça ? Il en doutait fortement.

« S'il te plaît, accorde-moi un dernier miracle, Hélène... »

Les larmes montèrent, et bientôt elles ruisselèrent le long des joues de Raphaël. Il se courba en avant, la visage enfoui dans les cheveux d'Hélène qui n'avaient pas perdu de leur parfum particulier, et il la serrait contre lui, ne mesurant pas la force avec laquelle ses doigts se crispaient sur les épaules de la jeune femme. Il laissa s'échapper quelques sanglots, ne les retint pas alors qu'ils se faisaient forts, il se libéra de ses émotions de la seule manière qui lui était permise. Son corps tout entier était parcouru de spasmes alors que sa respiration se saccadait sous l'émotion, entraînant dans ses mouvements Hélène, qui restait toujours aussi impassible, et dont le corps devenait peu à peu froid. Son manque de réaction lui devenait peu à peu plus insupportable qu'à l'instant précédent tant la voir ainsi lui était douloureux.

« Réveille-toi, je t'en supplie, ne m'abandonne pas... »

Le silence de la jeune femme fut sa seule réponse, aussi lourd et vide eût-il pu être. Il pouvait entendre au loin les voix des hommes de main de Bonar, et peut-être la respiration des autres prisonniers des cellules s'il tendait l'oreille, mais le bruit le plus insupportable restait celui des gouttes d'eau qui s'écrasaient sur le sol de pierre après s'être faufilées entre les nombreuses pierres. Et ce bruit ne faisait que s'amplifier à chaque seconde passée à pleurer sur l'état de la rouquine dans ses bras.

Puis il y eut un bruit.

Une inspiration.

Il releva la tête, incrédule, et à nouveau empli d'espoir. Il parcourut le corps d'Hélène du regard, avant de s'arrêter sur son visage. Ses paupières restaient closes, seul le basculement de sa tête en arrière avait séparé ses lèvres, sa bouche était désormais entrouverte et laissait paraître ses dents blanches qu'il aurait tant aimé voir dans un dernier sourire.

Le bras droit de la rouquine, qui reposait jusqu'alors sur le côté se son corps, sa main posée dans le creux de ses cuisses maintenant cette position, glissa et heurta le sol de pierre en silence. Seul un tintement résonnant indiqua qu'il y avait eu un mouvement. La source de ce bruit n'était autre que le bracelet qu'Hélène avait l'habitude de porter, qui avait quitté son poignet pour rouler quelques dalles plus loin avant de se heurter à l'une d'elles, plus haute que les autres, et de retomber à plat au sol dans un tintement cristallin qui résonna en rebondissant sur les murs.

Ce fut à ce moment-là qu'il réalisa ce que cela signifiait.

Le bracelet ne s'était pas détaché de lui-même de son poignet. Elle l'avait fait. Son mouvement de poignet n'était pas un hasard, elle avait volontairement fait en sorte qu'il se séparât d'elle.

Hélène refusait de continuer sa vie ainsi.

Elle voulait abandonner.

Il refusait d'y croire. Jamais Hélène ne laisserait tomber Alexandre. Elle trouvait toujours une solution, elle voulait toujours à tout prix atteindre son but. Et cette fois-ci, elle n'était pas seule ! Alors pourquoi avait-elle perdu tout espoir... ?

Il tendit le bras, avec l'espoir qu'il pouvait saisir le bracelet depuis l'endroit où il était assis. Il y parvint, tant bien que mal, et le posa sur la poitrine de la jeune femme, en contact avec sa peau. Plusieurs longues secondes s'écoulèrent sans qu'il n'y eût la moindre réaction de sa part. Il sentit les larmes revenir et les refoula ; il ne pouvait pas se laisser aller aussi rapidement, il n'avait pas le droit.

« Hélène, s'il te plaît, reviens. Alexandre t'attend avec impatience, et moi aussi... On a besoin de toi... »

Il ne tenait plus face au poids de ses émotions. Les larmes débordèrent du coin de ses yeux, et glissèrent le long de ses joues avant de s'écraser sur la peau d'Hélène, au-dessus de laquelle il était penché.

« J'ai besoin de toi... »

Il l'implora une dernière fois. Ne tenant plus face à ce silence qu'il haïssait, il sentit sa poitrine se crisper violemment, lui arrachant d'autres sanglots. Son cœur arrivait à la même hauteur que celui qui s'était arrêté de battre, leurs poitrines se touchaient presque. La chemise rougie de la jeune femme se teinta peu à peu d'une couleur plus foncée alors qu'elle absorbait les larmes qu'il versait.

Puis il sentit quelque chose sous sa chemise, d'une matière solide mais au contact froid, qui avait ricoché contre son sternum lorsqu'il avait quelque peu relevé le haut de son corps.

Il ôta les deux premiers boutons afin d'y accéder, et fut surpris par la forme triangulaire du pendentif qu'il portait au cou, dont il n'avait jusqu'alors pas senti la présence. Depuis quand le portait-il ? Il l'ignorait. Il était persuadé de toujours l'avoir gardé dans la poche de son pantalon. Mais peu lui importaient les détails, c'était là son dernier recours.

Il défit la petite attache qui liait les deux bouts de la ficelle, et plaça le collier dans la main gauche d'Hélène, qu'il rabattit ensuite sur sa poitrine. D'une main il la maintenait, en tentant d'oublier le contact de sa peau refroidissant, et de l'autre il soutenait sa tête pour ne pas qu'elle tombât en arrière.

Il y eut une lumière, qui partit de la pyramide renversée pour se disséminer à travers le corps tout entier de la jeune femme, qui se mit à briller de toute part, émettant elle-même la lumière qui aveuglait Raphaël. Bientôt elle devint un amas de lumière blanche et dorée, dont quelques particules s'envolaient librement. Cela ne dégageait aucune chaleur, il n'y avait aucune sensation au toucher, c'était juste ce que c'était, de la lumière. L'intérieur de la cellule se retrouva rapidement illuminé comme en plein extérieur, la seule chose pouvant rappeler le lieu où ils se trouvaient était le bruit incessant des gouttes d'eau qui ne cessaient de se suivre.

Lorsque la lumière s'adoucit, ne se réduisant qu'à un périmètre très proche du corps d'Hélène, il put constater que la plaie s'était résorbée, et que la seule trace qui restait pour preuve de ce qui lui était arrivé était ma trace du sang dont sa chemise était imprégnée. Le halo qui se dégageait du corps de la jeune femme variait en intensité d'une seconde à l'autre, à la manière de vagues qui avançaient sur le rivage et retournaient se perdre dans l'immensité de l'océan. Elle gardait cependant les yeux clos, et ne faisait pas le moindre mouvement ; la seule chose qui avait changé était l'état de sa blessure, elle ne semblait pas être revenue à la vie pour autant. Les espoirs de Raphaël s'envolèrent aussi rapidement qu'il les avait retrouvés.

Il entendait des voix au loin, des voix qui ne lui étaient pas inconnues. Mais il ne s'en préoccupait pas, ses pensées restaient focalisées uniquement sur l'état d'Hélène, qui ne le laissait présager rien de bon.

Il lâcha le pendentif et la main de la rouquine, et posa la paume de sa main gauche sur sa joue rosie ; son pouce caressa doucement la peau lisse. Son visage assoupi paraissait si serein, si enfantin, il en oubliait presque la réalité. Sa main bougea, et alla se perdre à travers les fils de couleur de feu, jouant avec les cheveux, les démêlant des nombreux nœuds qui s'y étaient accumulés, et les caressant tour à tour. Il se perdit dans sa contemplation alors que ses doigts passaient tendrement dans sa chevelure. Il aurait tant aimé entendre sa voix à ce moment-là...

Sa main fut rapidement lasse de ne toucher que des cheveux, et en longeant la nuque, elle passa sur le cou, ce tendre cou si fin qu'on aurait pu croire qu'il allait se briser au moindre mouvement. Il dessina du bout des doigts la trachée, remonta vers la mâchoire et redescendit jusqu'à sa clavicule, qu'il effleura de part et d'autre. C'était la première fois qu'il touchait le corps de la jeune femme en dehors des simples contacts physiques qu'ils avaient pu avoir, chaque parcelle de sa peau qu'il découvrait ravivait sa fascination pour elle. La question primaire revint le hanter. Qui est Hélène ? Pourquoi est-elle là ? Mais il n'y avait personne pour lui répondre.

Il resta figé quelques instants, sa main droite soutenant la tête de Hélène, à demi allongée sur ses genoux, et l'autre posée sur le côté droit de la clavicule de la jeune femme, à se demander comment toute cette histoire avait-elle pu être possible. Cela aurait pu être une aventure fascinante, dont elle aurait pu lui raconter quelques extraits intéressants, mais il sembla qu'elle n'en aurait jamais l'occasion. Depuis le temps qu'elle voyageait, elle devait avoir de nombreuses aventures à raconter, du moins, il aimait le croire.

« Merci pour tout Hélène. Je vais finir ce qu'on a commencé » murmura-t-il en se penchant doucement vers elle, afin de déposer un baiser sur son front.

Il releva la tête, voulant se relever et poser la jeune femme au sol, afin de trouver un moyen de s'échapper de sa cellule, mais il en était incapable. Il se figea sous la surprise ; sa main gauche s'était accrochée au col de sa chemise, et l'agrippait fermement, refusant de le lâcher. L'autre s'était glissée derrière sa tête et entremêlée à ses cheveux en bataille, le retenant à quelques centimètres du visage de la rouquine.

Elle entrouvrit les yeux, regardant quelque part dans le vague devant elle, puis les releva, en direction du visage de Raphaël, une expression silencieusement parlante projetée dans leur couleur brillante. Elle avait comme un air triste dessiné sur son visage, renforcé par ses fines lèvres dont les coins tombaient, et semblait attendre quelque chose de lui. Finalement, elle desserra sa poigne, et vint placer sa main doucement sur la joue du jeune homme, et caressa tendrement sa peau de la même manière qu'il l'avait fait quelques instants auparavant. Ses yeux bleus se promenèrent sur son visage, avant de se stopper, et de croiser sereinement ceux de Raphaël.

Ses lèvres s'écartèrent légèrement, mais aucun son ne les franchit.

« J'avais tellement peur de ne plus pouvoir te parler... » commença Raphaël, la voix brisée par l'émotion.

Des larmes lui montèrent à nouveau aux yeux. Il put constater que c'était la même chose pour Hélène.

« J'avais tellement peur de ne plus pouvoir te voir... » murmura-t-elle en retour, sa gorge enrouée peinant à produire n'étaient-ce que quelques sons.

Il essuya d'un revers de manche quelques gouttes qui coulaient le long de ses joues. Il ne pouvait se défaire du sourire qui avait pris place sur son visage.

« Je n'y croyais plus... je pensais que tu étais partie pour de bon...

– Je surgis toujours au moment où on s'y attend le moins, tu le sais pourtant, répondit-elle d'un air amusé, mais d'une voix faible qui trahissait la fatigue qu'elle éprouvait encore après son réveil. Mais je t'en dois quand même une, sur ce coup-là. »

Elle se redressa subitement, uniquement par la force de ses muscles, et vint enlacer Raphaël de toutes ses forces. Sa main gauche glissa de sa joue pour se perdre dans ses cheveux, tandis que l'autre quitta ce même emplacement pour descendre dans son dos, entre les deux épaules. Il eut un instant de stupeur qui le figea sur place, incapable de réagir, mais il accompagna finalement son mouvement, et passa ses bras autour de son dos, le visage enfoui dans son cou. Elle n'avait pas perdu de son parfum, il le constatait à nouveau dans une agréable surprise. Il ferma les yeux, savourant au mieux cet instant de plaisir. Grands Dieux, comme elle lui avait manqué... Hélène, sa Hélène...

« Merci de m'avoir soignée. Je voulais mourir, mais j'avais tellement peur de te laisser derrière moi...

– Qu'est-ce qui s'est passé ? Dis-moi. »

Elle prit une légère inspiration, il pouvait parfaitement imaginer son visage, ses lèvres s'entrouvrant un peu plus pour que l'air entrât dans ses poumons. Il nota son air hésitant qu'il ressentait d'une manière indescriptible. Il s'en voulait presque d'avoir posé la question, mais il tenait tout autant à savoir ce qui lui était arrivé.

« Napoléon m'a proposé de les rejoindre, une dernière fois. Il affirmait pouvoir me rendre Alexandre malgré le fait qu'il ne pouvait pas naître dans ce monde. Si je refusais ils allaient encore une fois me tuer, me blesser à mort. Je n'en peux plus de la douleur... »

Sa voix se brisa, elle était au bord des larmes. Pourtant elle tint bon, et poursuivit.

« Ils m'ont demandé de faire des choses horribles... Ils savaient que tu n'étais pas mort. Ils voulaient que je te tue, devant eux. Toi, et Élisabeth, Marie et ton passé. Quand j'ai accompagné Isaac, je croyais vraiment bien faire en attisant ta haine. Mais après ça, j'ai su ce qu'ils attendaient de moi, ils voulaient une exécution en bonne et due forme. Je m'y suis opposée. Et... »

Elle eut un violent tremblement lorsque le souvenir remonta. Sa voix tremblait tout autant. L'entendre était douloureux.

« Ils m'ont maintenue, leurs chevaliers... Napoléon a sorti son épée, et l'a pointée vers moi. Elle brillait... Une aura se dégageait de lui... Et il m'a attaquée. J'espérais que le pendentif me sauverait, mais il n'a pas fonctionné, il ne m'a pas soignée. Dans ma fuite, je suis tombée sur une porte, créée par la machine. Je l'ai programmée pour toi. Je voulais te sauver... »

Son étreinte se renforça, ses tremblements s'accentuèrent. Elle était au bord des larmes à nouveau.

« Napoléon est dangereux. Tant qu'il a Jean-François à ses côtés il sera impossible de le vaincre.

– Alors on peut jouer sur l'effet de surprise. Ils ignorent que tu es vivante, c'est un avantage crucial. On peut les battre, on peut tout remettre dans l'ordre. »

Il se sépara d'elle, et la regarda en face, ses yeux plongés dans les siens.

« On peut y arriver Hélène. Ensemble.

– Comment ? Je ne peux plus rien faire...

– Il nous faut juste le bracelet de Tiamat. Avec ça, on sera imbattable. Je te le promets. »

Elle secoua la tête. Elle était à bout de forces et cela se lisait sur son visage, aussi douloureux cela pût-il être de le réaliser. Par ailleurs, elle paraissait être terrifiée par quelque chose qu'il ignorait.

« Les blessures infligées par son épée ne guérissent pas, même avec le pendentif...

– Alors comment tu as pu guérir ? »

Il lui jeta un regard dur et insistant, à la hauteur de la gravité de la situation.

« Tu as obtenu un miracle, murmura-t-elle. On ne peut pas établir une stratégie sur un miracle, ne sois pas stupide !

– Je ne pense pas que les miracles soient aussi simples à obtenir » lui répondit-il calmement.

Même s'il était déjà parvenu à en provoquer deux, il restait intimement convaincu qu'il y avait quelque chose qui avait joué en leur faveur. S'il pouvait comprendre quoi, alors tout pouvait se passer comme il le désirait.

« Fais-moi confiance. On peut y arriver, Hélène. Toi et moi. »

Il lui prit les mains, espérant que cela pût lui donner le courage de faire face à ce qui les attendait.

« Je te promets qu'on s'en sortira, et que tu retrouveras Alexandre, plus tôt que ce que tu peux croire. »

Il remarqua qu'elle détournait le regard, et n'osait pas croiser ses yeux. Il brûlait d'envie de lui parler de sa rencontre avec son petit frère, de lui rappeler à quel point c'était un type formidable, mais il ne pouvait tout simplement pas. Il savait que cela lui causerait une peine trop forte, elle n'avait pas besoin de ça en plus, elle avait déjà suffisamment souffert.

« J'ai une idée pour sortir de là. Fais-moi confiance. »

Il lui expliqua alors le plan qu'il avait commencé à mûrir. Si Jean-François et Bonar avaient été mis au courant de l'existence du bracelet de Tiamat et de ses capacités, alors ils avaient dû le prendre au passé de Raphaël. Il était convaincu de ne pas de tromper en disant que c'était l'un d'eux deux qui le gardait. Dans un premier temps, ils devaient s'assurer que c'était bien le cas, il fallait obtenir la coopération du passé du rouquin afin qu'il le leur confiât s'il le possédait encore.

Ils pouvaient ensuite se faufiler entre les chevaliers afin de se rendre à la salle de contrôle des Jardins, et la détruire de l'intérieur. Ils n'auraient que peu de temps pour s'enfuir et sauver leurs trois compagnons de cellule, mais en les prévenant à l'avance ils auraient tous une chance de survivre.

Cependant, ses idées ne semblaient pas ravir la rouquine, qui affichait un air totalement désespéré. Elle paraissait à chaque seconde vouloir abandonner tout espoir de survivre.

« Hélène. »

Elle sursauta en l'entendant prononcer son nom. Ses yeux se plissèrent un peu plus, des larmes commençaient à y monter.

Il appela à nouveau son prénom, d'un ton doux, et lui fit tourner le visage vers lui en plaçant sa main sur sa joue. Ainsi il pouvait la regarder dans les yeux, et cela lui convenait parfaitement.

« J'ai tellement peur, commença-t-elle d'une voix brisée. J'ai tellement peur de mourir. Je ne veux pas mourir. Je ne veux plus mourir...

– Personne n'a dit que tu allais mourir. Je te protégerai. Je veux que tu aies une vie normale, Hélène, et je vais tout faire pour que tu l'obtiennes. »

Il se releva, perdant momentanément son équilibre à cause du temps qu'il avait passé assis sur la pierre, Hélène à demi sur ses genoux. Elle le regarda sans bouger, mais finit par le suivre, et se redressa non sans lâcher quelques gémissements de douleur ; il fallait croire que la mort n'était pas de tout repos.

« Tu n'as jamais refermé la porte de la cellule, dit le rouquin dans un sourire. On est libre de sortir si on le souhaite. Quand tu seras prête, on ira. »

Il lui tendait une main, peut-être pour qu'elle gagnât du courage. Quoi que fussent ses intentions, elle étira timidement la sienne, qu'il serra dans sa paume à la chaleur réconfortante.

Ils échangèrent un regard, et sortirent d'un même pas de leur cellule froide et peu accueillante.

La ronde des chevaliers semblait avoir pris fin, pas un bruit ne leur parvenait, hormis l'éternel son de cette goutte d'eau interminable.

Hélène prit la décision à elle seule de déverrouiller les cellules de chaque détenu. Elle se justifia en murmurant qu'elle n'avait pas le temps d'expliquer, et elle eut très rapidement raison des verrous à l'aide du pendentif qu'elle avait passé autour de son cou. Raphaël l'observa avec stupéfaction ; n'avait-elle pas dit qu'elle avait trafiqué le sien ? Comment cela se faisait-il alors qu'il eût aussi disposé d'un système de crochetage dans le sien ? Il n'eut pas tellement le temps d'y réfléchir que Hélène dictait les consignes à une Marie, un Fantôme R et une Élisabeth aux regards interrogateurs. Tout ce qu'elle leur demandait de faire était de faire comme si la cellule était fermée, et dès qu'ils ressentiraient la moindre secousse, ils quitteraient leurs cellules et trouveraient la sortie. Les Jardins étaient certes hauts, il devait y avoir suffisamment de gratte-ciels pour pouvoir s'enfuir. Ou sinon ils compteraient sur leur chance.

Puis, sans leur laisser le temps de poser de questions, elle se tourna vers le passé du rouquin, avant d'hésiter et de finalement demander à Raphaël de s'exécuter.

« Je ne peux pas faire ça, soupira-t-elle d'un air triste. S'il te plaît.

– Je sais que ça peut paraître bizarre, mais... est-ce que tu as encore le bracelet de Tiamat ? demanda-t-il au jeune homme en face de lui, qui était sans aucun doute troublé par la situation particulière à laquelle il faisait face.

– Je... Oui.

– J'aurais besoin que tu me le donnes. Grâce à ça, on peut tout remettre dans l'ordre. »

Il l'observa avec de grands yeux écarquillés d'incompréhension. Raphaël n'osait pas le regarder trop longtemps, bien trop gêné par cette situation ; à quel moment était-ce possible de se voir soi-même ? À part un miroir ou une photographie, il n'y avait que peu de moyens possibles, et sa situation était bien différente de toutes celles auxquelles les gens font face en général.

Puis après quelques secondes, il sembla revenir à la vie, et chercha le bracelet dans ses poches. Il le sortit enfin, pour le plus grand soulagement des deux comparses, et le lui tendit. Il ne savait pas trop quoi dire, et Raphaël savait qu'il n'aurait rien trouvé à lui répondre. Il tenta tout de même un « merci » qu'il prononça dans un léger bégaiement, et tous deux reprirent leur route à travers les jardins, laissant leurs camarades de prison derrière eux.

Il ne leur fallut que quelques instants pour se repérer à travers les dédales de couloirs. Hélène reprenait peu à peu confiance en elle et en ses capacités, et cela redonnait espoir au jeune homme, convaincu qu'en l'ayant à ses côtés, plus rien ne lui arriverait. La manière dont elle fronçait les sourcils lui rappelait quelqu'un, bien qu'il ignorât qui, et ses intenses moments de réflexions quant à la démarche à suivre étaient tout aussi agréables à ses yeux. Il sentait une douce chaleur monter en lui lorsqu'il la voyait dans des situations comme cela, un agréable sentiment à son égard qui le faisait quelque peu sourire contre sa volonté. C'était Hélène. Il avait retrouvé sa Hélène.

Mais cette joie n'était que de courte durée. Il fallut rapidement redescendre sur terre, face à l'évidence que ne pas mettre d'hommes de main de Napoléon hors d'état de leur nuire leur revenait à se tirer une balle dans le pied, si ce n'était pas les deux. Leur priorité s'avéra ainsi être de réduire au maximum le nombre de chevaliers pouvant les ralentir voire les stopper, et il fallait admettre qu'ils étaient loin d'y parvenir. La plupart du temps ils patrouillaient en binômes, rendant les attaques impossibles car Hélène seule savait comment s'y prendre. Ils durent beaucoup plus ruser, et finalement, un énième plan se dégagea, ce dernier s'avérant particulièrement efficace ; Raphaël utilisait le pouvoir de lévitation du bracelet pour soulever et étouffer les possibles cris de l'un des deux gêneurs pendant qu'Hélène mettait hors de nuire le second d'un coup bien placé à la gorge avant de s'occuper de l'autre. Leurs premières tentatives étaient plutôt hésitantes, mais rapidement ils prirent le coup, et ils n'eurent ainsi presque plus aucun problème face à eux.

Seulement, les suivants sur leur liste étaient Jean-François et Napoléon.

« Jean-François nous attend dans la salle de lave, tu penses ? demanda Raphaël alors qu'ils avançaient d'un pas rapide à travers les couloirs de pierre.

– J'avoue que j'en sais rien. J'aimerais juste lui faire sa fête à cet enfoiré. »

Le regard d'Hélène brûlait d'une furieuse rage ainsi que d'une envie de vengeance particulièrement intense. Peut-être se réjouissait-elle à l'avance à la simple idée de pouvoir lui faire subir tout ce qu'il avait pu lui infliger pendant toutes ces années. Mais au-delà de son attitude de meurtrière, il décelait une autre émotion, quelque peu contradictoire... n'était-ce pas de la peur ?

Non, il devait se tromper. Hélène n'avait plus aucune raison d'avoir peur à présent. Ils étaient si près de leur but... !

Bientôt, ils arrivèrent face à une immense porte, de trois mètres au moins de haut jugea Raphaël. De chacun des côtés trônait une statue à apparence plus ou moins féminine, quand bien même elle avait l'air humain. Des petites lanternes incrustées dans le mur les illuminait d'une manière lugubre et les rendaient plus inquiétantes que ce qu'elles n'étaient déjà. Un frisson parcourut le dos des deux acolytes. Ils y étaient.

Ils poussèrent la porte, et eurent un moment d'hésitation en sentant soudainement la chaleur brûlante de la lave qui emplissait l'air de la pièce. Hélène fut la première à s'avancer d'un pas affirmé à travers la pièce. Le regard dur et perçant, elle la balaya afin de déceler toute forme de vie, mais rien ne retint son attention. Le rouquin la rejoignit, se tenant à ses côtés, les poings serrés sous l'appréhension.

« S'il n'est pas là... tu crois que ça veut dire qu'il est dans la pièce centrale ?

– J'en sais rien. J'ai un très mauvais pressentiment. »

La porte qu'ils avaient traversée se referma alors derrière eux dans un claquement assourdissant. Hélène se raidit alors brusquement.

« On avait fermé la porte derrière nous non ?

– Je l'ai fermée. Doucement...

– Dans ce cas... »

Hélène eut à peine le temps de se retourner qu'on la plaqua violemment au sol. Sa tête cogna la pierre, à quelques centimètres du bord de la plate-forme. Quelle chance, elle avait failli être plongée dans de la lave. Rien ne lui disait que le collier fonctionnerait toujours dans ce cas-là.

Elle eut à peine le temps de reprendre sa respiration que deux mains gelées vinrent agripper sa gorge, un poids sur son thorax l'empêchant de se relever ou de bouger son corps. Elle ne pouvait se débattre, et elle devait admettre qu'elle était encore quelque peu faible. Mais elle ne pouvait pas abandonner, elle l'avait bien compris.

Elle tendit les mains devant elle, vers le cou de son assaillant, tentant dans un geste désespéré de l'entourer de ses doigts, ou bien d'y planter ses ongles afin de le faire lâcher. En vain.

Depuis le temps qu'elle le côtoyait, elle savait bien que Jean-François n'était pas de ceux qui abandonnaient à la moindre résistance.

Après tout, elle en avait là une nouvelle preuve.

Puis soudainement, Jean-François fut violemment poussé sur le côté, ce qui le déstabilisa et fit lâcher prise. Il fit quelques roulades au sol avant de se relever.

De son côté, Raphaël, encore abasourdi par la situation, avait tendu sa main vers Hélène pour l'aider à se relever.

« C'est pas trop tôt, grommela cette dernière en se massant la gorge et en reprenant du mieux qu'elle pouvait sa respiration.

– Désolé, je ne comprenais pas ce qui venait de se passer, je...

– Ravale tes mots, et fonce. »

Il cligna des yeux, surpris, et lui demanda de s'expliquer. Hélène se mit en position défensive, prête à contrer l'attaque suivante, et n'attendit pas une seconde de plus pour lui répéter son ordre.

« Je me charge de lui, j'ai des comptes à régler.

– Tu es sûre que ça va aller toute seule ?

– Je le retiens ici pendant que tu t'occupes de Napoléon. Et puis, avec ça, tu n'as aucune raison de perdre face à quiconque » ajouta-t-elle en jetant un regard vers le bracelet de Tiamat.

Il hésita quelques instants de plus. Hélène plongea ses yeux dans les siens quelques secondes, juste assez pour le décider. Elle tiendrait longtemps, elle parviendrait à stopper Jean-François, il pouvait en être sûr.

Ils échangèrent un dernier regard complice ainsi qu'un dernier sourire, puis il se mit à courir en direction de la porte de sortie. Derrière lui il entendit Jean-François ricaner, il devinait qu'il replaçait ses lunettes sur son nez, époussetait ses manches ou bien réajustait son jabot. Ce rire malsain cessa aussitôt que la porte fût refermée derrière lui, mais quoi qu'il en fût, il avait un terriblement mauvais pressentiment en ce qui concernait Hélène.

Mais non, lui souffla une voix. Non, en effet, il n'avait aucune raison de s'inquiéter. Parce qu'Hélène avait son collier et son bracelet.

Et Hélène était Hélène. Peu importait son adversaire, elle gagnerait.

Oui, c'était certain.

Ce fut sur cette pensée pleine d'espoir qu'il s'apprêta à ouvrir la porte de la salle des machines, où patientait très probablement Napoléon.