Quatorze Juillet

Chapitre 25 : - Partie II ~ Retourner vers le passé - - Chapitre XXIV -

3983 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 01:33

- Chapitre XXIV -

C'était tard dans la nuit, à l'heure où tout le monde dormait, où la ville était silencieuse et éteinte. Rares étaient ces fois où l'on pouvait entendre le vrombissement des insectes nocturnes, seuls êtres vivants dans l'obscurité. Une voiture passait là de temps à autre, ou bien un passant. Mais personne ne souhaitait affronter l'extérieur hostile, il fallait une excellente raison pour quitter le confort et la chaleur de son chez-soi et de s'exiler en-dehors.

Elle ne comprenait pas réellement ce qui se passait ; elle voyait son père s'affoler, et sa mère retenir des gémissements de douleur. Il passait un coup de fil, et manquait presque de hurler à son interlocuteur face à l'incompréhension de celui-ci, tout en cherchant aux quatre coins de la pièce les clés de la voiture, qui se faisaient une joie de jouer à cache-cache dans un moment pareil. Lorsqu'il les trouva finalement, il ordonna à sa fille de s'habiller seule –manteau, écharpe, bonnets, gants, bottes d'hiver– et d'attendre sagement, ce qu'elle fit. Elle le suivit sans faire d'histoire, alors qu'il aidait avec difficultés sa femme à se diriger vers la porte d'entrée, puis de monter dans la voiture. Il s'empressa d'attacher correctement le siège auto de la petite fille, et prit le volant. La voiture fila à travers la nuit glaciale. Il était quatre heures lorsqu'ils arrivèrent à destination.

Elle fut séparée de ses parents, ne comprenant pas ce qui se passait. On l'avait menée dans une salle avec des jouets, mais elle n'y toucha pas. Elle voulait savoir, elle voulait comprendre.

« Où est-ce qu'ils sont ? avait-elle demandé à un homme au sourire rassurant.

– Ils vont vite revenir, répondit-il. Tu peux aller jouer avec les blocs, là, tu vois ? »

Il s'était agenouillé près d'elle et avait commencé à empiler quelques blocs de bois, de forme parallélépipédique et rectangulaire. Elle ne le rejoignit pas dans sa construction. Elle savait qu'elle avait le droit de passer le temps avec ça, bien sûr. Il n'avait fait que répéter ce qu'elle savait déjà. Ça n'était pas une réponse à sa question, qu'elle réitéra, espérant se faire correctement comprendre. L'homme la regarda d'un air étonné, et sans perdre son sourire ni sa patience, l'invita à nouveau à le rejoindre dans sa construction peu convaincante. Elle secoua la tête, et fit la moue. Elle savait qu'elle n'avait pas le droit de pleurer pour se faire entendre –c'était les enfants mal élevés qui faisaient des caprices. Mais elle voulait vraiment rejoindre ses parents ; pourquoi refusaient-ils de la laisser les voir ?

Peu pouvaient importer ses protestations, on lui interdisait formellement de quitter la pièce. Et cela l'agaçait. L'incompréhension se mua en une anxiété terrible ; sa respiration se bloquait soudainement, le rythme des battements de son cœur accélérait et décélérait, et elle en venait à se ronger les ongles. Les larmes lui montaient aux yeux, tant l'inquiétude la rongeait. Ses jambes la lâchaient même, en partie à cause de la fatigue.

Elle s'assit sur un banc, et attendit. Elle attendit la fin de cette crise de panique. Elle attendit le retour de ses parents. Elle attendit, et finit par s'endormir, épuisée par les émotions.

À son réveil, son père était là. Mais il était changé.

Il ne souriait pas comme il avait l'habitude de le faire.

Son regard était terne, fatigué, vide.

Des cernes violacées se reposaient sous ses yeux rougis.

Avait-il... pleuré ?

Pourquoi... ?

Il ne pleurait jamais. Il n'avait jamais pleuré. Si, peut-être une ou deux fois, sous la joie. Mais ses traits tirés indiquaient tout, sauf de la joie.

Il était assis, et elle était sur ses genoux. Quand l'avait-il retrouvée ? Elle l'ignorait. Ils étaient dans un couloir, un long couloir vide. Une personne venait de temps à autre à passer, sans jeter le moindre coup d’œil vers eux.

« On attend quelque chose ? demanda-t-elle timidement, croisant les doigts pour ne pas déranger son père.

– Quelqu'un... va venir, lui répondit-il simplement, hésitant quelque peu sur le ton à adopter.

– Et maman, elle est où ? »

Sa question innocente eut un effet auquel elle ne s'attendait pas. Elle vit le visage de son père se crisper, ses yeux se plisser. Il hoqueta, son corps se secoua. Il enfouit son visage dans ses mains, et ne répondit plus.

Elle resta muette, ne sachant pas quoi faire. Elle n'avait jamais vu son père pleurer, ni sa mère d'ailleurs, et elle ne comprenait pas la raison de son état. Elle voulut l'enlacer, lui murmurer quelque chose de réconfortant, mais son corps refusa de répondre.

Elle ne put que rester silencieusement là, impuissante.

Elle ne comprit qu'après qu'elle ne reverrait plus sa mère.

*

Il avança péniblement dans la neige, mettant difficilement un pied devant l'autre, et manquant de perdre l’équilibre à chaque pas. Les nombreuses épaisseurs qu'il portait en guise de protection contre le froid n'arrangeaient rien. Son bonnet avait beau être maintenu par un cache-oreilles, il n'en glissait pas moins pour autant. Et son écharpe en laine épaisse commençait presque à l'étouffer. Il avait hâte de rentrer et de s'en débarrasser.

Elle l'accueillit par une boule de neige lancée de toutes ses forces, qui le heurta à l'arrière de la tête. Il se retourna vers elle, prêt à riposter, un amas difforme de poudre blanche au creux de ses gants. Il courut vers elle, et tenta de jeter le peu de munitions dont il disposait, mais elle esquiva aisément son tir maladroit, et lui rendit la pareille. Le contact avec la glace le fit frissonner.

Elle se moqua de lui, blaguant sur ses pauvres capacités de tir, alors qu'il retentait un coup. La boule de neige qu'il était parvenu à faire tomba à ses pieds, après lui avoir glissé des mains. Il s'agenouilla pour la remodeler, espérant pouvoir enfin atteindre sa cible.

Mais cette dernière se rua vers lui et le fit rouler avec elle dans la neige. Les deux enfants rirent aux éclats, couverts de la tête aux pieds de morceaux du manteau blanc qui recouvrait le parc où ils jouaient.

Un grand sourire illumina le visage de la petite fille. Elle proposa de former des anges de neige, et sans attendre de réponse, elle s'étendit sur le dos, et bougea de haut en bas ses bras, tout en écartant et resserrant ses jambes simultanément. Il vint s'allonger à côté, et faire de même, créant ainsi l'empreinte d'une seconde figure dans la neige.

Quand ils eurent fini, elle se releva la première, et l'aida à faire de même. Ils observèrent fièrement leurs créations, les mains sur les hanches et la tête haute. Mais il fallut rapidement trouver autre chose à faire, plutôt que de rester debout sans raison. Aussi se lança-t-elle dans la confection d'un bonhomme de neige. Elle commença à former une petite boule, qu'elle grossit en ajoutant et tassant encore plus de neige, avant de la faire rouler à travers tout le terrain. Il la regarda faire, et répéta ses mouvements, afin d'obtenir une boule légèrement plus petite, qui constituerait le milieu du corps. Il vint finalement la hisser, grâce à l'aide de la petite fille, sur la base qu'elle venait de terminer. Puis il entreprit la fabrication du bout manquant, la tête, alors qu'elle fouillait les environs à la recherche de cailloux et autres objets pouvant servir à habiller leur bonhomme.

Elle le retrouva sagement assis près du tas de neige. Il avait guetté son retour pour qu'elle plaçât la tête sur le corps, puisqu'il était trop petit pour le faire de lui-même. Elle soupira, et se moqua gentiment de sa petite taille, avant de lui prêter main forte, et de hisser le dernier morceau. Il se chargea de le décorer ; elle tenta de le porter pour qu'il atteignît le sommet.

« Je crois que c'est fini, souffla-t-il avec un immense sourire aux lèvres.

– Il est splendide ! » répondit-elle dans un joyeux éclat de voix.

Des volutes d'air se dessinaient alors qu'ils respiraient. Le froid revint rapidement les assaillir, puisqu'ils ne bougeaient plus. Dans une tentative de jeu, elle lui toucha le bras en criant « chat ! » avant de s'enfuir à toutes jambes.

Il tenta de la rattraper ; il fit un pas. Et il s'arrêta.

« Quelque chose va pas ? » demanda-t-elle avec hésitation en se rapprochant.

Le visage du petit garçon blêmit. Seuls le bout de son nez et ses joues étaient rougis par le froid. Il ne parvenait même plus à bouger le moindre membre ; il était paralysé jusque dans ses doigts.

« Dis... Ça va pas ? »

Son ton était pressant, empli d'inquiétude.

Il entrouvrit ses lèvres, tentant d'articuler quelque chose.

« Réponds-moi, supplia-t-elle en le prenant par les épaules, tétanisée. Qu'est-ce que t'as ? »

Son visage aux joues rosies fut la dernière chose qu'il vit avant que tout ne devînt sombre, et qu'il ne basculât en arrière, en entendant la voix de l'enfant en larmes appeler encore et encore son prénom.

*

Depuis combien de temps étaient-ils comme ça ?

Elle leva les yeux en direction de son père, effondré sur la table de la cuisine. Il avait gribouillé une sorte de plan d'un certain lieu, avec un surplus d'annotations. Lorsqu'elle s'était approchée de lui, lui demandant un peu d'attention, elle reconnut certains symboles sur ses dessins, et frissonna en comprenant certains mots annotés autour. Elle priait intérieurement pour que tout cela ne fût qu'une méprise, qu'elle eût mal lu son écriture.

Et cela faisait à présent quelques instants qu'il s'était endormi, succombant à la fatigue. Elle n'avait pas osé aller le réveiller pour lui dire d'aller se coucher ; ce n'était pas la première fois que cela se produisait, et ça n'était sûrement pas la dernière. Elle lui apporta une couverture, qu'elle glissa sur ses épaules avec bienveillance.

Son regard se perdit à nouveau sur les feuilles éparpillées sur la table. Entre deux brouillons rayés au stylo bille, et quelques nombreux livres d'histoire éparpillés, elle trouva un article de journal évoquant le vol de bijoux anciens. La marque qui était gravée sur chacun d'entre eux lui parut familière ; elle était certaine de l'avoir souvent vue, et pas seulement sur les notes prises par son père.

Elle chassa ces mauvaises idées de ses pensées, et se dirigea vers sa chambre. Elle ne prit pas la peine d'enfiler de pyjama, et s'allongea sur le dos, fixant le plafond à travers l'obscurité, ses pensées naviguant de son père à sa mère. Elle serra contre elle la petite peluche de panda délavée qui reposait jusque là à côté d'elle sur le lit.

« Qu'est-ce qui serait mieux ? » lui demanda-t-elle tristement à voix basse.

Elle attendit une réponse. Rien.

Elle soupira, et tenta de fermer les yeux, espérant pouvoir s'endormir.

Des images surgirent dans son esprit, comme des éclairs lumineux, des images qu'elle préférait oublier. Elle voyait son père, allongé au sol, inerte. Elle voyait sa mère, blottie dans un coin, en larmes. Elle se voyait elle-même, maigre et tremblante. Elle le voyait lui, aussi. Des dizaines et des dizaines de scènes, plus ou moins ressemblantes, qu'elle revivait sans les avoir réellement vécues. Certaines lui inspiraient un tel sentiment d'horreur qu'elle tentait à tout prix de les oublier, en orientant ses pensées vers d'autres souvenirs plus heureux, ou encore en chantonnant un petit air qu'elle pensait connaître depuis toujours. Rien ne se produisait. Elle la revoyait encore s'effondrer, elle le revoyait fermer les yeux pour ne jamais les rouvrir... Non– Pourquoi avait-elle de tels souvenirs ? Cela ne s'était jamais produit, avait-elle rêvé de tout ça ? Mais cela semblait si réel...

Elle hurla.

Un appel à l'aide, accompagné de chaudes larmes, auquel son père vint répondre, l'esprit encore quelque peu embrumé.

« Tu as fait un cauchemar ? » demanda-t-il tout de même avec douceur, en prenant sa fille dans ses bras alors qu'elle acquiesçait.

Il la berça, et caressa tendrement sa tête, tentant tant bien que mal de l'apaiser. La chaleur de son parfum la réconforta ; elle n'avait qu'imaginé tout ça, il était là, avec elle, vivant et indemne. Elle cessa de pleurer, tout allait mieux.

« Tu veux venir dormir avec moi ? » demanda-t-il gentiment, sa voix trahissant son terrible manque de sommeil.

Elle acquiesça timidement. Bien que l'idée de revoir toutes ces images simplement en fermant les yeux la terrorisait, savoir que son père était là en cas de besoin la rassurait. Et ce fut blottie dans ses bras qu'elle trouva le sommeil, à l'abri des visions effroyables auxquelles elle avait assisté.

Lorsqu'elle se réveilla, sous quelques rayons de soleil, la place qu'avait occupée son père était vide. Elle était seule, il était parti.

*

« Je vais m'occuper de toi à partir d'aujourd'hui. »

L'homme lui avait tendu une main amicale. Elle avait refusé de la saisir.

« J'avais promis à tes parents que je m'occuperais de toi s'ils venaient à ne plus être là. »

Elle ne répondit pas. Elle voulait voir son père, et personne d'autre.

« Tu sais que tu ne peux pas rester ici seule. Allez, Hélène, viens avec moi. »

Elle croisa les bras et lui tourna le dos, déterminée à ne pas le suivre. Il ne chercha pas à insister plus, elle avait choisi de ne pas l'écouter.

Plusieurs jours s'écoulèrent, alors qu'elle restait dans la maison vide, avec cet homme qui s'occupait d'elle sans qu'elle ne le désirât réellement pour autant. Sa présence la dérangeait, elle était convaincue que c'était à cause de lui si son père n'était pas rentré. Puis finalement, au fil des jours, elle prit conscience que cet homme n'avait aucune raison de mentir ; elle était absolument certaine de l'avoir déjà vu auparavant, aux côtés de ses parents. Alors elle s'était laissée amadouer, l'autorisant peu à peu à se rapprocher d'elle, à la manière d'un animal sauvage et méfiant au premier abord. Lorsqu'il la prit dans ses bras pour la toute première fois, une chaleur brûlante berça son corps. Elle repensait aux jours passés avec sa mère, ceux avec son père, ceux où ils étaient tous ensemble. Un sentiment de tristesse la gagnait alors qu'elle revivait ces souvenirs ; pour la première fois depuis un long moment, elle avait comme l'impression d'avoir retrouvé la chaleur d'un foyer.

Il était devenu son tuteur légal, et s'était occupé d'elle comme si elle était sa propre fille. Il l'avait initiée à tout ce qu'un enfant de son âge devait savoir. Il était tout pour elle, la seule personne en qui elle pouvait avoir confiance. Lorsqu'un ses collègues avait suggéré de la jeter face à son inutilité, il avait été le premier à la défendre. Même si cela n'avait pas suffi à la protéger de la rage et de la violence de l'homme qui la haïssait.

Elle avait été surprise, la première fois qu'il lui avait exposé la mission à laquelle il l'avait entraînée. Elle avait dû la préparer pendant une dizaine d'années, en intervenant à quelques dates fixes dans la vie de la cible. Elle ne comprenait pas pourquoi. Mais lorsqu'il lui rappelait que c'était de la faute de ce Raphaël qu'elle était à présent seule, elle ressentait cette haine intense avec laquelle elle avait pris l'habitude de vivre. À chaque fois qu'elle le voyait, elle repensait à sa famille. Elle avait compris avec le temps qu'ils n'étaient pas décédés par hasard, que c'était ce rouquin aux faux airs innocents le responsable, même s'il paraissait ne rien savoir. Le rôle qu'elle devait jouer était de le déstabiliser, en répétant ses interventions sur une durée de deux semaines maximum. Au bout du compte, il perdrait peu à peu confiance en lui-même, en doutant peu à peu de ses souvenirs. Le projet avait plus de chances de réussir s'il perdait aussi le soutien de ses proches, mais à part son stupide chien et sa blondasse de compagnie, il n'avait personne vers qui se tourner en cas de problème, rendant cette tâche plus aisée.

Et finalement, après tant d'années de préparation, elle était à deux pas de réussir ce pour quoi elle s'était battue, sans l'aide de qui que ce fût.

*

Hélène s'assit sur le lit de la chambre du couvent sombre et vide. Elle alluma la lampe de chevet, qui éclaira faiblement autour d'elle. Elle jeta un coup d’œil à sa montre ; il était quatre heures du matin.

Elle entendit un bruit, un craquement, comme une latte de parquet sur laquelle on marcherait.

Elle appela doucement son prénom. Elle n’appelait jamais les gens par leurs prénoms.

« Raphaël ? »

Elle n'eut pas de réponse.

Alors elle se leva, et s'apprêta à sortir pour le trouver ; il n'avait pas beaucoup d'endroits où se rendre.

Lorsqu'elle ouvrit la porte, elle le vit, étendu au sol, inerte. Son corps baignait dans une marre de sang, ne bougeait plus, ne vivait plus. Elle fut prise de nausée, et recula de quelques pas. Ce n'était pas au couloir que cette porte menait, elle ne reconnaissait aucunement les lieux. Elle la claqua, dissimulant le cadavre de sa vue. Elle s'effondra, et tomba à genoux sur le sol dur, courbée en deux sous la douleur de ses intestins, retournés par cette vision d'horreur.

C'était impossible que cet abruti pût être mort. C'était impossible !

Elle rouvrit fébrilement la porte, priant pour avoir été témoin d'une hallucination. Le couloir lui parut au-delà du seuil de la pièce, aussi sombre et vide que sa chambre.

Les visions revenaient. Ce n'était vraiment pas un bon signe.

Elle risqua un pas dehors, puis un autre. Il semblait qu'il n'y avait personne d'autre qu'elle à cet étage.

Elle l'entendit hurler son prénom. Lorsqu'elle se retourna, seules les ténèbres du couloir lui répondirent de leur silence. Elle se tapa doucement la tête ; il fallait que cela cessât. Elle n'avait qu'à retourner se coucher, et–

Si c'était si facile, elle le ferait bien évidemment. Quelque chose l'empêchait de retourner se coucher. Peut-être était-ce l'idée d'avoir laissé le rouquin seul dans le passé. Au pire, il tomberait nez à nez avec lui-même, et causerait quelques problèmes. Au mieux il se retrouverait face à Napoléon, qui saurait quoi faire de lui.

Non.

Au pire il se ferait tuer. Et elle devait à tout prix empêcher une telle chose de se produire. Mais, pourquoi ?

Pourquoi ?

Elle avança à travers le couloir, à la recherche du moindre rayon de lumière de la lune. La fatigue l'avait quittée pour de bon, permettant à ses réflexes et autres capacités de pleinement se réveiller. Elle manqua la première marche d'un escalier descendant, et se rattrapa de justesse à la rampe, évitant ainsi de causer un vacarme à en réveiller les morts ou de se blesser.

Elle connaissait suffisamment les lieux pour savoir vers où elle se dirigeait. En passant devant le bureau de Jean-François, elle se retint de profiter de la nuit pour le saccager. Mais elle savait tout aussi bien qu'il devinerait son implication assez rapidement ; il ne connaissait pas beaucoup de personnes le haïssant pouvant être capable de venir lui détruire son quartier général.

Reprends-toi, Hélène, pensa-t-elle. Tu vaux mieux que ça.

Un bruit lui parvint dudit bureau, chose anormale, puisque Jean-François n'avait pas pour passe-temps d'y dormir, et encore moins de s'y rendre en pleine nuit. Elle se risqua à y entrer –depuis combien de temps était-elle venue là ?– en constatant que la porte n'était pas fermée à clé. Le bureau était sombre, chose normale à cette heure-ci, mais une lampe sur le bureau était restée allumée et brillait faiblement, éclairant suffisamment pour permettre de voir la tête rousse posée sur le bois de chêne.

Hélène ne put retenir un soupir de soulagement. Au moins cet abruti n'était pas allé trop loin, ou ne s'était pas perdu, même s'il aurait tout de même été préférable qu'il trouvât refuge ailleurs que dans le sanctuaire de Jean-François.

Elle resta muette, et s'approcha de lui. Sa tête reposait sur ses bras, il dormait profondément. C'était la première fois qu'elle le voyait avec un air aussi serein sur le visage ; elle ressentit quelque chose, une sorte de regret. Elle l'avait vraiment poussé à bout–

Mais c'était normal, là était le plan. Elle avait fait ce qu'il fallait. Rien de plus.

Alors pourquoi se sentait-elle mal vis-à-vis de lui ?

Elle secoua la tête. Le manque de sommeil devait jouer sur ses sentiments. Elle n'avait pas besoin de ça en plus, elle avait déjà beaucoup de choses dont il fallait s'occuper.

Elle remarqua qu'il s'était endormi sur des documents, des papiers divers ainsi que des photos. Elle reconnut l'écriture sur chacun d'eux, c'était celle de son tuteur –tout du moins, sa signature. C'était un formulaire, une sorte de contrat, attestant qu'il garderait secrets les agissements ainsi que l'existence de l'organisation de Jean-François. Elle haussa les épaules. Elle savait qu'il était de mèche avec eux depuis une éternité –bien avant sa naissance apparemment– mais elle ignorait qu'il avait dû signer un tel papier. Une seconde feuille, agrafée au contrat, était un mot, écrit au stylo bille, dans lequel il attestait, en tant que tuteur, son autorisation à l'utilisation d'Hélène dans leurs missions si le besoin s'en faisait sentir. Elle frémit ; ils l'avaient toujours considérée comme un objet. Mais pourquoi était-ce Jean-François qui disposait de tout ça ? Il n'était pas à la tête de l'organisation, et surtout n'avait jamais gagné la confiance de son tuteur. Jamais il n'aurait pu laisser Hélène dans un tel piège.

Du moins, c'était ce qu'elle voulait croire.

Accompagné à tout ça, il y avait une photographie. Deux adultes se tenaient debout, et au bout de leurs mains se tenait une jeune Hélène, souriante, qui sautillait. Le papier avait été brûlé, on ne voyait des parents plus que leurs jambes, leurs visages ayant été réduits en cendres. Tant mieux, elle ne souhaitait pas les revoir.

« Réveille-toi, souffla-t-elle en le poussant un peu. Réveille-toi ou on est morts. »

Il ouvrit difficilement les yeux, l'esprit encore complètement brumeux. Il grommela quelque chose, ce à quoi elle répondit qu'ils devaient quitter le bureau au plus vite. Il se leva et tituba ; elle l'aida à aller jusqu'au dortoir, où il termina sa nuit sans aucun problème, sans rechigner.

Hélène redescendit rapidement dans le bureau. Elle rangea le bazar qu'il avait sorti, et remit à sa place une des statuettes étranges qui servaient de décoration au bureau de Jean-François qui était tombée au sol –voilà donc l'origine du bruit qu'elle avait entendu. Elle remit tout à sa place, jusqu'au contrat et à la photo, qu'elle glissa dans un tiroir avec le reste.

Puis elle attendit sagement la fin de la nuit, guettant les premiers rayons du soleil levant.


Laisser un commentaire ?