Quatorze Juillet

Chapitre 10 : - Partie I ~ Chrysanthème - - Chapitre X -

4378 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/06/2019 01:10

- Chapitre X -

Le manoir lui parut plus éloigné de chez lui qu’à l’habitude. Ce devait être parce que ce froid automnal –voir hivernal– le coupait de ses pensées.

Les grilles lui parurent plus hautes que dans ses souvenirs, de même que les alentours lui parurent changés. Cela ne faisait que quelques jours qu’il était venu, c’était improbable que tout eût changé en aussi peu de temps.

Il sonna à la porte d’entrée. S’attendant à voir Alfred apparaître, il fut soulagé que ce fût Marie qui se tînt dans l’encadrement.

Contre toute attente, elle fut elle aussi surprise de le voir. Elle avait reculé, porté sa main à sa bouche, et le fixait, comme si elle dévisageait un revenant.

Il nota qu’elle avait noué ses cheveux en un chignon quelque peu négligé, de la même manière que le faisait sa mère, mais en moins strict. Il remarqua aussi qu’une paire de lunettes trônait sur le bout de son nez. Raphaël en fut étonné, elle paraissait être plus âgée rien qu’avec ces quelques changements.

Elle murmura son prénom plusieurs fois.

« Tu es revenu, souffla-t-elle, au bord des larmes, avant de se jeter dans ses bras. Mon Dieu, tu es revenu ! »

Elle le lâcha brusquement et recula. Il était tellement gelé !

« Entre, viens au chaud » l’invita-t-elle en le tirant par la main.

Il ne put protester, il ne comprenait plus rien. Ils étaient en juillet, en été, comment pouvait-elle avoir ressorti un pull aussi épais ?!

Le silence régnait dans l’immense manoir. Seules leurs voix se faisaient entendre.

Elle lui avait prêté un plaid et l’avait forcé à prendre une tisane brûlante. Tandis qu’elle mâchouillait un stylo bille, et quelques fois s’en servait pour écrire sur un calepin, elle lui posait des montagnes de questions insensées, telles que "Où étais-tu ?", "Pourquoi tu ne m’as pas contactée ?", ou encore "Que faisais-tu pendant tout ce temps ?". Il ne comprenait plus rien.

« Tu n’as pas idée à quel point Vergier fulminait à l’idée de ne plus pouvoir te capturer. Il venait ici presque tous les jours » rit-elle en se remémorant ces agréables souvenirs.

Il but quelques gorgées, avant de finalement se décider à poser la question qui lui brûlait les lèvres, tout comme la tisane lui brûlait la gorge.

« Marie, quand est-ce qu’on s’est vus pour la dernière fois ? »

Elle cessa brusquement de rire, et se mordit les lèvres. Il sembla qu’il avait touché un point sensible, puisqu’il la vit poser son calepin et le crayon, avant d’ôter ses lunettes, et de se frotter les yeux. Elle lui parut anormalement renfermée, comme si elle s’était bloquée.

« Quand tu étais avec cette fille, chez toi.

– C’était quand, exactement ? »

Il regretta de s’être fait aussi pressant. Elle fronça les sourcils.

« Tu me laisses comme dernier souvenir de toi une vision où tu semblais agréablement prendre ton pied avec une autre, alors que nous étions ensemble, tu disparais, pour revenir longtemps après et simplement me demander de me remémorer tout ça ? »

Il baissa la tête, honteux. Elle marquait un point, même s’il ignorait pourquoi elle évoquait un événement qui datait du jour même comme s’il y avait des années qu’il s’était produit.

Elle soupira.

« Pour répondre à ta question, il y a exactement huit cent vingt-deux jours. Ça fait deux ans et deux mois »

Il écarquilla les yeux. Elle devait blaguer.

« Après ce jour, tu as disparu. Je ne t’ai plus revu, personne ne t’a revu. »

Il tenta d’articuler quelque chose, une explication. Il ne comprenait rien, il devait rêver ! Pourtant, c’était bel et bien réel, il n’en était que trop sûr. Alors comment Marie pouvait-elle croire qu’il était parti et n’avait plus donné la moindre nouvelle, en trois ans ? Elle n’était partie que quelques heures avant, pourtant !

« Quel jour sommes-nous, Marie ? » finit-il par bégayer.

Elle sortit son portable, et le montra. Il ne voulait pas le prendre, il ne voulait pas allumer l’écran, il ne voulait pas voir la date s’y afficher, il ne voulait pas entendre la vérité, il ne voulait pas y croire.

« On est le lundi douze octobre, de l’an 2015 bien entendu, et il est onze heures sept minutes et vingt-neuf secondes » annonça-t-elle en allumant l’écran de veille de son téléphone.

Il secoua la tête, horrifié.

Cela n’était pas un rêve.

Comment était-ce possible !? C’était le monde réel, la science ne permettait pas encore de voyager dans le temps, il était tout simplement impossible qu’il pût se rendre à une époque relativement lointaine à la sienne, juste en passant le seuil d’une porte !

« Est-ce que ça va Raphaël ? Tu es tout pâle. »

Sous la stupeur –ou bien le choc, il ne savait pas vraiment– il avait lâché la tasse, qui était tombée lourdement sur le tapis. Par chance, elle était vide, et ne se brisa pas. Ses sens en alerte, Marie s’était relevée et approchée de lui. L’inquiétude se lisait sur son visage.

Il voulut articuler quelques mots, mais rien ne franchissait ses lèvres, hormis quelques maigres sons incompréhensibles.

Il avait voyagé dans le temps, dans le futur. C’était insensé.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » insista-t-elle.

Elle lui tenait le visage entre les paumes de ses mains, et cherchait à capter son regard vitreux. Le froid de sa peau sur les joues du rouquin sembla l’apaiser, mais il lui était toujours aussi difficile d’accepter la vérité qu’il venait de découvrir.

Elle l’appela à nouveau. Son cri de détresse le fit reprendre ses esprits.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle, quelque peu soulagée de le voir reprendre des couleurs, mais toujours inquiète à son sujet.

– Je– je ne sais pas... »

Il avait eu comme une vision, floue, brouillée. Une sorte de souvenir qui refaisait surface ; un souvenir de son père, lorsqu’il s’occupait de lui et qu’il était malade. Il avait ressenti à nouveau la même douleur que celle de son enfance. Puis il avait entendu un bruit insupportable, comme des rouages rouillés que l’on forçait à faire fonctionner. Tout était devenu subitement noir.

Une voix qui l’appelait l’avait tiré de ce semblant de vision. Un visage familier plongeait son regard dans le sien ; il discerna les traits fatigués de son père, qui se clarifièrent avant de le laisser entrevoir les yeux bleus de Marie, son teint pâle, et sa mine effrayée.

Il lui raconta ce qu’il venait vaguement de "voir". Elle murmura en retour, comme pour elle, quelque chose qu’il ne comprit pas.

« Il faut que tu te reposes, Raphaël. Tu dois rentrer chez toi. Tu ne peux pas rester là. Pas aujourd’hui. »

Il voulut lui demander pourquoi, mais la force lui manquait. Elle l’aida à se remettre debout, et lui tendit une épaisse veste, qu’il enfila sans protester. La douce odeur du parfum de Marie dont était imprégné le vêtement lui emplit les narines. Inconsciemment, cela lui avait manqué ; quel plaisir de pouvoir être avec elle à nouveau.

Elle ferma les portes du manoir derrière eux, à clé. Ce simple geste étonna l’adolescent, qui lui demanda pour quelle raison venait-elle à verrouiller le bâtiment le mieux gardé de toute la capitale. Elle répondit qu’elle ne faisait que fermer la porte d’entrée, afin de dissuader de potentiels visiteurs, et assura que le manoir était toujours aussi bien gardé de chaque côté.

« Mais il n’y a pas Élisabeth, ou Alfred ? s’étonna Raphaël.

– C’est une longue histoire » soupira la jeune fille.

Il était certain que sa voix s’était nouée.

« Il s’est passé quelque chose ? » insista-t-il, curieux.

Marie ferma sa veste et enfouit ses mains dans ses poches.

« Si tu ne m’avais pas laissée tomber, tu l’aurais peut-être su. »

Comment pouvait-elle lui reprocher aussi durement quelque chose qu’il n’avait pas fait ? Il désira en savoir plus à ce sujet, mais Marie semblait fermement décidée à ne plus rien dire de plus.

Le retour chez lui fut long et douloureux. Il avait mal partout –comme des vestiges de ses souvenirs– et des difficultés à marcher, tandis que le silence de son amie lui pesait sur le cœur. Il était responsable de son attitude, mais il ignorait ce qu’il avait pu faire pour qu’elle refusât de se confier à lui.

Face à la porte de son appartement qu’il avait quittée une heure ou deux auparavant, la jeune femme sembla s’ouvrir à lui. Elle l’avait aidé à avancer pendant tout le chemin, le portant presque vers la fin du trajet, mais ce n’était qu’à cet instant qu’elle montra un réel geste d’affection qu’il connaissait bien d’elle.

Elle lui demanda la clé de l’appartement ; il lui répondit que c’était ouvert. Elle avait souris sous l’étonnement. Ce comportement ne l’étonnait presque aucunement.

Toujours en le soutenant, elle entra dans la pièce principale. La nostalgie l’emplit alors qu’elle découvrait les lieux comme dans ses souvenirs –quelque peu douloureux.

« Rien n’a changé du tout. »

Elle l’aida à s’asseoir dans le canapé qui était toujours au même endroit qu’avant. Il commença à se sentir quelque peu mieux alors qu’il s’installait confortablement dans un environnement qu’il connaissait bien.

« Où étais-tu pendant ces trois ans, Raphaël ? redemanda-t-elle en s’asseyant à ses côtés.

– Est-ce que tu me crois, si je te dis que la dernière fois que je t’ai vue, c’était il y a trois heures ? »

Elle le dévisagea avec incompréhension. Elle fronça les sourcils, chercha à comprendre ce qu’il voulait dire.

« Ton dernier souvenir, pour moi, c’était il y a trois heures » répéta-t-il.

Elle étouffa un rire gêné.

« Ça ne se peut pas, Raphaël. Je les ai bien vues défiler, ces trois années, crois-moi. »

Il sourit. La Marie du futur avait tellement plus d'assurance que celle qu'il connaissait. Il la dévorait du regard tant elle attisait les sentiments qu'il avait pour elle.

« Après que tu sois partie, cette fille m'a poussé à bout. Elle s'est énervée, et elle est partie. J'ai beau l'avoir gardée sous mes yeux pendant tout son délire, je me suis retrouvé là, dans ce qui semble être le futur.

– Attends un instant. »

Marie parut réfléchir un instant. Un air moqueur se dessinait sur son visage.

« Tu veux dire que tu es le toi de 2013 ? Et que tu as toujours dix-neuf ans ? »

Il fronça les sourcils. Où voulait-elle en venir ?

« Donc je suis plus vieille que toi ! » s'exclama-t-elle, entre la stupéfaction et l'amusement.

Il réfléchit un instant.

En effet, Marie avait vécu les deux années qu'il avait sautées, et avait donc fêté ses vingt ans dans le courant de l'année.

Ce fut une étrange sensation que de se dire que la jeune fille qu'il avait connue était à présent une jeune femme à peine plus âgée que lui.

« J'ai tout de même du mal à te croire, avoue-t-elle d'une voix calme –celle qu'il avait toujours connue. Peux-tu me prouver que tu as bien voyagé dans le futur ? »

Il chercha autour de lui, dans le salon quelque peu dérangé, une quelconque preuve. Puis, dans un éclair de génie, il songea à son téléphone portable. Il devait toujours être à l'heure et à la date du passé.

Il se leva –étonnement il se sentait à nouveau au meilleur de sa forme– et se dirigea vers sa chambre, où il récupéra le précieux objet. Il montra à Marie que, de son côté, une date différente, vieille de mille cent quatre-vingt neufs jours, comme l'avait énoncé la jeune blonde un peu plus tôt. Elle le traita de menteur, l'accusa d'avoir changé la date, mais en observant les historiques de messages envoyés et autres, elle constata qu'il ne lui avait montré que la vérité.

« Comment est-ce possible ? demanda-t-elle.

– Je ne sais pas » répondit-il en prenant à nouveau place à côté d'elle sur le canapé.

Il frémit en se remémorant le jour où il avait tenté d'aller plus loin avec elle, jour dont elle sembla avoir complètement oublié l'existence. Ils étaient assis aux mêmes endroits, presque dans les mêmes positions. La seule différence était que Marie avait quelque peu changé.

Elle osait à présent se mettre en valeur, elle attirait beaucoup plus le regard, et elle faisait naître en Raphaël un désir encore plus intense de vouloir rester avec elle, à ses côtés, pour toujours.

Il appela doucement son prénom.

Elle tourna la tête vers lui.

Il se pencha pour l'embrasser.

Jamais il n'aurait cru se sentir aussi vivant juste en déposant un baiser sur les lèvres de Marie. Il l'enlaça, et la serra contre lui. Il ne voulait plus la perdre.

« Raphaël... arrête » gémit-elle.

Elle le repoussa gentiment, mais durement. Il s'attendit à la voir rougir, encore, mais au contraire, elle affrontait son regard. Elle ne le fuyait pas.

« Je ne peux pas » dit-elle fermement, une pointe de regret perceptible dans sa voix.

Ce fut à cet instant qu'il remarqua le bracelet et les boucles d'oreilles de Marie, aux allures bien trop chics et ostentatoires d'une certaine richesse. La Marie qu'il connaissait n'aurait jamais osé porter toutes ces parures.

Ce fut à cet instant qu'il remarqua son collier, dont le médaillon ouvert laissait entrevoir une photo de Marie, et d'une autre personne inconnue de Raphaël.

Ce fut à cet instant qu'il remarqua sa bague, à l'annulaire gauche, dont l'éclat argenté semblait avoir guetté cet instant pour luire.

« J'ai tourné la page, Raphaël, murmura-t-elle en évitant de le regarder. J'ai quelqu'un d'autre dans ma vie. »

Il se figea.

Marie ?

Marie, la jeune adolescente pure et innocente qu'il avait rencontrée fuyant un dangereux individu ?

Mariée !?

C'était impossible. Il vivait une mise en scène, Marie ne pouvait pas le laisser tomber comme ça !

« Mère est avec lui, elle lui fait visiter la ville. Ils doivent sûrement en plus réfléchir au mariage... »

Fiancée !?

C'était pour cela qu'elle l'avait toisé aussi durement ; elle avait voulu lui cacher la vérité, elle savait que cela allait être difficile pour lui...

« Je t'ai attendu, Raphaël, reprit-elle, comme pour se faire pardonner. Mais tu ne revenais pas. Il est arrivé, et m'a aidée... »

Il était abattu. Tous ses proches l'abandonnaient les uns après les autres. Qui serait le suivant ?

« Sa famille est aussi influente que Mère, c'est un mariage arrangé, mais–

– Justement, contra-t-il, les mariages arrangés ne finissent jamais en mariage d'amour ! Tu peux le laisser tomber, et rester avec moi ! »

Elle posa une main amicale sur son épaule. Il tentait désespérément de la garder, et cette preuve d'affection la touchait.

« Mais je l'aime, Raphaël. C'est un mariage arrangé qui a abouti à un mariage d'amour.

– C'est impossible... »

Il se leva, et se mit à faire les cent pas dans le salon. Il tentait de se calmer, il ne voulait pas céder à la colère et au désespoir qui montaient en lui.

« Tu me disais... ! Tu me disais que tu m'aimerais toute ta vie ! »

Elle appela son prénom sèchement. Ce ton dur qu’il ne lui connaissait pas le figea presque instantanément.

« C’était avant que tu me trompes, et que tu m’abandonnes. »

Elle s'était levée, et avait rappelé la dure vérité d'une voix sèche et ferme. Ses poings serrés semblaient contenir toute sa peur, toute son hésitation, mais aussi toute sa colère et son ressentiment vis-à-vis du rouquin, qui baissa les yeux, honteux.

« Je ne sais pas ce que mon futur moi a bien pu te faire, soupira-t-il sans grand espoir qu'elle l’écoutât. Mais celui que je suis, qui vient tout juste de te perdre, a aussi son mot à dire ; écoute-moi, s'il te plaît. »

Elle croisa les bras. Hésitait-elle quant à l'attitude à adopter face à lui ? Il l'avait abandonnée, comme elle disait, il était normal qu'elle ressentît une certaine colère, mais d'un autre côté, ce n'était pas lui qu'elle détestait, mais le futur lui. Elle ne pouvait pas le blâmer pour une chose qu'il n'avait pas faite.

Il soupira.

« Aujourd'hui a été une longue journée. Toute la semaine a été difficile. Ça peut paraître dingue, mais j'ai été suivi, épié, et harcelé. Une fille que je ne connais pas a tenté plusieurs fois de me tuer, et j'ignore si elle a réussi, ou si je ne faisais que vivre des rêves réels... »

Marie posa sur lui un regard empli de compassion. Comprenait-elle réellement ce qu'il ressentait ?

« J'ai même vécu plusieurs jours, avant de me réveiller et de voir qu'ils n'avaient jamais eu lieu. Je dois admettre que je ne sais plus ce qui est réel, et ce qui ne l’est pas » ajouta-t-il en se remémorant les événements qu'il avait vécus.

Il baissa les yeux. Il ne voulait pas la regarder, il avait peur de ce qu'elle pouvait penser de lui.

« Et alors que cette fille m'a piégé, m'a forcé, tu es arrivée, et sur un quiproquo, tu t'es enfuie. J'ai cru t'avoir perdue, à nouveau. »

Sa voix trembla. Non, il fallait se ressaisir ! Il devait juste lui expliquer ce qu'il vivait.

« Et en partant à ta recherche, je suis arrivé dans ce qui semble être le futur. Et j'ignore comment rentrer chez moi, aux jours que je connais. »

Marie lâcha un juron, apparemment agacée d'avoir oublié son bloc-notes. Elle se contenta de se rasseoir et de se servir de la table basse comme appui, après avoir pris une feuille de papier qui traînait par là, et un stylo-bille qui semblait avoir été mâché par Fondue.

Fondue !

Elle se stoppa dans son élan de griffonnage.

Maintenant qu'elle y pensait, elle n'avait ni vu, ni entendu Fondue, si bien qu'elle demanda à l'adolescent où se trouvait son compagnon.

Il parut surpris.

« Je ne sais pas, répondit-il avec une hésitation. Je ne l'ai pas vu depuis... »

Un jappement se fit entendre. L'animal était enfermé dans la chambre du rouquin, et réclamait à sortir. Raphaël alla ouvrir la porte, et libérer la bête sauvage assoiffée de liberté, même si, pourtant, il ne se rappelait pas l’avoir vu ce matin-là.

Fondue vint sautiller dans la pièce, remuant la queue dans tous les sens, heureux de revoir son maître, et leur amie. Lorsqu’il vit la jeune femme, il se stoppa, et la renifla. Il ne la reconnaissait pas, au premier abord, mais il sembla comprendre qui elle était, puisqu’il vint lui réclamer de nombreuses caresses.

Elle sourit. Il fallait admettre que le chien lui avait manqué.

« Si je te suis bien, repris-t-elle en se penchant à nouveau sur son bloc-notes, cette fille est partie, tu es sorti de chez toi, et tu t’es retrouvé ? »

Il acquiesça.

« Est-ce que tu as remarqué quelque chose d’anormal entre temps ? »

Il secoua la tête.

« Rien du tout. »

Elle resta songeuse. Les bras fermement croisés, de même que ses jambes, le menton tenu par la main droite, elle tentait de trouver une explication à tout ceci, telle une réelle enquêtrice. Elle était face à un amas aléatoire d’événements, rien ne semblait les lier entre eux.

« Tu es venu directement me voir ? Tu n’as pas rencontré quelqu’un d’autre avant ?

– Je voulais à tout prix m’excuser et m’expliquer par rapport à ce que tu venais de voir, répondit-il en haussant les épaules. Je n’avais qu’une chose en tête, et c’était de te voir toi. »

L’esquisse d’un sourire se dessina sur les lèvres de Marie. C’était vraiment le Raphaël qu’elle connaissait. Et elle regrettait presque de l’avoir autant haï pendant les trois longues années qu’il n’avait pas encore connues.

Peut-être pouvait-elle remédier à ça, en cet instant ?

« Si tu parviens à retourner à ton époque, est-ce que tu reviendras me voir ? » demanda-t-elle, tout en se redressant.

Elle avança jusqu’à lui. Il n’y avait plus beaucoup de distance entre eux.

« Il faut bien que tu me pardonnes, sourit-il. Même si je risque de modifier le futur –ton passé, pardon– et de détruire ta relation avec ton fiancé. »

Elle se pencha vers lui, et le prit dans ses bras. Elle le serra fort, du plus fort qu’elle le pouvait, en espérant que cela suffît à l’excuser de son attitude.

« Si ça peut m’éviter de passer de longues journées à pleurer, cloîtrée dans ma chambre, à me demander pourquoi elle et pourquoi pas moi, et pourquoi tu ne revenais pas... Ça en vaut la peine. »

Il était certain qu’elle pleurait de joie dans son dos. Mais il ne voulait pas l’interrompre. Même si ce n’était pas sa Marie, celle de son époque, elle était tout de même Marie, et il ne pouvait pas se permettre de la faire souffrir.

« Tu sais... »

Il savourait cet instant où, sa tête posée sur l’épaule droite de la jeune femme, il se sentait parfaitement bien.

« J’ai un aveu à te faire –même s’il y a une chance pour qu’au fond, ça soit inutile que je te le dise.

– Va-y, encouragea-t-elle sans pour autant se séparer de son étreinte.

– Dans un de ces jours que j’ai passé dans une sorte de rêve, commença-t-il en hésitant quelque peu, j’ai voulu qu’on aille plus loin dans notre relation. »

Un rire quelque peu étouffé mais joyeux lui parvint de la part de Marie.

« Et alors ? On est allés plus loin ?

– Pas vraiment... »

Cette réponse parut la surprendre.

« En vrai, tu m’as repoussé, tu t’es enfuie, et Josette est arrivée et m’a bien fait comprendre que tu n’étais pas prête, sourit-il.

– Sacrée Josette » souffla-t-elle.

Ils se séparèrent. Marie essuya les quelques traces des fines larmes de joie qu’elle avait versées, laissant aux coins de ses yeux quelques marques du maquillage que Raphaël n’avait alors pas encore remarqué.

Constatant sur ses doigts les résidus qui étaient partis, elle lâcha un discret juron, sans pour autant perdre son sourire.

« J’avais passé près d’une heure à me décider ce matin, soupira-t-elle. Mère va se moquer de moi à mon retour. »

Il déplaça une mèche qui venait s’accrocher aux cils humides de la jeune femme.

« Tu n’as pas besoin de te maquiller, dit-il en se plongeant dans l’océan de ses yeux. Je te préfère même au naturel.

– Arrête, plaisanta-t-elle en reniflant, ou je vais finir par annuler mon mariage, et rester avec toi ! »

Oh, j’aimerais tellement...

« C’est pas mon époque, je n’ai pas ma place ici, quand il y a le Raphaël du futur qui peut débarquer à tout instant. Et puis, ça me fait bizarre de m’imaginer que tu est plus vieille que moi, maintenant. »

Elle partageait son avis. L’étrangeté de la situation ravivait chez elle de nombreux souvenirs des instants qu’elle avait passés avec lui. C’était une sensation agréable de chaleur, la même que celle qu’elle ressentait en compagnie de son fiancé.

« Plus le temps passe, et moins j’ai envie de rentrer, avoua-t-il.

– On n’a pas encore trouvé la solution à ce problème, d’ailleurs. »

Elle retourna à ses gribouillis incompréhensibles sur la feuille de papier. Toutes ses pensées étaient tournées vers les quelques schémas et notes des faits que son ami lui avait racontés. Rien ne collait, elle avait l’esprit complètement à sec.

Une douce mélodie s’éleva dans la pièce.

Marie se rua vers sa veste qu’elle avait jetée à l’entrée de l’appartement.

« Allô ? »

Ce devait être Élisabeth.

« Oui, je... je suis en ville. »

Elle se mordit les lèvres, et leva les yeux au ciel. Elle ne voulait aucunement que qui que ce fût sût où elle se trouvait.

« Non, non, pas la peine de venir me chercher. Je serais là dans une demi-heure, oui. Je pars maintenant. »

Elle roula des yeux. Que fallait-il dire à sa mère pour qu’elle raccrochât ?

« Oui Mère, à tout à l’heure. »

Un léger bip annonça qu’elle avait raccroché ; son long soupir en disait tout aussi long.

« Je suis désolée, Raphaël, je dois y aller... »

Elle mit sa veste, et récupéra celle qu’elle lui avait prêté le temps du trajet.

« Tu sais où me trouver, si tu veux » lança-t-il sans grande conviction dans la voix.

Un bruit commença à gronder depuis le plafond.

« Tes voisins du dessus devraient revoir leur plomberie, sérieusement, fit-elle en riant. On se revoit bientôt ! »

Elle claqua la porte.

Elle était partie.

Et il était à nouveau seul, avec Fondue, bloqué dans le futur.

« Faut croire que c’est plus que toi et moi maintenant » soupira-t-il en s’asseyant.


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